DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SİLGİR c. TURQUIE
(Requête no 60389/10)
ARRÊT
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation du requérant à deux ans et un mois de prison (purgée) pour propagande en faveur d’une organisation terroriste pour avoir participé à une manifestation illégale et avoir brandi une affiche avec une photographie de A. Öcalan • Absence de besoin social impérieux et de proportionnalité
STRASBOURG
3 mai 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Silgir c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambrecomposée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu :
la requête (no 60389/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M Halit Silgir (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 31 août 2010,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 11 de la Convention et de déclarer irrecevable le surplus de la requête,
les observations du Gouvernement,
les observations tardives du requérant, et la décision du président de la chambre du 3 août 2018 de ne pas verser ces éléments au dossier en raison de l’absence de justification de la part du conseil du requérant sur l’inobservation du délai imparti, en application des articles 38 § 1 et 60 du règlement de la Cour
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne la condamnation du requérant à deux ans et un mois de prison (purgée) pour avoir participé à une manifestation illégale, tenue dans les lieux autres que ceux indiqués par les autorités compétentes, lors de laquelle il avait brandi une affiche sur laquelle figurait une photographie de A. Öcalan.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1976 et réside à Şanlıurfa. Il est représenté par Me A. Dağdeviren, avocat à Şanlıurfa.
3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministère de la Justice de Turquie, co-agent de la Turquie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
4. Le 9 septembre 2005, le requérant participa à une manifestation organisée par les membres du Parti démocratique du peuple à Viranşehir, district de Şanlıurfa. À la fin d’une déclaration de presse, les manifestants furent dispersés pacifiquement.
5. À une date non précisée, le procureur de Viranşehir déposa contre le requérant, devant le tribunal correctionnel de Viranşehir (« tribunal correctionnel »), un acte d’accusation pour infraction aux articles 23 § a), b) et d) et 28 § 1 de la loi relative aux réunions et manifestations publiques (« la loi no 2911 »), reprochant à l’intéressé d’avoir brandi, pendant le défilé, tenu sur un itinéraire non autorisé, une affiche sur laquelle figurait une photographie de A. Öcalan, le chef du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation terroriste armée), condamné en 1999 pour avoir mené des actions visant à provoquer la sécession d’une partie du territoire turc et pour avoir fondé et dirigé à cette fin une organisation terroriste, et l’accusant de propagande en faveur d’une organisation terroriste.
6. Le 9 juin 2006, le tribunal correctionnel déclara le requérant coupable de l’infraction aux articles 23 § a), b) et d) et 28 § 1 de la no 2911 et le condamna à deux ans et un mois d’emprisonnement ainsi qu’à une amende de 375 livres turques (environ 150 euros), après avoir pris en compte l’ensemble des pièces du dossier (l’acte reproché, la défense du requérant, son acte de naissance et son casier judiciaire, le procès-verbal de la transcription du cd et le procès-verbal de l’incident) de manière globale et objective. Il nota que le jour de l’incident, le requérant et les autres accusés avaient participé à une déclaration à la presse sur la place de la République en empruntant un itinéraire autre que celui défini par les autorités, et sans en informer la sous-préfecture, que pendant la lecture de la déclaration le requérant avait brandi une affiche noire et blanche de diamètres 100x15 centimètres sur laquelle figurait une photographie de A. Öcalan.
7. Le 24 février 2010, la Cour de cassation confirma le jugement pour autant qu’il concernait la peine de prison et le cassa dans sa partie relative à l’amende. Le jugement définitif fut versé au dossier le 30 avril 2010. Un avis de recherche fut notifié au requérant le 2 juin 2010.
8. Le requérant purgea sa peine du 18 septembre 2010 au 18 janvier 2012.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
9. L’article 6 de la loi no 2911 sur les réunions et les défilés publics, relatif aux manifestations illégales, donne compétence au préfet ou au sous-préfet pour réglementer le lieu et l’itinéraire que doivent emprunter les participants à la réunion ou à la manifestation.
