TROISIÈME SECTION
AFFAIRE TONKOV c. BELGIQUE
(Requête no 41115/14)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) (+ Art 6 § 3 c) • Procès équitable • Condamnation du requérant reposant sur le contenu de ses déclarations et celles de son co‑accusé réalisées dès le stade initial de l’enquête sans la présence d’un avocat • Portée générale et obligatoire des restrictions au droit d’accès à un avocat découlant de la loi applicable et de son interprétation par les tribunaux
STRASBOURG
8 mars 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tonkov c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 41115/14) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant bulgare, M. Tonislav Tonkov (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 mai 2014,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
la décision du gouvernement bulgare de ne pas intervenir en tant que tierce partie (article 36 § 1 de la Convention),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er février 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne une procédure pénale au terme de laquelle le requérant a été condamné à la perpétuité. Est en jeu le droit à l’assistance d’un avocat (article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention).
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1983 et est détenu à Hasselt. Il est représenté par Mes P. Quadflieg et J. Messe, avocats à Maasmechelen.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
4. Le requérant arriva en Belgique en 2008 où il s’établit comme indépendant.
5. à deux reprises en 2009, le 17 septembre et le 3 novembre, le requérant fut interrogé, avec l’aide d’un interprète bulgare, par la police de Gand en qualité de « source » dans le cadre d’une enquête sur le meurtre de B.V. survenu le soir du 14 septembre 2009. Il fut informé que ses dépositions pourraient être utilisées comme preuve en justice. À cette occasion, le requérant fut confronté aux déclarations faites par d’autres personnes entendues dans le cadre de l’enquête et fit des déclarations circonstanciées sur ses relations et sa rencontre avec B.V. le soir du meurtre, rencontre destinée à « parler affaires ». Il fut une nouvelle fois auditionné en anglais par la police le 20 janvier 2010 en qualité de « suspect ».
6. Le requérant, qui était entretemps retourné en Bulgarie, fut arrêté et extradé vers la Belgique. Dès son arrivée, le 18 août 2010, le requérant fut interrogé par la police en qualité de suspect du meurtre de B.V. puis entendu par le juge d’instruction. Le mandat d’arrêt lui fut signifié à la fin de l’interrogatoire par le juge d’instruction.
7. Il ressort des procès-verbaux établis le 18 août 2010 que le requérant fut informé avant ses dépositions de son droit de refuser de répondre aux questions posées et que ses déclarations pouvaient être utilisées comme preuve en justice. Il fit part de son souhait qu’un avocat soit désigné pour l’éclairer sur le droit belge et lui permettre de faire part de sa version des faits. À cette occasion, il apparut que le requérant connaissait N.I. que les enquêteurs lui présentèrent comme étant suspecté d’avoir exécuté le meurtre et qui avait également été arrêté et interrogé. Le requérant fut amené à expliquer les raisons pour lesquelles il n’y avait pas lieu de le soupçonner d’être impliqué dans ce meurtre. Lors de l’interrogatoire qui suivit, au cours duquel le requérant réitéra son souhait de parler à un avocat, le juge d’instruction affirma que l’audition de la police « contenait un certain nombre de mensonges flagrants » que le requérant tenta de réfuter. Il déclara au juge d’instruction s’être senti « coupable » parce que « le meurtre n’aurait pas eu lieu si j’avais agi autrement », affirmation qu’il refusa de développer malgré les questions du magistrat enquêteur. Il précisa toutefois qu’il savait que N.I. avait tué B.V. même s’il n’avait pas lui-même assisté au meurtre.
8. En septembre et en octobre 2010, le requérant fut à nouveau entendu à plusieurs reprises. Il ressort des procès-verbaux d’une vingtaine de pages chacun que le requérant détailla ses problèmes financiers, les circonstances entourant les sommes d’argent qu’il devait à des tiers, la nature de ses contacts avec la victime, avec la personne qu’il accusait d’être le commanditaire du meurtre, et avec les autres personnes entendues. Il fit également part de sa version de la manière dont les faits se sont déroulés le soir du meurtre et la jour qui suivit ainsi que des circonstances dans lesquelles il avait appris la mort de son « ami ».
9. Un test polygraphique fut organisé le 25 novembre 2010. Le test fut suivi, le 8 décembre 2010, d’une audition par la police au cours de laquelle il y eut un contact téléphonique entre les enquêteurs et l’avocat du requérant qui demanda que son client soit informé de son droit de garder le silence. Le requérant ne répondit ensuite à aucune des questions posées par les enquêteurs qui notamment affirmaient que le mobile du crime était lié à ses problèmes financiers, en particulier en lien avec la victime, le confrontaient aux déclarations des autres personnes entendues, qui contredisaient les siennes, et l’informaient que le test avait montré une réaction de mensonge lors des questions posées à propos de son implication dans le meurtre.
10. Une autre audition fut menée le 21 décembre 2010 dont le procès‑verbal précise que le requérant avait préalablement consulté son avocat. Il fut confronté aux incohérences relevées par les enquêteurs entre ses déclarations et les autres témoignages et éléments de l’enquête ainsi qu’à nouveau aux résultats du test polygraphique.
11. Plusieurs auditions furent encore réalisées en 2011 et un interrogatoire récapitulatif fut organisé. Ils furent menés en néerlandais avec l’aide d’un interprète bulgare. Conformément au droit interne en vigueur à l’époque des faits (paragraphe 22 ci-dessous), le requérant n’était pas assisté d’un avocat durant ces auditions et interrogatoires – à l’exception de l’interrogatoire récapitulatif – ni pendant le test polygraphique.
