GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SAVICKIS ET AUTRES c. LETTONIE
(Requête no 49270/11)
ARRÊT
Art 14 (+ Art 1 P1) • Discrimination • Exclusion des périodes de travail accumulées dans d’autres États de l’ex-URSS du calcul des pensions des non-citoyens résidents permanents, non applicable aux citoyens lettons, justifiée par des considérations très fortes • Différence de traitement litigieuse justifiée par les buts légitimes que sont la protection de l’identité constitutionnelle de la Lettonie, fondée sur la doctrine de la continuité de l’État, et la préservation de l’économie nationale • Importance du contexte particulier résultant de décennies d’occupation et d’annexion illégales et des choix politiques difficiles opérés après le rétablissement de l’indépendance • Ample marge d’appréciation non outrepassée • Importance accordée aux choix personnel des requérants de demeurer des « non-citoyens résidents permanents » alors qu’ils auraient pu acquérir la nationalité lettone • Affaire distincte de l’affaire Andrejeva c. Lettonie en ce qu’elle porte sur des périodes de travail accumulées en dehors de la Lettonie, avant l’établissement de tout lien avec ce pays • Absence de perte des prestations de base et de celles fondées sur des cotisations
STRASBOURG
9 juin 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Savickis et autres c. Lettonie,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano, président,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Yonko Grozev,
Ksenija Turković,
Paul Lemmens,
Ganna Yudkivska,
Aleš Pejchal,
Krzysztof Wojtyczek,
Branko Lubarda,
Mārtiņš Mits,
Pauliine Koskelo,
Lətif Hüseynov,
Lado Chanturia,
Erik Wennerström,
Anja Seibert-Fohr,
Mattias Guyomar, juges,
et de Abel Campos, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire porte sur la différence de traitement opérée entre les citoyens lettons et les « non-citoyens résidents permanents » (nepilsoņi) de Lettonie en ce qui concerne le calcul de leurs pensions de retraite respectives, les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées par ces derniers avant 1991 en dehors de la Lettonie dans d’autres régions de l’ex-Union des républiques socialistes soviétiques (l’URSS) ayant été exclues de ce calcul. Les requérants invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
PROCéDURE
2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49270/11) dirigée contre la République de Lettonie et dont un groupe de personnes nées entre 1938 et 1948 et résidant dans différentes villes de Lettonie ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
3. Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me I. Nikuļceva, avocate au barreau de Riga. Le gouvernement défendeur a été représenté par son agente, Mme K. Līce. Le gouvernement russe, qui a par la suite exercé son droit d’intervention (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 b) du règlement de la Cour – « le règlement »), a été représenté par le représentant de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme, M. Galperin.
4. La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 22 juin 2015, la requête a été notifiée au gouvernement défendeur.
5. Le 1er décembre 2020, une chambre de la cinquième section a décidé de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant les requérants que le Gouvernement ont soumis des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
8. La cinquième requérante (Mme Marzija Vagapova) ayant acquis la nationalité russe, le gouvernement russe a exprimé le 5 février 2021 son intention d’exercer son droit d’intervenir dans la procédure écrite et orale (articles 36 § 1 de la Convention et 44 § 1 du règlement). Par la suite, il a soumis des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
9. Une audience s’est déroulée le 26 mai 2021 au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, par visioconférence en raison de la situation sanitaire liée à la pandémie de Covid-19. L’enregistrement de l’audience a été rendu public le lendemain sur le site Internet de la Cour.
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
Mmes K. Līce, agente,
E.L. Vītola,
S. Kauliņa,
B. Felsberga, conseillères ;
– pour les requérants
Mes I. Nikuļceva, conseil,
A. Kuzmins, conseiller ;
– pour le gouvernement russe
M. M. Galperin, représentant du gouvernement russe,
Mme A. Dzutseva, conseil,
MM. S. Andreyev,
S. Toropov,
O. Polokhov, conseillers.
La Cour a entendu Mme Līce, Me Nikuļceva, Me Kuzmins et M. Galperin en leurs déclarations, ainsi que Mme Līce, Me Nikuļceva et Me Kuzmins en leurs réponses aux questions posées par les juges.
en fait
10. Les requérants sont nés entre 1938 et 1948 et résident dans différentes villes de Lettonie.
11. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. LE CONTEXTE HISTORIQUE GÉNÉRAL DE L’AFFAIRE
12. Le contexte historique de l’affaire, à savoir l’incorporation des États baltes dans l’Union soviétique opérée en 1940, a été décrit dans les arrêts Ždanoka c. Lettonie ([GC], no 58278/00, §§ 12-13, CEDH 2006‑IV), Kuolelis et autres c. Lituanie (nos 74357/01 et 2 autres, § 8, 19 février 2008), Vasiliauskas c. Lituanie ([GC], no 35343/05, §§ 11-12, CEDH 2015) et Sõro c. Estonie (no 22588/08, § 6, 3 septembre 2015).
13. Le 4 mai 1990, le Conseil suprême de la République socialiste soviétique de Lettonie (la « RSS » de Lettonie, l’une des quinze « républiques socialistes soviétiques » de l’URSS), l’assemblée législative élue le 18 mars de la même année, adopta la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie, qui proclamait illégale au regard du droit international l’incorporation de la Lettonie dans l’URSS opérée en 1940 et redonnait force de loi aux dispositions fondamentales de la Constitution de 1922 (Satversme). Une période de transition visant à la restauration de la souveraineté de fait de la Lettonie fut instaurée. La tenue de négociations avec l’URSS sur la base du traité de paix de 1920 entre la Lettonie et la Russie était prévue. Au cours de cette période, un certain nombre de dispositions de la Constitution de la RSS de Lettonie et d’autres instruments juridiques demeurèrent en vigueur pour autant qu’elles ne contrevenaient pas aux dispositions fondamentales de la Constitution de 1922 (paragraphes 60-61 ci-dessous).
14. Le 21 août 1991, le Conseil suprême adopta une loi constitutionnelle proclamant l’indépendance totale et immédiate du pays (paragraphe 62 ci‑dessous). La période transitoire instaurée par la Déclaration du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance fut levée.
15. Le 8 décembre 1991, le Bélarus, la Fédération de Russie et l’Ukraine signèrent l’accord de Minsk, qui prenait acte de la fin de l’existence de l’URSS et instituait la Communauté d’États indépendants (la « CEI »).
16. Le 21 décembre 1991, onze états souverains qui faisaient jadis partie de l’URSS – mais parmi lesquels ne figuraient ni la Lettonie, ni la Lituanie ni l’Estonie ni la Géorgie – signèrent la Déclaration d’Alma-Ata, qui confirmait et développait l’accord de Minsk portant création de la CEI. La Déclaration d’Alma-Ata énonçait qu’« [avec] la création de la [CEI], l’Union des Républiques socialistes soviétiques [avait] cess[é] d’exister » et que la CEI ne constituait ni un État ni une entité supra-étatique. Un Conseil des chefs des gouvernements de la CEI fut créé. Le même jour, ce conseil prit la décision suivante (ONU, documents officiels, A/47/60) :
« Les États de la Communauté estiment que la Russie doit succéder à l’URSS à l’ONU, y compris en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, et dans les autres organisations internationales. »
2. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. Le calcul initial des pensions de retraite des requérants
17. En 1996, la République de Lettonie instaura un régime de sécurité sociale qui tenait compte, aux fins du calcul des pensions de retraite, des périodes de travail et des périodes assimilées accumulées avant 1991 sur le territoire letton. Pour les citoyens lettons, ces périodes devaient aussi être prises en compte si elles avaient été accumulées sur les autres territoires de l’ex-URSS. En revanche, pour les « non-citoyens résidents permanents », les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées sur les autres territoires de l’ex-URSS ne pouvaient être prises en compte que dans un nombre limité de cas (paragraphes 66-68 ci-dessous).
18. Les requérants, qui sont tous nés dans différentes régions de ce qui était alors l’Union soviétique et qui étaient ressortissants de l’ex‑URSS, s’installèrent en Lettonie à une époque où celle-ci faisait partie intégrante de l’Union soviétique. Certains d’entre eux arrivèrent en Lettonie dès leur plus jeune âge, d’autres peu avant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, dans les années 1990-1991. Ils n’obtinrent pas la nationalité lettone à la suite du rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, mais ils se virent accorder le statut de « non-citoyens résidents permanents » (nepilsoņi) de Lettonie. Après avoir travaillé en Lettonie jusqu’à leur retraite, ils se virent allouer des pensions de retraite. Toutefois, contrairement à celles des citoyens lettons, leurs pensions de retraite furent calculées sans qu’il fût tenu compte des périodes de travail et des périodes assimilées accumulées par eux en dehors du territoire letton dans d’autres régions de l’ex-URSS avant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie.
1. Le premier requérant (M. Jurijs Savickis)
19. Le premier requérant est né dans l’oblast de Kalinin (Russie) en 1939. Devant la Cour, il avance que la période de vingt et un ans, trois mois et treize jours pendant laquelle il a travaillé en Russie a d’abord été exclue du calcul de sa pension, et qu’elle y a ensuite été intégrée mais seulement ex nunc, sans effet rétroactif.
20. Par une lettre reçue au greffe le 30 octobre 2020, la représentante des requérants a informé la Cour du décès du premier requérant. Par une lettre du 16 février 2021, elle a indiqué à la Cour qu’aucun héritier ou proche du premier requérant ne s’était manifesté pour exprimer le souhait de poursuivre la procédure en son nom.
2. Le deuxième requérant (M. Genādijs Nesterovs)
21. Le deuxième requérant est né à Bakou (Azerbaïdjan) en 1938. Dans ses observations, il indique avoir travaillé sur le territoire azerbaïdjanais de 1956 à 1957, puis de 1960 à 1968 (pendant neuf ans, un mois et huit jours au total), avoir été appelé à accomplir son service militaire obligatoire en Allemagne de l’Est de 1957 à 1960 (pendant trois ans, deux mois et douze jours), et avoir commencé à travailler en Lettonie en 1968, à l’âge de trente ans.
22. Le 12 janvier 1999, l’Agence de l’assurance sociale de l’État (Valsts sociālās apdrošināšanas aģentūra) accorda une pension de retraite au deuxième requérant. La durée d’assurance à prendre en compte fut fixée à trente ans, un mois et quatorze jours. Les périodes de travail et de service militaire accomplies par l’intéressé en dehors du territoire letton ne furent pas prises en compte dans le calcul de sa pension. La pension mensuelle de l’intéressé, payable à compter du 3 décembre 1998, fut fixée à 79,05 lats lettons (LVL) (soit environ 113 euros (EUR)).
23. Le 11 février 2008, le montant de la pension du deuxième requérant fut recalculé, car celui-ci avait continué à travailler entre-temps. La durée d’assurance à prendre en compte fut fixée à trente-neuf ans, un mois et treize jours. La pension mensuelle de l’intéressé, payable à compter du 1er janvier 2007, fut fixée à 177,46 LVL (soit environ 253 EUR).
24. Selon les informations les plus récentes fournies par les requérants, le deuxième requérant perçoit depuis décembre 2015 une pension de 359,15 EUR augmentée d’une majoration de 26,89 EUR. Les périodes de travail accumulées en Azerbaïdjan et la durée du service militaire accompli par l’intéressé en Allemagne sont restées exclues du calcul de sa pension.
3. Le troisième requérant (M. Vladimirs Podoļako)
25. Le troisième requérant est né à Vladivostok (Russie) en 1948. Il arriva en Lettonie en 1951, à l’âge de trois ans. Il commença à travailler en Lettonie en 1968. Il dit avoir accompli son service militaire obligatoire en Russie (pendant deux ans et un mois).
26. Le 20 octobre 2009, le troisième requérant sollicita une pension de retraite anticipée. Le 2 décembre 2009, sa demande fut rejetée au motif qu’il ne justifiait pas d’une durée d’assurance au moins égale à trente ans, condition requise pour la perception d’une telle pension. Les années de service militaire accomplies par l’intéressé n’ayant pas été prises en compte, la durée d’assurance le concernant fut fixée à vingt-huit ans, cinq mois et quatorze jours. Les juridictions administratives refusèrent d’examiner le recours introduit devant elles par le troisième requérant, au motif que celui-ci n’avait pas démontré avoir satisfait aux exigences procédurales applicables.
27. Le 2 août 2010, le troisième requérant, qui avait atteint l’âge légal de la retraite, se vit accorder une pension de retraite de 186,17 LVL (soit environ 265 EUR), payable à compter du 11 juillet 2010. Le requérant ayant continué à travailler, sa durée d’assurance fut fixée à vingt-neuf ans, trois mois et seize jours.
28. Il ressort des informations les plus récentes fournies par le troisième requérant que celui-ci perçoit depuis décembre 2015 une pension de 283,05 EUR augmentée d’une majoration de 16,93 EUR, et que ses années de service militaire obligatoire accomplies en Russie sont restées exclues du calcul de sa pension.
4. La quatrième requérante (Mme Asija Sivicka)
29. La quatrième requérante est née à Termez (Ouzbékistan) en 1946. Il ressort des informations fournies par l’Agence de l’assurance sociale de l’État que la requérante travailla en Ouzbékistan de 1963 à 1971 (pendant sept ans, dix mois et quatorze jours, auxquels s’ajoutent deux mois de congé parental). Entre 1971 et 1973, la requérante bénéficia d’un congé parental d’une durée totale d’un an, onze mois et vingt-six jours, mais les documents fournis à la Cour ne précisent pas dans quel pays l’intéressée se trouvait pendant cette période. De 1973 à 1976, elle travailla en Allemagne pendant deux ans, neuf mois et seize jours, et elle prit un congé parental d’un mois et quatre jours. De 1976 à 1981, elle travailla en Russie pendant quatre ans, onze mois et vingt-cinq jours. De 1981 à 1985, elle servit en tant que volontaire dans l’armée russe. De 1985 à 1987, elle travailla au Bélarus pendant un an, cinq mois et cinq jours. Elle commença à travailler en Lettonie en 1987, à l’âge de quarante et un ans.
30. Le 28 mars 2008, l’Agence de l’assurance sociale de l’État accorda une pension de retraite à la quatrième requérante. Les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées par l’intéressée en dehors du territoire letton ayant été exclues du calcul de sa pension, la durée d’assurance à prendre en compte fut fixée à dix-neuf ans, onze mois et douze jours. La pension mensuelle de la requérante, payable à compter du 27 février 2008, fut fixée à 49,50 LVL (soit environ 70 EUR).
31. Le 28 septembre 2010, l’accord sur la coopération en matière de sécurité sociale conclu entre la République de Lettonie et la République du Bélarus (« l’accord letto-bélarussien sur la sécurité sociale ») entra en vigueur. Sur la base de cet accord, la République du Bélarus accorda à la quatrième requérante une pension de retraite de 6,55 EUR au titre des périodes de travail accomplies par l’intéressée au Bélarus. La date de cette décision ne figure dans aucun document. Dans son formulaire de requête déposé le 4 août 2011, la quatrième requérante indiquait qu’elle avait adressé une demande de pension en octobre 2010, mais qu’elle n’avait pas encore reçu de réponse. Toutefois, le Gouvernement soutient que la décision d’attribution d’une pension avait déjà été prise au 27 octobre 2010.
32. Le 19 janvier 2011, l’accord sur la coopération en matière de sécurité sociale entre la République de Lettonie et la Fédération de Russie (« l’accord letto-russe sur la sécurité sociale ») entra en vigueur. En vertu d’une décision du 8 juin 2011, la période de travail accomplie en Russie par la quatrième requérante fut prise en compte aux fins du calcul de sa pension, en application de l’accord letto-russe sur la sécurité sociale. La durée d’assurance de l’intéressée fut en conséquence portée à vingt-sept ans, deux mois et sept jours (y compris les périodes accumulées pendant la poursuite de son activité après la retraite). La pension mensuelle de l’intéressée, payable à compter du 1er février 2011, fut fixée à 82,05 LVL (soit environ 117 EUR) et augmentée d’une majoration de 9,10 LVL (soit environ 13 EUR).
33. Il ressort des informations les plus récentes fournies par les requérants que depuis décembre 2015, la quatrième requérante reçoit de la Lettonie une pension de 152,06 EUR augmentée d’une majoration de 12,95 EUR. Le Bélarus sert à l’intéressée une pension de 12,50 EUR au titre des périodes de travail accomplies par elle sur son territoire. Les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées par la requérante en Ouzbékistan ont été exclues du calcul de sa pension. Bien que les périodes de travail accumulées par l’intéressée en Allemagne et la durée du service militaire accompli par elle en Russie aient également été exclues du calcul de sa pension, la requérante ne se plaint pas de cette exclusion car celle-ci s’applique aussi au calcul des pensions des citoyens lettons.
5. La cinquième requérante (Mme Marzija Vagapova)
34. La cinquième requérante est née à Syzran (Russie) en 1942. Il ressort des informations fournies par l’Agence de l’assurance sociale de l’État que la requérante travailla en Russie de 1960 à 1970 (pendant neuf ans, dix mois et quatorze jours), en Ouzbékistan de 1970 à 1971 (pendant sept mois et dix jours), au Turkménistan de 1972 à 1980 (pendant quatre ans, neuf mois et quinze jours ou, selon les propres calculs de la requérante, cinq ans, trois mois et douze jours), et au Tadjikistan de 1980 à 1986 (pendant six ans, un mois et quinze jours). L’intéressée commença à travailler en Lettonie en 1987, à l’âge de quarante-quatre ans.
35. Le 16 février 2005, l’Agence de l’assurance sociale de l’État accorda une pension de retraite à la cinquième requérante. Les années de travail accomplies par la requérante en dehors du territoire letton ayant été exclues du calcul de sa pension, la durée d’assurance à prendre en compte fut fixée à dix ans et quatre jours. La pension mensuelle de la requérante, payable à compter du 1er décembre 2004, fut fixée à 38,50 LVL (soit environ 55 EUR).
36. En vertu d’une décision du 11 mars 2011, les périodes de travail accumulées par la requérante en Russie furent prises en compte aux fins du calcul de sa pension, en application de l’accord letto-russe sur la sécurité sociale. En conséquence, la durée d’assurance de l’intéressée fut portée à vingt et un ans, un mois et dix-huit jours (y compris les périodes de travail accumulées après la retraite). La pension mensuelle de la requérante fut portée à 88,76 LVL (soit environ 126 EUR). L’intéressée se vit également accorder une majoration de 12,60 LVL (soit environ 18 EUR), payable à compter du 1er février 2011.
37. Il ressort des informations les plus récentes fournies par la cinquième requérante que depuis décembre 2015, celle-ci perçoit une pension de 137,08 EUR augmentée d’une majoration de 17,93 EUR. Les périodes de travail accumulées par l’intéressée en Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan sont restées exclues du calcul de sa pension.
38. à une date non précisée (postérieure à l’introduction de la requête devant la Cour, mais antérieure au dessaisissement au profit de la Grande Chambre), la cinquième requérante acquit la nationalité russe.
2. Le premier arrêt de la Cour constitutionnelle (2001)
39. En 2001, saisie d’un recours introduit devant elle par vingt députés, la Cour constitutionnelle (Satversmes tiesa) fut appelée à contrôler la disposition légale interne qui prévoyait un calcul différencié des pensions d’État selon que leurs bénéficiaires possédaient ou non la citoyenneté lettone. Elle jugea que la disposition litigieuse, à savoir le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi relative aux pensions d’État, était sans rapport avec le droit de propriété au motif que les droits à pension au titre des périodes considérées reposaient sur le principe de solidarité et qu’elle n’établissait pas de lien direct entre les cotisations et le montant des pensions. En conséquence, elle conclut que la disposition critiquée n’était pas contraire à l’article 1 du Protocole no 1 et qu’elle ne violait pas l’article 14 de la Convention. En outre, elle estima que la distinction opérée par la législation interne était objectivement justifiée par la nature et les principes du régime de pensions letton, et qu’elle ne s’analysait pas en une discrimination au sens de la Constitution. Elle considéra que la question des périodes de travail accumulées en dehors de la Lettonie avant 1991 par les personnes qui ne possédaient pas la nationalité lettone devait être réglée par voie d’accords internationaux, et que la Lettonie n’était pas tenue d’assumer les obligations d’un autre État (on trouvera une traduction des principaux arguments de la Cour constitutionnelle dans l’arrêt Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 37, CEDH 2009).
3. L’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva
40. La question de la conformité du premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi relative aux pensions d’État à l’article 1 du Protocole no 1 et à l’article 14 de la Convention a été soulevée devant la Cour dans l’affaire Andrejeva, précitée. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans cette affaire, la Cour a commencé par rappeler que, dans l’affaire Stec et autres c. Royaume-Uni ((déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, CEDH 2005-X), elle avait abandonné la distinction entre les prestations contributives et les prestations non contributives aux fins de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a ensuite estimé que la thèse du gouvernement défendeur selon laquelle la Lettonie n’avait pas hérité de l’ex-Union soviétique ses droits et obligations en matière de prestations sociales au regard du droit international public manquait en l’occurrence de pertinence, car la Lettonie avait décidé d’elle‑même de verser aux particuliers des pensions au titre du travail accompli par eux en dehors de son territoire, créant ainsi une base légale suffisamment claire dans son droit interne. En conséquence, elle a jugé que le droit présumé de bénéficier d’une telle prestation relevait du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, et que l’article 14 de la Convention trouvait donc à s’appliquer (Andrejeva, précité, §§ 76-80).
41. Eu égard aux conclusions qui suivaient dans son arrêt, la Cour n’a pas estimé nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si le constat des juridictions internes selon lequel le fait, pour un individu, de travailler pour le compte d’un organisme établi en dehors du territoire letton tout en étant physiquement présent en Lettonie ne constituait pas un « travail sur le territoire letton » pouvait passer pour raisonnable ou était au contraire manifestement arbitraire (ibidem, § 85). Elle a ensuite relevé que la différence de traitement litigieuse poursuivait au moins un but légitime, à savoir la protection du système économique national (ibidem, § 86), puis elle a constaté que le refus des autorités nationales de prendre en charge les années de travail accomplies par la requérante « en dehors de la Lettonie » reposait exclusivement sur la circonstance que l’intéressée ne possédait pas la nationalité lettone. Elle en a conclu que la nationalité constituait le seul et unique critère de la distinction en cause (ibidem, § 87).
42. S’appuyant sur les arrêts Gaygusuz c. Autriche (16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV) et Koua Poirrez c. France (no 40892/98, § 46, CEDH 2003-X), la Cour a rappelé que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité. Elle a constaté qu’aucune considération de cette sorte n’existait dans l’affaire Andrejeva. Elle a relevé en premier lieu qu’il n’était pas allégué que la requérante ne remplissait pas les autres conditions légales pour bénéficier de la prise en charge complète de ses années de travail. Elle en a conclu que l’intéressée se trouvait dans une situation objectivement analogue à celle des individus qui avaient eu une carrière professionnelle identique ou similaire comportant des périodes de travail en dehors du territoire letton mais qui avaient été reconnus citoyens lettons après 1991. En deuxième lieu, elle a constaté que rien ne montrait qu’à l’époque soviétique, il y eût une quelconque distinction en matière de pensions entre les ressortissants de l’ex‑URSS. En troisième lieu, elle a observé que la requérante n’avait alors aucune nationalité et qu’elle bénéficiait du statut de « non-citoyenne résidente permanente » de Lettonie, le seul État avec lequel elle possédait un rattachement juridique stable, et donc le seul État qui, objectivement, pouvait la prendre en charge pour ce qui était de la sécurité sociale (Andrejeva, précité, § 88). En conséquence, elle a estimé que l’existence d’un « rapport raisonnable de proportionnalité » qui aurait rendu la distinction critiquée conforme aux exigences de l’article 14 de la Convention n’était pas établie (ibidem, § 89).
43. En outre, tout en reconnaissant l’importance des accords interétatiques bilatéraux en matière de sécurité sociale pour le règlement effectif des problèmes tels que celui qui se posait dans cette affaire, la Cour a relevé que le gouvernement letton ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité au regard de l’article 14 de la Convention au motif qu’il n’était pas lié par de tels accords (ibidem, § 90). Enfin, elle a rejeté la thèse du gouvernement letton selon laquelle il aurait suffi à la requérante de se faire naturaliser lettone pour obtenir l’intégralité de la pension réclamée. Pour se prononcer ainsi, elle a estimé qu’une approche consistant à débouter la victime d’une discrimination au motif que celle-ci aurait pu y échapper en modifiant l’un des critères énumérés à l’article 14 – par exemple, en acquérant une nationalité – aurait vidé cette disposition de sa substance (ibidem, § 91). Partant, la Cour a conclu qu’il y avait eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
4. Les demandes formées par les requérants à la suite de l’arrêt Andrejeva
1. Les recours administratifs exercés par les requérants
44. Le 14 août 2009, à la suite du prononcé de l’arrêt rendu dans l’affaire Andrejeva, les premier, deuxième, quatrième et cinquième requérants demandèrent à l’Agence de l’assurance sociale de l’État de recalculer leurs pensions en tenant compte des périodes de travail et des périodes assimilées accumulées par eux dans les territoires de l’ex-URSS autres que la Lettonie et de leur verser une indemnisation en réparation de leur préjudice matériel. Les demandes des requérants ayant été rejetées, ceux-ci exercèrent devant les tribunaux administratifs des recours tendant à la réouverture des procédures administratives les concernant.
