TROISIÈME SECTION
AFFAIRE NIKITINA c. RUSSIE
(Requête no 8051/20)
ARRÊT
Art 1 P1 • Privation de propriété • Restitution à l’État d’un appartement tombé en déshérence, sans indemniser l’acquéreur de bonne foi
Art 35 § 1 • Nouveau recours indemnitaire effectif à épuiser à partir du 1er janvier 2020 par les acquéreurs de bonne foi de logements restitués à l’État, y compris avant cette date • Recours inaccessible à la requérante
STRASBOURG
15 mars 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Nikitina c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 8051/20) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Lidiya Aleksandrovna Nikitina (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 janvier 2020,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief concernant le droit au respect des biens et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 février 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne l’annulation sans indemnisation du titre de propriété de la requérante sur un appartement qu’elle avait acheté et la réintégration de cet appartement dans le domaine municipal en tant que bien tombé en déshérence. Est en cause l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1954 et réside à Saint-Pétersbourg. Elle a été représentée par Me A.A. Rassokhin, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté d’abord par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.
4. Le 26 octobre 2016, L., propriétaire d’un appartement à Saint‑Pétersbourg (« l’appartement »), décéda sans laisser d’héritiers. Le même mois, elle fut enterrée aux frais de la ville. Le 20 décembre 2016, son décès fut acté dans le registre d’état civil municipal. Le 2 février 2017, le comité municipal chargé des questions de logement (жилищный комитет) informa la ville du décès de L.
5. En début 2017, une personne prétendant être agent immobilier proposa à la requérante d’acheter l’appartement en question. Cette dernière visita l’appartement, dans lequel se trouvait une personne qui se présenta comme étant L. et lui montra son passeport ainsi que le titre de propriété immobilière.
6. Le 31 mars 2017, la requérante et la personne prétendant être L. conclurent le contrat de vente de l’appartement pour 2 250 000 roubles (RUB). Le 14 avril 2017, l’autorité chargée de l’enregistrement immobilier (« l’autorité chargée de l’enregistrement ») enregistra le titre de propriété de la requérante sur l’appartement (sur la nature et la portée de l’enregistrement immobilier, voir les références citées au paragraphe 25 ci-dessous).
7. Le 29 juin 2017, le service municipal d’état civil informa l’autorité chargée de l’enregistrement du décès de L.
8. Le 1er août 2017, la requérante conclut avec K. un contrat de vente portant sur la vente de l’appartement pour 3 000 000 RUB et déposa aussitôt le dossier d’enregistrement. Selon ce contrat, K. payait un acompte et le reste devait être versé une fois son titre de propriété enregistré.
9. Le 7 novembre 2017, l’autorité chargée de l’enregistrement notifia à la requérante et à K. le refus d’enregistrement au motif du décès de L., la propriétaire initiale.
10. Entretemps, le 17 octobre 2017, la ville de Saint-Pétersbourg introduisit une action contre la requérante et K. en revendication de l’appartement en tant que bien tombé en déshérence.
11. Par un jugement du 5 décembre 2018, le tribunal du district Vyborgski de Saint-Pétersbourg accueillit l’action de la ville, annula le contrat entre la requérante et K. et ordonna l’annulation du titre de propriété de la requérante. Il considéra que les autorités fédérales et locales n’avaient commis aucune faute ou omission qui aurait facilité la dépossession de l’appartement par la ville qui avait agi en temps voulu. Il estima aussi que K. n’était pas un acquéreur de bonne foi parce que le prix de l’achat était inférieur à la valeur cadastrale du bien (4 071 405 RUB) et que la requérante le possédait depuis moins de cinq mois. Enfin, selon le tribunal, la bonne foi de la requérante n’était pas un argument pertinent car la ville avait été privée de son bien contre sa volonté.
12. Le 11 avril 2019, la Cour de la ville de Saint-Pétersbourg confirma le jugement en appel en faisant siennes les conclusions du tribunal de district. Les pourvois en cassation formés par la requérante furent rejetés.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS RELATIFS À LA PROTECTION DES ACQUÉREURS DE LOGEMENTS
13. Selon l’article 31.1 de la loi fédérale no 122-FZ du 3 juillet 1997 relative à l’enregistrement des droits immobiliers et des transactions immobilières, en vigueur du 28 janvier 1998 au 1er janvier 2020 (« l’ancienne loi fédérale »)[1], l’acquéreur de bonne foi d’un logement restitué avait droit à une indemnité prélevée sur le Trésor fédéral, plafonnée à 1 000 000 RUB. Les conditions du versement de cette indemnité étaient les suivantes :
i) l’acquéreur de bonne foi devait obtenir un jugement lui accordant réparation du préjudice (решение суда о возмещении вреда) causé par la perte du logement ;
ii) ce jugement devait rester inexécuté pendant au moins un an à compter de l’ouverture de la procédure d’exécution forcée, et ce pour des raisons indépendantes de la volonté de l’acquéreur de bonne foi (le créancier).