12. La détention préventive du requérant fut prolongée une première fois le 20 août 2010 par la chambre du conseil du tribunal de première instance de Gand puis à plusieurs reprises jusqu’à la clôture de l’instruction. Le requérant était assisté devant les juridictions d’instruction d’un avocat, d’abord désigné d’office, puis à partir de la fin du mois de septembre 2010, de l’avocat de son choix.
13. Le 26 avril 2012, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand renvoya le requérant et le co-accusé, N.I., devant la cour d’assises de Flandre orientale.
14. À l’ouverture de la session devant la cour d’assises, le 21 mai 2013, le requérant, assisté de son avocat, déposa des conclusions par lesquelles, s’appuyant sur la jurisprudence Salduz (paragraphe 37 ci-dessous), il alléguait une atteinte irrémédiable au droit de la défense et à un procès équitable au sens de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention au motif qu’il n’avait pas été assisté d’un avocat durant les auditions et interrogatoires menés au cours de l’instruction et qu’il n’avait pas été informé au préalable de son droit de garder le silence. Il sollicitait que les poursuites fussent déclarées irrecevables, et, à titre subsidiaire, que les déclarations faites sans l’assistance d’un avocat fussent exclues des débats. Il faisait également valoir que des déclarations avaient été obtenues à charge auprès du co-accusé et de témoins qui n’avaient pas non plus bénéficié de l’assistance d’un avocat.
15. La cour d’assises, par un arrêt avant dire droit du même jour, rejeta la demande du requérant. Elle souligna que les auditions et interrogatoires menés sans assistance d’un avocat avaient une valeur relative étant donné que les éléments de l’enquête étaient repris oralement à l’audience et soumis au débat contradictoire entre les parties et qu’ensuite seulement le choix était fait par le jury parmi les moyens de preuve. Ces éléments avaient été rappelés par le président de la cour d’assises à l’ouverture de l’audience. Le requérant avait eu accès immédiatement à un avocat après la délivrance du mandat d’arrêt, et avait donc pu, durant l’instruction, définir avec lui sa ligne de défense. La cour d’assises passa en revue chacun des procès-verbaux et constata que le requérant avait été systématiquement informé de son droit de ne pas répondre aux questions qui lui étaient posées – et qu’il en avait d’ailleurs fait pleinement usage après le contact téléphonique entre son avocat et les enquêteurs le 8 décembre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus) –, qu’il n’avait fait aucune déclaration pouvant être retenue à sa charge et que rien dans le dossier ne permettait de déduire qu’une pression indue aurait été exercée sur lui durant l’enquête. La cour d’assises estima qu’il fallait également tenir compte de ce que certaines des déclarations litigieuses avaient été effectuées par le requérant à un moment où il n’était pas privé de sa liberté et était donc libre de consulter un avocat, et qu’il avait, de plus, eu des contacts téléphoniques avec son avocat à la suite du test polygraphique, et bénéficié de l’assistance de deux avocats lors de l’interrogatoire récapitulatif.
16. La cour d’assises refusa en outre de retirer des débats les déclarations faites par le co-accusé, N.I., soulignant que le droit à l’assistance d’un avocat était lié au devoir de prudence, au droit de garder le silence et au fait que personne ne peut être obligé de s’auto-incriminer. Ces droits s’appliquent à titre personnel et leur non-respect ne peut être invoqué par un accusé en ce qui concerne les déclarations faites par un autre accusé qui, pour lui, n’est qu’un témoin, à moins que cet autre accusé n’invoque lui-même le non‑respect de ces droits et ne retire les déclarations. Or en l’espèce, N.I. n’avait pas agi de la sorte. Quant aux autres déclarations incriminant le requérant, elles avaient été recueillies auprès de personnes interrogées comme témoins et non comme suspects et leur retrait n’avait pas été demandé.
17. Lecture de l’acte d’accusation, rédigé par le procureur général le 25 mai 2013, fut donnée à l’ouverture de l’audience de la cour d’assises. Cet acte mentionnait in extenso les déclarations faites par le requérant au stade initial de l’enquête ainsi que plusieurs de ses déclarations faites au cours de l’instruction pour ensuite montrer qu’elles ne résistaient pas à l’analyse des divers témoignages ni des constatations matérielles faites par les enquêteurs en particulier sur la base des enquêtes téléphoniques. L’acte d’accusation mentionnait également le résultat du test polygraphique et reprenait en détail les déclarations faites par le co-accusé.
18. À l’issue du procès, le 30 mai 2013, le jury déclara le requérant, ainsi que le co-accusé, coupables notamment d’homicide volontaire avec préméditation et intention de donner la mort. Les motifs du jury furent consignés dans un arrêt de motivation de la cour d’assises du même jour. Ils tenaient, en ce qui concerne le requérant, aux déclarations détaillées et maintenues du co-accusé selon lesquelles il avait tué B.V. à coups de couteau sur les instructions expresses du requérant, les deux co-accusés avaient au préalable effectué des reconnaissances du lieu sur lequel le requérant avait donné des instructions, le requérant lui avait demandé d’accompagner B.V. sur ce lieu sous prétexte d’une réunion avec d’autres personnes, et avait organisé qu’il fût récupéré par une tierce personne dont le témoignage à l’audience concordait. Ils reposaient également sur les déclarations faites par divers autres témoins, dont le demi-frère du requérant, à propos notamment des liens d’affaires que le requérant entretenait avec la victime, dont il avait souhaité l’élimination au motif qu’elle parlait trop et devenait compromettant. Enfin, le jury s’appuya sur les enregistrements téléphoniques effectués sur le portable du requérant dans la nuit qui avait suivi le meurtre et dont il ressortait qu’il avait contacté la victime, alors même qu’il avait indiqué à l’audience qu’il avait déjà été informé par le co-accusé que B.V. était mort.