45. Les requérants furent déboutés de leurs recours par des décisions définitives rendues les 20 et 27 novembre 2009 et le 16 décembre 2009 respectivement par le tribunal administratif de district (Administratīvā rajona tiesa). Celui-ci déclara que l’arrêt rendu par la Cour ne concernait que Mme Andrejeva, et il releva que la Cour n’avait rendu aucun arrêt analogue en faveur des requérants de la présente affaire. Il jugea par ailleurs que compte tenu de la marge d’appréciation reconnue à l’État pour décider de la manière d’exécuter l’arrêt de la Cour de Strasbourg, la réouverture des procédures concernant les requérants ne pouvait se justifier par une modification alléguée de l’état du droit. Il signala en particulier qu’un projet de modification de la loi relative aux pensions d’État était en cours d’examen par le Parlement, et qu’il avait été adopté en première lecture. Il indiqua que ce projet prévoyait l’exclusion des durées d’assurance accumulées en dehors du territoire letton du calcul des pensions tant pour les citoyens lettons que pour les « non‑citoyens résidents permanents ». Il expliqua que l’exposé des motifs du projet modificatif indiquait que l’arrêt Andrejeva pouvait recevoir exécution par l’inclusion de ces périodes dans le calcul des pensions des citoyens lettons et des « non-citoyens résidents permanents » ou par leur exclusion totale de ce calcul, mais que c’était cette dernière solution qui avait été proposée parce que l’inclusion de ces périodes dans le calcul des pensions des « non-citoyens résidents permanents » paraissait contraire à la doctrine de la continuité de l’État letton nonobstant l’occupation ou l’annexion de celui-ci par des puissances étrangères. En conséquence, le tribunal administratif de district estima que la question d’une modification de l’état du droit susceptible de justifier la réouverture des procédures administratives concernant les requérants ne pourrait se poser qu’à l’issue des modifications législatives proposées.
2. Le contrôle juridictionnel exercé par la Cour constitutionnelle
a) Les recours formés par les requérants devant la Cour constitutionnelle
46. Le 5 mars 2010, s’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva, les premier, deuxième, quatrième et cinquième requérants introduisirent devant la Cour constitutionnelle un recours par lequel ils sollicitaient le réexamen de la compatibilité de la disposition opérant la différence de traitement litigieuse entre les citoyens lettons et les « non‑citoyens résidents permanents », à savoir le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi relative aux pensions d’État, avec l’article 91 de la Constitution (consacrant le principe d’égalité et de non-discrimination) et l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
47. La Cour constitutionnelle déclara recevable le recours introduit par les requérants et ouvrit une procédure le 24 mars 2010 (affaire no 2010-20-0106). Elle estima que les intéressés avaient suffisamment démontré qu’ils n’avaient aucune possibilité de faire valoir leurs droits en exerçant les voies de recours ordinaires.
48. Le 22 mars 2010, le troisième requérant introduisit un recours analogue, dans lequel il alléguait en particulier que la durée de son service militaire obligatoire n’avait pas été prise en compte aux fins du calcul de sa durée d’assurance, raison pour laquelle sa demande de pension de retraite anticipée avait été rejetée. Le 16 avril 2010, la Cour constitutionnelle ouvrit aussi une procédure à l’égard du troisième requérant, estimant que la disposition législative critiquée l’avait personnellement affecté et qu’il avait démontré qu’il n’avait aucune possibilité de faire valoir ses droits en exerçant les voies de recours ordinaires. Le 17 juin 2010, elle décida de joindre ces deux recours.
b) Le deuxième arrêt de la Cour constitutionnelle (2011)
49. Par un arrêt rendu le 17 février 2011, la Cour constitutionnelle jugea que la disposition législative critiquée était compatible avec le principe de non-discrimination. Après avoir analysé le contexte historique dans lequel s’inscrivait la création du système de sécurité sociale letton, la Cour constitutionnelle observa qu’à la suite du rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, l’État avait dû arrêter les modalités de calcul des pensions de retraite des personnes qui n’avaient pas contribué au budget national de la Lettonie parce qu’elles avaient pris leur retraite avant le rétablissement de l’indépendance ou accumulé tout ou partie de leurs périodes d’assurance sous le régime soviétique. Elle releva que le législateur avait décidé de tenir compte de toutes les périodes de travail et des périodes assimilées accumulées par les citoyens lettons tant en Lettonie que dans les autres territoires de l’ex‑URSS aux fins du calcul de leur pension de retraite, mais que s’agissant des étrangers, des apatrides et des « non-citoyens résidents permanents », il avait en revanche résolu de ne tenir compte que des périodes de travail accomplies par eux sur le territoire letton (à quelques exceptions près). Elle constata donc qu’il existait une nette différence de traitement entre les citoyens lettons et les « non-citoyens résidents permanents », et qu’il lui fallait rechercher si cette différence était ou non justifiée.
50. Renvoyant à l’arrêt Andrejeva rendu par la Cour de Strasbourg, la Cour constitutionnelle releva que celle-ci s’était bornée à analyser les faits de l’espèce sans se prononcer sur la question de la conformité générale de la législation interne pertinente à des normes juridiques de rang supérieur. La Cour constitutionnelle établit ensuite une distinction entre les circonstances factuelles de l’affaire Andrejeva et celles de l’affaire dont elle était saisie. Elle releva notamment que si l’employeur de Mme Andrejeva était une entreprise soviétique, le service régional où l’intéressée se trouvait pendant son travail était situé en Lettonie, à la différence des requérants, qui avaient travaillé en dehors du territoire letton de longues années durant, pendant lesquelles ils n’avaient établi aucun lien juridique avec la Lettonie.
51. Les passages pertinents du raisonnement de la Cour constitutionnelle se lisent ainsi :
« 9. (...) Les faits qui étaient en cause dans l’affaire Andrejeva c. Lettonie sont fort différents de ceux de la présente espèce. En particulier, Mme Andrejeva résidait en Lettonie depuis 1954, et bien qu’elle fût employée par une entreprise relevant du pouvoir central de l’URSS – c’est-à-dire une entreprise de l’Union, le service régional où elle travaillait se trouvait sur le territoire letton.
Au contraire, le [premier] requérant justifie d’une durée d’assurance de 37,2 ans, dont 21,3 ans (soit 57 %) correspondent à des périodes de travail accomplies en dehors de la Lettonie. La durée d’assurance de [la cinquième requérante] s’établit à 31,4 ans, dont 21,4 ans (68 %) correspondent à des périodes de travail accomplies en dehors de la Lettonie, et celle de [la quatrième requérante] s’établit à 41,7 ans, dont 21,8 années (52 %) correspondent à des périodes de travail accomplies en dehors de la Lettonie. Quant [au deuxième requérant], 12 années (28 %) des 42,1 années d’assurance dont il justifie correspondent à des périodes accomplies en dehors de la Lettonie. La Cour constitutionnelle ne dispose d’aucune information donnant à penser que les intéressés n’étaient qu’officiellement salariés d’entreprises dépendant d’autres républiques de l’URSS et qu’ils résidaient et travaillaient en réalité sur le territoire letton, comme le faisait Mme Andrejeva. Dans ces conditions, aucun lien juridique n’a pu s’établir entre les requérants et la Lettonie au cours des périodes en question. »
52. S’appuyant notamment sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Cour constitutionnelle souligna que les États membres jouissent d’une ample marge d’appréciation pour établir leurs régimes de sécurité sociale, y compris leurs systèmes de pensions. En outre, elle releva que dans les affaires Jasinskij et autres c. Lituanie (no 38985/97, décision de la Commission du 9 septembre 1998, Décisions et rapports 94‑B), Kuna c. Allemagne ((déc.), no 52449/99, 10 avril 2001), Kireev c. Moldova et Russie ((déc.), no 11375/05, 1er juillet 2008), Kovačić et autres c. Slovénie ([GC], nos 44574/98 et 2 autres, § 256, 3 octobre 2008) et Si Amer c. France (no 29137/06, 29 octobre 2009), la Cour européenne avait dûment tenu compte des considérations relatives à la succession d’États et à la continuité des obligations juridiques.
53. La Cour constitutionnelle poursuivit ainsi (passage marqué en gras dans le texte original) :
« 11.1 (...) Le 18 novembre 1918, le Conseil du peuple letton proclama l’indépendance de la République de Lettonie. En 1940, la Lettonie et les autres États baltes perdirent de facto leur indépendance lorsque l’URSS occupa la Lettonie en violation du droit international.
L’indépendance de la Lettonie a été rétablie en 1990, sur le fondement de la doctrine de la continuité de l’État. Un État qui recouvre sa qualité d’État après qu’il a été mis fin illégalement à son indépendance a le droit, en vertu de la doctrine de la continuité de l’État, de se reconnaître comme celui qui a été par le passé illicitement dissous (...)
La continuité de la Lettonie en tant que sujet de droit international est proclamée dans la Déclaration [sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie, adoptée le 4 mai 1990 par le Conseil suprême de la RSS de Lettonie]. Le préambule de ce texte souligne que l’incorporation de la République de Lettonie dans l’Union soviétique est nulle et non avenue au regard du droit international, et que la République de Lettonie a toujours existé de jure en tant que sujet de droit international. Il apparaît que ce préambule vise principalement à ancrer la doctrine de la continuité de l’État letton dans l’ordre juridique letton (...)
11.2. L’identité juridique de l’État détermine les droits et obligations de celui-ci. Pour se prononcer sur l’identité d’un État, il faut relever et admettre que l’annexion illicite de tout ou partie d’un État par un autre ne peut emporter aucune conséquence juridique. (...) En vertu du principe ex injuria jus non oritur, un État ou une partie d’un État ne peut s’unir à un autre que de son plein gré et dans le respect des procédures établies par le droit international et le droit national (...)
11.3. La doctrine de la continuité de l’État a une influence directe sur l’action de l’État, non seulement dans le domaine du droit international, où il doit continuer à honorer ses obligations contractées jusqu’à la perte de fait de son indépendance sans succéder aux obligations internationales de l’État dans lequel il a été illégalement incorporé par le passé, mais aussi dans le domaine des affaires intérieures. Les actes de droit public adoptés par les autorités publiques illégalement constituées de l’autre État n’engagent pas juridiquement l’État qui a rétabli son indépendance. (...) Affirmer ou laisser entendre que la Lettonie a automatiquement des obligations découlant de la période soviétique reviendrait à nier que l’occupation et l’annexion de la Lettonie étaient illégales au regard du droit international, et contreviendrait au principe ex injuria jus non oritur ainsi qu’à l’obligation de non-reconnaissance découlant du droit international (voir le paragraphe 22 de l’opinion partiellement dissidente jointe par la juge Ziemele à l’arrêt Andrejeva c. Lettonie).
En conséquence, la République de Lettonie n’a pas succédé aux droits et obligations de l’ex-URSS et, en vertu de la doctrine de la continuité de l’État, l’État qui a recouvré son indépendance n’est pas tenu de reprendre à son compte les engagements découlant des obligations de l’État occupant. »
54. La Cour constitutionnelle releva ensuite que la notion de différence de traitement dans le domaine des droits sociaux postulait que l’État devait assumer une responsabilité particulière vis-à-vis de ses ressortissants. Elle indiqua que certains droits sociaux ne pouvaient être assurés que partiellement et qu’une application absolue du principe de l’interdiction de la discrimination pouvait avoir de graves conséquences financières. Elle souligna que le simple fait qu’une personne ne jouît pas de certains droits sociaux n’emportait pas en soi violation des droits fondamentaux de celle-ci, et qu’une telle violation ne pouvait se produire que si cette privation était insuffisamment justifiée. Renvoyant à l’affaire Janković c. Croatie ((déc.), no 43440/98, CEDH 2000‑X), elle releva que l’État jouissait d’une certaine marge d’appréciation pour accorder des privilèges aux personnes qui lui paraissait le mériter eu égard à leur situation. Elle estima que la Convention n’interdisait pas aux États contractants de prendre des mesures opérant une différence de traitement entre telles ou telles catégories de personnes, pourvu que ces mesures pussent se justifier au regard de cet instrument. S’appuyant sur les affaires Kjartan Ásmundsson c. Islande (no 60669/00, § 39, CEDH 2004‑IX) et Janković (décision précitée), elle déclara ensuite que selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantissait pas de droit à une pension d’un montant déterminé mais commandait d’établir si le droit à pension avait ou non été atteint dans sa substance. Se référant à l’affaire L.B. c. Autriche ((déc.), no 39802/98, 18 avril 2002), elle indiqua également que la Convention ne garantissait pas de droit à une pension au titre du travail accompli à l’étranger.
55. La Cour constitutionnelle poursuivit ainsi (passage marqué en gras dans le texte original) :
« 12.2. Depuis le rétablissement de son indépendance, la Lettonie a mis en place un système de sécurité sociale dont bénéficient toutes les personnes résidant en Lettonie au 1er janvier 1991.
L’effondrement de l’URSS et le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie ont engendré d’énormes difficultés. Durant l’occupation, le budget de l’État et les budgets sociaux étaient contrôlés par la banque centrale de l’URSS. Après l’effondrement de l’URSS, ces budgets ne furent pas partagés et restèrent propriété de la Fédération de Russie. En conséquence, la Lettonie décida de garantir une pension minimum à tous les habitants de son territoire. Les dispositions litigieuses prévoient que les périodes de travail accumulées sur le territoire letton sont prises en compte aux fins du calcul des pensions des citoyens lettons et des [« non-citoyens résidents permanents »]. Le législateur a choisi d’instaurer ce cadre réglementaire parce que ce sont bien de ce territoire administratif et de cette population que la Lettonie a « hérité » lorsqu’elle a recouvré son indépendance. De surcroît, on peut considérer que pendant les périodes antérieures au 31 décembre 1991 où ils ont travaillé sur le territoire letton, les habitants de la Lettonie ont contribué à l’économie et au développement du pays.
12.3. Lors de l’élaboration du nouveau régime de pension, il fut prévu qu’outre la pension minimum déjà accordée, certaines périodes de travail accumulées en dehors du territoire letton seraient intégrées dans la durée d’assurance de tous les assurés. à cet égard, il fut décidé que les périodes de travail accumulées en dehors du territoire letton à intégrer dans la durée d’assurance seraient plus nombreuses pour les citoyens lettons que pour les [« non-citoyens résidents permanents »], les étrangers et les apatrides. Les périodes que le législateur a choisi d’assimiler à des périodes de travail à intégrer dans la durée d’assurance des [« non-citoyens résidents permanents »] correspondent à des périodes pendant lesquelles ceux-ci ont suivi une formation ou amélioré leurs qualifications de manière à pouvoir par la suite contribuer au développement de l’économie nationale de la Lettonie, ou à des périodes pendant lesquelles les victimes de la répression politique ont été détenues, déplacées ou déportées en raison de leur opposition supposée au régime d’occupation. L’État a donc exercé sa marge d’appréciation pour élaborer son système de retraite en tenant compte, en ce qui concerne ses citoyens, du lien particulier qu’ils ont avec lui ainsi que de leur contribution et de celle de leurs aïeux à la croissance de l’économie nationale. L’inclusion dans la durée d’assurance des [« non-citoyens résidents permanents »] de certaines périodes de travail accomplies par eux en dehors du territoire de la Lettonie doit être considérée comme une manifestation de bienveillance de l’État letton nouvellement rétabli (voir aussi Epstein et autres c. Belgique (déc.), no 9717/05, 8 janvier 2008).
13. à la suite de l’occupation soviétique opérée en juin 1940, la Lettonie a non seulement perdu son indépendance mais elle a aussi connu des déportations de masse, le meurtre de ses habitants et un afflux d’immigrants russophones. Le 25 mars 1949, 2,3 % de la population lettone fut déportée, soit près du triple de la population déportée le 14 juin 1941. Après la Seconde Guerre mondiale, la Lettonie a connu une immigration massive de citoyens soviétiques (...)
Après le rétablissement de l’indépendance, le législateur a dû fixer les modalités de la reconnaissance de la citoyenneté lettone. Compte tenu de la continuité de la Lettonie en tant que sujet de droit international, la citoyenneté lettone a été restaurée dans les mêmes conditions que celles prévues par la loi de 1919 sur la nationalité. En conséquence, au lieu d’accorder la citoyenneté aux personnes qui la possédaient avant l’occupation de la Lettonie, la Lettonie a rétabli de facto les droits de ces personnes (...). L’absence de reconnaissance automatique du statut de citoyen à une certaine catégorie de personnes était donc juridiquement fondée sur la continuité de la Lettonie comme sujet de droit international, et il a fallu créer un statut spécial pour les personnes qui s’étaient installées en Lettonie pendant l’occupation sans acquérir la nationalité d’un autre État. L’octroi du statut de [« non-citoyen résident permanent »] à une certaine catégorie de personnes résulte d’un compromis politique complexe. De plus, lorsqu’elle a élaboré la loi « relative au statut des citoyens de l’ex-URSS ne possédant pas la nationalité lettone ou celle d’un autre État », la Lettonie était également tenue de respecter les normes internationales relatives aux droits de l’homme interdisant l’augmentation du nombre d’apatrides (...)
Le statut de [« non-citoyen résident permanent »] de Lettonie ne saurait être assimilé aux statuts d’apatride ou d’étranger tels que définis par les instruments juridiques internationaux pertinents. En effet, l’étendue des droits reconnus aux [« non-citoyens résidents permanents »] n’est pas exactement équivalente à celle des droits reconnus aux apatrides ou aux étrangers. Le statut de [« non-citoyen résident permanent »] n’est pas un type particulier de citoyenneté lettone et ne saurait être considéré comme tel (...)
L’affaire sous examen ne concerne pas des immigrés de longue durée arrivés dans le pays conformément à la procédure applicable en matière d’immigration, comme c’est le cas aujourd’hui. La majorité des [« non-citoyens résidents permanents »] de la Lettonie s’y sont installés dans le cadre de la politique migratoire de l’URSS. Pendant les périodes de travail qu’elles ont accomplies en dehors du territoire letton, ces personnes n’ont aucunement contribué à l’économie et au développement de la Lettonie. Elles considéraient la RSS de Lettonie comme une partie de l’URSS où elles pouvaient vivre et travailler pendant une période plus ou moins longue, en application des politiques de soviétisation et de russification voulues par le Parti communiste de l’Union soviétique (voir le paragraphe 27 de l’opinion partiellement dissidente jointe par la juge Ziemele à l’arrêt Andrejeva).
La Cour constitutionnelle reconnaît que les [« non-citoyens résidents permanents »] possèdent avec la Lettonie des liens juridiques générant des droits et obligations réciproques. Il n’en demeure pas moins que la question de la continuité de l’État est déterminante et qu’elle constitue une raison solide justifiant les différences de calcul des pensions respectives des citoyens et des [« non-citoyens résidents permanents »]. Un État qui a été occupé à la suite de l’agression d’un autre État n’est pas tenu de garantir des prestations de sécurité sociale à des personnes qui sont arrivées sur son territoire dans le cadre de la politique migratoire de l’État occupant, compte tenu en particulier de l’obligation erga omnes de ne pas reconnaître et de ne pas justifier les violations du droit international (voir l’arrêt rendu le 5 février 1970 par la Cour internationale de justice dans l’affaire Belgique c. Espagne (affaire Barcelona Traction), CIJ Recueil 1970, no 3, paragraphe 33).
Bien que les requérants l’estiment non proportionnée, la possibilité d’acquérir la nationalité de la République de Lettonie est offerte aux [« non-citoyens résidents permanents »]. Le législateur a indiqué que le statut de [« non-citoyen résident permanent »] était conçu comme un régime temporaire visant à permettre aux personnes concernées d’obtenir la nationalité lettone ou de choisir un autre État de rattachement (...) Après l’acquisition de la nationalité lettone, les périodes d’emploi accumulées en dehors du territoire letton par les personnes concernées sont incluses dans la durée d’assurance de celles-ci. Bon nombre de [« non-citoyens résidents permanents »] ont fait usage de cette possibilité pour se voir accorder les droits et être assujettis aux obligations des citoyens lettons. Toutefois, une grande partie d’entre eux n’ont pas souhaité se prévaloir de cette possibilité, pour diverses raisons.
En conséquence, les différences opérées dans le calcul des pensions respectives des citoyens lettons et des [« non-citoyens résidents permanents »] de Lettonie reposent sur des motifs objectifs et raisonnables. »
56. En outre, renvoyant aux arrêts rendus par la Cour de Strasbourg dans les affaires Carson et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 42184/05, § 88, CEDH 2010) et Andrejeva, précitée, la Cour constitutionnelle souligna l’importance des accords internationaux en matière de sécurité sociale. Elle considéra que la Lettonie n’était pas tenue de reprendre à son compte les obligations d’un autre État et de garantir aux personnes concernées une pension de retraite au titre des périodes de travail accomplies dans l’État en question. Elle estima que la Lettonie ne pouvait pas obliger les contribuables cotisant au nouveau régime de pensions à régler des questions devant être tranchées par la voie d’accords internationaux. Elle releva que la Lettonie et plusieurs autres pays avaient conclu de tels accords, qui prévoyaient une reconnaissance mutuelle des périodes de travail à inclure dans le calcul des pensions d’État. Elle cita l’accord conclu avec les États-Unis d’Amérique (en vigueur depuis le 5 novembre 1992), la Lituanie (en vigueur depuis le 31 janvier 1995), l’Estonie (entré en vigueur le 29 janvier 1997, et remplacé par un nouvel accord en vigueur depuis le 1er septembre 2008), l’Ukraine (en vigueur depuis le 11 juin 1999), la Finlande (en vigueur depuis le 1er juin 2000), la Norvège (en vigueur depuis le 18 novembre 2004), les Pays-Bas (en vigueur depuis le 1er juin 2005), le Canada (en vigueur depuis le 1er novembre 2006), le Bélarus (en vigueur depuis le 28 septembre 2010) et la Russie (en vigueur depuis le 19 janvier 2011).
57. La Cour constitutionnelle poursuivit ainsi :
« 14. (...) Les accords conclus avec les États issus de la dissolution de l’URSS montrent que ceux-ci partagent une conception commune de leurs droits et obligations dans le domaine des droits sociaux en ce qui concerne la période de l’occupation soviétique. Les accords en question diffèrent tous les uns des autres ; ils reflètent le résultat des négociations menées par différents États et réglementent des situations nées de circonstances historiques, économiques et politiques différentes (Tarkoev et autres c. Estonie, nos 14480/08 et 47916/08, § 53, 4 novembre 2010). Pour conclure ces accords, les États ont tenu compte du contexte historique dans lequel la Lettonie a créé son système de pensions après avoir recouvré son indépendance. »
58. La Cour constitutionnelle releva ensuite que l’accord letto-bélarussien sur la sécurité sociale devait être pris en compte aux fins du calcul de la pension de la quatrième requérante, et que la période de travail accomplie par celle-ci en Allemagne devait être incluse dans ce calcul sur la base des dispositions pertinentes du droit de l’Union européenne. Elle indiqua en outre que les périodes de travail et de service militaire obligatoire accomplies par les premier, troisième, quatrième et cinquième requérants devaient être prises en compte aux fins du calcul de leurs pensions sur la base de l’accord letto‑russe sur la sécurité sociale, entré en vigueur le 19 janvier 2011.
59. Par ailleurs, la Cour constitutionnelle observa que les requérants de l’affaire dont elle était saisie entendaient obtenir une augmentation du montant de leurs pensions, à l’instar des requérants de l’affaire Tarkoev et autres c. Estonie (nos 14480/08 et 47916/08, 4 novembre 2010), mais que leurs prétentions n’étaient pas justifiées. À cet égard, elle releva que les requérants n’avaient pas été privés de pension ou d’autres prestations de sécurité sociale et qu’ils auraient droit, en cas de besoin, à d’autres prestations et avantages sociaux. En conséquence, elle jugea que la différence de traitement litigieuse était justifiée et proportionnée, et que la disposition critiquée était donc compatible avec l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 et avec l’article 91 de la Constitution.
LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS
1. Le droit interne pertinent
1. Les dispositions constitutionnelles pertinentes
60. Le 4 mai 1990, le Conseil suprême de la « RSS de Lettonie » adopta la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie (Deklarācija « Par Latvijas Republikas neatkarības atjaunošanu »). Le préambule de ce texte indique que la fondation de l’État letton fut proclamée le 18 novembre 1918, que celui-ci fut internationalement reconnu en 1920 et qu’il devint membre de la Société des Nations en 1921. Le préambule ajoute ce qui suit :
« Partant, l’incorporation de la Lettonie à l’Union soviétique est nulle et non avenue au regard du droit international. En conséquence, la République de Lettonie existe toujours de jure comme sujet de droit international, et elle est reconnue comme telle par plus de 50 nations dans le monde. »
61. Les dispositions de fond de la Déclaration du 4 mai 1990 se lisent ainsi :
« Le Conseil suprême de la RSS de Lettonie décide :
1) tout en reconnaissant la primauté du droit international sur les dispositions du droit national, de considérer comme illégaux le Pacte du 23 août 1939 conclu entre l’URSS et l’Allemagne et l’annihilation du pouvoir souverain de la République de Lettonie du fait de l’agression militaire de l’URSS du 17 juin 1940 ;
2) de déclarer nulle et non avenue la déclaration du Parlement [Saeima] de Lettonie, adoptée le 21 juillet 1940 et relative à l’intégration de la Lettonie dans l’URSS ;
3) de restaurer sur tout le territoire letton la force légale de la Constitution [Satversme] de la République de Lettonie, adoptée le 15 février 1922 par l’Assemblée Constituante [Satversmes sapulce]. Le nom officiel de l’État letton est la RÉPUBLIQUE de LETTONIE, en abrégé LETTONIE ;
4) de suspendre la Constitution de la République de Lettonie jusqu’à l’adoption d’une nouvelle version de la Constitution, excepté les articles qui définissent la base juridique et constitutionnelle de l’État letton et qui, conformément à l’article 77 de la même Constitution, ne sont modifiables que par voie de référendum, à savoir :
Article 1er – La Lettonie est une république indépendante et démocratique.