14. Le 4 juin 2015, la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt no 13‑P concernant l’interprétation à donner à cet article 31.1. Elle a fait une distinction entre deux situations où un acquéreur de bonne foi pouvait prétendre à la réparation de son préjudice : i) en cas de faute commise par les autorités (notamment, l’autorité chargée de l’enregistrement) ; ii) en cas de fraude ou d’un autre délit pénal commis par des tiers. Dans le premier cas, selon la Cour constitutionnelle, l’État devait être tenu pour responsable de la restitution du logement. Dans le deuxième cas, l’État s’engageait volontairement à réparer une partie du préjudice causé par des tiers, et le paiement de l’indemnité prévue par l’article 31.1 ne devait pas être conditionné par l’établissement d’une faute des autorités. La haute juridiction a fait référence à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Gladysheva c. Russie (no 7097/10, 6 décembre 2011).
15. Le 22 juin 2017, la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt no 16-P du (dit « arrêt Dubovets »). Elle y a dit qu’est acquéreur de bonne foi d’un bien immobilier l’acquéreur dont le droit de propriété a été enregistré selon les modalités légales, à moins que les circonstances établies par la justice ne démontrent à l’évidence qu’il savait que son cocontractant n’avait pas le droit de disposer du bien immobilier, ou encore, compte tenu des circonstances concrètes du cas d’espèce, qu’il n’a pas fait montre d’une prudence et d’une diligence raisonnables qui lui auraient permis de comprendre que son cocontractant ne pouvait pas disposer du bien.
16. Le 1er janvier 2017, la nouvelle loi fédérale relative à l’enregistrement des biens immobiliers, qui porte le numéro 218-FZ, est entrée en vigueur (« la nouvelle loi fédérale »). Elle contient, en particulier, un chapitre 10 relatif à la responsabilité civile pour faute de l’autorité chargée de l’enregistrement prévoyant la réparation intégrale du préjudice (убытки (...) возмещаются в полном объеме) par une indemnité prélevée sur le Trésor fédéral.
17. La loi fédérale no 299-FZ du 2 août 2019 a modifié la nouvelle loi fédérale. Elle y a introduit, avec effet au 1er janvier 2020, un chapitre 10.1 contenant l’unique article 68.1, lequel renferme des dispositions relatives à l’indemnité prélevée sur le Trésor fédéral à payer à l’acquéreur de bonne foi d’un logement restitué. Les conditions et modalités d’obtention de l’indemnité sont similaires à celles posées à l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale (paragraphe 13 ci‑dessus), si ce n’est que :
i) l’« acquéreur de bonne foi » indemnisable ne peut être qu’une personne physique ;
ii) la phrase « jugement accordant la réparation du préjudice causé par la perte du logement » a été remplacée par « acte judiciaire accordant la réparation du préjudice résultant de la restitution du logement » (судебный акт о возмещении убытков, возникших в связи с истребованием) ;
iii) cet acte judiciaire doit rester inexécuté pendant non pas un an mais six mois à compter de l’ouverture de la procédure d’exécution forcée ;
iv) le montant de l’indemnité représente soit le préjudice réel subi par l’acquéreur, soit, à la demande de ce dernier, la valeur cadastrale du logement à la date où le jugement ordonnant la restitution est devenu définitif ;
v) afin d’obtenir l’indemnité, l’acquéreur de bonne foi doit saisir la justice d’une demande introduite contre l’État.
18. La loi fédérale no 299-FZ dispose aussi que :
i) si la restitution du logement est le résultat d’une faute (ненадлежащего исполнения полномочий) de l’autorité chargée de l’enregistrement, la réparation du préjudice subi par l’acquéreur de bonne foi se fait sur la base du chapitre 10 de la nouvelle loi fédérale (paragraphe 16 ci-dessus).
ii) si le logement a été restitué avant le 1er janvier 2020 :
- l’acquéreur de bonne foi dispose d’un délai de trois ans à compter du 1er janvier 2020 pour formuler sa demande d’indemnité contre l’État, à condition que le logement ait été restitué au profit d’une collectivité publique ;
- la justice statue sur la demande d’indemnité selon les dispositions en vigueur au moment de l’introduction de cette demande.