19. Par un arrêt de condamnation du même jour, le requérant fut condamné à la peine de réclusion à perpétuité. La peine était motivée notamment par « l’extrême gravité des faits, au cours desquels le [requérant] n’a pas hésité à ordonner le meurtre de sang-froid de B.V. qu’il appelait son ami et qui est devenu son ami, manifestement pour des motifs financiers », ainsi que par « les actions planifiées du [requérant] avant et après les faits ». Le co-accusé fut condamné à une peine de vingt-cinq ans de réclusion.
20. Le requérant se pourvut en cassation contre les arrêts de la cour d’assises des 21 et 30 mai 2013. Dans son moyen tiré d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention tels qu’interprété par la jurisprudence de la Cour, il a insisté sur le fait que le co-accusé avait fait des déclarations sans l’assistance d’un avocat alors qu’il était en détention préventive et qu’elles n’avaient pas été exclues des débats en ce qui le concernait.
21. Par un arrêt du 26 novembre 2013, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. La cour d’assises avait, selon elle, considéré à juste titre que l’illégalité des preuves en raison des déclarations faites par un suspect après sa privation de liberté sans l’assistance d’un avocat n’entraînait pas l’irrecevabilité ou l’inadmissibilité de l’action publique, mais seulement l’exclusion ou l’irrecevabilité éventuelle de ces preuves. La Cour de cassation considéra en outre que le droit à l’assistance d’un avocat était lié au devoir de prudence, au droit de garder le silence et au droit de ne pas s’incriminer, et que ces droits s’appliquaient à titre personnel. Leur violation ne pouvait donc être invoquée par un prévenu ou un autre accusé en ce qui concerne les déclarations incriminantes faites à son encontre par un autre prévenu ou un autre accusé qui, pour lui, n’était qu’un témoin. Étant donné qu’en l’espèce, le co-accusé n’avait pas lui-même invoqué le non-respect de ces droits ni retiré les déclarations incriminantes, la cour d’assises n’avait pas à les exclure des débats.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Cadre général
22. La phase préalable du procès pénal en l’espèce s’est déroulée quasiment exclusivement avant l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2012, de la loi du 13 août 2011 modifiant le code d’instruction criminelle (« CIC ») et la loi relative à la détention préventive (dite « loi Salduz ») (Beuze c. Belgique [GC] (no 71409/10, §§ 72-77, 9 novembre 2018). Les dispositions pertinentes applicables et la pratique à l’époque des faits sont décrites dans Beuze, précité, §§ 49-71, voir également Brus c. Belgique (no 18779/15, § 21, 14 septembre 2021).
23. Il convient d’ajouter que l’article 235bis du CIC confie à la chambre des mises en accusation de la cour d’appel compétente le pouvoir d’examiner, au moment de la clôture de l’instruction, la régularité de la procédure d’instruction. Cette disposition est formulée en ces termes :
« § 1er Lors du règlement de la procédure, la chambre des mises en accusation contrôle, sur la réquisition du ministère public ou à la requête d’une des parties, la régularité de la procédure qui lui est soumise. Elle peut même le faire d’office.
(...)
§ 3. Lorsque la chambre des mises en accusation contrôle d’office la régularité de la procédure et qu’il peut exister une cause de nullité, d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle ordonne la réouverture des débats.
(...)
§ 5. Les irrégularités, omissions ou causes de nullités visées à l’article 131, § 1er, ou relatives à l’ordonnance de renvoi, et qui ont été examinées devant la chambre des mises en accusation ne peuvent plus l’être devant le juge du fond, sans préjudice des moyens touchant à l’appréciation de la preuve. Il en va de même pour les causes d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, sauf lorsqu’elles ne sont acquises que postérieurement aux débats devant la chambre des mises en accusation. Les dispositions du présent paragraphe ne sont pas applicables à l’égard des parties qui ne sont appelées dans l’instance qu’après le renvoi à la juridiction de jugement, sauf si les pièces sont retirées du dossier conformément à l’article 131, § 2, ou au § 6 du présent article.
§ 6. Lorsque la chambre des mises en accusation constate une irrégularité, omission ou cause de nullité visée à l’article 131, § 1er, ou une cause d’irrecevabilité ou d’extinction de l’action publique, elle prononce, le cas échéant, la nullité de l’acte qui en est entaché et de tout ou partie de la procédure ultérieure. Les pièces annulées sont retirées du dossier et déposées au greffe du tribunal de première instance. (...) »
24. En ce qui concerne la question particulière de l’incidence de l’absence d’assistance d’un co-inculpé par un avocat, la Cour de cassation a considéré qu’un prévenu ne pouvait, en principe, pas faire valoir la violation du droit à l’assistance d’un avocat relativement à des déclarations incriminantes faites à son encontre par un autre prévenu. Cette position de principe n’est pas d’application lorsque le coprévenu invoque lui-même la violation de son propre droit à l’assistance d’un avocat et, par ce motif, rétracte les déclarations incriminantes qui ont été faites (Cass. 5 septembre 2012, P.12.0418.F, concl. avocat général D. Vandermeersch, Cass. 6 novembre 2012, P.12.0846.N, Cass. 26 mars 2013, P.12.0145.N, Cass., 14 octobre 2014, P.14.0507.N, Cass., 20 septembre 2016, P.16.0231.N). Le prévenu peut aussi invoquer qu’il est porté atteinte à la fiabilité de la déclaration du coprévenu et que son usage violerait ses droits de défense dès lors que la déclaration du coprévenu a été obtenue à l’aide d’une pression, contrainte ou torture prohibée (Cass. 1er avril 2014, P.12.1334.N).