10. L’article 10 de cette loi prévoit que le préfet ou le sous-préfet doit être informé au moins quarante-huit heures avant la manifestation. L’avis d’information contient, en particulier, le but de la manifestation, le lieu, le jour ainsi que l’heure de début et de fin de la manifestation.
11. L’article 23 indique, en ses alinéas a) à l), dans quelles situations une manifestation est considérée comme illégale.
Selon l’alinéa a), est considérée comme illégale la manifestation qui n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable ou bien dont l’heure de début ou de fin indiquée dans la déclaration préalable n’a pas été respectée.
L’alinéa b) se traduit comme suit en sa partie pertinente :
« [Sont considérés comme illégaux] (...) les réunions et défilés publics au cours desquels sont portés des affiches, pancartes, devises, photographies, panneaux ou objets considérés de par leur nature comme une infraction par les lois ou bien [les réunions et défilés publics au cours desquels] sont scandés ou diffusés à l’aide de systèmes sonores des slogans de cette nature. »
Enfin, selon l’alinéa d), est considérée comme illégale la manifestation qui a été tenue dans des lieux autres que ceux indiqués par les articles 6 et 10 de la même loi.
12. L’article 28 § 1 de cette loi dispose que les organisateurs ou les dirigeants de manifestations ou de réunions organisées en violation de la loi ou ceux qui y participent seront punis d’une peine d’emprisonnement pouvant aller d’un an et six mois à trois ans, sous réserve que leurs actes ne soient pas constitutifs d’une autre infraction.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
13. Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, le requérant voit dans sa condamnation à une peine d’emprisonnement une violation de son droit à la liberté d’expression et à la liberté de réunion. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), la Cour examinera le grief sous l’angle de l’article 11 qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
14. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
1. Sur la recevabilité
15. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte, par ailleurs, à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
16. Le requérant déclare que, contrairement à ce qu’il a soutenu devant les juridictions internes, il a participé à la manifestation en question, et a brandi la pancarte, mais qu’il est parti à la fin de la lecture du communiqué de presse sans avoir commis aucun autre acte ni perturbé l’ordre public. Il soutient que sa condamnation à une peine de prison de deux ans et un mois a violé son droit à la liberté de réunion, protégé par l’article 11 de la Convention.
17. Le Gouvernement expose que, dans le cas d’espèce, l’article 23 § a), b) et d) ainsi que l’article 28 de la loi no 2911 relative aux réunions et manifestations étaient la base légale des sanctions infligées au requérant, et estime que les libellés de ces articles répondent aux exigences de clarté et de prévisibilité inhérentes à la notion de loi. Il soutient que l’ingérence poursuivait le but légitime énoncé dans l’article 11 § 2 de la Convention, et estime que la mesure litigieuse visait deux buts reconnus comme légitimes par le paragraphe 2 de l’article 11, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui. Selon le Gouvernement, dans le cas d’espèce, le requérant s’est vu condamné à une peine d’emprisonnement non seulement pour avoir participé à une manifestation organisée en faveur du PKK, mais aussi pour avoir brandi une photo de A. Öcalan.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux pertinents
18. La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015, et Kemal Çetin c. Turquie, no 3704/13, § 37, 26 mai 2020).
19. Selon la Cour, toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.
20. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non pas de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier, sous l’angle de l’article 11, les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformément aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC] précité, § 143, Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017, et Adana TAYAD c. Turquie, no 59835/10, § 27, 21 juillet 2020).