19. Après le paiement de l’indemnité, l’État bénéficie du droit d’introduire une action récursoire contre la personne ayant causé le préjudice à l’acquéreur de bonne foi du logement.
20. Le 1er janvier 2020, certaines dispositions du code civil ont été modifiées. En particulier, un troisième alinéa a été ajouté au paragraphe 6 de l’article 8.1 dudit code. Selon cet alinéa, l’acquéreur d’un bien immobilier qui, lors de l’acquisition, s’était fié (полагавшийся) aux données relatives à ce bien contenues dans le registre unifié de l’immobilier, est réputé être acquéreur de bonne foi tant qu’il n’aura pas été prouvé en justice qu’il savait ou qu’il était censé savoir que son prédécesseur n’avait pas le droit de disposer du bien.
21. Selon les articles 234 et 302 du code civil, tels qu’en vigueur à compter du 1er janvier 2020, le délai de la prescription acquisitive pour les biens immobiliers court à compter de la date de l’enregistrement du droit de propriété sur de tels biens dans le registre unifié de l’immobilier. Le délai de prescription pour revendiquer un logement au profit d’une collectivité publique est de trois ans à compter de la date de l’enregistrement dans ce registre du droit de propriété sur le logement du premier acquéreur de bonne foi. C’est sur la collectivité publique ou sur la personne agissant pour son compte que pèse la charge de prouver l’absence de volonté d’être dépossédée du logement ainsi que l’absence de bonne foi de l’acquéreur de ce logement.
2. LA PRATIQUE JUDICIAIRE RELATIVE À L’INDEMNISATION DES ACQUÉREURS DE LOGEMENTS
22. Le Gouvernement a produit huit arrêts rendus par différentes juridictions d’appel entre 2014 et 2017 statuant, en application de l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale (paragraphe 13 ci-dessus), sur les demandes d’indemnisation dirigées contre le ministère des Finances par les acquéreurs de bonne foi de logements restitués à d’autres personnes physiques. Dans ces affaires, les demandeurs avaient préalablement bénéficié de jugements ordonnant à leurs vendeurs ou aux personnes pénalement condamnées de payer les sommes équivalentes aux valeurs des appartements ou à 1 000 000 RUB. Les juridictions ont accueilli les demandes d’indemnisation en faisant systématiquement référence à l’arrêt no 13-P de la Cour constitutionnelle (paragraphe 14 ci-dessus) et en considérant que le versement de l’indemnité ne devait ni être subordonné à l’établissement d’une faute des autorités, ni être une source d’enrichissement pour les demandeurs.
23. Selon les données disponibles, en 2020 et 2021, différentes juridictions russes ont accueilli les demandes d’indemnisation introduites par des acquéreurs de logements restitués en application de l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale (voir, notamment, l’arrêt no 88-16143/2020 du 3 novembre 2020 et l’arrêt no 88-7794/2021 du 18 mai 2021 de la 7e cour de cassation, et l’arrêt no 88-15262/2021 du 30 août 2021 de la 3e cour de cassation).
3. LES AUTRES DISPOSITIONS PERTINENTES ET LEUR INTERPRÉTATION PAR LES JURIDICTIONS INTERNES
24. Selon la directive du Plénum de la Cour suprême du 23 juin 2015 no 25, la notion de « préjudice réel » (paragraphe 17 ci-dessus) comprend tant les frais réellement engagés que les frais que la personne devra engager dans le futur afin de réparer la violation de ses droits.
25. Les autres dispositions internes pertinentes et leur interprétation par la justice russe sont exposées dans les arrêts Alentseva c. Russie (no 31788/06, §§ 25-46 et 55, 17 novembre 2016) et Seregin et autres c. Russie (nos 31686/16 et 4 autres, §§ 52-58 et 62-69, 16 mars 2021).