2. Test polygraphique
25. Le test polygraphique auquel a été soumis le requérant en l’espèce est une méthode spéciale d’interrogatoire policier utilisée en Belgique dans les enquêtes pénales. À l’époque des faits, l’audition réalisée à l’aide d’un polygraphe répondait aux mêmes règles qu’une autre audition. La présence d’un avocat n’était donc pas prévue (Cass., 9 avril 2013, P.12.2018.N). L’usage du test polygraphe était en outre régi par une circulaire ministérielle du 13 février 2003 et par une circulaire du Collège des procureurs généraux du 6 mai 2003. Depuis le 2 mars 2020, la procédure relative à l’utilisation du test polygraphique est régie par l’article 112duodecies du code d’instruction criminelle (« CIC »).
26. Il ressort des conclusions de l’avocat général à la Cour de cassation D. Vandermeersch avant l’arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2006 (P.05.1583.F.) que l’intéressé devait donner son consentement éclairé pour subir le test et que ce consentement devait être confirmé au début du test par la signature d’une déclaration selon laquelle la personne consentait librement à se soumettre au test polygraphique et à ce que la séance fût filmée et enregistrée. L’intéressé était également informé de ses droits qui étaient repris dans la déclaration. Outre le respect des dispositions pertinentes du CIC, il s’agissait principalement de la liberté de ne pas se soumettre au test, du droit de consulter un avocat à tout moment et du droit d’interrompre la séance à tout moment. L’audition faite à l’aide du polygraphe faisait l’objet d’un enregistrement soumis à l’article 112ter du CIC.
27. La Cour de cassation a également précisé que même si elles constituaient une indication qui avait orienté l’enquête et justifié l’accomplissement de certains devoirs au cours de l’instruction préparatoire, les conclusions d’un test du polygraphe étaient laissées à l’appréciation souveraine du juge, qui décidait en fait de les suivre ou non. Elle a aussi jugé que l’utilisation de cette méthode ne saurait violer le droit au silence de celui qui s’y soumet volontairement et peut décider à tout moment d’y renoncer (Cass. 15 février 2006, précité).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 c) DE LA CONVENTION
28. Le requérant allègue que le fait d’avoir été privé de son droit d’accès à un avocat pendant sa garde à vue et ce, sans information suffisante quant à son droit de garder le silence et de ne pas témoigner contre lui-même, ainsi que le défaut de présence d’un avocat lors des auditions, des interrogatoires et des autres actes de l’instruction qui ont suivi pendant la phase d’instruction ont emporté violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention. Il se plaint également que sa condamnation repose en partie sur des déclarations faites par un co‑accusé sans la présence d’un avocat.
29. Les dispositions invoquées sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; »
1. Sur la recevabilité
30. La Cour note que, contrairement à ce que fait valoir le Gouvernement, le requérant a explicitement invoqué le non-respect du droit à un procès équitable et, plus particulièrement, la méconnaissance du droit à l’assistance d’un avocat devant la Cour de cassation. Cela ressort clairement du résumé des moyens qui figure dans l’arrêt de la Cour de cassation du 26 novembre 2013 (paragraphes 20-21 ci-dessus).
31. Il y a donc lieu de rejeter l’exception d’irrecevabilité tirée par le Gouvernement du non-épuisement des voies de recours internes.
32. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Thèse du requérant
33. Le requérant soutient qu’il aurait dû bénéficier de la protection de l’article 6 § 3 dès le stade initial de l’enquête quand il a été interrogé comme « source » et partant comme témoin. En réalité, il était déjà suspecté par les enquêteurs d’avoir participé au meurtre comme le montre la recherche de son nom effectuée par le magistrat enquêteur dans le registre des condamnations le lendemain des faits. En ce qui concerne le déroulement des faits lors de son arrestation, le requérant fait valoir qu’il était dans une position particulièrement vulnérable puisqu’étant de nationalité bulgare, il fut interrogé avec l’assistance d’un interprète et n’avait pas connaissance du droit belge. Il fait également valoir que les premiers contacts téléphoniques avec un avocat de son choix avaient eu lieu fin septembre 2010 alors qu’il était déjà en détention et qu’il avait déjà été interrogé et auditionné à multiples reprises. D’ailleurs, souligne le requérant, il n’a pour la première fois fait usage de son droit de garder le silence qu’à la suite du contact téléphonique entre les enquêteurs et son avocat durant l’audition du 8 décembre 2010 (paragraphe 9 ci-dessus), soit après le test polygraphique. Or, au cours des dépositions faites sans la présence d’un avocat, y compris celles faites alors qu’il n’avait pas encore le statut de suspect, le requérant a donné aux enquêteurs de nombreux éléments et a eu des attitudes qui ont influencé le cours de l’enquête et ont eu des répercussions sur sa stratégie de défense et sur la suite du procès. Le requérant insiste sur l’impact de l’absence d’un avocat en ce qui concerne les déclarations mensongères détectées par le test polygraphique qui ont été soumises comme pièces à charge et au sujet desquelles le président de la cour d’assises n’a formulé aucune mise en garde particulière à l’attention des jurés.