Article 2 – Le pouvoir souverain de l’État letton appartient au peuple letton.
Article 3 – Le territoire de la Lettonie défini par les traités internationaux se compose de la Vidzeme, de la Latgale, de la Kurzeme et de la Zemgale.
Article 6 – Le Parlement [Saeima] est élu par la voie d’élections générales, égalitaires, directes, proportionnelles et à bulletin secret.
L’article 6 de la Constitution sera appliqué après la restauration des organes de pouvoir et d’administration de la République indépendante de Lettonie, garantissant un libre déroulement du scrutin ;
5) d’instituer une période de transition permettant la restauration de facto de la souveraineté de la République de Lettonie, période qui prendra fin avec la convocation du Parlement de la République de Lettonie. Pendant cette période de transition, le pouvoir suprême sera exercé par le Conseil suprême de la République de Lettonie ;
6) d’accepter l’application, pendant la période de transition, des dispositions de la Constitution de la RSS de Lettonie et d’autres actes législatifs en vigueur sur le territoire de la RSS de Lettonie au moment de l’adoption de la présente décision, dans la mesure où ces dispositions ne sont pas incompatibles avec les articles 1, 2, 3 et 6 de la Constitution de la République de Lettonie.
Les éventuelles contestations sur des questions relatives à l’application des actes législatifs seront déférées à la Cour constitutionnelle de la République de Lettonie.
Pendant la période de transition, le Conseil suprême de la République de Lettonie sera seul habilité à adopter de nouvelles lois ou à modifier les lois existantes ;
7) de créer une commission chargée de rédiger une nouvelle version de la Constitution de la République de Lettonie qui corresponde à la situation politique, économique et sociale actuelle de la Lettonie ;
8) de garantir aux citoyens de la République de Lettonie et aux ressortissants des autres États qui résident de façon permanente sur le territoire letton des droits sociaux, économiques et culturels ainsi que des libertés politiques conformes aux normes internationales des droits de l’homme universellement reconnues. Cela concerne les citoyens de l’URSS qui souhaiteraient vivre en Lettonie sans acquérir la nationalité lettone ;
9) de fonder les rapports entre la République de Lettonie et l’URSS sur le traité de paix du 11 août 1920 entre la Lettonie et la Russie, qui est toujours en vigueur et reconnaît pour toujours l’indépendance de l’État letton. Une commission gouvernementale sera formée pour mener les négociations avec l’URSS. »
62. Les dispositions de fond de la loi constitutionnelle du 21 août 1991 relative au statut étatique de la République de Lettonie (Konstitucionālais likums « Par Latvijas Republikas valstisko statusu ») sont ainsi libellées :
« Le Conseil suprême de la République de Lettonie déclare que :
1) la Lettonie est une république indépendante et démocratique dans laquelle le pouvoir souverain de l’État letton appartient au peuple letton et dont le statut étatique est défini par la Constitution du 15 février 1922 ;
2) le paragraphe 5 de la Déclaration du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie, qui prévoit une période de transition en vue de la restauration de facto de la souveraineté de la République de Lettonie, est abrogé ;
3) jusqu’à ce que l’occupation et l’annexion prennent fin et que le Parlement soit convoqué, le pouvoir étatique suprême en République de Lettonie sera pleinement exercé par le Conseil suprême de la République de Lettonie. Seuls les lois et les décrets adoptés par les autorités suprêmes de pouvoir et d’administration de la République de Lettonie sont en vigueur sur son territoire ;
4) la présente loi constitutionnelle entrera en vigueur à la date de sa promulgation. »
63. Les dispositions pertinentes de la Constitution de la République de Lettonie (Satversme) sont ainsi libellées :
Préambule (troisième paragraphe)
(introduit par la loi du 19 juin 2014)
« Le peuple letton n’a pas reconnu les régimes d’occupation, leur a résisté et a recouvré sa liberté en rétablissant l’indépendance de la Nation le 4 mai 1990 sur le fondement de la continuité de l’État. Il rend hommage à ses combattants de la liberté ainsi qu’aux victimes des puissances étrangères, [et] condamne les régimes totalitaires communistes et nazis et leurs crimes. »
Article 91
(introduit par la loi du 15 octobre 1998)
« En Lettonie, toutes les personnes sont égales devant la loi et les tribunaux. Les droits de l’homme sont exercés sans aucune discrimination. »
Article 109
(introduit par la loi du 15 octobre 1998)
« Chacun a droit à l’assistance sociale en cas de vieillesse, d’incapacité de travail, de chômage et dans les autres cas prévus par la loi. »
2. Les dispositions relatives au calcul des pensions d’État
1. Le droit soviétique (avant 1991)
64. Avant 1991, les personnes résidant sur le territoire letton relevaient du même régime de sécurité sociale que le reste de la population de l’URSS. En particulier, à cette époque, le régime de pensions n’était pas fondé sur le principe de contribution, mais sur le principe de solidarité. Toutes les pensions étaient prélevées sur les fonds du Trésor, une partie des recettes de l’État étant affectée aux pensions. Plus précisément, les salariés eux-mêmes n’étaient pas assujettis au versement des cotisations sociales, qui incombait aux seuls employeurs. Les cotisations sociales versées par les différents employeurs étaient transférées, par l’intermédiaire des organisations syndicales, au Trésor national de l’URSS, géré par la banque centrale nationale de l’URSS. Ces fonds étaient ensuite distribués aux RSS à diverses fins, dont le paiement des pensions de retraite, et le montant d’une pension ne dépendait pas directement du montant des impôts préalablement versés au fisc. Il existait également un impôt sur le revenu des particuliers, dont une partie était versée au fisc central de l’URSS et le reste aux autorités fiscales locales de la RSS concernée. Toutefois, les recettes fiscales tirées de cet impôt ne servaient pratiquement jamais au paiement des pensions (voir, pour de plus amples précisions sur les dispositions légales en vigueur pendant la période soviétique, Andrejeva, précité, §§ 26‑32).
2. Les lois de 1990 et 1995 relatives aux pensions d’État
65. Le texte principal en matière de pensions est la loi du 2 novembre 1995 relative aux pensions d’État (Likums « Par valsts pensijām »), entrée en vigueur le 1er janvier 1996 et abrogeant l’ancienne loi adoptée en 1990. Aux termes de l’article 3 § 1 de cette loi, a droit à une pension d’assurance sociale de l’État toute personne ayant été affiliée au régime d’assurance obligatoire. En règle générale, le montant de chaque pension dépend de la durée pendant laquelle l’intéressé, son employeur, ou les deux, ont versé ou sont réputés avoir versé des cotisations d’assurance au titre des pensions d’État (article 9 §§ 1 et 2). Les éléments à prendre en compte à cet égard sont les données en possession de l’Agence de l’assurance sociale de l’État (article 10).
66. Les questions liées à la prise en compte des années de travail accumulées sous le régime soviétique (avant 1991) sont régies par les dispositions transitoires de ladite loi. Le premier paragraphe de ces dispositions, en vigueur du 1er juillet 2008 au 18 juillet 2012, se lisait ainsi :
« Pour les citoyens lettons, la durée d’assurance comprend les périodes d’emploi et les périodes assimilées accumulées sur le territoire letton et sur celui de l’ex-URSS jusqu’au 31 décembre 1990, ainsi que la période accumulée en dehors du territoire letton visée à l’alinéa 10 du présent paragraphe. Pour les étrangers, les apatrides et les non-citoyens de Lettonie, la durée d’assurance comprend les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées sur le territoire letton, les périodes assimilées visées aux alinéas 4 et 5 du présent paragraphe accumulées sur le territoire de l’ex-URSS et la période accumulée en dehors du territoire letton visée à l’alinéa 10. Les périodes énumérées ci-dessous, accumulées jusqu’au 31 décembre 1990 – ou jusqu’au 31 décembre 1995 dans le cas visé à l’alinéa 11 du présent paragraphe – sont assimilées à des périodes de travail et incluses dans le calcul de la durée d’assurance :
1) le service militaire actif obligatoire ou le service civil de remplacement ;
2) le service des soldats et officiers de carrière accompli dans l’armée de la République de Lettonie ou, en ce qui concerne les citoyens lettons, dans les forces armées soviétiques s’ils ont été rétrogradés en raison d’activités menées dans l’intérêt de la République de Lettonie ou s’ils ont été appelés à effectuer un service militaire actif après avoir accompli leur service militaire obligatoire ou après avoir obtenu un diplôme d’une université civile (...) ;
3) le service des militaires du rang et des commandants d’unité accompli dans les organes chargés des affaires intérieures, à l’exception du KGB [le Comité de sécurité d’État] ;
4) les périodes d’études accomplies dans des établissements d’enseignement supérieur ou dans des établissements de formation postsecondaire, sans toutefois que ces périodes puissent dépasser cinq ans en ce qui concerne les qualifications qui exigeaient, à l’époque pertinente, une formation de cinq ans au maximum, et six ans en ce qui concerne les qualifications qui exigeaient, à l’époque pertinente, une formation de plus de cinq années ;
5) les périodes d’études doctorales à plein temps – dans la limite de trois ans, de formation postuniversitaire ou de formation professionnelle continue ;
6) les périodes de travail indépendant ;
7) le temps passé à s’occuper d’une personne handicapée frappée d’une incapacité de catégorie I, d’un enfant handicapé de moins de seize ans ou d’une personne ayant atteint l’âge de quatre-vingts ans ;
8) le temps passé par les mères à élever un enfant âgé de moins de huit ans ;
9) les périodes d’emploi rémunéré accomplies dans des organisations religieuses ;
10) le triple du temps passé par les victimes de persécutions politiques dans des lieux de détention (...) en exil, ainsi que le temps mis pour s’évader de ces lieux, ou bien le quintuple de ces périodes si elles ont été passées dans le Grand Nord [soviétique] ou dans des régions analogues. (...)
11) Les périodes non travaillées par des personnes assurées (notamment pour cause d’accident du travail ou de maladie professionnelle) qui se sont vu reconnaître une incapacité de catégorie I, II ou III, pour une durée ne pouvant excéder l’âge de la retraite ;
12) Les périodes de travail accomplies à partir de l’âge de seize ans en qualité de membre d’une ferme collective [kolkhoze]. »
67. En d’autres termes, toutes les périodes de travail et les périodes assimilées susmentionnées accumulées avant 1991 sur le territoire de l’ex‑URSS sont incluses dans le calcul des pensions des citoyens lettons. En revanche, le calcul de la durée d’assurance des « non-citoyens résidents permanents » ne tient pas compte des périodes de travail accumulées par eux en dehors du territoire letton, et les seules périodes assimilées incluses dans ce calcul sont celles visées aux alinéas 4, 5 et 10. Les « non-citoyens résidents permanents » qui acquièrent la nationalité lettone par voie de naturalisation perçoivent une pension de retraite pour les périodes de travail accumulées par eux en dehors du territoire letton, mais seulement ex nunc, la révision du montant de leurs pensions n’ayant pas d’effet rétroactif.
68. Le paragraphe 7 des dispositions transitoires susmentionnées était ainsi libellé :
« Sont considérés comme des justificatifs d’une période de travail accumulée avant le 31 décembre 1995 :
1) un livret de travail [darba grāmatiņa] ;
2) un livret regroupant les contrats de travail [darba līgumu grāmatiņa] ;
3) un document attestant le versement des cotisations sociales ;
4) tout autre document justifiant d’une période de travail (attestations, contrats de travail ou documents attestant l’accomplissement d’un travail, etc.) »
69. Afin de préciser l’application des dispositions précitées, le Conseil des ministres adopta le 23 avril 2002 le règlement no 165 établissant la procédure de preuve, de calcul et de suivi des durées d’assurance (Apdrošināšanas periodu pierādīšanas, aprēķināšanas un uzskaites kārtība). L’article 21 de ce règlement précise que tout travail pour le compte d’entités situées sur le territoire letton est considéré comme un « travail en Lettonie ».
2. Le droit et la pratique internationaux
1. La nationalité
1. La jurisprudence de la Cour internationale de justice
70. Dans l’affaire Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala, arrêt du 6 avril 1955, CIJ Recueil 1955), la Cour internationale de justice (CIJ) s’est exprimée comme suit :
« Il appartient au Liechtenstein comme à tout État souverain de régler par sa propre législation l’acquisition de sa nationalité ainsi que de conférer celle-ci par la naturalisation octroyée par ses propres organes conformément à cette législation. Il n’y a pas lieu de déterminer si le droit international apporte quelques limites à la liberté de ses décisions dans ce domaine. D’autre part, la nationalité a ses effets les plus immédiats, les plus étendus et, pour la plupart des personnes, ses seuls effets dans l’ordre juridique de 1’État qui l’a conférée. La nationalité sert avant tout à déterminer que celui à qui elle est conférée jouit des droits et est tenu des obligations que la législation de cet État accorde ou impose à ses nationaux. Cela est implicitement contenu dans la notion plus large selon laquelle la nationalité rentre dans la compétence nationale de l’État.
(...)
Selon la pratique des États, les décisions arbitrales et judiciaires et les opinions doctrinales, la nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments jointe à une réciprocité de droits et de devoirs. Elle est, peut-on dire, l’expression juridique du fait que l’individu auquel elle est conférée, soit directement par la loi, soit par un acte de l’autorité, est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de l’État qui la lui confère qu’à celle de tout autre État. Conférée par un État, elle ne lui donne titre à l’exercice de la protection vis-à-vis d’un autre État que si elle est la traduction en termes juridiques de l’attachement de l’individu considéré à 1’État qui en a fait son national.
(...)
La naturalisation n’est pas une chose à prendre à la légère. La demander et l’obtenir n’est pas un acte courant dans la vie d’un homme. Elle comporte pour lui rupture d’un lien d’allégeance et établissement d’un autre lien d’allégeance. Elle entraîne des conséquences lointaines et un changement profond dans la destinée de celui qui l’obtient. Elle le concerne personnellement et ce serait en méconnaître le sens profond que de n’en retenir que le reflet sur le sort de ses biens. Pour en apprécier l’effet international, on ne peut être indifférent aux circonstances dans lesquelles elle a été conférée, à son caractère sérieux, à la préférence effective et non pas simplement verbale de celui qui la sollicite pour le pays qui la lui accorde. »
2. La Convention européenne sur la nationalité
71. Le principal instrument du Conseil de l’Europe relatif à la nationalité est la Convention européenne sur la nationalité (STE no 166), adoptée le 6 novembre 1997 et entrée en vigueur le 1er mars 2000. Cette convention a été ratifiée par vingt États membres du Conseil de l’Europe. La Lettonie l’a signée le 30 mai 2001 mais ne l’a pas ratifiée.
72. Les articles pertinents de cette convention sont ainsi libellés :
Article 2 – Définitions
« Au sens de cette Convention,
a) « nationalité » désigne le lien juridique entre une personne et un État et n’indique pas l’origine ethnique de la personne ;
(...) »
Article 3 – Compétence de l’État
« 1. Il appartient à chaque État de déterminer par sa législation quels sont ses ressortissants.
2. Cette législation doit être admise par les autres États, pourvu qu’elle soit en accord avec les conventions internationales applicables, le droit international coutumier et les principes de droit généralement reconnus en matière de nationalité. »
Article 4 – Principes
« Les règles sur la nationalité de chaque État Partie doivent être fondées sur les principes suivants :
a) chaque individu a droit à une nationalité ;
b) l’apatridie doit être évitée ;
c) nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ;
d) ni le mariage, ni la dissolution du mariage entre un ressortissant d’un État Partie et un étranger, ni le changement de nationalité de l’un des conjoints pendant le mariage ne peuvent avoir d’effet de plein droit sur la nationalité de l’autre conjoint. »
73. S’agissant de l’article 2 de cette convention, le rapport explicatif de celle-ci expose notamment ce qui suit :
Article 2 – Définitions
« 22. Le concept de nationalité a été examiné par la Cour internationale de justice dans l’arrêt Nottebohm. La Cour y a défini la nationalité comme étant « un lien juridique ayant [pour fondement] un fait social [de rattachement], une solidarité effective d’existence, d’intérêts et de sentiments, jointe à une réciprocité de droits et de devoirs » (arrêt Nottebohm, rapports de la CIJ 1955, p. 23).
23. La « nationalité » est définie à l’article 2 de la Convention comme étant le lien juridique qui existe entre une personne et un État, et elle n’indique pas l’origine ethnique de la personne. Elle désigne donc une relation juridique spécifique entre une personne et un État, relation qui est reconnue par cet État. Ainsi qu’on l’a déjà indiqué dans la note relative au paragraphe 1 du présent rapport explicatif, en ce qui concerne les effets de la Convention, les termes « nationalité » et « citoyenneté » sont synonymes. »
3. La jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme
74. Dans son avis consultatif sur un projet d’amendement aux dispositions de la Constitution costaricienne relatives à la naturalisation (avis consultatif OC-4/84, 19 janvier 1984, série A no 4), la Cour interaméricaine des droits de l’homme s’est prononcée comme suit :
« 31. Les questions soulevées par le Gouvernement concernent deux séries de problèmes juridiques généraux, que la Cour examinera séparément. Tout d’abord, il y a la question du droit à la nationalité établi par l’article 20 de la Convention. Une deuxième série de questions concerne la discrimination interdite par la Convention.
32. Il est aujourd’hui généralement admis que la nationalité est un droit inhérent à tout être humain. Non seulement la nationalité est la condition de base pour l’exercice des droits politiques, mais elle a également un impact important sur la capacité juridique de l’individu.
Ainsi, même s’il est traditionnellement admis que l’octroi et la réglementation de la nationalité relèvent de la compétence de chaque État, des développements récents indiquent que le droit international impose certaines limites aux larges pouvoirs dont jouissent les États en la matière et que la manière dont les États régissent les questions ayant un impact sur la nationalité ne peut plus aujourd’hui être considérée comme relevant de leur seule compétence. Ces pouvoirs reconnus aux États sont également limités par l’obligation qu’ils ont d’assurer la pleine protection des droits de l’homme.
33. La doctrine classique qui voyait dans la nationalité un attribut octroyé par l’État à ses sujets a graduellement évolué jusqu’à être désormais perçue comme concernant tant la compétence de l’État que les questions relatives aux droits de l’homme. Cela a été reconnu dans un instrument régional, la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme du 2 mai 1948 (...) [texte de l’article 19]. Un autre instrument, la Déclaration universelle des droits de l’homme (...) prévoit ce qui suit [texte de l’article 15].
34. Le droit de tout être humain à la nationalité a été reconnu en tant que tel par le droit international. Deux aspects de ce droit se reflètent dans l’article 20 de la Convention : premièrement, le droit à une nationalité qui y est établi fournit à l’individu un minimum de protection juridique dans les relations internationales à travers le lien que la nationalité établit entre lui et l’État en question ; et, deuxièmement, la protection accordée à l’individu contre la privation arbitraire de la nationalité, sans laquelle il serait privé à toutes fins pratiques de l’ensemble de ses droits politiques ainsi que des droits civils liés à la nationalité.
35. La nationalité peut être considérée comme un lien politique et juridique qui relie une personne à un État donné et le rattache à celui-ci par les liens de loyauté et de fidélité, et qui lui donne droit à la protection diplomatique de cet État. De différentes manières, la plupart des États ont offert à des individus qui ne possédaient pas initialement leur nationalité la possibilité de l’acquérir plus tard, généralement par une déclaration d’intention faite une fois remplies certaines conditions. Dans de tels cas, la nationalité ne dépend plus du hasard de la naissance sur un territoire donné ou de la possession de cette nationalité par les parents. Elle est plutôt fondée sur un acte volontaire tendant à établir une relation avec une société politique donnée, sa culture, son mode de vie et ses valeurs.
36. Dès lors que c’est l’État qui offre la possibilité d’acquérir sa nationalité à des personnes d’origine étrangère, il est normal que les conditions et les procédures d’acquisition de cette nationalité soient régies avant tout par son droit national. Tant que ces règles ne sont pas en contradiction avec des normes supérieures, c’est l’État octroyant la nationalité qui est le mieux à même de juger quelles conditions imposer pour veiller à ce qu’un lien effectif existe entre le candidat à la naturalisation et les systèmes de valeurs et les intérêts de la société avec laquelle il cherche à s’associer pleinement. Cet État est également le mieux à même de décider si ces conditions sont remplies. Dans ces mêmes limites, il est également logique que les besoins perçus par chaque État puissent déterminer la décision de faciliter ou non la naturalisation à un degré plus ou moins grand ; et dans la mesure où les besoins perçus de l’État ne sont pas statiques, il est normal que les conditions pour la naturalisation puissent être libéralisées ou restreintes lorsque les circonstances changent. Il n’est donc pas surprenant qu’à un moment donné, l’État juge opportun d’imposer de nouvelles conditions afin d’éviter que des individus qui n’ont pas établi avec le pays des liens réels et durables aptes à justifier un acte aussi sérieux et profond que le changement de nationalité ne cherchent à changer de nationalité que pour résoudre des difficultés temporaires rencontrées par eux. »
75. Dans l’affaire des Enfants Yean et Bosico c. République dominicaine (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens, arrêt du 8 septembre 2005, série C no 130), la Cour interaméricaine des droits de l’homme s’est exprimée comme suit (notes de bas de page omises) :
« 139. La Convention américaine reconnaît les deux aspects du droit à la nationalité : le droit d’avoir une nationalité, l’individu étant censé bénéficier « dans les relations internationales d’un minimum de protection juridique à travers le lien que la nationalité établit entre lui et un État déterminé, et, en deuxième lieu, la protection de l’individu contre la privation arbitraire de sa nationalité, sans laquelle il serait privé de l’ensemble de ses droits politiques ainsi que des droits civils liés à la nationalité ».
140. Si chaque État conserve la faculté de déterminer qui sont ses ressortissants, sa marge d’appréciation à cet égard a graduellement été limitée par l’évolution du droit international, le but étant d’assurer une meilleure protection de l’individu face à des actes arbitraires des États. Ainsi, au stade actuel du développement du droit international des droits de l’homme, cette prérogative des États est limitée, d’une part, par leur obligation de fournir aux individus une protection égale et effective de la loi et, d’autre part, par leur obligation de prévenir, d’éviter et de réduire l’apatridie.
141. La Cour estime que les principes juridiques impératifs de protection égale et effective de la loi et de non-discrimination supposent que, lorsqu’ils adoptent des mécanismes régissant l’octroi de la nationalité, les États s’abstiennent d’adopter des réglementations discriminatoires ou ayant des effets discriminatoires sur l’exercice de leurs droits par certains groupes de population. En outre, les États doivent lutter contre les pratiques discriminatoires à tous niveaux, en particulier dans les organismes publics, et adopter les mesures antidiscriminatoires nécessaires pour assurer le droit effectif à une égale protection pour tous.
142. Les États ont l’obligation de ne pas adopter de pratiques ou de lois concernant l’octroi de la nationalité dont l’application entraînerait une augmentation du nombre d’apatrides. Cette situation découle de l’absence de nationalité lorsque, en vertu des lois d’un État donné, un individu ne peut pas obtenir la nationalité de cet État en raison de la privation arbitraire ou de l’octroi d’une nationalité qui, en réalité, n’est pas effective. L’apatridie prive l’individu de la possibilité de jouir de droits civils et politiques et le place dans une situation d’extrême vulnérabilité. »
76. Les principes relatifs au droit à la nationalité qui se dégagent de la jurisprudence précitée de la Cour interaméricaine des droits de l’homme ont été confirmés dans l’affaire des Ressortissants dominicains et haïtiens expulsés c. République dominicaine (exceptions préliminaires, fond, réparations et dépens, arrêt du 28 août 2014, série C no 282, §§ 253-264).
2. La responsabilité des États
77. La Commission du droit international a adopté le projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (« le projet d’articles de la CDI ») en 2001, lors de sa cinquante-troisième session (56e session, supplément no 10 et rectificatif, documents officiels, A/56/10 et Corr. 1). Ce projet d’articles a été soumis à l’Assemblée générale. Dans sa résolution du 12 décembre 2001 (A/56/83 (2001)), l’Assemblée générale en a pris note et l’a recommandé à l’attention des gouvernements. L’article 2 du projet d’articles, intitulé « Éléments du fait internationalement illicite de l’État », est ainsi libellé :
« Il y a fait internationalement illicite de l’État lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission :
a) Est attribuable à l’État en vertu du droit international ; et
b) Constitue une violation d’une obligation internationale de l’État. »
78. Le commentaire relatif au projet d’articles de la CDI, adopté avec le projet d’articles lui-même, précise ce qui suit au sujet de l’article 2 (notes de bas de page omises) :
« 5) Pour qu’un comportement déterminé puisse être qualifié de fait internationalement illicite, il doit avant tout être un comportement attribuable à l’État. L’État est une entité organisée réelle, une personne juridique ayant pleine qualité pour agir d’après le droit international. Mais le reconnaître ne veut pas dire nier la vérité élémentaire que l’État comme tel n’est pas capable d’agir. Un « fait de l’État » met nécessairement en jeu une action ou une omission d’un être humain ou d’un groupe : « Les États ne peuvent agir qu’au moyen et par l’entremise de la personne de leurs agents et représentants ». Il s’agit de déterminer quelles sont les personnes qui devraient être considérées comme agissant au nom de l’État, c’est-à-dire ce que constitue un « fait de l’État » aux fins de la responsabilité des États.
