TROISIÈME SECTION
AFFAIRE FOYER ASSURANCES S.A. c. LUXEMBOURG
(Requête no 35245/18)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Approche trop formaliste de la Cour de cassation ayant prononcé l’irrecevabilité de l’unique moyen de cassation, pour ne pas voir précisé lequel des trois articles du Code civil visés au moyen avait été violé par la Cour d’appel, qui n’a pas précisé elle-même lequel de ces articles fondait les condamnations prononcées
STRASBOURG
12 octobre 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Foyer Assurances S.A. c. Luxembourg,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georgios A. Serghides, président,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 35245/18) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont la société Foyer Assurances S.A. (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 juillet 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, le droit de la requérante à l’accès à un tribunal, à la suite du formalisme excessif allégué de la Cour de cassation. Celle-ci avait déclaré l’unique moyen de cassation irrecevable, au motif qu’il n’avait pas précisé, selon les exigences de la loi nationale, le « cas d’ouverture invoqué » (c’est-à-dire le cas qui permet à une partie d’exercer le recours en cassation).
EN FAIT
2. La requérante est une société d’assurance établie à Leudelange (Luxembourg). Elle est représentée par Me C. Point, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté successivement par ses agents, Mme Christine Goy, puis M. David Weis, de la Représentation permanente du Luxembourg auprès du Conseil de l’Europe.
1. Contexte de l’affaire
4. À l’origine de l’affaire se trouve un accident de la circulation causé le 26 mars 1991 par T., un assuré de la requérante.
5. La responsabilité de T. et la garantie d’assurance due par la requérante n’ayant pas été contestées, une indemnisation du préjudice de la victime fut convenue amiablement, sur base d’un rapport d’expertise du 29 avril 1993.
6. En raison d’une aggravation de son état de santé, la victime se vit octroyer une pension d’invalidité à partir du 13 juin 2000.
7. Le 28 mai 2008, la victime assigna la requérante devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg en vue de l’indemnisation de l’aggravation des séquelles de l’accident (sans préciser sur quelle base légale elle entendait voir établir la condamnation). Plusieurs experts furent nommés, dans le cadre de procédures en référés et au fond, et des rapports s’ensuivirent.
8. Par un jugement du 19 février 2013, le tribunal condamna la requérante à l’indemnisation de la perte de revenus subie par la victime. Le tribunal évoqua « l’accident du 26 mars 1991 dont la responsabilité incomb[ait] à l’assuré [de la requérante] », sans faire mention des dispositions du Code civil applicables en la matière.
9. La requérante interjeta appel de ce jugement, reprochant au tribunal d’avoir alloué des intérêts compensatoires sur la partie future de la perte de revenus de la victime, évaluée par capitalisation. Si la requérante ne mettait pas en cause sa condamnation au paiement à des intérêts compensatoires concernant la perte de revenus passée, elle estimait en revanche que des revenus futurs (à percevoir jusqu’à l’âge théorique de la retraite de la victime), non encore échus, ne pouvaient pas ouvrir droit au paiement à de tels intérêts, au regard de la finalité de ces derniers.
10. Le 1er décembre 2016, la Cour d’appel confirma le jugement du 19 février 2013. À l’instar des juges de première instance, la Cour d’appel ne fit pas mention des dispositions du Code civil applicables en la matière.
11. La requérante se pourvut en cassation de l’arrêt de la Cour d’appel.
2. La procédure devant la Cour de cassation
12. Dans son mémoire en cassation, la requérante formula un unique moyen de cassation tiré d’une violation des articles 1382, 1383 et 1384 alinéa premier du Code civil (paragraphe 15 ci-dessous).
Elle reprocha à la Cour d’appel d’avoir alloué des intérêts compensatoires sur la partie capitalisée de la perte de revenus future de la victime et d’avoir ainsi méconnu les articles susvisés en ayant accordé une indemnisation en l’absence d’un préjudice subi. Elle précisa que la perte de salaires future, indemnisée sous forme de capital, ne pouvait pas donner lieu à l’allocation d’intérêts compensatoires en l’absence d’un préjudice de retard dans l’indemnisation.