34. Le requérant se plaint également que sa condamnation repose directement et principalement sur des déclarations que le co‑accusé a faites à sa charge sans l’assistance d’un avocat. Il y a d’ailleurs lieu de soupçonner, selon lui, que la peine inférieure infligée au co-accusé était liée à sa coopération à l’enquête. En effet, le co-accusé l’aurait désigné comme commanditaire du meurtre pour plaider lui-même des circonstances atténuantes, ce qui s’est avéré in fine une stratégie gagnante.
b) Thèse du Gouvernement
35. Le Gouvernement soutient que pour évaluer l’équité de la procédure dans son ensemble au regard des critères dégagés par la Cour dans l’arrêt Beuze précité, il y a lieu de tenir compte en l’espèce de l’ensemble des garanties légales qui existaient déjà à l’époque des faits ainsi que des éléments particuliers suivants : avant son arrestation alors qu’il était interrogé comme « source » et durant l’instruction, le requérant a pu, en dehors des auditions et interrogatoires, contacter son avocat pour préparer sa stratégie de défense ; il a également bénéficié d’un contact téléphonique avec son avocat lors de l’interrogatoire qui a suivi le test polygraphique à la suite duquel il a gardé le silence ; la cour d’assises a, dans son arrêt du 21 mai 2013, examiné précisément les procès-verbaux dressés par les enquêteurs pour considérer que le requérant n’avait pas fait de déclarations incriminantes et n’avait rien dit qui aurait pu être retenu à sa charge, et que les droits de la défense du requérant étaient donc garantis.
36. Par ailleurs, c’est à bon droit, selon le Gouvernement, que les juridictions internes ont considéré que le requérant ne pouvait se prévaloir du déni du droit à l’assistance d’un avocat à propos des déclarations incriminantes qui ont été faites par une autre personne accusée qui n’a pas invoqué elle-même le non-respect de ses droits de la défense ou retiré ses déclarations parce qu’elle n’était assistée par un avocat. Il s’agit en effet d’un droit personnel dont la violation doit être dénoncée par chaque accusé pour donner la possibilité aux juridictions internes d’évaluer l’impact de son non‑respect sur l’équité de la procédure.
2. Appréciation de la Cour
37. Un résumé de l’évolution de la jurisprudence de la Cour relative au droit à l’assistance d’un avocat durant la phase préalable au procès pénal depuis l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008) et des principes généraux applicables à ce jour, figure dans l’arrêt Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, §§ 119-150, 9 novembre 2018 ; voir également, plus récemment, Doyle c. Irlande, no 51979/17, §§ 67-78, 23 mai 2019).
38. Ces principes généraux ont été appliqués dans l’arrêt Beuze aux restrictions au droit d’accès à un avocat en vigueur en Belgique à l’époque des faits. La Cour souligne toutefois qu’à la différence de cette dernière affaire, l’ensemble de la procédure concernant le requérant s’est déroulé après le prononcé de l’arrêt Salduz dans lequel la Cour posa, en règle, le droit d’accès à un avocat dès le premier interrogatoire d’un suspect par la police.
39. Conformément à la jurisprudence de la Cour, le test applicable pour évaluer la conformité à l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention comporte plusieurs étapes. Après avoir déterminé la nature et l’ampleur des restrictions, la Cour va rechercher s’il existait ou non des raisons impérieuses justifiant les restrictions du droit d’accès à un avocat, puis examiner l’équité globale de la procédure (Beuze, précité, §§ 138 et 141).
a) Existence et ampleur des restrictions
40. La Cour rappelle qu’elle a déjà considéré que les restrictions en vigueur à l’époque étaient d’une ampleur particulière et que, résultant du silence de la loi belge et de l’interprétation qui en avait été faite par les juridictions internes, elles avaient une portée générale et obligatoire (Beuze, précité, §§ 160-165).
41. Le Gouvernement fait valoir qu’en l’espèce, avant son arrestation et son voyage en Bulgarie, le requérant avait été auditionné à trois reprises par la police et qu’il pouvait dès ce moment contacter un avocat pour préparer sa défense.
42. La Cour constate que lors des deux premières auditions, le requérant a été entendu comme « source » et qu’il n’a été auditionné formellement comme « suspect » qu’au cours de la troisième. En tout état de cause, quand bien même le requérant aurait pu se douter à ce stade que les autorités avaient des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir participé au crime, et donc prendre l’initiative de s’adresser à un avocat, force est de constater qu’il n’a pas bénéficié de la présence d’un avocat au cours de ces trois auditions, alors même que ses déclarations se sont avérées déterminantes pour la suite de l’enquête (paragraphes 58 et 69 ci‑dessous). En réalité, aux yeux de la Cour, le requérant avait acquis, dès ce stade initial de l’enquête, la qualité d’« accusé » entraînant l’application des garanties de l’article 6 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Truten c. Ukraine, no 18041/08, § 66, 23 juin 2016, et Knox c. Italie, no 76577/13, § 152, 24 janvier 2019). L’information apportée au dossier par le requérant, et non contredite par le Gouvernement, selon laquelle le magistrat instructeur avait, dès le lendemain du meurtre, recherché le nom du requérant dans le registre des condamnations conforte, au besoin, ce constat.
43. La Cour relève ensuite que le requérant ne s’est vu reconnaître le droit de consulter un avocat, conformément à l’article 20 de la loi sur la détention préventive, qu’une fois la décision de le placer en détention préventive prise par le juge d’instruction à la fin du premier interrogatoire (voir, mutatis mutandis, Beuze, précité, § 155). Le requérant indique qu’il a été effectivement en contact avec l’avocat de son choix pour la préparation de sa défense à la fin du mois de septembre 2010.