6) Lorsque l’on parle de l’attribution d’un comportement à l’État, on entend par État un sujet de droit international. Dans de nombreux systèmes juridiques les organes de l’État consistent en différentes personnes juridiques (ministères ou autres entités) qui sont considérées comme ayant des droits et obligations distincts au titre desquels elles sont seules susceptibles de faire l’objet d’une action en justice et responsables. Aux fins du droit international de la responsabilité des États, cette conception est différente. L’État est considéré comme une unité, conformément au fait qu’il est reconnu comme une personne juridique unique en droit international. En ceci, comme à d’autres égards, l’attribution d’un comportement à l’État est nécessairement une opération normative. Ce qui est déterminant ici est qu’il y ait suffisamment de liens entre un événement donné et un comportement (qu’il s’agisse d’une action ou d’une omission) attribuable à l’État en vertu de l’une ou l’autre des règles énoncées au chapitre II.
7) La deuxième condition pour qu’il y ait fait internationalement illicite de l’État est que le comportement attribuable à l’État constitue une violation par cet État d’une obligation internationale existant à sa charge (...)
(...)
12) À l’alinéa a, le terme « attribution » est employé pour désigner l’opération du rattachement à l’État d’une action ou omission donnée. Dans la pratique et la jurisprudence internationales, le terme « imputation » est également utilisé. Mais le terme « attribution » permet d’éviter de laisser entendre que le processus juridique consistant à rattacher le comportement de l’État est une fiction, ou que le comportement en question est « en réalité » celui de quelqu’un d’autre.
13) À l’alinéa b, on parle de violation d’une obligation internationale et non de violation d’une règle ou d’une norme de droit international. Ce qui importe en l’occurrence n’est pas simplement l’existence d’une règle, mais son application dans le cas d’espèce à l’État responsable. Le terme « obligation » est couramment employé dans la jurisprudence et dans la pratique internationales ainsi que dans la doctrine pour couvrir toutes les possibilités. Le mot « obligation » renvoie uniquement à une obligation de droit international, ce que l’article 3 précise. »
3. Les accords internationaux en matière de sécurité sociale conclus par la Lettonie
79. La reconnaissance mutuelle des périodes de travail à prendre en compte aux fins du calcul des pensions d’État est prévue par les accords de coopération en matière de sécurité sociale conclus par la Lettonie avec la Lituanie (accord entré en vigueur le 31 janvier 1996), l’Estonie (accord entré en vigueur le 29 janvier 1997), l’Ukraine (accord entré en vigueur le 11 juin 1999), la Finlande (accord entré en vigueur le 1er juin 2000) et le Canada (accord entré en vigueur le 1er novembre 2006). Par ailleurs, la Lettonie a conclu avec les Pays-Bas un accord analogue (entré en vigueur le 1er juin 2005) qui interdit toute discrimination fondée sur le lieu de résidence. Depuis le prononcé de l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva, précitée, la Lettonie a conclu d’autres accords bilatéraux, en particulier avec le Bélarus (accord entré en vigueur le 28 septembre 2010) et la Russie (accord entré en vigueur le 19 janvier 2011).
80. En particulier, l’article 3 § 1 de l’accord de coopération en matière de sécurité sociale entre la Lettonie et la Fédération de Russie étend expressément son champ d’application aux « non-citoyens résidents permanents » de Lettonie. Aux termes de l’article 10 § 1, lors du calcul d’une pension de retraite, chacune des parties contractantes prend en compte le temps de travail accompli par le bénéficiaire dans les deux pays. L’article 4 § 2 prévoit une exception selon laquelle le principe d’égalité entre les ressortissants et les résidents des deux États ne s’applique pas aux modalités particulières du calcul des périodes de travail des ressortissants lettons antérieures à 1991.
81. L’article 25 de l’accord susmentionné répartit entre les deux États la charge financière en matière de pensions de retraite dans l’hypothèse où le bénéficiaire a acquis le droit à une pension de retraite après l’entrée en vigueur de l’accord. La pension due au titre du travail accompli avant le 1er janvier 1991 est versée par l’État dans lequel le bénéficiaire est domicilié au moment où il demande la pension. En revanche, en ce qui concerne la période postérieure à cette date, chaque partie contractante s’est engagée à prendre en charge les années de travail accomplies sur son territoire. L’article 26 précise qu’une pension déjà accordée avant que l’accord n’entre en vigueur peut également être recalculée en ce sens à la demande expresse du bénéficiaire ; cependant, ce nouveau calcul ne peut être appliqué qu’après l’entrée en vigueur de l’accord.
82. L’accord conclu entre la Lettonie et le Bélarus contient des dispositions analogues.
3. LE DROIT ET LA PRATIQUE DES INSTITUTIONS DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES ET DE l’union européenne
1. La Cour de justice de l’Union européenne
83. Dans l’affaire Janko Rottmann c. Freistaat Bayern (affaire C-135/08, arrêt du 2 mars 2010, ECLI:EU:C:2010:104), la Cour de justice de l’Union européenne est parvenue aux conclusions suivantes (références omises) :
« 45. Ainsi, les États membres doivent, dans l’exercice de leur compétence en matière de nationalité, respecter le droit de l’Union (...)
(...)
48. La réserve selon laquelle il y a lieu de respecter le droit de l’Union ne porte pas atteinte au principe de droit international déjà reconnu par la Cour (...) selon lequel les États membres sont compétents pour définir les conditions d’acquisition et de perte de la nationalité, mais consacre le principe selon lequel, lorsqu’il s’agit de citoyens de l’Union, l’exercice de cette compétence, dans la mesure où il affecte les droits conférés et protégés par l’ordre juridique de l’Union, comme c’est notamment le cas pour une décision de retrait de la naturalisation telle que celle en cause au principal, est susceptible d’un contrôle juridictionnel opéré au regard du droit de l’Union.
(...)
55. Toutefois, dans un tel cas de figure, il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si la décision de retrait en cause au principal respecte le principe de proportionnalité en ce qui concerne les conséquences qu’elle comporte sur la situation de la personne concernée au regard du droit de l’Union, outre, le cas échéant, l’examen de la proportionnalité de cette décision au regard du droit national. »
2. Le Parlement européen
84. Les passages pertinents de la résolution du Parlement européen sur la situation en Estonie, en Lettonie et en Lituanie, adoptée le 13 janvier 1983 (1982-1983 EUR.PARL.DOC (no 7.908) 432-33 (9183)), se lisent ainsi :
« Le Parlement européen,
(...)
B. considérant les traités de paix bilatéraux signés entre l’Union soviétique et les trois États baltes à Dorpat (2 février 1920), Moscou (12 juillet 1920) et Riga (11 août 1920), par lesquels l’Union soviétique garantissait aux trois États baltes l’inviolabilité de leur territoire et la paix éternelle,
C. considérant l’article VIII de l’acte final de la conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, qui garantit le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ainsi que leur droit de déterminer, en toute liberté, lorsqu’ils le désirent et comme ils le désirent, leur statut politique interne et externe,
D. condamnant l’occupation, par l’Union soviétique, de ces États autrefois indépendants et neutres qui a débuté en 1940, du fait du pacte Molotov-Ribbentrop, et qui se poursuit actuellement,
E. rappelant qu’à ce jour la plupart des États européens n’ont pas officiellement reconnu l’annexion par l’Union soviétique des trois États baltes et que, jusqu’à présent, les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne, l’Australie et le Vatican font valoir la notion d’État balte,
(...)
1. invite les ministres des affaires étrangères réunis dans le cadre de la coopération politique à arrêter une position commune en faveur de la déclaration adressée aux Nations unies en 1979 ;
2. propose qu’ils soumettent la question des États baltes à la sous-commission spéciale de la décolonisation de l’Organisation des Nations unies ;
(...)
4. exprime l’espoir que les ministres des affaires étrangères ne craindront pas d’œuvrer pour que se réalisent les aspirations des peuples de ces États quant à leur mode de gouvernement ;
5. charge son président de transmettre la présente résolution aux ministres des affaires étrangères réunis dans le cadre de la coopération politique ainsi qu’aux gouvernements des États membres de la Communauté économique européenne. »
4. les rapports et résolutions d’organes du conseil de l’europe
1. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
85. La résolution 189 (1960), adoptée le 29 septembre 1960 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et intitulée « Situation dans les États baltes à l’occasion du vingtième anniversaire de leur incorporation forcée dans l’Union Soviétique » se lit ainsi :
« 1. L’Assemblée,
2. à l’occasion du vingtième anniversaire de l’occupation militaire des trois États européens d’Estonie, de Lettonie et de Lithuanie, et de leur incorporation forcée dans l’Union Soviétique,
3. Constate que cette annexion illégale a été accomplie sans que les peuples aient pu exprimer librement leur volonté ;
4. Exprime sa sympathie pour les peuples baltes dans leurs épreuves et tient à leur donner l’assurance qu’ils ne sont pas oubliés par les autres Européens ;
5. Est convaincue que l’oppression communiste ne parviendra pas à écraser leur courage et leur foi dans la liberté et la démocratie ;
6. Constate que, dans leur grande majorité, les gouvernements des nations du monde libre reconnaissent toujours de jure l’existence indépendante des États baltes ;
7. Prie instamment les gouvernements membres d’appuyer les efforts appropriés des réfugiés des États baltes pour maintenir leur culture nationale, leurs traditions et leurs langues, en prévision du jour où l’Estonie, la Lettonie et la Lithuanie pourront tenir leur rôle de nations libres dans nos institutions démocratiques internationales. »
86. Les passages pertinents de la résolution 872(1987), adoptée le 28 janvier 1987 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et intitulée « Situation des peuples baltes », se lisent ainsi :
« 1. L’Assemblée,
(...)
3. Rappelant que l’incorporation des trois États baltes à l’Union Soviétique a été et demeure une violation flagrante du droit à l’autodétermination des peuples, et qu’à ce jour elle n’a pas été reconnue par la grande majorité des États européens et par de nombreux membres de la communauté internationale ;
4. Considérant que l’élimination des problèmes internationaux créés par cette incorporation requiert des solutions sur la base des obligations internationales auxquelles l’Union Soviétique et d’autres membres de la communauté internationale ont souscrit ;
(...)
6. Déplorant que, du fait d’une immigration forcée dans leurs pays, les peuples baltes se voient sous pression d’assimilation, et que le manque de possibilités d’éducation et d’expression de leur propre culture conduit à une perte de l’identité nationale ;
(...)
13. Lance un appel au Gouvernement de l’Union Soviétique pour qu’il respecte le droit à l’autodétermination et les droits de l’homme dans les États baltes ;
14. Invite les gouvernements des États membres du Conseil de l’Europe à attirer, lors de la Conférence de Vienne sur la CSCE et, si nécessaire, à des réunions ultérieures de la CSCE, l’attention des États participants sur les graves violations des droits de l’homme et du droit à l’autodétermination dans les trois États baltes. »
2. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)
87. Le 9 décembre 2011, dans le cadre de son quatrième cycle de monitoring, l’ECRI adopta un rapport sur la Lettonie comportant une évaluation de la situation à la suite de l’adoption de l’arrêt Andrejeva. Les passages pertinents de ce rapport se lisent ainsi (passage marqué en italique dans le texte original) :
« 129. L’ECRI tient aussi à exprimer sa préoccupation au sujet de certaines mesures prises par les autorités lettones à la suite de l’arrêt de la Cour (...) dans l’affaire Andrejeva c. Lettonie (...) L’ECRI a été informée qu’à la suite de cet arrêt, les autorités ont proposé des amendements portant modification de la loi sur les pensions d’État qui ont réduit les droits à la pension des citoyens et des « non-ressortissants » ; les citoyens sont donc traités moins favorablement qu’auparavant. Ces modifications n’ont pas encore été adoptées. L’ECRI souligne à nouveau que les modifications auraient un effet négatif sur les relations interethniques si elles étaient adoptées.
130. Elle note qu’en février 2011, la Cour constitutionnelle a déclaré que la disposition de la loi sur la pension d’État qui était en cause dans l’affaire Andrejeva c. Lettonie n’était pas contraire à la Constitution lettone. La Cour a rejeté les requêtes de requérants (analogues à celles d’Andrejeva) au motif que l’affaire de Natalija Andrejeva était exceptionnelle, car celle-ci avait travaillé physiquement en Lettonie même. L’ECRI fait observer que la décision de la Cour constitutionnelle donne au mieux une interprétation très restrictive de l’arrêt de la Cour (...)
131. De plus, l’ECRI a été informée que des accords bilatéraux ont été signés avec la Russie, l’Ukraine et le Bélarus pour couvrir les pensions des « non-ressortissants » pendant les périodes d’emploi passées dans les ex-républiques soviétiques. L’ECRI note que bien qu’elle soit positive pour ceux qui ont travaillé dans ces républiques et qui toucheraient sinon une pension réduite, cette approche ne tient pas compte des « non-ressortissants » qui ont travaillé dans les neuf républiques soviétiques restantes, avec lesquelles aucun accord bilatéral n’a été signé. Selon l’arrêt Andrejeva de la Cour (...), cette façon de faire est discriminatoire.
132. L’ECRI recommande aux autorités lettones d’exécuter l’arrêt Andrejeva de la Cour (...) d’une manière qui n’aura pas de conséquences négatives pour les relations interethniques, en évitant de l’utiliser pour réduire les droits à la pension des citoyens. »
88. à l’issue de son cinquième cycle de monitoring, l’ECRI adopta le 4 décembre 2018 un rapport sur la Lettonie qui analysait le statut de « non‑citoyen résident permanent » de Lettonie dans les termes suivants (notes de bas de page omises ; passages marqués en italiques dans le texte original) :
« Non-ressortissants »
55. D’après les données du CSB, il y avait 222 847 « non-ressortissants » résidant en Lettonie en janvier 2017, ce qui représentait 11,4 % de la population du pays. La majorité d’entre eux sont des personnes d’origine russe. Ce sont des citoyens de l’ex‑URSS qui résidaient en Lettonie au 1er juillet 1991 et qui ne possèdent la nationalité d’aucun autre pays. Le terme ne s’applique pas aux ressortissants étrangers. Bien que ces « non-ressortissants » n’aient pas les mêmes droits que les citoyens lettons, le Haut-Commissaire des Nations Unies aux réfugiés (HCR) souligne que les « non-citoyens » jouissent du droit de résider en Lettonie ex lege et d’un ensemble de droits et d’obligations allant généralement au-delà des droits prescrits par la Convention de 1954 relative au statut des apatrides, y compris la protection contre l’expulsion, et en tant que tels, les « non-citoyens » peuvent actuellement être considérés comme des personnes auxquelles la Convention ne s’applique pas conformément à son article 1.2(ii).
56. Depuis le précédent rapport de l’ECRI, le nombre de « non-ressortissants » a encore reculé (326 735 personnes en 2011, soit 14,6 % de la population). Cette baisse s’explique en partie par des facteurs démographiques et par la mortalité, près de 40 % des « non-ressortissants » étant âgés de 60 ans ou plus. Par ailleurs, le nombre de naturalisations a également baissé mais s’est aujourd’hui stabilisé à près de 1 000 par an. D’après les autorités, 98 % des demandeurs « non-ressortissants » réussissent les examens requis pour obtenir la naturalisation, mais pas tous à la première tentative. Une étude de 2016 menée par le Bureau de la citoyenneté et des questions migratoires montre que les raisons personnelles pour lesquelles les « non-ressortissants » ne souhaitent pas demander la naturalisation ont changé. Les années précédentes, les obstacles mentionnés étaient l’exigence de connaissance du letton et le coût de la procédure. Ces facteurs ne figurent plus en première place parmi les motifs cités. En revanche, la possibilité de se rendre en Fédération de Russie sans visa et l’ouverture de droits à une retraite russe d’ailleurs plus avantageuse ont été soulignés par de nombreuses personnes interrogées. Par ailleurs, de nombreux « non-ressortissants » refusent de demander la naturalisation par principe, car ils estiment qu’ils devraient obtenir la nationalité lettone automatiquement. Ces éléments ont été confirmés à l’ECRI par de nombreux représentants d’organisations de « non-ressortissants ».
57. Les autorités lettones ont souligné que leur objectif, à terme, n’était pas de rapprocher le statut de « non-ressortissant » de celui des citoyens lettons, mais de le supprimer en encourageant et en facilitant les naturalisations. (...)
(...)
59. Parmi les autres mesures prises par les autorités pour promouvoir la naturalisation des « non-ressortissants », on peut citer l’organisation de journées d’information dans les municipalités comptant une importante population de « non‑ressortissants », au cours desquelles la procédure de naturalisation est expliquée. Par le biais du Fonds pour l’intégration sociale, les autorités proposent également aux « non-ressortissants » des cours de letton pour préparer leurs examens de naturalisation, comme le recommandait l’ECRI dans son précédent rapport. L’ECRI félicite les autorités pour cette mesure mais a été informée que ces cours de langues se remplissent parfois très vite, ce qui ne permet pas d’accueillir l’ensemble des « non-ressortissants » qui souhaiteraient s’y inscrire. Ce problème risque de s’accentuer en cas de succès des initiatives prises par les autorités pour promouvoir la naturalisation.
60. L’ECRI recommande aux autorités de prévoir suffisamment de places pour les « non-ressortissants » qui souhaitent s’inscrire à des cours gratuits de letton pour préparer leurs examens de naturalisation. »
3. Le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales (FCNM)
89. Dans son deuxième avis sur la Lettonie, adopté le 18 juin 2013, le Comité consultatif de la FCNM s’est exprimé ainsi (notes de bas de page omises) :
« 139. Le Comité consultatif prend également note des études faisant état de différences entre les groupes ethniques en ce qui concerne l’accès aux services sociaux. Ces disparités s’expliquent essentiellement par le fait que les Lettons sont mieux informés de leurs droits et qu’ils peuvent s’appuyer sur leurs réseaux lorsqu’il faut insister pour obtenir l’assistance sociale disponible. À cet égard, il attire tout particulièrement l’attention sur les nombreuses personnes âgées appartenant aux minorités nationales pour qui les barrières linguistiques demeurent considérables. S’agissant de l’accès aux pensions, le Comité consultatif regrette que l’arrêt Andrejeva, rendu en 2009 par la Cour (...), n’ait pas incité à rechercher une solution globale pour le calcul des pensions des ressortissants et des « non-ressortissants ». Il note que, selon le Gouvernement, l’arrêt a été appliqué par la signature d’accords bilatéraux avec la Fédération de Russie et plusieurs autres pays dans lesquels des « non-ressortissants » ont travaillé sous l’Union soviétique, mais reste préoccupé par le fait que ces accords ne couvrent pas toutes les anciennes républiques de l’Union soviétique et ne constituent donc pas une solution pour tous les « non‑ressortissants ». »
EN DROIT
1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
1. Le décès du premier requérant
90. La Cour relève d’emblée que le premier requérant, M. Jurijs Savickis, est décédé alors que la requête était pendante devant elle, et qu’aucun héritier ou parent proche n’a exprimé le souhait de poursuivre l’instance au nom de l’intéressé (paragraphe 20 ci-dessus). Elle a pour pratique de rayer les requêtes du rôle lorsqu’aucun héritier ou parent proche ne veut poursuivre l’instance (voir, parmi beaucoup d’autres, Mraović c. Croatie (radiation) [GC], no 30373/13, § 24, 9 avril 2021). Elle ne décèle aucune circonstance spéciale touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait qu’elle poursuive l’examen de cette partie de la requête conformément à l’article 37 § 1 in fine de la Convention. Il convient en conséquence de rayer du rôle cette partie de la requête en ce qui concerne le premier requérant (article 37 § 1 c) de la Convention).
91. Néanmoins, pour des raisons d’ordre pratique, le présent arrêt continuera de désigner M. Savickis comme « le premier requérant » et son intitulé ne sera pas modifié (voir, mutatis mutandis, Ahmet Sadık c. Grèce, 15 novembre 1996, § 3, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, Dalban c. Roumanie [GC], no [28114/95](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252228114/95%2522%5D%7D), § 1, CEDH 1999-VI, Vasiljević et Drobnjaković c. Serbie (déc.), nos 43987/11 et 51910/15, § 42, 28 janvier 2020, et Ghavalyan c. Arménie, no 50423/08, § 60, 22 octobre 2020). Dans la suite du présent arrêt, l’expression « les requérants » devra être comprise comme désignant les quatre autres requérants.
2. Objet de l’affaire
1. Thèses des parties
92. Le gouvernement défendeur avance d’abord que l’objet de l’affaire doit être limité aux griefs que les requérants ont portés devant le tribunal administratif de district et la Cour constitutionnelle. Selon lui, l’examen de l’affaire doit en conséquence être circonscrit aux périodes de travail et aux années de service militaire obligatoire accumulées en dehors du territoire letton avant le 1er janvier 1991 qui n’auraient pas été prises en compte dans le calcul de la pension des requérants.
93. S’agissant de l’objet de la présente affaire, le gouvernement défendeur avance que celle-ci ne porte ni sur le droit à une pension de retraite – puisque, selon lui, tous les requérants sont assurés et perçoivent une pension – ni sur une quelconque différence de traitement entre les requérants et les citoyens lettons en ce qui concerne la période postérieure au rétablissement de l’indépendance de la Lettonie dans les années 1990-1991. En réalité, le litige porterait sur la question de savoir si, aux fins du calcul des majorations de pension des requérants versées par la Lettonie, les normes et principes pertinents du droit international obligent les autorités lettones à tenir compte des périodes d’emploi et de service militaire accomplies par les intéressés en dehors du territoire letton pendant l’occupation et l’annexion illégales de la Lettonie par l’Union soviétique.
94. Pour leur part, les requérants soutiennent que les griefs dont ils ont saisi la Cour sont identiques à ceux qu’ils avaient portés devant les autorités internes. Ils avancent que les conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans l’arrêt Andrejeva c. Lettonie ([GC], no 55707/00, CEDH 2009) sont applicables à tous les « non-citoyens résidents permanents » de Lettonie. Selon eux, la distinction discriminatoire litigieuse s’étend aussi au calcul des pensions d’invalidité, des pensions de survivant et des allocations de chômage.
2. Appréciation de la Cour
95. La Cour rappelle qu’aux fins de l’article 32 de la Convention, l’objet d’une affaire qui lui est « soumise » dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief ou la « prétention » du requérant, qui comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques. En vertu du principe jura novit curia, la Cour n’est pas tenue par les moyens de droit tirés par le requérant de la Convention et de ses Protocoles. En revanche, elle ne peut pas se prononcer au-delà ou en dehors de ce qui est allégué par les requérants. Elle ne peut ainsi pas se prononcer à partir de faits non visés par le grief, étant entendu que même si elle a compétence pour examiner les faits dénoncés à la lumière de la Convention dans son intégralité ou pour les « envisager sous un autre angle », elle demeure limitée par ceux qui sont présentés par les requérants (Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, §§ 99-101, 1er juin 2021).
96. La Cour relève que les griefs dont les requérants ont saisi la Cour constitutionnelle et la portée du contrôle exercé par celle-ci englobaient l’ensemble des périodes de travail et des périodes assimilées telles que définies par le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État. Bien que seules les périodes de travail, de service militaire et de congé parental aient été pertinentes pour les requérants, la Cour constitutionnelle n’a pas opéré cette distinction dans son arrêt. Par ailleurs, le recours introduit devant la Cour constitutionnelle par le troisième requérant portait sur le rejet de sa demande de pension de retraite anticipée. Dès lors, cette question relève aussi de l’objet du contrôle que la Cour est appelée à exercer.
97. En outre, selon la jurisprudence constante de la Cour, la Convention ne reconnaît pas l’actio popularis et la Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention (Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015, et les références qui s’y trouvent citées). Si la présente affaire porte uniquement sur le calcul des pensions de retraite des requérants et le droit à une pension de retraite anticipée, la Cour observe que la disposition légale critiquée – à savoir le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État – sert à déterminer la « durée d’assurance », laquelle peut ensuite entrer en ligne de compte dans divers calculs en vue de l’attribution de prestations sociales. Dans ces conditions, la Cour constate qu’au niveau interne, le problème dépasse effectivement les questions soulevées devant elle en l’espèce. Comme elle vient de le rappeler, elle doit évidemment limiter son examen à l’objet de la présente affaire. Cependant, à l’instar de la plupart des griefs de discrimination en matière de prestations sociales ou de pensions de retraite, la cause dont la Cour est ici saisie porte sur la compatibilité du système avec l’article 14, et non sur des faits ou circonstances propres à des requérants bien précis ou à d’autres personnes affectées par la législation litigieuse ou susceptibles de l’être. Il y a donc lieu de s’intéresser au système dans son ensemble (British Gurkha Welfare Society et autres c. Royaume‑Uni, no 44818/11, § 63, 15 septembre 2016, et J.D. et A. c. Royaume-Uni, nos 32949/17 et 34614/17, § 100, 24 octobre 2019).