4. LE PLAN D’ACTION PRÉSENTÉ PAR LES AUTORITÉS RUSSES AU COMITÉ DES MINISTRES DU CONSEIL DE L’EUROPE
26. Dans leur plan d’action présenté en 2016 au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (document DH-DD(2016)859) concernant l’exécution des arrêts Gladysheva c. Russie (no 7097/10, 6 décembre 2011) et Stolyarova c. Russie (no 15711/13, 29 janvier 2015), les autorités russes ont indiqué que le gouvernement russe avait pris un certain nombre de mesures générales à la suite de l’adoption desdits arrêts. Parmi ces mesures figuraient des modifications législatives visant à prévenir de nouvelles violations de la Convention et de ses Protocoles. Les autorités se sont référées à différentes dispositions de la nouvelle loi fédérale, ainsi qu’à un projet de loi qui était en cours de préparation et visait à renforcer – de façon préventive et compensatoire (« prohibition of revocation and compensation of damages ») – la protection des acquéreurs de bonne foi de logements.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1 à LA CONVENTION
27. La requérante se plaint de la restitution sans indemnisation de son appartement à une ville. Elle invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
28. Le Gouvernement argue que la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes. Il soutient, en se référant au code civil, à l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale et à l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale (paragraphes 13, 16-21 ci-dessus), qu’il existe un mécanisme légal de protection des acquéreurs de bonne foi contre la restitution des appartements sans indemnisation aux collectivités publiques (detailed mechanism for protection and restoration of violated property rights).
29. Le Gouvernement explique que ce mécanisme comprend deux volets. Le premier volet est constitué par les dispositions du code civil relatives à la notion de « bonne foi » d’un acquéreur de logement et l’institution d’un délai spécial de prescription pour revendiquer ledit logement. Le second volet est indemnitaire et consiste à verser aux acquéreurs de logements à une indemnité prélevée sur le budget fédéral. Cette indemnité est versée si l’acquéreur de bonne foi n’a pas réussi à obtenir les dommages-intérêts alloués dans un jugement rendu contre les personnes responsables de la situation. Le Gouvernement dit que la requérante aurait dû demander de telles dommages-intérêts dans un litige contre les personnes ayant commis l’escroquerie. Ces personnes pourraient être identifiées à l’issue d’une enquête pénale.
30. Il estime qu’en l’espèce la requérante a la faculté d’user de ces recours afin de remédier à la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
31. La requérante combat cette thèse. Elle argue que, selon les dispositions légales, le versement de l’indemnité par l’État est subordonné à l’obtention d’un jugement contre le vendeur ou une autre personne responsable de l’annulation du titre de propriété sur le logement. Or, les autorités n’ayant jamais ouvert d’enquête pénale, l’identité de la personne qui lui a vendu l’appartement n’a pas été établie et qu’elle se trouve donc objectivement dans l’impossibilité de former une action contre un inconnu. Elle affirme aussi ignorer l’adresse et la situation de l’agent immobilier.
2. Appréciation de la Cour
a) Considérations et principes généraux
32. L’appartement que la requérante avait acheté a été restitué sans indemnisation à la ville de Saint-Pétersbourg. Eu égard à l’exception d’irrecevabilité présentée par le Gouvernement, la Cour considère ce qui suit.
33. Elle constate d’emblée que le volet préventif du mécanisme légal de protection des acquéreurs de bonne foi des logements n’a pas été et n’est pas accessible à la requérante, le code civil ayant été modifié postérieurement à ce litige. Partant, la Cour ne se prononcera que sur le volet indemnitaire, et, plus précisément, sur la question de savoir si le nouveau recours indemnitaire prévu par l’article 68.1 de la nouvelle loi fédérale et permettant d’obtenir réparation du préjudice matériel une fois le logement restitué constitue en l’espèce un « recours effectif » au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
34. La Cour rappelle tout d’abord que la règle de l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999‑V). Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – et avec lequel elle présente d’étroites affinités –, que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 69-70, 25 mars 2014 ; voir aussi, Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010). Ce principe de subsidiarité est à présent inscrit dans le Préambule de la Convention, depuis que le Protocole no 15 est entré en vigueur le 1er août 2021.