Dans la partie « discussion du moyen », elle releva que le dommage était commun aux trois dispositions légales, bases de la responsabilité délictuelle.
À titre de pièces, elle joignit une copie du jugement du 19 février 2013, de l’arrêt du 1er décembre 2016 (dont la cassation était demandée), ainsi que du rapport d’expertise médicale et indemnitaire portant évaluation du dommage de la victime.
13. Dans ses conclusions, le parquet général énonça ceci :
« La demanderesse en cassation fait valoir que les trois textes invoqués constituent les bases de la responsabilité délictuelle et posent les conditions de la mise en œuvre d’une telle responsabilité. L’un des trois éléments requis - commun aux trois textes - serait le dommage.
L’exigence d’un dommage est effectivement commune aux textes invoqués, qui ont tous les trois trait à la responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle, mais ils ne s’appliquent pas toujours cumulativement et procèdent de causes juridiques distinctes. »
À ce dernier égard, le parquet général cita notamment la doctrine française suivante (Jurisclasseur civil, Fasc. 150-1)[1] :
« (...) Rien n’interdit à la victime d’invoquer, à l’appui de sa demande à la fois l’article 1382 et l’article 1384, alinéa premier, du Code civil. C’est ce que l’on appelle communément le cumul des responsabilités (...). La jurisprudence se montre assez libérale à ce propos (...). La condamnation du défendeur pourra être fondée sur l’article 1382 ou sur l’article 1384, alinéa premier, du Code civil, lorsque la demande invoquait les deux textes. Lorsque la condamnation est acquise sur le fondement de l’un d’eux, la jurisprudence décide qu’il est inutile d’examiner si les conditions exigées pour appliquer l’autre sont réunies (...). Si la demande est rejetée sur le fondement de l’un des deux textes, cela ne dispense en rien le juge d’examiner si, en application de l’autre, la responsabilité n’est pas engagée (...). Les juges devront, en tous cas, justifier leur décision au regard de l’un des deux textes invoqués, sinon leur décision manque de fondement juridique et la Cour de cassation ne peut plus exercer son contrôle. Mais la référence explicite à un des articles du Code civil n’est pas nécessaire. La Cour de cassation [française] a eu, en ce sens, maintes fois l’occasion de rappeler qu’il suffit que la décision se fonde sur un élément qui est nécessairement contenu dans l’article 1382, ou dans l’article 1384, alinéa premier : par exemple, le fait d’invoquer une faute pour justifier la condamnation du défendeur implique l’appel à l’article 1382 ; ou bien, le fait d’invoquer la qualité de gardien d’une chose ou le recours à la notion d’une cause étrangère propres à une responsabilité de plein droit impliquent la référence à l’article 1384, alinéa premier. (...) »
Le parquet général rappela qu’en l’espèce, l’arrêt attaqué, qui faisait suite à une série de décisions prises par le juge des référés et les juridictions du fond, ne renseignait pas la disposition légale sur base de laquelle la responsabilité de l’assuré de la requérante avait été retenue dans une des décisions au fond antérieures.
Exposant que la requérante n’établissait pas que les textes invoqués présentaient effectivement tous les trois un lien avec le litige, le parquet général « se rapport[ait] à la sagesse de [la] Cour [de cassation] en ce qui concerne la recevabilité du moyen sur ce point ».