3. La doctrine de la continuité de l’État letton
1. Thèses des parties
a) Le gouvernement défendeur
98. Le gouvernement défendeur estime que la doctrine de la continuité de l’État, telle qu’exposée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 17 février 2011, revêt une importance cruciale, et que la Cour doit en tenir compte pour parvenir à un règlement équitable de la présente affaire. À cet égard, il rappelle les événements historiques décrits aux paragraphes 12 à 14 ci-dessus. Selon lui, la totalité du territoire letton a été illégalement occupée et placée sous le contrôle physique effectif de l’URSS pendant cinquante ans (de 1940 à 1990-1991), en violation flagrante du droit international. Toutefois, en vertu de la doctrine de la continuité de l’État, la République de Lettonie aurait continué d’exister de jure tout au long de cette période d’occupation et d’annexion.
99. Le gouvernement défendeur soutient que c’est aussi pour cette raison que la Lettonie n’a pas succédé aux droits et obligations de l’ex-Union soviétique et ne saurait être considérée comme le successeur de cet État. Il avance qu’au regard des règles du droit international coutumier de la responsabilité des États, toutes les obligations juridiques découlant de la violation du droit international dénoncée ci-dessus, notamment celles qui ont trait au versement d’allocations de sécurité sociale, incombent à l’État occupant qui exerçait un contrôle et une juridiction effectifs sur les territoires et les personnes concernés pendant les années en question, c’est-à-dire l’URSS et son successeur, la Fédération de Russie. À cet égard, il renvoie à l’avis consultatif rendu par la Cour internationale de justice dans l’affaire des Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l’Afrique du Sud en Namibie (Sud-Ouest africain) nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de Sécurité (CIJ Recueil 1971, p. 16), ainsi qu’aux arrêts rendus par la Cour dans les affaires Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, CEDH 2001-IV), Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], nos 43370/04 et 2 autres, CEDH 2012), et à la décision Ukraine c. Russie (Crimée) ((déc.) [GC], nos 20958/14 et 38334/18, 16 décembre 2020). Il plaide que dès lors que la Lettonie n’exerçait pas un contrôle et une juridiction effectifs sur les territoires et les personnes concernés, aucune obligation en matière de sécurité sociale ne peut lui incomber au titre des années en cause. Selon lui, en juger autrement reviendrait à donner à la Convention une interprétation manifestement déraisonnable en ce qu’elle admettrait qu’un avantage juridique puisse découler directement d’un acte illégal, au mépris de la maxime juridique ex injuria jus non oritur.
b) Les requérants
100. Les requérants estiment que la doctrine de la continuité de l’État n’est pas pertinente en l’espèce. Ils avancent que si la République de Lettonie n’est pas directement responsable des actes de l’ex-Union soviétique, elle ne saurait cependant ignorer purement et simplement le fait que sa qualité d’État a été de facto suspendue pendant cinquante ans. Ils considèrent que la Lettonie doit honorer les obligations qu’elle a contractées dans le domaine des droits fondamentaux sur le plan interne et par la ratification de la Convention. Ils soutiennent que bien que la Lettonie ne soit pas un État successeur de l’URSS, elle a expressément reconnu sa responsabilité envers les anciens ressortissants soviétiques qui s’étaient installés sur son territoire pendant la période soviétique. À cet égard, ils renvoient à la Déclaration du 4 mai 1990 sur le rétablissement de l’indépendance de la République de Lettonie, estimant que celle-ci y a pris l’engagement exprès de « garantir (...) des droits sociaux, économiques et culturels (...) [aux] citoyens de l’URSS qui souhaiteraient vivre en Lettonie sans acquérir la nationalité lettone » (paragraphe 61 ci-dessus). En conséquence, ils invitent la Cour à réaffirmer, comme elle l’aurait déjà fait dans l’arrêt Andrejeva (précité, § 78) que le renvoi du gouvernement défendeur à la doctrine de la continuité de l’État « manque de pertinence ».
2. Observations du tiers intervenant
101. Le gouvernement russe déclare que la Lettonie faisait partie intégrante de l’Union soviétique à l’époque pertinente. Selon lui, les expressions « occupation soviétique », « soviétisation » et « russification » prêtent à controverse, ne revêtent aucun caractère juridique et ne sauraient justifier l’application de dispositions discriminatoires trente ans après l’accession de la Lettonie à l’indépendance.
3. Appréciation de la Cour
102. La Cour souligne que sa compétence est définie à l’article 19 de la Convention, en vertu duquel elle a pour seule tâche « d’assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses Protocoles ». En conséquence, il ne lui appartient pas de se prononcer sur la licéité ou la légitimité d’un transfert de souveraineté – en cours ou déjà accompli – au regard du droit international (Ukraine c. Russie (Crimée) (déc.) [GC], nos 20958/14 et 38334/18, § 339, 16 décembre 2020). En outre, eu égard au caractère subsidiaire du système de la Convention, il n’appartient pas en principe à la Cour de se substituer aux juridictions internes, particulièrement lorsque leur appréciation porte sur des faits historiques délicats (voir, parmi beaucoup d’autres, Vasiliauskas c. Lituanie [GC], no 35343/05, § 160, CEDH 2015).
103. En revanche, la Cour a toujours dit que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer en dehors du contexte général dans lequel elles s’inscrivent. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public. Ainsi, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (voir, parmi beaucoup d’autres, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 174, 15 mars 2018). La Cour a également dit à plusieurs reprises que bien qu’il ne lui appartienne pas de connaître d’erreurs de fait ou de droit prétendument commises par des juridictions nationales – sauf si et dans la mesure où ces erreurs pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, et si l’appréciation à laquelle se sont livrées les juridictions nationales est arbitraire ou manifestement déraisonnable, elle peut admettre certaines vérités historiques notoires et s’en servir pour asseoir son raisonnement. Il en va de même lorsque le droit interne renvoie à des dispositions du droit international général ou d’accords internationaux, ou que les juridictions nationales appliquent des principes de droit international (Vasiliauskas, précité, § 160, et les références qui s’y trouvent citées). Cependant, la Cour n’y est habilitée que si et pour autant seulement que cela est nécessaire à l’exercice de la compétence que lui reconnaît l’article 19 de la Convention, telle que définie ci-dessus (Ukraine c. Russie (Crimée), décision précitée, § 341).
104. S’agissant de la Lettonie, la Cour constate que la position officielle de cet État, telle qu’exposée dans l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 17 février 2011 et dans les observations écrites soumises par le gouvernement défendeur aux fins de la présente procédure (paragraphes 55 et 98-99 ci-dessus), peut se résumer comme suit. La Lettonie (comme les autres États baltes voisins que sont la Lituanie et l’Estonie) aurait subi, à partir de 1940, une agression, et une occupation et une annexion illégales de la part de l’ex-Union soviétique. En conséquence, la Lettonie ne serait pas un État successeur de l’URSS ; elle aurait conservé la qualité d’État qui était la sienne au moment de la perte de facto de son indépendance en 1940, et qui aurait néanmoins subsisté de jure pendant toute la période de la guerre froide. En d’autres termes, la Lettonie n’aurait jamais disparu de jure, même si son indépendance a été de facto interrompue par la force pendant un demi‑siècle à la suite d’une violation flagrante du droit international.
105. La Cour rappelle qu’elle a elle-même fait état à plusieurs reprises, dans la partie « en fait » d’arrêts et de décisions respectivement rendus contre les trois États baltes, de la version des événements historiques exposée ci‑dessus (Kolk et Kislyiy c. Estonie (déc.), nos 23052/04 et 24018/04, CEDH 2006‑I, Penart c. Estonie (déc.), nos 14685/04, 24 janvier 2006, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 12-13, CEDH 2006‑IV, Kuolelis et autres c. Lituanie, nos 74357/01 et 2 autres, § 8, 19 février 2008, Vasiliauskas, précité, §§ 11-14, et Sõro c. Estonie, no 22588/08, § 6, 3 septembre 2015). En outre, dans l’affaire Likvidējamā p/s Selga et Vasiļevska c. Lettonie ((déc.), nos 17126/02 et 24991/02, § 5, 1er octobre 2013), la Cour a elle-même qualifié la situation en Lettonie (et donc dans les trois États baltes) d’« occupation illégale ». Enfin, la Commission européenne des droits de l’homme a clairement dit que « la Lituanie ne p[ouvait] être considérée comme un successeur de l’Union soviétique à l’égard de[s] créances [découlant d’obligations à échéance fixe émises par l’État soviétique] et qu’elle n’a[vait] pris aucun engagement légal d’indemniser ceux qui, parmi ses ressortissants, [détenaient] ces obligations » (voir la décision rendue par la Commission dans l’affaire Jasinskij et autres c. Lituanie, no 38985/97, décision de la Commission du 9 septembre 1998, Décisions et rapports 94-B).
106. La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de son appréciation des événements historiques pertinents toujours décrits de la même manière dans ses précédents arrêts et décisions, d’autant plus que cette appréciation lui paraît correspondre à la position générale adoptée par la majorité de la communauté mondiale des États libres et démocratiques pendant la guerre froide, telle que définie et résumée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et le Parlement européen (paragraphes 84-86 ci-dessus). Souscrivant à la thèse du gouvernement défendeur selon laquelle cette doctrine est a priori pertinente dans les circonstances de l’espèce, la Cour en tiendra compte pour statuer sur le fond de la requête.
2. sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la convention
107. Les requérants allèguent qu’en raison de leur statut de « non-citoyens résidents permanents », les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées par eux avant 1991 en dehors du territoire letton dans d’autres régions de l’URSS n’ont pas été incluses dans le calcul de la « durée d’assurance » qui a servi de référence pour la détermination du montant de leur pension de retraite et de leur éligibilité à une pension de retraite anticipée. En conséquence, ils estiment avoir été traités moins favorablement que les citoyens lettons, au mépris selon eux de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Les passages pertinents de ces dispositions se lisent ainsi :
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale (...) la naissance ou toute autre situation. »
Article 1 du Protocole no 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
108. Le gouvernement défendeur combat cette thèse, à laquelle souscrit le gouvernement russe, en sa qualité de tiers intervenant.
1. Sur la recevabilité
1. Compatibilité ratione personae
a) Thèses des parties
109. Le gouvernement défendeur soutient qu’au regard de l’article 1 de la Convention, la Lettonie ne saurait être tenue d’assumer la responsabilité des périodes de travail accomplies par les requérants alors qu’ils résidaient et étaient employés dans des républiques de l’ex-URSS autres que la Lettonie. Selon lui, les griefs des requérants portent sur des questions qui ne relèvent pas de la responsabilité du gouvernement letton et échappent manifestement à sa juridiction. En effet, les périodes de travail litigieuses auraient été accomplies par les requérants pour le compte d’entreprises situées dans différentes régions de l’ex-URSS où, contrairement à la requérante de l’affaire Andrejeva, ces derniers auraient travaillé la majeure partie de leur vie active, s’investissant ainsi dans l’économie et le développement des pays étrangers que ces régions sont devenues. Or les requérants mettraient en cause la responsabilité et la juridiction de la Lettonie pour la totalité de leurs périodes de travail, au seul motif qu’ils auraient accompli leurs dernières années de travail en Lettonie. Les griefs dirigés contre la Lettonie contreviendraient manifestement à la « pratique généralement admise » des États en matière de droits à pension.
110. Le gouvernement défendeur reconnaît que l’exception d’incompatibilité ratione personae soulevée dans l’affaire Andrejeva a été rejetée, mais il avance que les requérants de la présente affaire n’avaient pas leur résidence effective en Lettonie pendant les périodes dont ils revendiquent l’inclusion dans le calcul de leur pension. Selon lui, la Cour devrait en l’espèce s’en tenir à l’approche qu’elle a adoptée dans l’affaire Likvidējamā p/s Selga et Vasiļevska, précitée, où elle aurait jugé qu’eu égard aux circonstances de la cause, la responsabilité de la Lettonie ne pouvait se trouver engagée au regard de la Convention à raison de mesures prises par une entité opérant dans un autre pays. La Convention n’imposerait aux États contractants aucune obligation expresse de réparer une injustice ou un préjudice causés avant qu’ils ne ratifient la Convention, et l’engagement pris par les autorités lettones d’indemniser des particuliers ne pourrait être interprété comme impliquant l’existence d’une obligation de droit international pesant sur la Lettonie de verser une quelconque somme.
111. Les requérants soutiennent que le Gouvernement avait défendu exactement la même thèse dans l’affaire Andrejeva, et qu’elle avait été rejetée par la Cour. Ils estiment que le lieu où ils résidaient pendant les périodes litigieuses n’a aucune incidence sur la question de la juridiction.
b) Appréciation de la Cour
112. La Cour constate que la thèse du Gouvernement est en substance identique à l’exception que celui-ci avait soulevée dans l’affaire Andrejeva, et que la Cour avait rejetée dans les termes suivants :
« 57. Dans la présente affaire, la Cour constate que la requérante dénonce un acte pris à son égard par une autorité publique lettone – en l’espèce, l’Agence de l’assurance sociale de l’État – et lui refusant une partie du bénéfice patrimonial qu’elle entendait tirer d’une loi adoptée par le législateur letton. La contestation soulevée par la requérante contre cet acte a été examinée par les trois degrés de juridictions lettones, qui ont rendu des décisions contraignantes à son sujet. Aux yeux de la Cour, cela suffit largement pour conclure que, dans le cadre du présent litige, la requérante relevait de la « juridiction » de l’État défendeur et que l’exception du Gouvernement doit être rejetée (voir, mutatis mutandis, Markovic et autres c. Italie [GC], no 1398/03, §§ 54-56, CEDH 2006-XIV). (...) »
113. Il est vrai que les requérants n’étaient pas physiquement présents en Lettonie pendant les périodes litigieuses, contrairement à Mme Andrejeva. Toutefois, cette circonstance ne change rien au fait qu’en leur qualité de résidents permanents de Lettonie, les intéressés revendiquent un avantage pécuniaire prévu par la législation lettone et contestent des décisions prises à leur égard par des autorités lettones, notamment des tribunaux. À cet égard, la Cour n’aperçoit aucune différence entre l’affaire Andrejeva et la présente affaire du point de vue de la « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention. En ce qui concerne la décision rendue dans l’affaire Likvidējamā p/s Selga et Vasiļevska (précitée, §§ 102 et 113), à laquelle renvoie le gouvernement défendeur, la Cour souligne que les requérants de cette affaire possédaient des devises déposées dans une banque étrangère sise à l’étranger, et que les principales questions qui se posaient à elle consistaient à savoir, d’une part, si l’État défendeur pouvait être tenu pour responsable du gel de ces avoirs opéré par la banque et, d’autre part, si celui-ci avait l’obligation positive, sur le terrain de la Convention, de prendre des mesures à cet égard. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas en quoi le renvoi à cette décision pourrait être pertinent pour la question qui se pose en l’espèce, les deux affaires étant fondamentalement différentes.
114. En conséquence, la Cour rejette l’exception soulevée par le gouvernement défendeur. Toutefois, elle estime que les arguments avancés à l’appui de cette exception sont étroitement liés au fond du grief fondé sur l’article 14 de la Convention. Dès lors, elle en tiendra compte lorsqu’elle décidera s’il y a eu violation de cette disposition, comme elle l’a fait dans l’affaire Andrejeva (précitée, § 57 in fine).
2. Compatibilité ratione materiae
a) Thèses des parties
1. Le gouvernement défendeur
115. Le gouvernement défendeur soutient que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, au motif selon lui qu’un grief de violation de l’article 1 du Protocole no 1 doit se rapporter à un « bien » au sens de la jurisprudence de la Cour. Or l’article 1 du Protocole no 1 ne garantirait pas un droit à percevoir des prestations sociales ou une pension de retraite de quelque type et de quelque montant que ce soit lorsque pareil droit n’est pas prévu par le droit interne.
116. Le gouvernement défendeur admet que la Cour a rejeté cet argument dans l’affaire Andrejeva. Toutefois, il met l’accent sur la nature du droit patrimonial revendiqué, estimant qu’il n’existe en l’espèce aucune espérance légitime. En premier lieu, il avance que la décision prise par la Lettonie d’accorder une indemnisation complémentaire au titre des années de travail relevant de la juridiction de l’ex-URSS afin de remédier, au moins dans une certaine mesure, aux conséquences des années d’occupation illicite ne saurait être considérée comme faisant naître au profit des requérants un droit patrimonial relevant de l’article 1 du Protocole no 1. Il ajoute que la Cour ne saurait faire abstraction du contexte géopolitique et historique pertinent. Selon lui, le champ de compétence de la Cour en matière de sécurité sociale n’est pas suffisamment étendu pour qu’elle puisse tenir un État pour responsable d’intérêts patrimoniaux nés sous la juridiction d’un autre État, eu égard en particulier à la marge d’appréciation reconnue aux États dans le domaine des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale. Les griefs des requérants ne relèveraient du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 que dans la mesure où les dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État accordent aux intéressés une pension de retraite au titre des périodes de travail accomplies par eux sur le territoire letton.
117. En outre, le gouvernement défendeur estime que les requérants ne pouvaient escompter, et de fait n’escomptaient pas que la Lettonie assumerait une quelconque responsabilité pour les périodes de travail accomplies sur le territoire de l’ex-URSS. Il explique que Mme Andrejeva, qui avait effectivement travaillé et résidé en Lettonie au cours des périodes litigieuses, croyait vraiment que ces périodes de travail seraient considérées comme ayant été accomplies sur le territoire letton, et qu’elle avait immédiatement contesté devant les juridictions administratives le refus des autorités lettones d’inclure les périodes en question dans le calcul de sa pension. Il avance que les requérants de la présente affaire se sont au contraire abstenus de contester l’exactitude des calculs et de l’interprétation du droit interne qui les concernaient. Il y voit la preuve que les intéressés savaient pertinemment que la législation interne ne leur permettait pas de prétendre à une pension au titre du travail accompli sur le territoire de l’ex-URSS et qu’ils n’escomptaient pas que la Lettonie assumât une quelconque responsabilité au titre de ces périodes de travail. Il en conclut que les requérants ne peuvent à bon droit alléguer que la législation et la pratique lettones leur laissaient légitimement espérer que la Lettonie prendrait à sa charge le paiement de pensions de retraite au titre de périodes de travail accomplies sous la juridiction d’autres États. L’arrêt Andrejeva n’aurait pas davantage pu faire naître cette espérance dans le chef des requérants, car les conclusions que la Cour y a formulées auraient été fondées sur les circonstances propres à cette affaire.
2. Les requérants
118. Les requérants notent que l’exception soulevée par le gouvernement défendeur avait déjà été rejetée par la Grande Chambre dans l’affaire Andrejeva, précitée. Ils avancent que le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi relative aux pensions d’État a créé un droit à pension au titre des périodes de travail et des périodes assimilées accumulées avant 1991 sur le territoire de l’ex-URSS, mais qu’il a réservé ce droit aux ressortissants lettons. Ils allèguent que c’est sur le fondement de cette disposition qu’ils se sont vu refuser une pension pour ces périodes au seul motif qu’ils ne possédaient pas la nationalité lettone et que, s’ils l’avaient eue, les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées par eux sur le territoire de l’ex-URSS auraient été incluses dans le calcul de leur « durée d’assurance » ayant servi à déterminer leur droit à une pension d’État et le montant de celle‑ci. En conséquence, ils estiment que leurs intérêts patrimoniaux relèvent du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, et que l’article 14 de la Convention trouve donc à s’appliquer en l’espèce.
b) Appréciation de la Cour
119. à titre liminaire, la Cour rappelle que la question de l’applicabilité de telle ou telle disposition de la Convention ou de ses Protocoles relève de sa compétence ratione materiae et qu’il y a donc lieu de suivre le principe général régissant le traitement des requêtes et d’analyser ces points comme il convient au stade de la recevabilité, sauf s’il y a une raison particulière de les joindre au fond. Aucune raison de ce type n’existant en l’espèce, la question de l’applicabilité de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 doit être examinée au stade de la recevabilité (Popović et autres c. Serbie, nos 26944/13 et 3 autres, § 46, 30 juin 2020, et voir, mutatis mutandis, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 93, 25 septembre 2018).
120. La Cour rappelle également que l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites dispositions. L’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (voir, parmi beaucoup d’autres, Andrejeva, précité, § 74, Carson et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010, Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 123, 19 décembre 2018).
121. La Cour note que cette exception du gouvernement défendeur, comme la précédente, est en substance identique à celle que ce même gouvernement avait soulevée dans l’affaire Andrejeva, précitée, et qu’elle avait rejetée dans les termes suivants :
« 77. La Cour a (...) affirmé que tous les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence dans le domaine des prestations sociales (...) Ainsi, cette disposition ne garantit, en tant que tel, aucun droit de devenir propriétaire d’un bien (...) Elle ne garantit donc, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné (...) De même, le droit de recevoir une pension au titre d’activités s’étant déroulées dans un État autre que l’État défendeur n’est pas davantage garanti (...) En outre, l’article 1 précité n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime. En revanche, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de cette prestation dépende ou non du versement préalable de cotisations –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (...)
78. Le Gouvernement soutient qu’au regard du droit international public, la Lettonie n’a pas hérité de l’ex-Union soviétique ses droits et obligations en matière de prestations sociales. Vu ses conclusions dans l’affaire Stec et autres [c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, CEDH 2005-X], la Cour estime que cette thèse manque de pertinence en l’occurrence. En effet, à supposer même que le Gouvernement ait raison sur ce point, cela ne changerait rien à la conclusion qui s’impose en l’espèce : lorsqu’un État décide de lui-même de verser aux particuliers des pensions au titre du travail accompli en dehors de son territoire, créant ainsi une base légale suffisamment claire dans son droit interne, le droit présumé de bénéficier d’une telle prestation tombe dans le champ de l’article 1 du Protocole no 1. À cet égard, la Cour relève que l’article premier des dispositions transitoires de la loi lettone relative aux pensions d’État crée le droit de percevoir une pension de retraite au titre des années de travail accomplies avant 1991 sur le territoire de l’ex-URSS (« en dehors de la Lettonie » dans la version antérieure au 1er janvier 2006) indépendamment du paiement de cotisations quelconques, mais qu’il réserve ce droit aux ressortissants lettons. En application de cette disposition, la requérante s’est vu refuser le bénéfice de la prestation en cause au seul motif qu’elle ne possédait pas la nationalité lettone.
79. Comme la Cour l’a dit dans la décision Stec et autres (décision précitée, § 55) :
« [d]ans des cas tels celui de l’espèce, où des requérants formulent sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 un grief aux termes duquel ils ont été privés, en tout ou en partie et pour un motif discriminatoire visé à l’article 14, d’une prestation donnée, le critère pertinent consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les intéressés auraient eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause (...) Si [l’article 1 du] Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14. »
80. Il s’ensuit que les intérêts patrimoniaux de la requérante entrent dans le champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et du droit au respect des biens qu’il garantit, ce qui suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable. »
122. La Cour n’aperçoit aucune différence entre l’affaire Andrejeva et la présente affaire en ce qui concerne l’applicabilité ratione materiae de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 Protocole no 1. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’interdiction de la discrimination que l’article 14 consacre s’applique de manière générale dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale ou d’une pension, et cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions. Si, n’eût été la condition d’octroi prévue par le droit interne dont le requérant se plaint, celui-ci aurait eu un droit, sanctionnable devant les tribunaux internes, à percevoir la prestation en cause, son grief relève du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, ce qui suffit à rendre l’article 14 de la Convention applicable ratione materiae (J.D. et A. c. Royaume-Uni, précité, § 63). Dans ces conditions, force est à la Cour de rejeter l’exception soulevée par le gouvernement défendeur, pour les mêmes motifs que ceux exposés aux paragraphes 77-80 de l’arrêt Andrejeva (voir aussi, mutatis mutandis, Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 40, Recueil 1996‑IV, Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011, Fábián, précité, § 117, et Ribać c. Slovénie, no 57101/10, §§ 43-45, 15 décembre 2017).
123. Enfin, la Cour estime que les questions particulières soulevées par le gouvernement défendeur – celles de savoir dans quelle mesure le raisonnement d’ensemble suivi par elle dans l’affaire Andrejeva était propre au cas d’espèce, s’il est transposable à la présente affaire et si les requérants pouvaient nourrir une « espérance légitime » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 alors qu’ils ne se trouvaient pas sur le territoire letton pendant les périodes litigieuses – touchent au fond de l’affaire et qu’elles doivent être examinées sous cet angle.
3. Délai de six mois
a) Thèses des parties
124. Le gouvernement défendeur renvoie aux premières décisions par lesquelles les deuxième, quatrième et cinquième requérants se sont vu accorder une pension. Il soutient que faute pour les intéressés de les avoir contestées, ces décisions ont pris effet et doivent être considérées comme étant « définitives » aux fins du calcul du délai de six mois. Il ajoute que les requérants auraient dû savoir que leur pension de retraite ne pouvait être recalculée que sur la base de la loi sur les pensions d’État ou des accords internationaux en matière de sécurité sociale. Il en conclut que les recours tendant à la réouverture des procédures administratives introduits par les intéressés devant les juridictions administratives étaient dépourvus de base légale et voués au rejet.
125. Quant à la thèse des requérants selon laquelle l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 17 février 2011 doit être considéré comme la décision définitive aux fins de la présente affaire, le gouvernement défendeur avance que rien n’empêchait les intéressés de saisir la Cour constitutionnelle aussitôt après avoir obtenu une pension de retraite. Il soutient que ceux-ci n’ont avancé aucun argument susceptible d’expliquer qu’ils soient restés inactifs pendant une période qui, pour certains d’entre eux, a duré dix ans.