21. La Cour rappelle également qu’il ne fait aucun doute que les États doivent non seulement protéger le droit de réunion pacifique, mais également s’abstenir d’apporter des restrictions indirectes abusives à ce droit. La Cour réaffirme par ailleurs que, si l’article 11 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute ingérence arbitraire des pouvoirs publics dans l’exercice de ses droits protégés, il peut engendrer de surcroît des obligations positives afin d’assurer la jouissance effective de ces droits (Akarsubaşı c. Turquie, no 70396/11, 39, 21 juillet 2015, et la jurisprudence citée).
b) Application des principes aux faits de l’espèce
i. Existence d’une ingérence
22. La Cour constate tout d’abord que le requérant a été condamné à une peine d’emprisonnement de deux ans et un mois d’emprisonnement pour avoir enfreint les articles 23 § a), b) et d) et 28 § 1 de la no 2911, d’avoir participé à une déclaration à la presse sur la place de la République en empruntant un itinéraire non défini par les autorités, et sans en informer la sous-préfecture, d’avoir brandi une affiche sur laquelle figurait une photographie de A. Öcalan, et d’avoir fait en conséquence propagande en faveur d’une organisation terroriste. Elle relève que les parties ne contestent pas l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion.
ii. Justification de l’ingérence
23. La Cour rappelle qu’une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de réunion enfreint l’article 11 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou des buts légitimes et est « nécessaire, dans une société démocratique » pour les atteindre.
24. En l’espèce, alors que le Gouvernement soutient que cette ingérence était prévue par les articles 23 et 28 § 1 de la loi no 2911 et poursuivait un but légitime, à savoir la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, le requérant ne se prononce pas sur le sujet.
A l’instar du Gouvernement, la Cour constate que l’ingérence litigieuse poursuivait un but légitime au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
25. En ce qui concerne la question de savoir si l’interprétation par les juridictions internes de l’infraction de la propagande en faveur d’une organisation terroriste pouvait raisonnablement être prévue par le requérant à l’époque des faits, la Cour observe que le tribunal correctionnel de Viranşehir a considéré que le requérant avait participé à la manifestation du 9 septembre 2005 et avait commis les infractions prévues par les articles 23 a), b) et d) et 28 § 1 de la loi no 2911. Le requérant a donc été reconnu coupable d’avoir fait la propagande en faveur d’une organisation terroriste, parce qu’il avait participé à une manifestation illégale, tenue dans les lieux autres que ceux indiqués par les autorités compétentes et qu’il avait brandi un portrait de A. Öcalan.
26. La Cour note que les jugements des juridictions internes n’ont pas détaillé les raisons pour lesquels les actes reprochés au requérant devaient être considérés constitutifs d’une propagande en faveur d’une organisation terroriste, et elle a par conséquent des doutes quant à l’existence d’une base légale suffisante et que l’exigence de la prévisibilité soit remplie (pour l’absence de controverse entre les parties, voir Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, § § 7 et 73, 27 février 2018).
27. Pour les raisons énoncées ci-après, la Cour estime qu’elle n’est pas tenue de parvenir à une conclusion définitive sur la question de la légalité dans la mesure où elle concerne la condamnation du requérant en vertu des articles 23 a), b) et d) et 28 § 1 de la loi no 2911 (voir, mutatis mutandis, Gülcü c. Turquie, no 17526/10, § 108, 19 janvier 2016).
28. Les dispositions en question punissent d’une peine d’emprisonnement le fait de participer à une manifestation organisée en violation de la loi. Elle note qu’en l’espèce la manifestation a été considérée comme illégale au regard des dispositions susmentionnées pour trois motifs : d’abord en raison de l’absence d’une déclaration préalable (alinéa a) ; ensuite en raison de l’utilisation de pancarte considérée illégale (alinéa b) ; enfin en raison du lieu de son organisation. Sur le point b), le jugement du tribunal correctionnel ne fait que mentionner que le requérant portait l’affiche de A. Öcalan.
29. Dans la présente affaire, la Cour observe donc que le requérant a été condamné, au pénal, à deux ans et un mois de prison, et que le requérant a déjà purgé cette peine, notamment pour propagande en faveur d’une organisation terroriste, au motif qu’il avait participé à une manifestation illégale, tenue dans les lieux autres que ceux indiqués par les autorités compétentes et qu’il avait brandi un portrait de A. Öcalan.