44. Indépendamment de ce qui précède, la Cour note qu’au total, entre sa remise aux autorités belges et l’arrêt de renvoi de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand du 26 avril 2012, le requérant a été entendu à une dizaine de reprises par la police et par le juge d’instruction au sujet des faits pour lesquels il a été condamné, sans la présence de son avocat. Ce dernier n’a pas non plus participé au test polygraphique.
45. Selon le Gouvernement, il conviendrait de tenir compte du contact téléphonique avec l’avocat du requérant durant l’audition qui a suivi le test polygraphique (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour estime toutefois que ce contact, intervenu après que le requérant eut été arrêté, auditionné et interrogé à plusieurs reprises mais aussi après qu’il ait été soumis au test polygraphique, n’est pas de nature à relativiser l’ampleur des restrictions préalablement subies. Il en est de même de la présence de l’avocat du requérant durant l’interrogatoire récapitulatif (paragraphe 9 ci-dessus ; voir dans le même sens, Brus, précité, § 31).
46. Eu égard à ce qui précède, la Cour constate que le requérant, qui pouvait prétendre à la protection de l’article 6 de la Convention dès le stade initial de l’enquête, n’a pas bénéficié du droit d’accès à un avocat alors même qu’il était « accusé » au sens de cette disposition, et que ce droit a été ensuite restreint tout au long de la phase d’instruction.
b) Existence de raisons impérieuses
47. La Cour relève que le Gouvernement n’a pas davantage que dans l’affaire Beuze établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier les restrictions litigieuses. Par conséquent, la Cour considère que celles-ci ne reposaient pas sur des raisons impérieuses.
c) Respect de l’équité globale de la procédure
48. En l’absence de raisons impérieuses justifiant les restrictions litigieuses, la Cour doit évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. Ce contrôle doit être d’autant plus strict que ces restrictions découlaient de la loi applicable à l’époque et revêtaient par conséquent un caractère général et obligatoire. La charge de la preuve visant à démontrer de manière convaincante que le requérant a néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable pèse sur le Gouvernement (Beuze, précité, §§ 160-165).
49. Lorsqu’elle est ainsi amenée à apprécier l’équité globale de la procédure, la Cour rappelle qu’elle ne s’érige pas en juge de quatrième instance (idem, § 193, et Brus, précité, § 36). Il lui revient d’examiner soigneusement si la procédure pénale menée à l’égard du requérant, considérée dans son ensemble, a permis de remédier aux lacunes survenues au stade préliminaire de la procédure. Dans cet exercice, elle examinera, dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce, les différents facteurs découlant de sa jurisprudence (Beuze, précité, § 150).
1. La vulnérabilité alléguée du requérant
50. Le requérant fait valoir qu’il était vulnérable puisqu’étant de nationalité bulgare, il a été interrogé en néerlandais avec l’assistance d’un interprète et n’avait pas connaissance du droit belge.
51. La Cour note que le requérant était un adulte et était établi depuis plusieurs années en Belgique avant son arrestation. S’il est attesté qu’il ne parlait pas le néerlandais, langue de la procédure, le requérant a pu s’exprimer en bulgare et a bénéficié des services d’une interprète chaque fois qu’il a été entendu. Au surplus, le requérant n’établit pas qu’il aurait eu des difficultés à s’exprimer et, plus largement, à exercer ses droits de la défense en raison de la langue.
52. Dans ces circonstances, le Cour ne peut considérer que le requérant était dans une situation de vulnérabilité particulière le distinguant d’autres inculpés (voir, a contrario, Knox, précité, §§ 160 et 184).
2. Le dispositif légal encadrant la procédure antérieure à la phase de jugement
53. La Cour rappelle que dès lors que le droit belge tel qu’appliqué à l’époque n’était pas compatible avec les exigences de l’article 6 § 3 de la Convention (Beuze, précité, § 171), ce ne sont pas des dispositions légales prévoyant in abstracto certaines garanties qui auraient pu assurer, à elles seules, l’équité globale de la procédure. Encore faut-il que leur application ait eu un effet compensatoire rendant la procédure équitable dans son ensemble (Beuze, précité, § 171, et plus récemment Olivieri c. France, no 62313/12, § 36, 11 juillet 2019).
54. Comme il l’avait déjà fait valoir dans l’affaire Beuze précitée (§ 170), le Gouvernement observe que le requérant a eu le droit de communiquer librement avec son avocat dès l’issue du premier interrogatoire avec le juge d’instruction. La Cour relève toutefois que le Gouvernement, à qui incombe la charge de la preuve, n’établit pas que l’avocat du requérant aurait été prévenu, avant l’audition du 21 décembre 2010 (paragraphe 10 ci-dessus), des dates des auditions et des interrogatoires, en sorte que le requérant aurait pu préparer à l’avance, avec son avocat, ses auditions et interrogatoires. Dans ces conditions, la libre communication avec l’avocat en dehors des auditions et interrogatoires n’était pas suffisante pour porter remède au défaut survenu au stade initial de l’enquête (voir, mutatis mutandis, Beuze, précité, § 171).
55. Le Gouvernement s’appuie en outre sur d’autres garanties dont le requérant a pu bénéficier en l’espèce, à savoir : la possibilité de contacter un avocat au stade initial de l’enquête, la présence de l’avocat du requérant lors de l’interrogatoire récapitulatif, et le contact téléphonique à l’occasion de l’audition qui a suivi le test polygraphique. S’il est vrai que ces garanties ont permis au requérant de bénéficier, pendant la phase d’instruction, de certaines interventions propres au conseil, la Cour estime pour les raisons déjà indiquées ci-dessus (paragraphes 42 et 45 ci-dessus) que ces garanties n’ont pas eu un effet compensateur suffisant.
56. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que l’application des garanties dont le requérant a bénéficié en vertu du dispositif légal à l’époque des faits ne suffisait pas à rendre la procédure équitable.
3. La nature des dépositions faites par le requérant en l’absence d’un avocat
57. La Cour constate que si les déclarations faites par le requérant au cours des auditions et interrogatoires litigieux sans l’assistance d’un avocat ne comportaient pas d’aveux à strictement parler, il s’agissait de déclarations circonstanciées qui ont influé de manière déterminante sur la suite de la procédure.
58. La Cour note en effet que, dès la phase initiale de l’enquête, le requérant a longuement parlé de sa relation avec la victime et de ce qu’il savait des faits (paragraphe 5 ci-dessus). Lorsqu’il a été entendu le jour de son arrestation, le requérant s’est à nouveau livré de façon détaillée aux enquêteurs y compris sur ses problèmes financiers, ce qui a été retenu plus tard comme mobile du crime et a pesé dans sa condamnation (paragraphes 7‑8 et 19 ci-dessus). Il a également tenu des propos de nature à éveiller des soupçons sur sa réelle implication dans le déroulement des faits (paragraphe 7 ci-dessus). De plus, et même si le droit en vigueur à l’époque prévoyait que l’intéressé devait donner son consentement pour y être soumis, le requérant a fourni des réponses, à l’occasion du test polygraphique, qui ont été considérées comme mensongères et retenues à sa charge (paragraphe 9 ci‑dessus).
4. L’admissibilité des dépositions faites par le requérant en l’absence d’un avocat
59. La Cour rappelle que, conformément au principe de subsidiarité qui fonde la Convention, il appartient aux juridictions nationales de donner plein effet aux exigences de l’article 6 de la Convention, telles qu’interprétées par la Cour. Le juge interne a en effet la responsabilité de veiller au respect du droit à un procès équitable de ceux qui comparaissent devant lui et, en particulier, de s’assurer que l’équité de la procédure n’est pas compromise par les conditions dans lesquelles les éléments sur lesquels il se fonde ont été recueillis (El-Haski c. Belgique, no 649/08, § 89, 25 septembre 2012).
60. À cet égard, la Cour relève tout d’abord, que lors de la clôture de l’instruction et du renvoi du requérant devant la cour d’assises, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles ne s’est pas penchée, le cas échéant d’office, sur les irrégularités procédurales en cause dans la présente affaire (paragraphes 13 et 23 ci-dessus). Par conséquent, l’intégralité des procès-verbaux contenant les dépositions litigieuses faites par le requérant sans l’assistance d’un avocat sont restés au dossier pénal.
61. Ensuite, si le requérant a déposé, devant la cour d’assises, des conclusions par lesquelles il sollicitait, sur pied de la jurisprudence Salduz, que les procès-verbaux des auditions et des interrogatoires menés sans l’assistance d’un avocat soient écartés et les poursuites déclarées irrecevables, la cour d’assises a rejeté cette demande et a admis l’ensemble des procès‑verbaux, considérant que le requérant pourrait encore jouir d’un procès équitable devant le jury (paragraphe 15 ci-dessus).
62. S’il est vrai que la cour d’assises a examiné précisément chacun des procès-verbaux, elle a concentré son examen sur le fait que les interrogatoires et auditions n’avaient pas été coercitifs ni oppressifs et sur la circonstance que le requérant n’avait pas fait de déclarations pouvant être retenues à sa charge (paragraphes 15-16 ci-dessus). La cour d’assises n’a ainsi tiré aucune conclusion de son constat selon lequel le requérant n’a fait usage de son droit à garder le silence qu’après le contact téléphonique avec son avocat (paragraphe 15 ci‑dessus). Par ailleurs, l’affirmation par la cour d’assises selon laquelle le requérant n’aurait rien dit de nature à être retenu à sa charge est contredite par l’acte d’accusation dont il ressort que les déclarations faites par le requérant dès le stade initial de l’enquête et les résultats du test polygraphique ont fourni aux enquêteurs une trame qui a inspiré l’accusation (paragraphe 58 ci-dessus).
63. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que les juridictions belges n’ont pas procédé à une analyse suffisante de l’incidence de l’absence d’un avocat sur la recevabilité des dépositions du requérant.
5. L’admissibilité des dépositions faites par le co-accusé en l’absence d’un avocat
64. Le requérant se plaint ensuite de ce que la cour d’assises a admis aux débats les déclarations l’incriminant faites par le co-accusé. Le Gouvernement se réfère à l’arrêt avant dire droit de la cour d’assises dans lequel celle-ci a rappelé que le droit à l’assistance d’un avocat était lié à des droits valant à titre personnel et qu’en l’espèce le co-accusé n’avait pas invoqué la méconnaissance de son droit à l’assistance d’un avocat ni retiré ses déclarations (paragraphe 16 ci-dessus). La Cour de cassation a confirmé cette approche qui était conforme à sa jurisprudence (paragraphes 21 et 24 ci‑dessus).