126. Le gouvernement défendeur estime que tant les recours introduits par les requérants devant les juridictions administratives en vue de la réouverture des procédures les concernant que leurs recours constitutionnels doivent être considérés comme des tentatives des intéressés de se conformer tardivement aux exigences procédurales de la Convention afin d’obtenir la reconduction du délai de six mois à respecter pour introduire leur requête devant la Cour.
127. Pour leur part, les requérants soutiennent que les recours qu’ils ont exercés étaient les seules voies de droit effectives qui leur étaient ouvertes et qu’ils les ont épuisées dans les conditions prévues par le droit interne. Ils avancent que le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État avait déjà été déclaré inconstitutionnel en 2001 par la Cour constitutionnelle, à l’issue d’un recours intenté par vingt députés (paragraphe 39 ci-dessus), que cette question avait donc déjà été tranchée et que l’ensemble des autorités de l’État, notamment les tribunaux, étaient tenues par les conclusions de la Cour constitutionnelle. En outre, ils indiquent que le fait qu’un recours porte sur un grief déjà tranché constitue un motif d’irrecevabilité au regard de la loi sur la Cour constitutionnelle. Ils précisent que, contrairement à Mme Andrejeva, ils contestent le contenu de la législation interne, et non l’interprétation qui en a été faite dans leur cas.
128. Les requérants avancent que ce n’est qu’après l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva, précitée, que l’état du droit a changé et qu’ils ont pu demander la réouverture des procédures administratives les concernant. Ils exposent qu’à l’exception du troisième requérant, qui a directement saisi la Cour constitutionnelle, ils ont introduit un recours constitutionnel après le rejet de leurs recours tendant à la réouverture des procédures les concernant. Ils précisent que la Cour constitutionnelle a alors ouvert une procédure et rendu un arrêt statuant sur le fond de leur grief, et que la présente requête a été introduite dans un délai de six mois à compter de l’arrêt en question.
b) Appréciation de la Cour
129. La Cour relève que l’exception soulevée par le gouvernement défendeur ne s’applique pas au troisième requérant, qui a introduit un recours directement devant la Cour constitutionnelle le 22 mars 2010, c’est-à-dire plusieurs mois avant le calcul de sa pension de retraite (paragraphes 27 et 48 ci-dessus). En conséquence, la Cour n’examinera cette exception que pour autant qu’elle concerne les deuxième, quatrième et cinquième requérants.
1. Principes généraux
130. Le délai prévu par l’article 35 § 1 de la Convention – qui était de six mois à l’époque où les présentes requêtes ont été introduites – vise à assurer la sécurité juridique en garantissant que les affaires qui soulèvent des questions au regard de la Convention puissent être examinées dans un délai raisonnable et que les décisions passées ne soient pas indéfiniment susceptibles d’être remises en cause. Il marque la limite temporelle du contrôle opéré par les organes de la Convention et indique aux particuliers comme aux autorités publiques la période au-delà de laquelle ce contrôle ne peut plus s’exercer (Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, §§ 39-40, 29 juin 2012).
131. Les règles énoncées à l’article 35 § 1 concernant l’épuisement des voies de recours internes et le délai de six mois sont étroitement liées, car non seulement elles figurent dans le même article mais, de plus, elles sont exprimées dans une même phrase, dont la construction grammaticale implique une telle corrélation. Ainsi, en règle générale, le délai de six mois commence à courir à la date de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes. À peine de méconnaître le principe de subsidiarité, on ne saurait interpréter l’article 35 § 1 d’une manière qui exigerait qu’un requérant saisisse la Cour de son grief avant que la situation relative à la question en jeu n’ait fait l’objet d’une décision définitive au niveau interne. Dans le cadre de cette disposition, seuls les recours normaux et effectifs peuvent toutefois être pris en compte, car un requérant ne peut pas repousser le délai strict imposé par la Convention en essayant d’adresser des requêtes inopportunes ou abusives à des instances ou institutions qui n’ont pas le pouvoir ou la compétence nécessaires pour accorder sur le fondement de la Convention une réparation effective concernant le grief en question (voir, parmi beaucoup d’autres, Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 65, 11 décembre 2018). Il s’ensuit que l’exercice de recours qui ne satisfont pas aux exigences de l’article 35 § 1 ne sera pas pris en compte par la Cour aux fins d’établir la date de la « décision définitive » ou de calculer le point de départ du délai de six mois (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, § 75, 5 juillet 2016).
132. En règle générale, les demandes de révision d’une procédure ne sont pas des recours effectifs (Berdzenichvili c. Russie (déc.), no 31697/03, CEDH 2004-II, Tucka c. Royaume-Uni (no 1) (déc.), no 34586/10, 18 janvier 2011, Haász et Szabó c. Hongrie, nos 11327/14 et 11613/14, §§ 36-37, 13 octobre 2015) et, en tant que telles, elles n’interrompent pas le cours du délai de six mois, sauf dans le cas où elles constituent la seule voie de recours ouverte au requérant dans les circonstances de l’espèce (Ahtinen c. Finlande (déc.), no 48907/99, 31 mai 2005, Tomaszewscy c. Pologne, no 8933/05, §§ 117‑119, 15 avril 2014).
133. Une décision rejetant une demande de réouverture d’une procédure ne constitue pas une « décision définitive » aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention et ne peut être considérée comme le point de départ du délai de six mois (Sapeyan c. Arménie, no 35738/03, § 23, 13 janvier 2009). En revanche, la réouverture de la procédure ou le réexamen d’une décision définitive interrompt l’écoulement du délai de six mois par rapport à la procédure initiale ou à la décision définitive, mais uniquement en ce qui concerne les questions soulevées sur le terrain de la Convention qui ont fondé le réexamen ou la réouverture et qui ont été examinées par l’organe de recours extraordinaire (ibidem, § 24). Enfin, si un recours extraordinaire n’a pas abouti à la réouverture de la procédure initiale mais si les juridictions nationales ont néanmoins pu examiner l’essentiel des questions de droits de l’homme ensuite portées devant la Cour par le requérant et si elles les ont traitées, le délai de six mois doit être considéré comme ayant recommencé à courir (Schmidt c. Lettonie, no 22493/05, §§ 66-67 et 70-71, 27 avril 2017).
134. La Cour relève, comme elle l’a déjà fait à plusieurs reprises dans d’autres affaires, que la compétence de la Cour constitutionnelle lettone se limite au contrôle de la constitutionnalité des lois et de leur compatibilité avec les normes de rang supérieur. Il s’ensuit qu’aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant n’est tenu d’exercer un recours constitutionnel que s’il conteste une norme législative ou réglementaire comme étant en soi contraire à la Constitution lettone ou à la Convention, c’est-à-dire si la violation alléguée découle de la norme elle-même. En revanche, la procédure de recours constitutionnel individuel ne constitue pas un recours effectif si le requérant se plaint de l’application ou de l’interprétation selon lui erronée d’une disposition législative dont le contenu n’est pas inconstitutionnel (Elberte c. Lettonie, no 61243/08, §§ 79-80, 13 janvier 2015, et les références qui s’y trouvent citées). En pareil cas, le recours constitutionnel n’interrompt pas le cours du délai de six mois.
2. Application en l’espèce des principes susmentionnés
135. La Cour relève qu’en l’espèce, le calcul initial de la pension de chacun des requérants (exception faite de celle du troisième requérant) a été effectué entre 1999 et 2008, et qu’aucun d’entre eux n’a contesté les décisions prises à cet égard par les autorités internes. Le 18 février 2009, la Grande Chambre rendit son arrêt dans l’affaire Andrejeva, précitée. Le 14 août 2009, les requérants demandèrent la révision du calcul de leur pension à la lumière de l’arrêt Andrejeva. Leur demande ayant été rejetée, ils saisirent le tribunal administratif de district en vue d’obtenir la réouverture des procédures les concernant à la lumière de l’arrêt Andrejeva, comme le leur permettait le droit interne. Par des décisions définitives rendues les 20 et 27 novembre 2009 et le 16 décembre 2009 respectivement par le tribunal administratif de district, les requérants furent déboutés de leurs recours, au motif que l’arrêt Andrejeva ne justifiait pas la réouverture des procédures en question. Le 5 mars 2010, les requérants saisirent la Cour constitutionnelle, l’invitant à reconsidérer et à abandonner la position qu’elle avait prise en 2001 sur le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi relative aux pensions d’État et à rendre une nouvelle décision à la lumière de l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Andrejeva. Le 17 février 2011, la Cour constitutionnelle rendit un arrêt statuant sur le fond des griefs des requérants et comportant une analyse de la situation individuelle des intéressés.
136. La Cour estime que les recours exercés par les requérants devant le tribunal administratif en vue de la réouverture des procédures administratives les concernant et leurs recours individuels ultérieurs devant la Cour constitutionnelle doivent être considérés comme une procédure unique visant en définitive à la révision du calcul des pensions des intéressés consécutivement à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva. Il est vrai que les requérants sont restés longtemps sans agir après le calcul initial de leurs pensions. Toutefois, la Cour admet qu’ils pouvaient croire, de manière réaliste et en toute bonne foi, que leur situation juridique avait changé à la suite du prononcé de l’arrêt Andrejeva, dont ils pensaient qu’il leur offrait une nouvelle possibilité d’obtenir la révision du calcul de leur pension, soit immédiatement soit, le cas échéant, après l’annulation formelle de la disposition légale litigieuse par la Cour constitutionnelle, d’autant plus que, contrairement à l’arrêt rendu par celle-ci le 17 février 2011, l’arrêt Andrejeva a expressément refusé d’attribuer un rôle décisif à la distinction entre le fait de travailler sur le territoire letton et le fait de travailler en dehors de celui-ci (ibidem, § 85). Aux yeux de la Cour, l’élément décisif réside dans le fait que la Cour constitutionnelle a jugé les recours constitutionnels des requérants recevables du point de vue du droit procédural interne, qu’elle a accepté de les examiner au fond et qu’elle a rendu un arrêt soigneusement motivé par lequel elle a statué sur les mêmes questions de droits de l’homme que celles que les requérants soumettent à la Cour (voir, mutatis mutandis, Schmidt, précité, §§ 68-71).
137. Dans ces conditions, et eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire, la Cour considère que l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 17 février 2011 constitue la « décision définitive » aux fins de l’article 35 § 1, et que le délai de six mois doit être calculé à compter de la date du prononcé de cet arrêt. La présente requête a été introduite devant la Cour le 4 août 2011, c’est-à-dire dans un délai de six mois à compter de la date du prononcé de cet arrêt. En conséquence, l’exception soulevée par le gouvernement défendeur doit être rejetée.
4. Sur les exceptions soulevées à l’égard de certains requérants
a) Le deuxième requérant
1. Thèses des parties
138. Le gouvernement défendeur avance que le recours introduit par le deuxième requérant devant les juridictions administratives en vue de la réouverture de la procédure administrative le concernant portait uniquement sur la prise en compte des périodes de travail accomplies par lui sur le territoire de l’ex-URSS mais ne mentionnait aucunement ses périodes de service militaire obligatoire. Il ajoute que l’intéressé n’a soumis aux autorités nationales aucune pièce de nature à leur permettre d’identifier le pays dans lequel il avait accompli son service militaire. Il estime en conséquence que, pour autant qu’il concerne l’absence de prise en compte de la période de service militaire obligatoire, le grief formulé par le deuxième requérant doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes ou pour défaut manifeste de fondement.
139. Les requérants rétorquent qu’il n’existe pas de recours interne effectif relativement aux périodes de service militaire obligatoire. Ils avancent que la seule obligation imposée aux ressortissants lettons à cet égard consiste à prouver qu’ils ont bien effectué leur service militaire, si bien qu’ils peuvent obtenir la prise en compte de ces périodes sur simple présentation de leur certificat de travail et de leur carte d’identité militaire. Ils précisent que ces documents mentionnent le lieu où la personne a été incorporée, mais non celui où elle a accompli son service militaire obligatoire, alors selon eux que les « non-citoyens résidents permanents » sont tenus de prouver le lieu exact où ils ont effectué leur service militaire. Ils ajoutent que ces derniers doivent à cette fin s’adresser aux archives militaires du pays concerné, moyennant paiement, sans nécessairement posséder les compétences linguistiques pour ce faire et sans aucune garantie quant à la disponibilité de cette information.
2. Appréciation de la Cour
140. La Cour relève d’emblée que le gouvernement défendeur affirme lui‑même que les recours introduits par les requérants devant les juridictions administratives en vue de la réouverture des procédures administratives les concernant ne constituaient pas des recours effectifs aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphe 124 ci-dessus). Dans ces conditions, la thèse du Gouvernement selon laquelle les intéressés auraient dû soulever un point de fait précis dans le cadre des recours en question ne paraît guère défendable. En tout état de cause, la Cour rappelle que le non‑épuisement des voies de recours internes ne peut être retenu contre un requérant lorsque, bien que celui-ci n’ait pas respecté les formes prescrites par la loi, l’autorité compétente a examiné la substance du grief dont il a saisi la Cour (Vladimir Romanov c. Russie, no 41461/02, § 52, 24 juillet 2008, et Ulemek c. Croatie, no 21613/16, § 77, 31 octobre 2019). En l’espèce, il apparaît que la Cour constitutionnelle a déclaré recevable, du point de vue procédural, l’intégralité du recours constitutionnel formé par le deuxième requérant et qu’elle a examiné toutes les périodes litigieuses sur lesquelles il portait, sans établir aucune distinction entre les unes et les autres (paragraphe 51 ci-dessus). Dans ces conditions, on ne saurait à bon droit reprocher au requérant de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes. En conséquence, l’exception soulevée par le gouvernement défendeur doit être rejetée.
b) Le troisième requérant
1. Thèses des parties
141. Le gouvernement défendeur expose que le recours administratif engagé par le troisième requérant contre le rejet de sa demande de retraite anticipée a été rejeté sans examen, pour des raisons procédurales. Il ajoute que lorsque l’intéressé s’est vu octroyer par la suite une pension de retraite qui ne tenait pas compte de la période de son service militaire obligatoire, il n’a pas introduit de recours contre cette décision, et qu’il ne l’a pas davantage contestée dans son recours constitutionnel puisque le grief qu’il a soulevé devant la Cour constitutionnelle portait uniquement sur le rejet de sa demande de pension de retraite anticipée. Le gouvernement défendeur avance que, comme l’aurait souligné la Cour constitutionnelle, après l’entrée en vigueur de l’accord letto-russe sur la sécurité sociale, le requérant aurait pu demander la révision de sa pension de retraite et la prise en compte de la durée du service militaire obligatoire accompli par lui en Russie. Or, contrairement aux autres requérants, l’intéressé aurait omis de le faire et n’aurait donc pas épuisé les voies de recours internes.
142. Les requérants réitèrent leurs arguments relatifs aux difficultés procédurales auxquelles se heurtent selon eux les personnes concernées pour prouver qu’elles ont accompli leur service militaire obligatoire dans tel ou tel pays (paragraphe 139 ci-dessus). Ils plaident que l’entrée en vigueur de l’accord bilatéral n’a pas totalement supprimé la différence de traitement entre les ressortissants lettons et les « non-citoyens résidents permanents », mais qu’elle a plutôt déplacé cette différence du champ du droit matériel vers le droit procédural. Ils soutiennent que si les ressortissants lettons ne sont tenus de fournir qu’un nombre limité de documents faciles à obtenir, les « non-citoyens résidents permanents » doivent pour leur part s’adresser aux archives de forces armées étrangères. Ils exposent qu’il existe en Russie plusieurs archives de ce type dans lesquelles la recherche des informations pertinentes est payante. En outre, ils allèguent avoir subi un préjudice irréparable avant l’entrée en vigueur des accords bilatéraux pertinents puisque, selon eux, l’absence de prise en compte des périodes litigieuses était alors conforme au droit interne et aucune voie de recours interne ne leur était ouverte.
2. Appréciation de la Cour
143. La Cour souligne que le grief du troisième requérant concerne tant le refus de lui octroyer une pension de retraite anticipée que la non-inclusion de la période de son service militaire obligatoire dans le calcul de sa pension de retraite. Au moment où le requérant a introduit son recours constitutionnel, il n’avait pas encore atteint l’âge de la retraite (paragraphes 27 et 48 ci‑dessus). Partant, le grief dont le requérant a saisi la Cour constitutionnelle ne portait que sur le refus de lui octroyer une pension de retraite anticipée. Toutefois, la Cour ne peut que réaffirmer sa jurisprudence bien établie selon laquelle on ne saurait reprocher à un requérant de ne pas avoir épuisé une voie de recours interne lorsque, bien que l’intéressé n’ait pas respecté les formes prescrites par la loi, l’autorité compétente a examiné la substance du grief dont il a saisi la Cour (paragraphe 133 ci-dessus). En l’espèce, la Cour constitutionnelle a considéré que le fait que le requérant n’eût pas exercé de recours administratif ne constituait pas un obstacle à sa saisine, car l’intéressé avait « démontré qu’il n’avait aucune possibilité de faire valoir ses droits en exerçant les voies de recours ordinaires » (paragraphe 48 ci-dessus). Par conséquent, pour ce qui est de cet aspect du grief formulé par le troisième requérant, la Cour considère que celui-ci a épuisé les voies de recours internes.
144. La Cour relève également qu’au cours de la procédure constitutionnelle, le troisième requérant s’est vu accorder une pension de retraite qui ne tenait pas compte de la période de service militaire obligatoire accomplie par lui. Le dossier ne contient aucune information sur le point de savoir si des observations complémentaires ont été produites devant la Cour constitutionnelle à ce sujet. Toutefois, la Cour constitutionnelle n’a fait à l’évidence aucune distinction entre la question de l’octroi d’une pension de retraite anticipée au troisième requérant et le refus d’inclure certaines périodes dans le calcul de la pension de retraite des autres requérants. Au lieu de cela, elle a examiné la constitutionnalité de la disposition légale excluant certaines périodes de travail et périodes assimilées du calcul de la « durée d’assurance » des « non‑citoyens résidents permanents » telle que définie par la législation lettone. L’arrêt de la Cour constitutionnelle a ainsi porté, en substance, sur les deux griefs formulés par le troisième requérant. Par ailleurs, après le prononcé de cet arrêt, le requérant ne pouvait plus saisir la Cour constitutionnelle puisqu’elle avait déjà statué sur sa demande.
145. Dans ces conditions, la Cour conclut que l’on ne saurait reprocher au troisième requérant de ne pas avoir satisfait à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention. Partant, elle rejette l’exception soulevée sur ce point par le gouvernement défendeur.
c) La quatrième requérante
1. Thèses des parties
146. Le gouvernement défendeur soutient qu’avant l’introduction de la présente requête, le Bélarus a accordé à la quatrième requérante une pension de retraite au titre des périodes de travail accomplies par elle dans ce pays, et que sa pension a de surcroît été révisée sur la base de l’accord letto-russe sur la sécurité sociale afin qu’il soit tenu compte des périodes de travail accomplies par elle sur le territoire russe. Il plaide que la quatrième requérante a dissimulé ces éléments à la Cour, que la requête de l’intéressée revêt donc un caractère manifestement abusif au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et que celle-ci ne peut en conséquence se prévaloir à bon droit de la qualité de victime en ce qui concerne les périodes en question.
147. S’agissant des périodes de travail que la quatrième requérante dit avoir accomplies en Allemagne et du congé de maternité qu’elle dit avoir pris, le gouvernement défendeur avance que l’intéressée n’en a jamais fait état devant les autorités internes et que les griefs y afférents doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes.
148. Les requérants répliquent que les éléments mentionnés par le Gouvernement figurent dans le formulaire de requête. Ils arguent également qu’en ce qui concerne les périodes à inclure dans le calcul de sa pension, la quatrième requérante doit se voir reconnaître la qualité de victime pour les mêmes motifs que le premier requérant. Ils ajoutent que la demande de la quatrième requérante ne portait pas sur la période de travail accomplie en Allemagne puisqu’au moment de sa retraite, seules les périodes accumulées sur le territoire de l’ex-URSS pouvaient être prises en compte, et que cette règle s’appliquait aussi aux ressortissants lettons. Ils précisent que c’est pour les mêmes raisons que la quatrième requérante n’a pas non plus formulé de demande concernant sa période de service militaire volontaire. Pour ce qui est des périodes de congé de maternité de l’intéressée, les requérants soutiennent qu’elles font partie intégrante des périodes de travail et ne font pas l’objet d’un litige distinct.
2. Appréciation de la Cour
149. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 3 a) de la Convention, une requête peut être déclarée abusive notamment si elle se fonde délibérément sur des faits controuvés. Une information incomplète et donc trompeuse peut également s’analyser en un abus du droit de recours individuel, particulièrement lorsqu’elle concerne le cœur de l’affaire et que le requérant n’explique pas de façon suffisante pourquoi il n’a pas divulgué les informations pertinentes. Il en va de même lorsque des développements nouveaux importants surviennent au cours de la procédure suivie devant la Cour et que, en dépit de l’obligation expresse lui incombant en vertu de l’article 47 § 7 du règlement, le requérant n’en informe pas la Cour, l’empêchant ainsi de se prononcer sur l’affaire en pleine connaissance de cause. Toutefois, même dans de tels cas, l’intention de l’intéressé d’induire la Cour en erreur doit toujours être établie avec suffisamment de certitude (Gross c. Suisse [GC], no [67810/10](http://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2267810/10%22%5D%7D), § 28, CEDH 2014, et les références qui s’y trouvent citées).
150. La Cour relève d’emblée que, contrairement aux allégations du gouvernement défendeur, le formulaire de requête initial mentionne le fait que la pension de la quatrième requérante a été recalculée sur la base de l’accord letto-russe sur la sécurité sociale. Elle observe par ailleurs que les requérants y ont également indiqué que la quatrième requérante avait demandé une pension au Bélarus mais qu’elle n’avait pas encore obtenu de réponse, et elle relève que le gouvernement défendeur n’a fourni aucune pièce prouvant que cette assertion était inexacte.
151. La Cour rejette également la thèse du gouvernement défendeur selon laquelle la requérante a perdu la qualité de « victime ». Une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (J.D. et A. c. Royaume-Uni, précité, § 64, et les références qui s’y trouvent citées). Or cela ne s’est manifestement pas produit en l’espèce. La Cour estime que l’exception du gouvernement défendeur tirée de l’absence de qualité de victime relève plutôt du fond de l’affaire et doit être examinée sous cet angle. Les allégations d’« abus » et de « perte de la qualité de victime » doivent donc être rejetées.
152. En ce qui concerne la question de l’inclusion du congé de maternité dans le calcul de la « durée d’assurance », la Cour rappelle à nouveau le principe selon lequel le non-épuisement des voies de recours internes ne peut être retenu contre un requérant lorsque la substance du grief dont celui-ci a saisi la Cour a déjà été examinée, quand bien même il n’aurait pas respecté la procédure applicable (paragraphe 133 ci-dessus). En l’espèce, la Cour constate que la totalité de la période litigieuse a été prise en compte dans la motivation de l’arrêt de la Cour constitutionnelle (paragraphe 51 ci-dessus). Il s’ensuit que cette exception doit elle aussi être rejetée.
d) La cinquième requérante
1. Thèses des parties
153. Le gouvernement défendeur soutient qu’avant l’introduction de la présente requête, la pension de la cinquième requérante avait été recalculée sur la base de l’accord letto-russe sur la sécurité sociale. Il avance que l’intéressée n’en a pas informé la Cour, et que le grief de la cinquième requérante doit être rejeté pour abus du droit de recours individuel et perte de la qualité de victime.
154. Les requérants soutiennent que la révision de la pension de la cinquième requérante est mentionnée dans le formulaire de requête et que l’intéressée doit se voir reconnaître la qualité de victime pour les raisons exposées ci-dessus.
2. Appréciation de la Cour
155. Au vu du dossier de l’affaire, la Cour parvient aux mêmes conclusions que celles concernant la quatrième requérante : d’une part, rien n’indique qu’il y ait eu un quelconque « abus » puisque les informations relatives au nouveau calcul de la pension de la cinquième requérante figurent effectivement dans le formulaire de requête initial de l’intéressée et, d’autre part, l’exception tirée de l’absence de qualité de victime relève du fond de l’affaire (paragraphes 149-151 ci-dessus). Partant, ces exceptions doivent elles aussi être rejetées.
5. Conclusion sur la recevabilité de la requête
156. La Cour constate que le grief des requérants fondé sur l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, elle le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
157. Les requérants déclarent que leur grief tend uniquement à ce que soient incluses dans le calcul de leurs pensions de retraite respectives les mêmes périodes que celles qui sont prises en compte dans le calcul des pensions analogues servies aux citoyens lettons, et qu’ils ne réclament donc aucun avantage supplémentaire. Ils avancent que la non-inclusion des périodes de travail et des périodes assimilées litigieuses dans ce calcul s’est traduite par une réduction de leur durée d’assurance globale et qu’elle a directement affecté le montant de leurs pensions. Ils ajoutent que cela a également empêché quatre d’entre eux de bénéficier d’une retraite anticipée et de conditions favorables pour la détermination du capital initial utilisé pour le calcul de leurs pensions, et que les premier, quatrième et cinquième requérants se sont en conséquence vu accorder la pension minimum.
158. Les intéressés soutiennent que s’ils avaient eu la nationalité lettone, les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées sur le territoire de l’ex-URSS auraient été incluses dans le calcul de leur « durée d’assurance » qui a servi à déterminer leur droit à une pension d’État et le montant de celle-ci. Partant, ils estiment que la différence de traitement litigieuse est exclusivement fondée sur la nationalité.