35. Les critères d’effectivité d’un recours interne ont été rappelés dans les arrêts De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, §§ 77-81, CEDH 2012) et Mugemangango c. Belgique ([GC], no 310/15, §§ 130-131, 10 juillet 2020).
b) Application en l’espèce
36. La Cour constate que l’article 31.1 de l’ancienne loi fédérale, qui était applicable à l’époque des faits de l’espèce, permettait, sous certaines conditions, d’obtenir une indemnité pour perte de logement à la hauteur maximale de 1 000 000 RUB. Selon la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, reprise par certaines juridictions de fond, le recours ainsi prévu était censé ne réparer que partiellement le préjudice des acquéreurs de bonne foi (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
37. À compter du 1er janvier 2020, en réponse notamment aux arrêts de la Cour concernant les restitutions d’appartements (paragraphe 26 ci-dessus), la législation russe a été modifiée en vue de renforcer la protection des acquéreurs de logements. Le recours indemnitaire est en principe accessible à tous les acquéreurs de bonne foi (personnes physiques), y compris à ceux dont les logements avaient été restitués avant le 1er janvier 2020.
38. Les conditions de l’utilisation de ce recours sont les suivantes : i) la personne dont le logement a été restitué doit être un « acquéreur de bonne foi » ; ii) celui-ci doit avoir obtenu un acte judiciaire accordant la réparation du préjudice causé par la restitution du logement ; iii) cet acte judiciaire doit être resté inexécuté pendant au moins six mois, pour des raisons indépendantes de la volonté de l’acquéreur dépossédé ; iv) l’acquéreur doit demander en justice que l’État lui verse une indemnité. L’indemnité est censée couvrir l’intégralité du préjudice matériel résultant de la restitution. Le succès de cette action n’est pas subordonné à l’établissement d’une faute des autorités, cas dans lequel d’autres dispositions, relatives à la responsabilité pour faute, entrent en jeu et d’autres sommes peuvent être recouvrées (paragraphes 16-18 ci-dessus).
39. Ce recours est donc constitué de plusieurs étapes dont la première consiste à obtenir un acte judiciaire accordant réparation du préjudice résultant de la restitution de l’appartement. À cet égard, le Gouvernement n’a pas soutenu que l’acquéreur de bonne foi peut introduire un recours indemnitaire contre l’État sans avoir obtenu l’acte judiciaire susmentionné. En l’occurrence, la Cour peut suivre la requérante lorsque celle-ci soutient être dans l’impossibilité d’obtenir un tel jugement, dans la mesure où elle ne peut assigner une personne dans une action en dommages-intérêts. En effet, en l’absence d’une enquête pénale, l’identité de la personne qui s’était fait passer pour L. (la propriétaire défunte de l’appartement) n’a pas été établie. Certes, théoriquement, la requérante pourrait diriger son action contre celui qui s’était présenté comme agent immobilier. Cependant, cette voie apparaît trop incertaine : non seulement la requérante affirme ignorer l’adresse et la situation de cet individu, mais encore il n’a aucunement été allégué que cet individu a provoqué la présente situation préjudiciable à la requérante. Enfin, le Gouvernement n’a pas désigné d’autres personnes contre lesquelles la requérante pourrait agir afin d’obtenir réparation de son préjudice.
40. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut, sans aucunement préjuger de l’effectivité de principe du nouveau recours indemnitaire (voir Olkhovik et autres c. Russie (déc.), nos 11279/17 et 2 autres, 15 mars 2022), que celui-ci n’est pas accessible à la requérante dans les circonstances concrètes de l’espèce (voir aussi, mutatis mutandis, Ivan Todorov c. Bulgarie, no 71545/11, §§ 52-54, 19 janvier 2017). L’exception du Gouvernement doit donc être rejetée.
c) Conclusion
41. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
42. La requérante s’en tient à son grief, en se référant à l’arrêt Dubovets de la Cour constitutionnelle (paragraphe 15 ci-dessus, et Seregin et autres c. Russie (nos 31686/16 et 4 autres, §§ 66-67 et 69, 16 mars 2021)) et à l’arrêt Gladysheva c. Russie (no 7097/10, 6 décembre 2011). Elle argue aussi que le prix de l’achat de l’appartement était justifié par le mauvais état de celui-ci et par l’empressement de vendre le bien manifesté par la personne qui prétendait en être le propriétaire.
43. Le Gouvernement considère que la ville a perdu la possession de l’appartement contre sa volonté et qu’elle pouvait donc le revendiquer contre la requérante, de sorte que la bonne ou la mauvaise foi de l’intéressée n’était pas un facteur pertinent. Il indique aussi que l’intéressée avait acheté cet appartement à un prix inférieur à sa valeur cadastrale.
44. Le Gouvernement conclut que la privation de la requérante de son appartement était une mesure légale, qui poursuivait un but légitime (en l’occurrence, loger des orphelins) et était proportionnée à ce but.