14. La Cour de cassation déclara le moyen irrecevable, aux motifs suivants :
« Attendu que la demanderesse en cassation, en invoquant à la fois, d’un côté, les articles 1382 et 1383 du Code civil, et, d’un autre côté, l’article 1384, alinéa premier du même code, fait valoir – sur un plan purement théorique et abstrait – que l’exigence d’un dommage est commune aux textes en question, mais n’a pas invoqué de cas d’ouverture concret de violation de la loi affectant l’arrêt attaqué ; que conformément à l’article 10, alinéa 2, de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation, le moyen est dès lors irrecevable pour ne pas préciser le cas d’ouverture invoqué. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La responsabilité civile délictuelle
15. La responsabilité civile délictuelle est régie par les articles 1382 à 1386 du Code civil et fait l’objet d’une jurisprudence nationale abondante.
L’article 1382 prévoit que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ». La jurisprudence précise que, selon ce texte, trois éléments doivent être rapportés pour que la responsabilité d’un individu soit engagée : une faute, un dommage et un lien de cause à effet entre la faute et le dommage.
L’article 1383 précise que « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ».
Les notions de « faute », de « négligence » et d’« imprudence » sont traitées sur un pied d’égalité par la jurisprudence, tant au niveau des conditions que des conséquences en matière de responsabilité.
L’article 1384, alinéa premier, dispose qu’« on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait (...) des choses que l’on a sous sa garde. »
Si les articles 1382 et 1383 constituent le droit commun en matière de responsabilité civile délictuelle, la responsabilité du fait des choses inanimées prévue par l’article 1384, alinéa premier, occupe également une place importante en la matière. Ainsi, selon une jurisprudence qui s’applique aux accidents de la circulation, le gardien d’une chose en mouvement (en l’occurrence le conducteur d’un véhicule) qui est entrée en contact avec la victime est présumé responsable du préjudice causé.
Si le « dommage » est mentionné dans les articles 1382, 1383 et 1384, alinéa premier, l’obligation de « réparation » n’est énoncée que dans l’article 1382. La jurisprudence a développé des principes d’indemnisation qui sont identiques et communs aux différents cas de responsabilité. Ainsi, aucune différence n’est faite selon qu’un dommage trouve sa cause dans un comportement visé par l’article 1382 plutôt que l’article 1384, alinéa premier, du Code civil et inversement.
2. La procédure en cassation
16. La Cour a résumé le droit et la pratique internes pertinents quant à la procédure en cassation dans son arrêt Sturm c. Luxembourg (no 55291/15, §§ 14 et 15, 27 juin 2017).
17. Plus particulièrement, concernant les « cas d’ouverture invoqués » prévus à l’article 10, alinéa 2, de la loi modifiée du 18 février 1885 sur les pourvois et la procédure en cassation (« la loi sur la cassation »), la doctrine précise qu’ils sont définis par la jurisprudence et non la loi (P. Kinsch, « Les formalités de l’introduction d’un pourvoi en cassation », Journal des tribunaux Luxembourg 2011, page 68).
18. Dans un arrêt du 9 juillet 2015 (no 41/2015), la Cour de cassation a déclaré recevable un moyen de cassation, tiré des articles 1382, 1383 et 1384, alinéa premier, soulevé par le cooccupant d’un véhicule, victime d’un accident de la circulation, qui reprochait à la Cour d’appel d’avoir confirmé un partage de responsabilités en raison du non-port de la ceinture de sécurité de sa part. Dans l’affaire en question, la Cour de cassation analysa le moyen sous l’angle des articles 1382 et 1383 du Code civil.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
19. La requérante se plaint d’une violation de son droit d’accès à un tribunal, reprochant à la Cour de cassation d’avoir fait preuve d’un formalisme excessif pour déclarer son pourvoi irrecevable. Elle invoque l’article 6 de la Convention, libellé comme suit dans sa partie pertinente :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