159. En ce qui concerne la légitimité du but poursuivi par la différence de traitement en cause, les requérants admettent que celle-ci vise à protéger le système économique national. Toutefois, ils doutent que ce but demeure aussi important à l’heure actuelle. S’agissant de la proportionnalité de cette différence de traitement, ils observent que le statut spécial de « non-citoyen résident permanent » est en substance similaire à la nationalité lettone en ce qu’il crée un lien juridique particulier entre une personne et l’État. En outre, ils avancent que la Lettonie est le seul État avec lequel ils possèdent un rattachement juridique stable et donc le seul État qui, objectivement, puisse les prendre en charge pour ce qui est de la sécurité sociale. Ils affirment avoir vécu la majeure partie de leur vie en Lettonie, soulignant que le troisième requérant y réside depuis l’âge de trois ans. Ils soutiennent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les faits de la présente espèce ne peuvent raisonnablement être distingués de ceux de l’affaire Andrejeva, précitée. À cet égard, ils contestent que Mme Andrejeva ait eu avec la Lettonie des liens plus étroits que les leurs ou que ceux de tout autre « non-citoyen résident permanent ». En tout état de cause, ils plaident que le statut de « non-citoyen résident permanent » est le seul élément sur lequel la Cour s’est appuyée pour parvenir à un constat de violation dans l’affaire Andrejeva.
160. Les requérants admettent que, contrairement à Mme Andrejeva, ils résidaient effectivement en dehors du territoire letton pendant les périodes qui n’ont pas été prises en compte dans le calcul de leurs pensions. Toutefois, ils renvoient au paragraphe 85 de l’arrêt Andrejeva, dans lequel le lieu de résidence a selon eux été considéré comme non pertinent. Par ailleurs, ils arguent que bien que le Gouvernement tente d’établir entre les deux affaires une distinction fondée sur le lieu de résidence, pareille distinction n’existe pas en droit interne. Ils affirment qu’aujourd’hui encore, seul un travail accompli en Lettonie pour le compte d’entreprises lettones est considéré comme un « travail en Lettonie ».
161. Les requérants soutiennent en outre que leur situation au regard des accords bilatéraux est très similaire à celle de Mme Andrejeva. Ils exposent que l’accord conclu entre la République de Lettonie et l’Ukraine sur la coopération dans le domaine de la sécurité sociale était entré en vigueur avant que Mme Andrejeva ne saisît la Cour et que la pension de l’intéressée avait été révisée ex nunc, alors que l’accord conclu avec la Russie n’était pas encore entré en vigueur au moment du décès de Mme Andrejeva. Ils plaident que, dans l’affaire Andrejeva, l’exception du Gouvernement concernant la qualité de victime avait été soulevée tardivement mais que la Cour avait néanmoins pris position sur les accords bilatéraux en déclarant que l’État contractant ne pouvait s’exonérer de sa responsabilité au regard de la Convention au motif qu’il n’était pas lié par tel ou tel accord interétatique (ibidem, § 90).
162. Les requérants soulignent en particulier que deux accords bilatéraux (conclus respectivement avec le Bélarus et la Russie) sont entrés en vigueur au cours des procédures internes et avant l’introduction de la présente requête. Ils précisent que les pensions de certains d’entre eux ont été révisées mais qu’elles ne l’ont été qu’ex nunc puisque, selon eux, aucun de ces accords ne prévoit la rétroactivité des versements. Ils ajoutent que les périodes de travail et les périodes assimilées accumulées sur d’autres territoires de l’ex-URSS sont demeurées exclues du calcul. Selon eux, la prise en compte partielle de certaines périodes dans le calcul de leurs pensions de retraite ne peut être pertinente qu’aux fins du calcul de la satisfaction équitable à leur octroyer au titre de l’article 41 de la Convention.
163. Les requérants réfutent également l’argument du gouvernement défendeur selon lequel un constat de violation priverait d’objet les accords bilatéraux de sécurité sociale. Ils soutiennent que tel ne pourrait être le cas que si ces accords visaient à améliorer la situation des seuls « non-citoyens résidents permanents », mais ils avancent que leur objet est beaucoup plus large. Ils exposent que ces accords ont effectivement amélioré la situation de certains « non-citoyens résidents permanents » dans une certaine mesure, mais ils soutiennent que ces améliorations ne sont qu’indirectes et qu’elles ne peuvent être considérées comme un moyen efficace de mettre fin à la violation de la Convention résultant de la législation interne.
164. Les requérants soutiennent que bien que l’arrêt rendu dans l’affaire Andrejeva ne concerne que des périodes de travail accumulées en dehors du territoire letton, les périodes assimilées doivent se voir appliquer les mêmes principes. Ils avancent que cela vaut particulièrement pour les périodes de service militaire obligatoire, car les appelés ne pouvaient pas choisir le lieu de leur affectation et étaient tenus d’accomplir leur service là où ils étaient envoyés. Ils précisent qu’à l’époque, il n’existait pas d’unités locales ou ethniques dans l’armée soviétique. Ils ajoutent que le troisième requérant a été appelé sous les drapeaux alors qu’il se trouvait sur le territoire letton, où il résidait depuis l’âge de trois ans.
165. Enfin, les requérants renvoient également aux conclusions auxquelles l’ECRI et le Comité consultatif de la FCNM (paragraphes 87-89 ci-dessus) sont parvenus au sujet de l’exécution de l’arrêt Andrejeva par les autorités lettones.
166. En bref, les requérants soutiennent que les différences alléguées entre les faits de leur affaire et ceux de l’affaire Andrejeva ne justifient pas que la Cour parvienne à une conclusion différente et qu’il y a donc eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
b) Le gouvernement défendeur
167. Le gouvernement défendeur soutient d’emblée que la présente affaire ne concerne pas un refus d’octroyer aux requérants une pension de retraite ou une autre prestation sociale. Selon lui, les requérants perçoivent la pension de retraite prévue par la loi et peuvent bénéficier d’autres services sociaux et de mesures d’assistance sociale, tout comme les citoyens lettons. À vrai dire, les requérants solliciteraient l’inclusion, dans le calcul de leurs pensions, des périodes de travail accomplies par eux en dehors du territoire letton pendant qu’ils résidaient dans d’autres régions de l’ex-URSS avant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie. Mais les sommes versées au titre des périodes de travail ou de service militaire accomplies en dehors de la Lettonie constitueraient en réalité des majorations de pension pour ancienneté et se distingueraient du montant principal de la pension. Comme déjà indiqué, les pensions dues au titre des périodes de travail accomplies après le 1er janvier 1991 seraient calculées de la même manière pour les citoyens et les non-citoyens. En revanche, les périodes pendant lesquelles la Lettonie a été illégalement occupée par l’Union soviétique ne pourraient se voir appliquer le même régime.
168. Le gouvernement défendeur s’en remet à nouveau à la doctrine de la continuité de l’État, dont il résulte selon lui que l’incorporation forcée de la Lettonie dans l’Union soviétique était contraire au droit international, et donc nulle et non avenue. Par conséquent, la Lettonie aurait continué d’exister de jure tout au long de la guerre froide, elle n’aurait pas succédé à l’ex-URSS et n’aurait donc à assumer aucune des obligations de cet État (paragraphes 98‑99 ci-dessus).
169. Le gouvernement défendeur expose qu’au regard du droit international, la Lettonie était tenue d’assumer la responsabilité de ses seuls citoyens et territoire après le rétablissement de son indépendance. Il avance que, compte tenu de l’obligation erga omnes de ne pas reconnaître et de ne pas justifier les violations du droit international, un État illégalement occupé à la suite d’une agression, comme l’a été la Lettonie, n’est pas responsable des personnes arrivées sur son territoire dans le cadre de la politique migratoire de l’État occupant. En d’autres termes, il estime que si la Lettonie s’était déclarée responsable de ces personnes au regard du droit international, elle aurait enfreint l’interdiction de reconnaître et de justifier les violations du droit international commises par l’URSS. Il admet que la décision litigieuse prise par le législateur letton était aussi motivée par le souci de protéger le système économique national en lui épargnant une charge financière considérable. Toutefois, il affirme que les considérations tenant à l’identité de l’État et à sa continuité étaient plus importantes que les considérations économiques.
170. Il explique qu’après avoir recouvré son indépendance, la Lettonie a institué un régime de pensions fondé sur le principe contributif, mais qu’elle a volontairement décidé de garantir une pension minimum à tous ses résidents, quelle que fût leur nationalité, car il n’existait aucun fonds de pension à l’époque pertinente. Il soutient que, de manière générale, il n’est guère envisageable de considérer que la Lettonie devrait assumer la charge de l’intégralité des droits à pension de quiconque résidait sur son territoire avant 1991. Selon lui, l’obligation de verser des pensions au titre des périodes de travail accumulées pendant l’occupation incombe au contraire à l’État qui exerçait à l’époque pertinente une juridiction et un contrôle effectifs. Toutefois, la Lettonie aurait décidé d’accorder des prestations de retraite complètes aux personnes satisfaisant au critère de la nationalité ou au critère de territorialité, raison pour laquelle une pension complète aurait été accordée, en premier lieu, à tous les citoyens lettons quelle que soit la région de l’ex-URSS où ils ont travaillé et résidé et, en second lieu, à toutes les autres personnes (les non-citoyens résidents permanents, les apatrides et les étrangers) dans la mesure où elles ont travaillé sur le territoire letton. Cette solution serait tout à fait raisonnable, d’abord parce qu’il serait loisible à la Lettonie d’assumer des responsabilités supplémentaires à l’égard de ses citoyens en raison du rapport particulier qu’ils entretiennent avec l’État, ensuite parce que les non-citoyens qui ont travaillé sur le territoire letton pendant l’occupation auraient contribué au développement de l’économie lettone.
171. Le gouvernement défendeur considère que les requérants ne se trouvent pas dans une situation analogue ou comparable à celle des citoyens lettons. À cet égard, il renvoie au contexte historique ayant présidé à la création du statut de « non-citoyen résident permanent ». Il explique que pendant l’occupation soviétique, l’afflux considérable de main d’œuvre civile et de personnel militaire artificiellement organisé dans le cadre de la politique générale de soviétisation et de russification de la Lettonie a conduit à un transfert massif de population de l’Union soviétique vers la Lettonie, et que cette politique a profondément modifié la composition ethnique et linguistique de la société lettone. S’appuyant sur l’avis consultatif rendu par la Cour internationale de justice sur les Conséquences juridiques de 1’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (avis consultatif du 7 juillet 2004, CIJ Recueil 2004), il soutient que pareils transferts de population sont interdits par le droit international.
172. Il ajoute qu’après 1991, les personnes qui possédaient la nationalité lettone avant l’occupation et leurs descendants ne se sont pas vu réattribuer cette nationalité mais ont été simplement rétablis dans leur citoyenneté, conformément à la doctrine de la continuité de l’État, raison pour laquelle de nombreuses personnes présentes sur le territoire letton n’ont pas obtenu automatiquement la nationalité lettone. Il explique que la Lettonie a créé le statut de « non-citoyen résident permanent » pour des raisons humanitaires, en vue de protéger les personnes concernées contre l’apatridie, et il souligne que ce statut a été conçu comme un régime temporaire dont les bénéficiaires étaient censés acquérir à terme la nationalité lettone ou une autre nationalité. à cet égard, il précise que depuis l’adoption, en 1994, de la loi sur la nationalité, les « non-citoyens résidents permanents » peuvent acquérir la nationalité lettone par voie de naturalisation, et qu’ils doivent à cet effet satisfaire à certaines conditions, notamment connaître le letton, les principes fondamentaux de la Constitution lettone, l’hymne national ainsi que les rudiments de l’histoire et de la culture lettones, et prêter serment de loyauté à la République de Lettonie. Il avance que les requérants auraient pu solliciter l’octroi de la nationalité lettone, mais qu’ils n’ont jamais essayé de le faire et qu’ils n’ont jamais expliqué pourquoi ils en avaient décidé ainsi. Il soutient que si les intéressés étaient devenus citoyens lettons, leurs pensions auraient fait l’objet d’une révision tenant compte des périodes de travail et des périodes de service militaire obligatoire accomplies dans les territoires de l’ex-URSS autres que la Lettonie, mais qu’ils ont délibérément choisi de ne pas se prévaloir de cette possibilité et que la cinquième requérante a opté pour la nationalité de la Fédération de Russie.
173. Le gouvernement défendeur reconnaît que dans l’affaire Andrejeva, la Cour a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Toutefois, au vu de ce qui précède, il considère que cette conclusion s’explique par un motif décisif, à savoir le fait que Mme Andrejeva avait résidé et travaillé sur le territoire letton tout au long des périodes litigieuses, créant ainsi des liens de droit et de fait entre elle et la Lettonie exclusivement. Il estime que tel n’est pas le cas en l’espèce puisqu’au cours des années ici en cause, les requérants ont travaillé ou accompli leur service militaire obligatoire en Russie, en Ukraine, au Bélarus, au Turkménistan, au Tadjikistan ou en Azerbaïdjan, et qu’ils n’ont donc noué aucun lien avec la Lettonie au cours de ces périodes. Il affirme que Mme Andrejeva avait travaillé en Lettonie, contrairement aux requérants de la présente affaire, et que ceux-ci se trouvaient dans d’autres républiques de l’ex-URSS non seulement pour y travailler, mais qu’ils y avaient aussi leur domicile officiel. Il avance également que la définition de la notion de « travail en Lettonie » était la question centrale de l’affaire Andrejeva, et qu’elle ne se pose pas dans la présente affaire. Selon lui, le fait que les requérants ne vivaient pas et ne résidaient pas en Lettonie durant les années litigieuses ne prête pas à controverse en l’espèce. Dans ces conditions, les requérants ne pourraient légitimement s’attendre à percevoir une pension au titre des périodes de travail litigieuses, contrairement à Mme Andrejeva. Force serait donc de constater que les intéressés se trouvent dans une situation nettement différente de celle de Mme Andrejeva.
174. Le gouvernement défendeur admet également que, selon la jurisprudence de la Cour, le critère pertinent pour l’application de l’article 14 de la Convention consiste à rechercher si, n’eût été la condition d’octroi litigieuse, les requérants auraient eu le droit de percevoir la prestation qu’ils réclament. Toutefois, il considère que si ce critère est suffisant dans la plupart des cas, on ne saurait en l’espèce l’appliquer automatiquement sans tenir compte des particularités historiques de la présente affaire, exposées ci‑dessus. Affirmer le contraire reviendrait selon lui à faire totalement abstraction des violations du droit international commises pendant et après l’occupation de la Lettonie.
175. En outre, le gouvernement défendeur souligne que la présente affaire se différencie aussi de l’affaire Andrejeva en ce que les accords de sécurité sociale conclus avec le Bélarus et la Fédération de Russie étaient déjà en vigueur au moment de l’introduction de la présente requête devant la Cour, et que les pensions des requérants avaient déjà été recalculées en conséquence. Selon lui, les circonstances de la cause sont plus proches de celles des affaires Carson et autres et Tarkoev et autres (précitées). Les accords internationaux bilatéraux de sécurité sociale conclus par la Lettonie reposeraient sur une compréhension commune de certains principes fondamentaux et résulteraient de longues négociations entre les parties prenantes, au cours desquelles les États concernés auraient cherché à définir des catégories de personnes comparables auxquelles les accords en question s’appliqueraient de la même manière. Si la Cour se ralliait à la position des requérants consistant à remettre en cause le rôle des accords de sécurité sociale, elle ne méconnaîtrait pas seulement la liberté des États de conclure des accords bilatéraux en matière sociale mais priverait aussi ces accords de tout intérêt. Pourquoi deux États concluraient-ils des accords bilatéraux en matière de sécurité sociale si leurs ressortissants pouvaient bénéficier, sur le fondement de l’article 14 de la Convention, de toutes les prestations sociales offertes, sans obligation de réciprocité ?
176. En résumé, le gouvernement défendeur avance que la différence de traitement litigieuse est directement fondée sur la doctrine de la continuité de l’État et, par extension, qu’elle trouve son origine dans le droit international public général. En conséquence, elle a selon lui au moins deux buts légitimes, à savoir, d’une part, la protection du système économique letton après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie et, d’autre part, le respect du principe de la continuité et de l’identité constitutionnelle de l’État. En outre, la mesure incriminée serait proportionnée aux buts en question puisque toutes les personnes résidant en Lettonie recevraient une pension de retraite de base quelle que soit leur nationalité, que leurs pensions seraient régulièrement revalorisées, que les requérants percevraient des prestations complémentaires de logement, de santé et de transport, et que leurs pensions auraient été recalculées à la suite de l’entrée en vigueur de différents accords bilatéraux en matière de sécurité sociale. Aucune autre mesure moins restrictive ne permettrait d’atteindre ces buts légitimes. Dans ces conditions, force à la Cour serait de constater qu’en adoptant la disposition législative incriminée, la Lettonie a agi dans les limites de sa marge d’appréciation – ample compte tenu des circonstances de l’espèce, et de conclure en conséquence à la non‑violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
2. Observations du tiers intervenant
177. Le gouvernement russe estime que l’existence même du statut de « non-citoyen résident permanent » va à l’encontre des principes fondamentaux de la Convention, au motif selon lui que les titulaires de ce statut sont victimes d’une discrimination systématique dans bon nombre de domaines, notamment celui des droits sociaux et économiques.
178. Il explique par ailleurs que l’URSS était une structure unitaire et que les citoyens soviétiques pouvaient être amenés à se déplacer sur tout le territoire de l’URSS, souvent non par choix mais en raison des affectations professionnelles imposées par les autorités de l’État. Compte tenu de l’ancienneté du régime de pensions garanties par l’État mis en place en URSS, le gouvernement russe estime que ces personnes pouvaient raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit tenu compte de la carrière qu’elles avaient accomplie sur l’ensemble du territoire de leur pays, à savoir l’Union soviétique. Il considère en conséquence que la différence entre le montant des pensions versées aux citoyens lettons et celui des pensions versées aux non-citoyens est manifestement inéquitable et discriminatoire.
179. Le gouvernement russe avance que la présente affaire est pour l’essentiel similaire à l’affaire Andrejeva, précitée, et qu’elle doit être résolue de la même manière. Il considère que les accords bilatéraux de sécurité sociale conclus par la Lettonie avec d’autres anciennes républiques de l’URSS ne constituent pas une solution adaptée au problème qui se pose en l’espèce, car aucun d’entre eux ne prévoit de versement rétroactif des pensions. En outre, il précise que la Lettonie n’a conclu de tels accords qu’avec cinq des quatorze autres anciennes républiques soviétiques, et que les « non-citoyens résidents permanents » qui ont travaillé dans d’autres régions de l’ex-URSS ne peuvent obtenir la révision de leurs pensions. À cet égard, il renvoie en particulier aux avis de l’ECRI et du Comité consultatif de la FCNM (paragraphes 87-89 ci-dessus).
3. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
180. La Cour rappelle d’emblée que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit, en tant que tel, aucun droit à une pension d’un montant donné, ni aucun droit de recevoir une pension au titre d’activités s’étant déroulées dans un État autre que l’État défendeur, ni même un droit à une quelconque pension. Dès lors toutefois qu’un État décide de créer un régime de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 53, CEDH 2006‑VI, et Andrejeva, précité, § 77).
181. Dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (voir, parmi beaucoup d’autres, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 60, CEDH 2008). Toutefois, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14 (Carson et autres, § 61, Fábián, § 113, et Molla Sali, § 134, tous précités). En outre, toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Une différence de traitement fondé sur un motif prohibé est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Andrejeva, précité, § 81, Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 56, CEDH 2013, Fábián, précité, § 113, et Molla Sali, précité, § 135).
182. La Cour rappelle également que les dispositions de la Convention n’empêchent pas les États contractants d’introduire des programmes de politique générale au moyen de mesures législatives en vertu desquelles une certaine catégorie ou un certain groupe d’individus sont traités différemment des autres, sous réserve que l’ingérence dans l’exercice des droits de l’ensemble de cette catégorie ou de ce groupe définis par la loi puisse se justifier au regard de la Convention (Andrejeva, précité, § 83, et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, § 112, CEDH 2006‑IV). De fait, les mesures de politique économique et sociale impliquent souvent l’introduction et l’application de critères nécessitant d’opérer des distinctions entre des catégories ou des groupes d’individus (J.D. et A. c. Royaume-Uni, précité, § 81). En outre, l’article 14 de la Convention n’interdit pas aux Parties contractantes de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux (Guberina c. Croatie, no 23682/13, § 70, 22 mars 2016, et les références qui s’y trouvent citées).
183. Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement. L’étendue de cette marge d’appréciation varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (Stummer, précité, § 88). D’abord et avant tout, la nature de la situation sur laquelle repose la différence de traitement pèse lourdement dans l’évaluation de l’étendue de cette marge (Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, § 47, CEDH 2011). Celle-ci est très étroite lorsque la différence de traitement repose sur une caractéristique personnelle intrinsèque et immuable, telle que la race ou le sexe (voir, par exemple, D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 196, CEDH 2007‑IV, et J.D. et A. c. Royaume-Uni, précité, § 89). La Cour applique également ce principe au critère de la nationalité, jugeant que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (Gaygusuz, § 42, Andrejeva, § 87, et Ribać, § 53, tous précités). À l’inverse, lorsque la situation considérée procède en partie d’un choix individuel, telle que la situation au regard du droit des étrangers, la marge d’appréciation est nettement plus large, et les motifs justifiant la différence de traitement n’ont pas à être aussi solides (Bah, précité, § 47, ibidem, et, mutatis mutandis, Makarčeva c. Lithuanie (déc.), no 31838/19, § 68, 28 septembre 2021).
184. En deuxième lieu, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 – pris isolément ou combiné avec l’article 14 de la Convention, la Cour a jugé que la Convention laisse d’ordinaire à l’État une ample marge d’appréciation dans le domaine des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Andrejeva, § 83, Fábián, § 115, Guberina, § 73, et British Gurkha Welfare Society et autres, § 62, tous précités). Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est d’utilité publique en matière économique ou en matière sociale, et la Cour respecte en principe la manière dont le législateur conçoit les impératifs de l’utilité publique, sauf si son jugement se révèle « manifestement dépourvu de base raisonnable » (Andrejeva, § 83, Carson et autres, § 61, et Fábián, § 115, tous précités).
185. Toutefois, comme la Cour l’a souligné dans le contexte de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, malgré l’ample latitude qui est en principe laissée à l’État pour définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale, ces mesures doivent néanmoins être mises en œuvre d’une manière non discriminatoire conforme à la Convention et satisfaire à l’exigence de la proportionnalité (Fábián, précité, § 115, et les références qui s’y trouvent citées). Ce principe général s’applique notamment dans le domaine des pensions (Stec et autres, précité, § 55, et Jurčić c. Croatie, no 54711/15, § 64, 4 février 2021). Dès lors, dans ce contexte, pour que la Cour admette que le choix de politique publique opéré par le législateur n’est pas « manifestement dépourvu de base raisonnable », il faut que la différence de traitement alléguée résulte d’une mesure transitoire s’inscrivant dans un programme destiné à corriger une inégalité (Stec et autres, §§ 61-66, British Gurkha Welfare Society et autres, § 81, et J.D. et A. c. Royaume-Uni, § 88, tous précités).
186. Indépendamment de la marge d’appréciation dévolue à l’État, il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 126, CEDH 2012).
187. Enfin, en ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà jugé que lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement entre des personnes se trouvant dans des situations comparables, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 177, Kurić et autres c. Slovénie [GC], no 26828/06, § 389, CEDH 2012, et Guberina, précité, § 74).
188. Appelée à examiner des griefs de discrimination concernant des régimes de prestations sociales ou de pensions de retraite, la Cour a dit qu’elle avait principalement pour tâche d’apprécier la compatibilité des aspects critiqués de ces régimes avec l’article 14, et non les faits ou circonstances propres à des requérants bien précis ou à d’autres personnes affectées par la législation litigieuse ou susceptibles de l’être (voir, par exemple, Carson et autres, § 62, Stec et autres, §§ 50-67, Burden, §§ 58‑66, et Andrejeva, §§ 74‑92, tous précités). La Cour a plutôt pour rôle de se prononcer sur une question de principe, celle de savoir si, en tant que telle, la législation incriminée opère une discrimination illicite entre des personnes se trouvant dans une situation analogue (Carson et autres, § 62, et British Gurkha Welfare Society et autres, § 63, tous deux précités).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
189. La Cour a déjà jugé que les faits de l’espèce relevaient du champ d’application d’une disposition matérielle de la Convention – en l’occurrence, l’article 1 du Protocole no 1 – et que l’article 14 de la Convention était en conséquence applicable au grief des requérants (paragraphes 121-122 ci‑dessus). Il lui faut encore rechercher, premièrement, si la différence de traitement litigieuse est fondée sur l’un au moins des motifs de discrimination interdits par l’article 14 de la Convention, deuxièmement, si les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle des personnes auxquelles ils se comparent, c’est-à-dire les citoyens lettons, troisièmement, si la différence litigieuse poursuit un but légitime et, quatrièmement, si elle est proportionnée au but visé et satisfait à l’exigence d’une « justification raisonnable et objective » (voir, mutatis mutandis, Vrountou c. Chypre, no 33631/06, § 61, 13 octobre 2015).