2. Appréciation de la Cour
45. Les principes généraux, le droit et la pratique internes pertinents en matière de restitution de biens immobiliers au profit des collectivités publiques sont exposés dans les arrêts Alentseva c. Russie (no 31788/06, §§ 25-46 et 55, 17 novembre 2016) et Seregin et autres, précité (§§ 52-58, 62-74 et 94). En particulier, s’agissant de la proportionnalité de l’ingérence dans le droit au respect des biens, la Cour a dit dans l’arrêt précité Seregin et autres :
« (...) La proportionnalité de l’ingérence implique l’existence d’un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux des individus. Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à supporter « une charge spéciale et exorbitante ». La vérification de l’existence d’un juste équilibre exige un examen global des différents intérêts en jeu. Les aspects examinés par la Cour varient d’une affaire à une autre et dépendent des faits et de l’ingérence en cause. Dans son analyse de la proportionnalité, outre le comportement des autorités, la Cour examine souvent l’attitude du propriétaire, notamment le degré de faute ou de prudence dont il a fait preuve (AGOSI c. Royaume‑Uni, 24 octobre 1986, § 54, série A no 108, et G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 301, 28 juin 2018). Plus particulièrement, lorsqu’une personne acquiert un bien immobilier, elle doit faire preuve de vigilance au cas où des indices évidents pointent vers des fraudes commises en amont de la chaîne des transmissions de propriété. La Cour examine également les conséquences de l’ingérence pour le requérant et, en cas de privation de propriété, le point de savoir s’il a été indemnisé et selon quelles modalités (Turgut et autres, précité, § 91, et les références qui y sont citées). Elle rappelle à cet égard que lorsque, en corrigeant leurs propres erreurs, les autorités se trouvent amenées à porter atteinte au droit au respect des biens, le principe de la bonne gouvernance (good governance) exige qu’elles agissent en temps utile et de façon correcte et cohérente (voir, par exemple, Osipkovs et autres c. Lettonie, no 39210/07, § 80, 4 mai 2017, Beinarovič et autres c. Lituanie, nos 70520/10 et 2 autres, §§ 138-139, 12 juin 2018, et, dernièrement, Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 32, 17 décembre 2019), et qu’elles veillent aussi à ne pas corriger ce type d’erreurs au détriment du particulier concerné, surtout en l’absence d’un autre intérêt privé qui irait dans le sens contraire (voir, mutatis mutandis, Gladysheva c. Russie, no 7097/10, § 80, 6 décembre 2011, et Beinarovič et autres, précité, § 140, et les références qui y sont citées). »
46. Dans la présente affaire, la Cour n’estime pas nécessaire de statuer sur la légalité de l’ingérence, car la mesure n’était, en tout état de cause, pas proportionnée (Alentseva, précité, §§ 62-66, et Pchelintseva et autres c. Russie, nos 47724/07 et 4 autres, § 95, 17 novembre 2016).
47. Elle constate d’emblée que la requérante a été privée de sa propriété sans aucune indemnisation. Une ingérence d’une telle gravité appelle un contrôle strict de la Cour. Celle-ci observe que les motifs pour lesquels le titre de propriété de la requérante a été annulé par la justice sont, en résumé, les suivants : i) les autorités locales et fédérales n’ont pas commis de faute facilitant la dépossession de l’appartement ; ii) la ville a été dépossédée de son bien contre sa volonté, mais elle a agi en temps voulu ; iii) la bonne ou la mauvaise foi de la requérante n’était pas un facteur pertinent.
48. La Cour constate que la vente de l’appartement à la requérante a été possible à cause d’une coordination défaillante et tardive entre différentes autorités locales et fédérales (comité chargé des questions de logement, service d’état civil, ville et autorité chargée de l’enregistrement ; voir en particulier les paragraphes 4, 7 et 10 ci-dessus). Tandis que le décès de L. était connu des autorités au plus tard en décembre 2016, l’autorité de l’enregistrement ne l’a appris qu’en juin 2017 et la ville n’a agi qu’en octobre 2017 (voir aussi, pour des situations similaires, Zimonin et autres c. Russie [comité], nos 59291/13, 14639/14 et 14582/15, § 60, 16 mai 2017, et Frenkel et autres c. Russie [comité], nos 22481/18 et 38903/19, 6 avril 2021).