1. Sur la recevabilité
20. Le Gouvernement conclut à l’irrecevabilité de la requête pour être manifestement mal fondée.
21. Le requérant estime que la requête est manifestement fondée et doit être déclarée recevable.
22. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
23. La requérante indique n’avoir eu d’autre choix que d’invoquer au visa de son moyen de cassation les trois articles du Code civil, dans la mesure où aucune décision judiciaire ne s’était prononcée sur la base légale fondant la responsabilité de T., puisque cette dernière n’a jamais été contestée. En ce sens, la requérante conteste également le reproche de ne pas avoir versé à la Cour de cassation l’intégralité des nombreuses décisions intervenues dans l’affaire – pareille démarche ne relevant d’ailleurs pas d’une obligation légale – puisque la connaissance de celles-ci n’aurait pas davantage permis à la Cour de cassation d’identifier laquelle des trois dispositions légales invoquées fondait implicitement la condamnation de la requérante à indemniser la victime. Pour cette même raison, le Gouvernement ne saurait utilement invoquer l’absence de dépôt d’un deuxième mémoire de la part de la requérante, un tel mémoire ayant, par ailleurs, été écarté de toute façon par la Cour de cassation pour ne pas répondre aux conditions posées par l’article 17, alinéa 2, de la loi sur la cassation.
24. Selon la requérante, l’appréciation du dommage est la même, que la responsabilité soit retenue sur base de l’article 1384, alinéa premier, ou des articles 1382 et 1383 du Code civil. Elle souligne que le Gouvernement – qui, malgré le fait qu’il a à sa disposition l’intégralité des décisions rendues dans l’affaire, se contente de retenir que l’évaluation du préjudice pouvait avoir eu lieu sur base tant de l’article 1384, alinéa premier, que des articles 1382 et 1383 et ne se prononce ainsi pas sur la disposition légale qui devait justifier la condamnation – reconnaît que le dommage est indemnisé de la même manière sur l’un ou l’autre de ces fondements. La requérante se prévaut enfin de ce que le Gouvernement admet lui‑même que la Cour de cassation peut faire preuve d’une certaine souplesse, à l’instar de ce qu’elle a fait dans un arrêt du 9 juillet 2015 (paragraphe 18 ci-dessus).
25. Elle conclut que s’il peut être attendu d’une demanderesse en cassation qu’elle indique la disposition légale visée au pourvoi pour permettre à la Cour de cassation d’exercer son contrôle en droit, il en va autrement lorsque la demanderesse en cassation est dans l’impossibilité de déterminer la disposition légale dont elle argue une violation, en raison de l’omission des juridictions du fond de l’avoir précisée, et lorsque de surcroît le contrôle en droit est le même sous l’égide des deux régimes de responsabilité invoqués au moyen. Elle estime que, dans un tel cas, la décision d’irrecevabilité du moyen, pour ne pas préciser le cas d’ouverture invoqué, est disproportionnée.
b) Le Gouvernement
26. Le Gouvernement expose qu’il est évident que si la Cour de cassation est appelée à se prononcer sur un moyen tiré de la violation de la loi, elle doit être en mesure de déterminer quelle disposition a effectivement été appliquée et, le cas échéant, violée.
27. En l’espèce, l’évaluation du préjudice pouvait avoir eu lieu sur base de l’article 1384, alinéa premier, tout comme sur base des articles 1382 et 1383 du Code civil. Ces trois dispositions présentent certains traits communs, mais ils ne s’appliquent pas cumulativement et procèdent de causes juridiques distinctes.
Il aurait fallu mettre la Cour de cassation en mesure d’apprécier concrètement quelle disposition avait été appliquée et, le cas échéant violée. La Cour de cassation n’est pas devin et ne saurait constater la violation d’un texte dont on ignore s’il a été appliqué.
Or, le mémoire en cassation de la requérante ne précisait pas sur base de quelle disposition la responsabilité de T. avait été retenue, et cela ne ressortait pas non plus de l’arrêt d’appel attaqué, ni d’une autre décision de justice antérieure versée à la Cour de cassation. Les faits relatifs au déroulement de l’accident n’ont, par ailleurs, pas été portés à la connaissance de la Cour de cassation. Même après que le parquet général avait soulevé le problème (paragraphe 13 ci-dessus), la requérante ne fit pas usage de la possibilité de fournir des précisions supplémentaires moyennant un nouveau mémoire, conformément à l’article 17, alinéa 2, de la loi sur la cassation.