65. La Cour rappelle sa juriprudence bien établie selon laquelle l’équité de la procédure se mesure non seulement à l’aune de la possibilité pour le requérant de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation, mais également en tenant compte de la qualité des preuves, notamment du point de savoir si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues font douter de leur fiabilité ou de leur exactitude (voir, parmi d’autres, Erkapić c. Croatie, no 51198/08, § 72, 25 avril 2013). À cet égard, elle a déjà considéré que l’utilisation de preuves obtenues par un comportement contraire à l’article 6 § 1 (comme l’incitation) n’est pas nécessairement contraire aux exigences d’équité garanties par l’article 6 § 1 (voir, par exemple, Matanović c. Croatie, no 2742/12, 4 avril 2017). Il en est de même de la non-assistance d’un avocat durant les interrogatoires menés à l’endroit de co-accusés (Stephens c. Malte (no 3), no 35989/14, 14 janvier 2020).
66. Encore faut-il pour retenir l’élément de preuve litigieux que le juge interne ait préalablement examiné les arguments de l’« accusé » et se soit convaincu que, nonobstant ces arguments, un tel doute n’existe pas. Cela découle de sa responsabilité de veiller au respect du droit à un procès équitable rappelée ci-dessus (paragraphe 59 ci-dessus, et El-Haski, précité, § 89).
67. La Cour relève qu’en l’espèce le requérant ne s’est pas contenté de se plaindre que les déclarations l’incriminant ont été faites par le co-accusé sans la présence d’un avocat et sans consultation préalable. Il a précisément mis en cause les conditions dans lesquelles les auditions du co-accusé se sont déroulées en soutenant que la fiabilité des déclarations l’incriminant pouvait avoir été compromise du fait que le co-accusé avait pu céder aux pressions des enquêteurs et avoir trouvé un intérêt à témoigner contre le requérant comme il l’a fait. Cependant, dans son arrêt avant dire-droit (paragraphes 15‑16 ci-dessus), la cour d’assises n’a pas examiné les arguments soulevés par le requérant au sujet de l’incidence de l’absence d’un avocat sur la qualité des dépositions faites par le co-accusé (voir, a contrario, Stephens, précité, §§ 76-77), alors que la condamnation du requérant repose de façon déterminante sur celles-ci (paragraphe 70 ci‑dessous).
68. À l’estime de la Cour, l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ne peut être interprété comme impliquant l’exclusion automatique de déclarations incriminantes faites par un tiers sans l’assistance d’un avocat. Cependant, une prudence toute particulière s’impose à l’égard de telles déclarations. Il appartient en effet aux juridictions internes de s’assurer notamment que ces déclarations ne résultent pas de pressions (Stephens, précité, § 76) ni d’actes contraires à l’article 3 de la Convention (El Haski, précité, § 85, Kormev c. Bulgarie, no 39014/12, §§ 89-90, 5 octobre 2017). La Cour note à cet égard que, postérieurement à la présente affaire, la Cour de cassation a considéré qu’un prévenu pouvait invoquer la méconnaissance du droit à l’assistance d’un avocat concernant des déclarations incriminantes faites par un co‑prévenu, lorsqu’il est porté atteinte à la fiabilité de ces déclarations et que son usage violerait les droits de la défense du prévenu mis en cause, dès lors que ces déclarations ont été obtenues au moyen de pression, contrainte ou torture (paragraphe 24 ci-dessus).
6. L’utilisation des dépositions faites par le requérant en l’absence d’un avocat
69. La Cour observe tout d’abord que si l’acte d’accusation, dont la lecture est intervenue au début du procès devant la cour d’assises, s’est appuyé sur divers éléments, à savoir les déclarations des témoins, les constatations des enquêteurs et les enregistrements téléphoniques, il s’est également fondé sur les déclarations du requérant faites en l’absence d’un avocat (voir, mutatis mutandis, Beuze, précité, § 184).
70. La Cour relève ensuite que, pour déclarer le requérant coupable du meurtre en tant que commanditaire (paragraphe 18 ci-dessus), le jury s’est référé à des éléments qui n’ont pu être mis en concordance que sur la base de l’ensemble des déclarations recueillies auprès du requérant, du co-accusé et des personnes entendues en tant que « témoins ». S’il apparaît certes que ce sont les déclarations faites par le co-accusé et incriminant le requérant qui ont pesé d’un poids prépondérant dans le verdict, cela ne suffit pas, de l’avis de la Cour, à occulter le fait que les déclarations faites par le requérant sans l’assistance d’un avocat ont occupé une place importante dans la motivation des jurés (voir, mutatis mutandis, Beuze, précité, § 185).
7. Conclusion
71. Rappelant le caractère très strict du contrôle auquel elle doit procéder en l’absence de raisons impérieuses justifiant la restriction du droit d’accès à un avocat en matière pénale (paragraphe 48 ci-dessus), la Cour estime, compte tenu de la conjonction des différents facteurs précités, que la procédure pénale menée à l’égard du requérant n’a pas été équitable dans son ensemble.
72. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
73. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
74. Le requérant allègue avoir subi un préjudice moral du fait du défaut d’assistance d’un avocat durant la phase préalable au procès qu’il évalue à 10 000 euros (« EUR »).
75. Le Gouvernement est d’avis qu’il n’y a pas de raison en l’espèce de ne pas suivre la position que la Cour a adoptée dans l’affaire Beuze précitée.
76. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit. Dès lors, elle rejette la demande du requérant. Elle rappelle en outre que la possibilité de réouverture de la procédure pénale existe en droit belge, et que la mise en œuvre de cette possibilité sera examinée, s’il y a lieu, par la Cour de cassation au regard des conditions fixées par le droit interne (Beuze, précité, § 200).
2. Frais et dépens
77. Le requérant réclame, facture à l’appui, 2 400 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés pour sa défense.
78. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
79. La Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme réclamée plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
80. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 2 400 EUR (deux mille quatre cents euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président