30. Or la Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, le fait de brandir le portrait de A. Öcalan lors d’une manifestation ne peut être considéré comme une forme d’expression exhortant à l’usage de la violence, à la résistance armée ou au soulèvement, ou encore, comme dans le cas d’espèce, la propagande en faveur d’une organisation terroriste (voir, mutatis mutandis, Agit Demir c. Turquie, précité, § 75 et la jurisprudence citée).
31. En ce qui concerne l’absence d’une déclaration préalable et le lieu de la manifestation et la participation du requérant à la déclaration à la presse, il ressort des éléments du dossier qu’après lecture de la déclaration de presse les manifestants s’étaient dispersés dans le calme sans commission ni même menaces de troubles à l’ordre public. Il n’y avait pas non plus eu de débordements qui auraient obligé les autorités administratives ou de police à intervenir pour le maintien de l’ordre public au palais de justice ou alentour, pas même en matière de circulation. En l’absence de violence de la part des manifestants, comme en l’espèce, il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d’une certaine tolérance envers les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention ne soit pas privée de son contenu. C’est pourquoi, à la lumière de ces considérations, la Cour estime que lorsque les autorités internes doivent faire face à une manifestation qui s’est déroulée de manière pacifique, comme en l’espèce, il est de leur devoir de mettre en balance les différents intérêts concurrents, à savoir le droit du requérant de manifester pacifiquement et celui des autorités internes de maintenir l’ordre public (Akarsubaşı c. Turquie, précité, §§ 42 et 43).
32. Eu égard à ce qui précède, la Cour conclut que, dans les circonstances de l’espèce, en condamnant le requérant sur le fondement de articles 23 § a), b) et d) et 28 § 1 de la loi no 2911, pour les faits susmentionnés, les autorités nationales n’ont pas mis en balance le droit de l’intéressé à la liberté de réunion pacifique et les buts légitimes poursuivis de façon adéquate et conforme aux critères établis par sa jurisprudence (mutatis mutandis, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 34, 17 avril 2018, et Fatih Taş c. Turquie (no 5), no 6810/09, § 40, 4 septembre 2018).
33. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que ni les arguments avancés par le Gouvernement ni les motifs avancés par les juridictions nationales ne permettent de penser que la condamnation pénale du requérant pouvait raisonnablement être perçue comme ayant répondu à un « besoin social impérieux ».
34. Enfin, quant à la proportionnalité de l’ingérence, la Cour rappelle que la nature et la gravité des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en compte, et elle renvoie à cet égard à sa jurisprudence selon laquelle les sanctions pénales appellent une justification particulière (Kudrevičius et autres, précité, § 146). En l’occurrence, la Cour constate que le requérant a été condamné à deux ans et un mois de prison pour avoir participé à une manifestation pacifique et brandi la photographie de A. Öcalan et que cette peine a été purgée du 18 septembre 2010 au 18 janvier 2012. La Cour estime qu’il s’agit d’une peine particulièrement lourde, et considère que les motifs invoqués par l’État défendeur, la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui, ne correspondent à aucun besoin social impérieux. Quand bien même ils seraient pertinents, ils ne suffiraient pas à montrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ». Nonobstant la marge d’appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu’il n’y avait aucun lien de proportionnalité raisonnable entre les restrictions apportées au droit du requérant à la liberté de réunion et quelque but légitime pouvant avoir été poursuivi (mutatis mutandis, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 146, 15 novembre 2018). Par ailleurs, elle estime que cette peine était de nature à avoir un « effet dissuasif » pour l’exercice par l’intéressé de son droit de manifester garanti par l’article 11 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Akarsubaşı et Alçiçek c. Turquie, no 19620/12, § 36, 23 janvier 2018).
35. Au vu de ce qui précède, et eu égard à la place éminente de la liberté de réunion pacifique dans une société démocratique (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], précité, § 142), la Cour conclut que la condamnation du requérant n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».
36. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
37. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
38. Le requérant n’a pas présenté sa demande de satisfaction équitable dans le délai imparti.
39. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme à la partie requérante au titre de l’article 41 de la Convention (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 94, CEDH 2011 (extraits)).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, la requête recevable ;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Rejette, la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Stanley Naismith Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président