La requérante soumet actuellement à la Cour de nombreuses pièces qu’elle n’avait pas transmises à la Cour de cassation. Celle-ci n’a ainsi pas pu vérifier elle-même quelle disposition avait été appliquée par le juge du fond, contrairement à ce qu’elle avait pu faire dans l’arrêt du 9 juillet 2015 versé par la requérante à l’appui de sa requête (paragraphe 18 ci-dessus).
28. Le Gouvernement conclut qu’étant donné que le cas d’ouverture invoqué était la violation de la loi, il n’était pas disproportionné d’exiger que la requérante indique avec précision la disposition légale qui était visée, afin de mettre la Cour de cassation en mesure d’exercer son contrôle en droit.
2. Appréciation de la Cour
29. La Cour a rappelé les principes généraux relatifs à l’accès à un tribunal et, plus particulièrement, à une juridiction supérieure, dans l’arrêt récent Dos Santos Calado et autres c. Portugal (nos 55997/14 et 3 autres, §§ 108 à 117, 31 mars 2020), auquel elle se réfère.
30. En l’espèce, la Cour de cassation a déclaré l’unique moyen de cassation de la requérante irrecevable, au motif que, tiré de trois dispositions légales à la fois, il n’avait pas précisé le « cas d’ouverture invoqué ». Le pourvoi litigieux avait été introduit dans le cadre d’un litige relatif à l’étendue de l’indemnisation d’une victime d’un accident de la circulation causé par un assuré de la requérante.
31. Il ne prête pas à controverse que les articles 1382, 1383 et 1384, alinéa premier, du Code civil sont les bases habituellement invoquées en droit luxembourgeois pour voir engager la responsabilité délictuelle d’une personne ayant occasionné un accident de la circulation.
32. Certes, les trois dispositions ne s’appliquent pas toujours cumulativement et procèdent – selon une partie de la jurisprudence – de causes juridiques distinctes, des décisions plus récentes affirmant que la cause de l’accident sont les faits à son origine et non le texte invoqué. La doctrine précise à cet égard que « (...) la condamnation du défendeur peut être fondée sur l’article 1382 ou sur l’article 1384, alinéa premier, du Code civil, lorsque la demande invoquait les deux textes » (paragraphe 13 ci‑dessus). En toute hypothèse, s’il ne ressort pas clairement de la jurisprudence si les articles 1382 et 1383, d’une part, et l’article 1384, alinéa premier, de l’autre, sont à considérer comme des causes d’action différentes, il est vrai qu’elles constituent deux bases légales différentes pour engager la responsabilité de l’auteur d’un dommage.
33. Il ressort cependant clairement de la jurisprudence qu’une fois une telle responsabilité retenue, il existe un régime de dédommagement commun pour tous les cas visés par les articles 1382 à 1384 (paragraphe 15 ci-dessus).
34. Sachant que l’article 1382 – avec son corollaire, l’article 1383 – est considéré comme la disposition de droit commun, mais que la responsabilité du fait d’une chose inanimée, tel un véhicule, est envisagée par l’article 1384, alinéa premier, une partie à l’instance ne saurait a priori se voir reprocher d’invoquer à la fois les articles 1382, 1383 et 1384, alinéa premier, dans un litige concernant la réparation d’un dommage causé par un accident de la circulation. Il en va ainsi pour la victime lorsqu’elle introduit une action en responsabilité, mais également pour le défendeur au cas où il a un doute quant à la base légale retenue dans la décision qu’il souhaite attaquer.