49. La Cour note également que la présente affaire renferme en toute apparence des faits d’escroquerie, de faux et d’usage de faux. Pourtant, l’autorité chargée de l’enregistrement, censée mener une « expertise » des documents présentés, n’a pas décelé de faux (voir récemment Frenkel et autres, précité, § 15, et Zadorozhnyy et autres c. Russie [comité], nos 55025/18 et 12185/19, § 16, 6 avril 2021). Certes, la Cour a déjà jugé qu’il était concevable que l’autorité chargée de l’enregistrement ou d’autres autorités n’aient pas pu déceler de falsification (Seregin et autres, précité, § 100). Toutefois, elle constate en l’espèce que les autorités n’ont pas pris de mesures ni d’initiatives, en ce compris pénales, pour rechercher les personnes responsables de cette situation. À l’estime de la Cour, il ne peut être considéré que les autorités ont agi en temps utile et avec diligence (voir, a contrario, par exemple, Bidzhiyeva c. Russie, no 30106/10, § 67, 5 décembre 2017, et Maltsev et autres c. Russie, nos 77335/14 et 2 autres, § 33, 17 décembre 2019).
50. La Cour estime qu’avec autant d’autorités compétentes pour les questions relatives aux logements et aux titres de propriété sur ceux-ci, il n’incombe pas à l’acheteur de subir inconditionnellement le risque de la restitution (voir, mutatis mutandis, Pchelintseva et autres, précité, § 98, et Ponyayeva et autres c. Russie, no 63508/11, § 53, 17 novembre 2016). La requérante pouvait légitimement et raisonnablement se fier au contrôle opéré par les autorités compétentes.
51. Quant à l’attitude de la requérante, qui peut être discutée, la Cour observe cependant qu’il n’a jamais été allégué au niveau interne que l’intéressée eût été de mauvaise foi ou négligente lors de l’achat de l’appartement. Par ailleurs, aucun élément permettant de remettre en cause la présomption de bonne foi applicable en la matière (paragraphe 15 ci-dessus, et Seregin et autres, précité, §§ 63-66) n’a été établi. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante a acheté l’appartement à un prix inférieur à sa valeur cadastrale (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour prend note des arguments de la requérante tenant au mauvais état de l’appartement et à l’empressement de vendre manifesté par la personne se prétendant être le propriétaire (paragraphe 42 ci-dessus). En toute hypothèse, la Cour ne peut avoir égard à l’argument du Gouvernement dans la mesure où les juridictions internes n’en ont pas fait état dans leurs décisions (Kirillova c. Russie, no 50775/13, § 37, 13 septembre 2016, et aussi, pour un exemple plus récent, Fakhrudtinova c. Russie [comité], no 5799/13, § 37, 9 octobre 2018).
52. Il ressort de ce qui précède que la requérante a dû subir, sans être indemnisée, les conséquences de faits imputables exclusivement à des tiers et aux autorités fédérales et municipales (Seregin et autres, précité, § 111, et Pchelintseva et autres, précité, §§ 98-100). Partant, le juste équilibre qui devait régner entre les exigences de l’intérêt public et la nécessité de protéger le droit de propriété de la requérante a été rompu. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
53. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
54. La requérante demande qu’on lui restitue l’appartement dont elle a été dépossédée, ou, alternativement, qu’on lui fournisse un appartement équivalent. Elle réclame également 10 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi.
55. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter ces demandes.
56. La Cour estime que le moyen approprié de redressement de la violation constatée serait le rétablissement du titre de propriété de la requérante sur l’appartement en tant que mesure de restitutio in integrum. Alternativement, si les autorités ne sont plus en possession dudit appartement, le moyen approprié de redressement serait de fournir à la requérante un appartement équivalent (Alentseva c. Russie, no 31788/06, §§ 85-86, 17 novembre 2016). En outre, la Cour alloue à la requérante 5 000 EUR pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
57. Elle juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
58. La requérante n’ayant pas soumis de demande de remboursement de ses frais et dépens, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit assurer, par tout moyen approprié, le rétablissement du titre de propriété de la requérante sur son appartement, ou, alternativement, lui fournir un appartement équivalent ;
b) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 mars 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président
* * *
[1] Il est à noter que l’ancienne loi fédérale a été en vigueur jusqu’au 1er janvier 2020, mais la nouvelle loi fédérale (voir paragraphe 16 de l’arrêt) est entrée en vigueur avant cette date, soit le 1er janvier 2017. Pendant trois ans, ces lois coexistaient.