35. Le Gouvernement argue que la requérante, en soumettant actuellement des pièces à la Cour qu’elle n’avait pas fournies à la Cour de cassation, n’avait pas permis à cette dernière de vérifier elle-même quelle disposition avait été appliquée par le juge du fond. Or, à cet égard, la requérante expose – et cela n’est pas contesté par le Gouvernement – qu’aucune des décisions judiciaires rendues dans l’affaire ne s’est prononcée sur la base légale fondant la responsabilité de T., puisque ni cette dernière ni la garantie d’assurance due par la requérante n’avaient été contestées et que le litige portait uniquement sur le principe et l’étendue de l’indemnisation de la victime. Et de fait, dans son assignation, la victime n’avait pas précisé sur quelle base légale elle entendait voir établir la condamnation (paragraphe 7 ci-dessus).
36. Dans ces circonstances, et eu égard au régime d’indemnisation expliqué ci-dessus, la Cour estime qu’il n’est pas déraisonnable de concéder à la requérante qu’elle ne saurait se voir reprocher d’avoir invoqué les trois dispositions légales à l’appui de son moyen de cassation. D’ailleurs, pour autant qu’aucune juridiction du fond ne s’était prononcée sur la base légale fondant la responsabilité de l’assuré de la requérante, force est de rappeler que, selon la doctrine française en la matière, étroitement suivie par les juridictions luxembourgeoises, « les juges doivent, en tous cas, justifier leur décision au regard de l’un des deux textes invoqués, sinon leur décision manque de fondement juridique et la Cour de cassation [française] ne peut plus exercer son contrôle », même si « la référence explicite à un des articles du Code civil n’est pas nécessaire, [la] Cour de cassation [française] a[yant] (...) décidé qu’il suffi[sai]t que la décision se fonde sur un élément qui [étai]t nécessairement contenu dans l’article 1382, ou dans l’article 1384, alinéa premier (...) » (paragraphe 13 ci-dessus). Certes, la situation était spécifique en l’espèce, en ce sens que la responsabilité de T. n’avait jamais été remise en cause (paragraphe 5 ci-dessus). Il ne saurait ainsi être fait grief aux juges du fond d’avoir évoqué la responsabilité de T. dans l’accident, sans se référer – explicitement ou au moins par indication d’éléments pertinents – aux articles 1382, 1383 ou 1384, alinéa premier, du Code civil. Mais alors, en toute logique, la requérante ne saurait se voir reprocher, à son tour, d’avoir invoqué les trois dispositions pour engager son pourvoi en vue de la cassation de la décision du fond.
37. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que la Cour de cassation – en prononçant l’irrecevabilité de l’unique moyen de cassation, pour ne pas avoir précisé lequel des trois articles du Code civil visés au moyen avait été violé par la Cour d’appel, alors même que celle-ci n’avait elle-même pas précisé lequel de ces articles fondait les condamnations prononcées – a fait preuve d’une approche trop formaliste, qui a porté atteinte au droit d’accès de la requérante à un tribunal, dans son essence même.
38. Dès lors, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du défaut d’accès de la requérante à un tribunal.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
40. La requérante indique que, quand bien même elle considère avoir subi une perte de chance de voir réformer l’arrêt de la Cour d’appel visé par le pourvoi en cassation, elle ne formule pas de demande de satisfaction équitable au titre d’un préjudice matériel, compte tenu des difficultés à évaluer ce dernier.
2. Frais et dépens
41. La requérante réclame un total de 71 525,41 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant la Cour de cassation et devant la Cour.
42. Le Gouvernement n’a pas fait d’observations à cet égard.
43. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 12 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par la requérante sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
44. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
{signature_p_2}
Milan Blaško Georgios A. Serghides
Greffier Président
* * *
[1] Le libellé des articles 1382 à 1384, alinéa 1er, des codes civils français (entre-temps sujets à une nouvelle numérotation) et luxembourgeois est le même et la jurisprudence luxembourgeoise se réfère couramment aux décisions de justice rendues en la matière par les juridictions françaises et à la doctrine française y afférente.