190. Les situations factuelles respectives des requérants peuvent se résumer comme suit. Tous les intéressés sont arrivés en Lettonie et s’y sont installés à l’âge adulte, à l’exception du troisième requérant, qui y est arrivé à l’âge de trois ans. En ce qui concerne le deuxième requérant, les conséquences de l’exclusion de la totalité des périodes de travail qu’il avait accumulées en Azerbaïdjan avant son installation en Lettonie n’ont été atténuées par aucune mesure ultérieure, faute d’un accord bilatéral applicable. Il en va de même des périodes de service militaire accomplies par lui avant son installation en Lettonie (paragraphes 21-24 ci-dessus). La quatrième requérante, qui a pris sa retraite en 2008, a obtenu par la suite la révision de sa pension de retraite, après la conclusion de l’accord bilatéral avec la Russie, ce qui a permis la prise en compte, à compter de juin 2011, des périodes de travail qu’elle avait accomplies en Russie. Partant, les conséquences résiduelles de la différence de traitement litigieuse portent sur le montant de la pension de retraite que l’intéressée a perçue pendant environ trois ans et trois mois, c’est-à-dire entre son départ à la retraite en 2008 et la révision de sa pension effectuée en 2011, ainsi que sur le montant correspondant à la période de travail accomplie par elle dans son pays d’origine, l’Ouzbékistan (environ huit ans), qui est restée exclue du calcul (paragraphes 29-33 ci‑dessus). La cinquième requérante, qui a commencé à percevoir sa pension de retraite en 2005, en a également obtenu la révision en 2011 pour ce qui concernait les périodes de travail accumulées par elle en Russie. Partant, les conséquences résiduelles de la différence de traitement litigieuse portent sur le montant de la pension de retraite que l’intéressée a perçue pendant près de sept ans, c’est-à-dire entre son départ à la retraite en 2005 et la révision de sa pension effectuée en 2011, ainsi que sur le montant correspondant aux périodes de travail accomplies par elle en Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan (environ huit ans), qui sont restées exclues du calcul (paragraphes 34-37 ci-dessus). Enfin, le troisième requérant a passé presque toute sa vie en Lettonie, à l’exception d’une période d’environ deux ans au cours de laquelle il a effectué son service militaire obligatoire en dehors de ce pays (paragraphes 25-28 ci-dessus).
1. Sur le motif de discrimination invoqué
191. Dans l’arrêt Andrejeva, précité, la Cour s’est exprimée ainsi :
« 87. (...) [L]a Cour relève qu’en tant que « non-citoyenne résidente permanente », la requérante séjourne en Lettonie légalement et à titre permanent et qu’elle bénéficie de la pension de retraite au titre de son travail « en Lettonie », c’est-à-dire pour le compte d’organismes situés sur le territoire letton. Quant au refus des autorités nationales de prendre en charge ses années de travail « en dehors de la Lettonie », il repose exclusivement sur le constat qu’elle ne possède pas la nationalité lettone. En l’espèce, il n’est pas contesté qu’un citoyen letton se trouvant dans les mêmes conditions que la requérante et ayant travaillé dans la même entreprise pendant la même période se verrait accorder la part litigieuse de la pension de retraite. Qui plus est, les parties s’accordent à dire que, si la requérante devenait lettone par voie de naturalisation, elle recevrait automatiquement la pension au titre de toute sa vie professionnelle. La nationalité constitue donc le seul et unique critère de la distinction en cause (...) »
192. La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion en l’espèce. Il apparaît que les termes « nationalité » et « citoyenneté » ont le même sens dans l’ordre juridique letton (voir, pour un exemple d’emploi interchangeable de ces deux termes, Kurić et autres, précité). Le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État énonce clairement que la différence de traitement litigieuse est opérée entre les citoyens lettons et les autres catégories de personnes, à savoir les étrangers, les apatrides et les non-citoyens résidents permanents de Lettonie (paragraphe 66 ci-dessus). Tant la Cour constitutionnelle, dans son arrêt du 17 février 2011, que le gouvernement letton dans ses observations ont en substance reconnu cet état de chose et justifié cette différence de traitement par l’idée que l’État a une responsabilité particulière à l’égard de ses citoyens. En outre, comme l’a souligné le gouvernement défendeur, si les requérants avaient acquis la nationalité lettone par voie de naturalisation, leurs pensions auraient fait l’objet d’une révision tenant compte des périodes de travail et des périodes de service militaire obligatoire accomplies en dehors de la Lettonie, et le montant de ces pensions aurait été identique – quoique seulement ex nunc – à celui des pensions servies aux citoyens lettons ayant eu la même carrière professionnelle (paragraphe 172 ci-dessus).
193. Cela étant, la Cour ne peut que réitérer la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Andrejeva, selon laquelle la « nationalité » – ou plutôt l’absence de citoyenneté lettone des requérants – constitue le seul critère de la distinction incriminée (Gaygusuz, précité, §§ 40 et 47, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, §§ 41 et 47, CEDH 2003‑X, et voir, mutatis mutandis, Rangelov c. Allemagne, no 5123/07, § 99, 22 mars 2012). En conséquence, seules des considérations très fortes sont susceptibles de justifier une différence de traitement en pareil cas. Il convient néanmoins de tenir compte des circonstances propres au cas d’espèce pour déterminer l’étendue de la marge d’appréciation du gouvernement défendeur.
2. Sur la question de savoir si les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens lettons
194. Selon le gouvernement défendeur, les requérants ne se trouvent pas dans une situation analogue ou comparable à celle des citoyens lettons aux fins de la présente affaire, car ces derniers ont des liens spéciaux de loyauté, d’allégeance et d’obligations mutuelles avec l’État letton, qui a en contrepartie une responsabilité particulière à leur égard, alors que les requérants, qui ont été transférés en Lettonie dans le cadre d’une politique démographique imposée par une puissance occupante en violation du droit international, ne possèdent pas tels liens avec cet État. Dans cette perspective, l’octroi, par le législateur letton, d’une pension aux personnes telles que les requérants au titre des périodes de travail accumulées sur le territoire letton à l’époque soviétique constitue une gratification raisonnable justifiée par le fait que ces personnes ont aussi contribué au développement économique de la Lettonie dans la mesure où elles y ont travaillé (paragraphes 170-171 ci‑dessus). Pour leur part, les requérants défendent une position qui met l’accent sur l’identité, du point de vue factuel, de leur situation et de celle des citoyens lettons ayant eu la même carrière professionnelle, soulignant à cet égard que le fait de posséder ou non la nationalité lettone est la seule différence objective entre eux et ces derniers (paragraphe 159 ci-dessus). À l’instar des requérants, le tiers intervenant met en avant l’égalité de tous les ex-ressortissants soviétiques en matière d’emploi et de pensions de retraite à l’époque soviétique (paragraphe 178 ci-dessus).
195. à ce stade de son examen, la Cour se bornera à observer qu’en ce qui concerne le calcul de leurs pensions de retraite dans le cadre du régime de retraite professionnelle en vigueur en Lettonie, les requérants peuvent être considérés comme se trouvant dans une situation comparable à celle des personnes qui ont eu la même carrière professionnelle mais qui possèdent la citoyenneté lettone. En conséquence, la Cour recherchera si la différence de traitement litigieuse poursuit un ou plusieurs buts légitimes et si elle est proportionnée aux buts poursuivis.
3. Sur la légitimité des buts poursuivis
196. S’appuyant sur l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 17 février 2011, le gouvernement défendeur soutient que la différence de traitement litigieuse instaurée par le premier paragraphe des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État entre les citoyens lettons et les autres catégories de personnes poursuit non pas un mais deux buts, consistant d’une part à protéger le système économique national, et d’autre part à préserver l’identité constitutionnelle de l’État par la mise en œuvre de la doctrine de la continuité de l’État, étant entendu que ce dernier but est plus important que le premier.
197. Dans l’affaire Andrejeva, précitée, la Cour s’est exprimée ainsi :
« 86. La Cour admet que la distinction litigieuse poursuit au moins un but légitime généralement compatible avec les objectifs généraux de la Convention, à savoir la protection du système économique du pays. Nul ne conteste qu’après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie et l’éclatement subséquent de l’URSS, les autorités lettones ont dû faire face à une multitude de problèmes liés, d’une part, à la nécessité de créer un système viable de sécurité sociale et, d’autre part, aux capacités réduites du budget national. Par ailleurs, le fait que la disposition en cause n’ait été adoptée qu’en 1995, soit quatre ans après le rétablissement définitif de l’indépendance de la Lettonie, n’est pas décisif en l’espèce. Il n’est pas surprenant qu’un corps législatif démocratique nouvellement établi, se trouvant dans une phase de tourmente politique, ait besoin d’un temps de réflexion pour examiner quelles mesures il lui faut envisager pour assurer le bien-être économique du pays. Dès lors, on ne saurait voir dans le fait que la Lettonie ait introduit la distinction en question seulement en 1995 une preuve que l’État lui‑même n’estimait pas une telle mesure nécessaire à la protection de son économie nationale (voir, mutatis mutandis, Ždanoka, précité, § 131). »
198. La Cour relève que la Cour constitutionnelle lettone a rendu son deuxième arrêt relatif aux droits à pension en 2011, c’est-à-dire après le prononcé de l’arrêt Andrejeva, qu’elle a pris en compte et analysé. Il ressort du raisonnement suivi par la Haute juridiction que la différence de traitement litigieuse poursuit au moins deux buts légitimes. Le premier d’entre eux – et le plus important selon les autorités internes – consiste à préserver l’identité constitutionnelle de la République de Lettonie, fondée sur le principe de la continuité de l’État tel qu’exposé dans la Déclaration sur le rétablissement de l’indépendance ainsi que dans des dispositions et dans la doctrine constitutionnelles ultérieures. À cet égard, la Cour observe que la question essentielle n’est pas tant la doctrine de la continuité de l’État en soi que celle du fondement constitutionnel de la République de Lettonie après le rétablissement de son indépendance. Les arguments sur lesquels repose la doctrine lettone de la continuité de l’État trouvent leur origine dans le contexte historique et démographique général qui, selon le Gouvernement, a en conséquence aussi influé sur la mise en place du régime contesté de pensions de retraite après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie. Plus précisément, la Cour reconnaît qu’il s’agissait alors d’éviter d’entériner rétroactivement les effets de la politique migratoire mise en œuvre pendant l’occupation et l’annexion illégales du pays. Dans ce contexte historique particulier, ce but poursuivi par le législateur letton lors de l’élaboration du régime de pensions de retraite est cohérent avec l’effort de reconstruction nationale entrepris à la suite du rétablissement de l’indépendance, et la Cour reconnaît sa légitimité. Comme la Cour l’a admis dans l’affaire Andrejeva (précitée, § 86) le second but légitime consiste à protéger le système économique national.
199. Partant, reste à établir s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les buts légitimes susmentionnés et les moyens employés par les autorités lettones.
4. Sur la proportionnalité de la différence de traitement litigieuse
α) Considérations préliminaires
200. La Cour relève d’emblée qu’elle a eu à connaître par le passé de plusieurs affaires portant sur les obligations des États successeurs de l’ex‑Yougoslavie relativement aux droits et intérêts patrimoniaux de particuliers après la dissolution de cet État (voir, par exemple, Kurić et autres, précité, et Kovačić et autres c. Slovénie ([GC], nos 44574/98 et 2 autres, § 256, 3 octobre 2008). Toutefois, elle estime que les normes et principes de droit international relatifs à la succession d’États ne sont guère – voire pas du tout – pertinents en l’espèce, puisque que la Lettonie défend une position juridique officielle et invariable fondée sur la doctrine de la continuité de l’État, qui consiste à rejeter catégoriquement et systématiquement tout rapport de succession d’États entre l’ex-Union soviétique et l’État letton.
201. La Cour rappelle également que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit aucun droit à percevoir des prestations sociales ou une pension de retraite de quelque type et de quelque montant que ce soit lorsque pareil droit n’est pas prévu par le droit interne (voir, par exemple, Damjanac c. Croatie, no [52943/10](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252252943/10%2522%5D%7D), § 87, 24 octobre 2013). En outre, dès lors que le législateur letton a décidé d’accorder des pensions de retraite professionnelle au titre du travail accompli au cours de la période historique ici en cause, la Cour ne voit aucune objection raisonnable à opposer, au regard du droit de la Convention, à une politique excluant de manière générale les périodes de travail accumulées par des personnes pendant qu’elles résidaient et travaillaient en dehors du territoire de la Lettonie. Toutefois, la question essentielle qui se pose en l’espèce consiste à savoir si les buts légitimes poursuivis par la Lettonie peuvent justifier non pas le refus d’accorder une quelconque pension – ou l’octroi d’une pension uniquement au titre des périodes de travail accumulées en Lettonie – mais plutôt la différence opérée à cet égard entre les citoyens lettons et les « non-citoyens résidents permanents », et si cette différence de traitement est suffisamment justifiée au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce.
202. La Cour observe par ailleurs qu’elle a conclu à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 dans l’affaire Andrejeva, précitée. Bien qu’elle ait tenu compte dans l’affaire Andrejeva de l’ample marge d’appréciation dont bénéficiait le Gouvernement en matière de sécurité sociale, la Cour n’a pas été convaincue de l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité s’agissant du but légitime consistant à protéger le système économique national (ibidem, § 89). À cet égard, elle rappelle que sans être formellement tenue de suivre l’un quelconque de ses arrêts antérieurs, elle considère qu’il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents (Martinie c. France [GC], no 58675/00, § 54, CEDH 2006-VI, et Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 150, 8 novembre 2016). Elle doit en conséquence rechercher si de tels motifs existent en l’espèce, au regard notamment du raisonnement approfondi développé par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 17 février 2011.
203. La Cour souscrit à l’avis de la Cour constitutionnelle selon lequel la Lettonie n’était pas tenue d’assumer les responsabilités de l’URSS après le rétablissement de son indépendance. Un État qui a subi une occupation et une annexion illégales n’est pas obligé d’assumer les obligations de droit public contractées par les autorités publiques illégalement constituées de la puissance occupante ou annexante. La Lettonie n’était pas non plus automatiquement liée par les obligations découlant de la période soviétique ni tenue d’assumer les obligations correspondant aux engagements contractés par l’État occupant ou annexant. Toutefois, la Cour observe qu’après avoir instauré, en 1996, un régime de pensions de retraite professionnelle prévoyant l’inclusion des périodes de travail accumulées en dehors du territoire letton dans le calcul des pensions des ressortissants lettons, la Lettonie était tenue de se conformer à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à compter de la date à laquelle la Convention est entrée en vigueur à son égard, à savoir le 27 juin 1997.
β) Considérations relatives à l’étendue de la marge d’appréciation
204. Bien qu’elle ait présenté ci-dessus un aperçu des principes généraux pertinents qui se dégagent de sa jurisprudence (paragraphes 183-185 ci‑dessus), et étant entendu que la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes varie selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu, la Cour estime qu’il importe en premier lieu d’affiner son analyse des différentes considérations à prendre en compte pour déterminer l’étendue exacte de cette marge d’appréciation au regard des particularités de la présente affaire. À cet égard, elle observe ce qui suit.
205. D’une part, la Cour a dit à maintes reprises que les États bénéficient d’une ample marge d’appréciation en matière de sécurité sociale et de fiscalité (paragraphe 184 ci-dessus). D’autre part, elle a aussi jugé en plusieurs occasions que seules des « considérations très fortes » peuvent justifier une différence de traitement fondée uniquement sur la nationalité aux fins de l’article 14 de la Convention, ce qui implique une marge étroite et un contrôle strict de la part de la Cour (Gaygusuz, § 42, Andrejeva, § 87, et Ribać, § 53, tous précités). Dans l’arrêt Stec et autres (précité, § 52), elle a mentionné l’exigence de l’existence de « considérations très fortes », puis elle a rappelé le principe de l’« ample latitude » laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale en faisant également référence au critère du « défaut manifeste de base raisonnable » (voir aussi, mais dans le contexte d’une « autre situation », Stummer, précité, §§ 101 et 109).
206. Cela dit, la Cour observe, en premier lieu, que si la marge d’appréciation ne peut évidemment pas avoir la même étendue selon qu’elle concerne l’adoption de mesures générales dans le domaine économique ou social ou l’introduction, dans ce domaine, de différences de traitement fondées uniquement sur des critères tels que la nationalité, elle estime raisonnable de considérer que dans un domaine où l’État bénéficie – et doit bénéficier – d’une ample latitude pour élaborer des mesures générales, l’appréciation de la question de savoir ce qui peut être qualifié de « considérations très fortes » aux fins de l’application de l’article 14 peut elle‑même varier selon le contexte et les circonstances.
207. Dans sa jurisprudence, la Cour a déjà reconnu qu’un pays peut avoir des motifs valables d’accorder un traitement spécial à ceux dont les attaches avec lui découlent de leur naissance sur son territoire ou d’un autre lien particulier (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 88, série A no 94, et Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, §§ 54-56, CEDH 2011). Ainsi, dans l’affaire Abdulaziz, Cabales et Balkandali, la Cour a reconnu la légitimité d’une mesure par laquelle le Royaume-Uni (pays où il existe, pour des raisons historiques, plusieurs catégories de « nationalités » dont les situations juridiques respectives diffèrent, notamment du point de vue du droit d’entrée et de séjour sur le territoire) avait imposé à certains « nationaux » des restrictions au droit au regroupement des conjoints fondées sur le lieu de naissance du conjoint déjà établi dans le pays.
208. En l’espèce, la Cour relève en particulier que le statut spécial de « non-citoyen résident permanent » a été créé par le législateur letton à la suite du rétablissement de l’indépendance de la Lettonie dans le but de remédier aux conséquences d’une situation qui découlait d’une occupation suivie d’une annexion contraires au droit international (paragraphes 105-106 ci-dessus).
209. Il faut également tenir compte d’un autre facteur relativement à l’étendue de la marge d’appréciation, à savoir la spécificité du champ temporel et du contexte de la mesure incriminée. À cet égard, il importe de souligner que la seule question qui se pose en l’espèce porte sur une différence de traitement établie lors de l’instauration du régime letton de pensions de retraite professionnelle, et qu’elle concerne uniquement les périodes de travail accomplies en dehors du territoire letton avant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie.
210. En conséquence, la Cour observe que la présente espèce est à distinguer de l’affaire Luczak c. Pologne, no 77782/01, 27 novembre 2007, dans laquelle le requérant s’était vu refuser son affiliation au régime de sécurité sociale agricole à cause de sa nationalité, raison pour laquelle il n’avait pas pu contribuer à l’assurance sociale et en bénéficier au titre des périodes de travail non encore accomplies en tant qu’agriculteur dans l’État défendeur. Au contraire, la question en litige dans la présente affaire porte sur des périodes de travail déjà accomplies en dehors du territoire de l’État défendeur avant l’instauration par celui-ci d’un régime de pensions de retraite professionnelle. À cet égard, il est à noter que dans l’affaire British Gurkha Welfare Society et autres (précitée, §§ 84-85), la Cour a reconnu la légitimité d’une différence de traitement fondée sur la nationalité pour des raisons tenant à la date à laquelle les requérants avaient commencé à nouer des liens avec l’État défendeur. Dans cette affaire, les requérants étaient des soldats népalais gurkhas dont les droits à pension étaient nettement inférieurs à ceux des soldats britanniques auprès desquels ils avaient servi dans les mêmes régiments dans différentes régions du monde. Le litige portait sur les différences opérées dans le calcul et le montant des pensions respectivement versées aux ressortissants népalais et aux ressortissants britanniques au titre de périodes de service accomplies hors du Royaume-Uni, à une époque où les Gurkhas n’avaient encore aucun lien avec ce pays. Bien que les périodes litigieuses aient correspondu à des périodes de service accomplies par les Gurkhas au sein de l’armée britannique à l’étranger, dans les régiments auxquels ils étaient intégrés, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, car elle a admis que l’État défendeur n’avait pas outrepassé sa marge d’appréciation en adoptant les dispositions internes litigieuses qui égalisaient les droits à pension des ressortissants népalais et ceux des ressortissants britanniques, mais seulement pour les périodes postérieures au transfert de la brigade des Ghurkas au Royaume-Uni.
211. Comme l’ont souligné la Cour constitutionnelle et le gouvernement défendeur, les choix opérés par le législateur letton lors de l’élaboration du régime de pensions de retraite professionnelle et de la fixation des critères permettant d’en bénéficier étaient directement liés au contexte historique et démographique particulier qui était alors celui de la Lettonie et aux contraintes imposées par les graves difficultés économiques qu’elle connaissait à l’époque. Il s’ensuit que la présente affaire, qui porte uniquement sur des périodes de travail déjà accomplies et remontant à une époque antérieure au rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, se caractérise par le contexte particulier dans lequel s’inscrivaient les mesures transitoires litigieuses de ce régime de pensions. La Cour souligne qu’elle a déjà admis la nécessité de laisser aux États une ample marge d’appréciation lorsque sont en cause des modifications aussi fondamentales du système d’un pays que celles que représentent la transition d’un régime totalitaire à une forme démocratique de gouvernement et la réforme de la structure politique, juridique et économique de l’État, phénomènes qui entraînent inévitablement l’adoption de lois économiques et sociales à grande échelle (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, §§ 149 et 162-163, CEDH 2004‑V). En outre, elle rappelle qu’elle peut avoir égard à des faits antérieurs à la ratification de la Convention par l’État défendeur pour autant que l’on puisse les considérer comme étant à l’origine d’une situation qui s’est prolongée au-delà de cette date ou importants pour comprendre les faits survenus après cette date (voir, mutatis mutandis, Broniowski c. Pologne (déc.) [GC], no 31443/96, § 74, CEDH 2002-X, et Hoti c. Croatie, no 63311/14, § 85, 26 avril 2018).
212. Par ailleurs, la Cour relève que si la nature d’une prestation sociale, et en particulier la question de savoir si – et le cas échéant, dans quelle mesure – cette prestation est subordonnée au versement préalable de cotisations individuelles par ses bénéficiaires, n’est pas en soi décisive pour déterminer si celle-ci constitue un droit relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 et tombant sous l’empire de cette disposition (Andrejeva, précité, § 76), la marge d’appréciation peut néanmoins dépendre de la question de savoir si la mesure critiquée entraîne une perte des cotisations individuelles versées par ou pour le compte de la personne affectée par la mesure (comparer avec Pichkur c. Ukraine, no 10441/06, § 51, 7 novembre 2013). La Cour doit également tenir compte du point de savoir si l’inéligibilité à la prestation en question laisse la personne concernée sans couverture sociale (Stummer, précité, § 108, et Janković, précité).
213. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la question de savoir si la différence de traitement litigieuse est justifiée par des « considérations très fortes » doit être appréciée à l’aune de l’ample marge d’appréciation applicable en l’espèce.
γ) Appréciation de la proportionnalité
214. La Cour relève en premier lieu que le motif sur lequel repose la différence de traitement litigieuse opérée dans les dispositions transitoires relatives au régime de pensions de retraite professionnelle instauré par le législateur letton est directement lié au but principal sur lequel la Cour constitutionnelle lettone s’est fondée (paragraphe 196 ci-dessus). Le traitement plus favorable accordé aux personnes possédant la citoyenneté lettone en ce qui concerne les périodes de travail accomplies par le passé en dehors du territoire letton correspond donc à ce but légitime.
215. La Cour observe en deuxième lieu que la différence de traitement incriminée est fondée sur la possession – ou plutôt sur l’absence de possession – de la citoyenneté lettone, statut juridique sans lien avec l’origine nationale des personnes concernées et auquel les requérants auraient pu accéder en leur qualité de « non-citoyens résidents permanents ». Renvoyant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, la Cour note à ce propos que le statut de « non- citoyen résident permanent » a été conçu comme un régime temporaire visant à permettre aux personnes concernées d’obtenir la nationalité lettone ou de choisir un autre État de rattachement (paragraphe 55 ci-dessus). À cet égard, elle admet qu’en ce qui concerne des différences de traitement fondées sur la nationalité, la part de choix personnel liée à ce statut juridique peut, dans certaines situations, avoir une incidence sur la détermination de la marge d’appréciation à laisser aux autorités internes, en particulier lorsque sont en jeu des privilèges, des prestations ou des avantages financiers (voir, mutatis mutandis, Bah, précité, § 47). Or il ne ressort pas du dossier de l’affaire que l’un quelconque des requérants ait jamais essayé de devenir citoyen de la Lettonie – pays où les intéressés ont leur résidence permanente depuis de nombreuses années – ou qu’il se soit heurté à des obstacles qui l’en auraient empêché. Il est vrai que la naturalisation suppose le respect de certaines conditions et peut exiger certains efforts. Toutefois, cela ne change rien au fait que la question du statut juridique – c’est-à-dire le choix de rester non‑citoyen résident permanent ou d’acquérir la nationalité lettone – procédait dans une large mesure d’une aspiration personnelle plutôt que d’une situation immuable, compte tenu, en particulier, du laps de temps considérable dont les requérants ont disposé pour exercer ce choix (paragraphe 190 ci-dessus).
216. En troisième lieu, la différence de traitement litigieuse ne porte que sur des périodes de travail passées, accomplies avant l’instauration du régime de pensions ici en cause. Les choix opérés par le législateur letton lors de la fixation des critères d’acquisition des droits à pension dans ce régime de pensions de retraite professionnelle étaient directement liés aux particularités du contexte historique, économique et démographique dans lequel celui-ci s’inscrivait, contexte qui se caractérisait par un demi-siècle d’occupation et d’annexion illégales ayant abouti à une situation particulièrement difficile au lendemain du rétablissement de l’indépendance de la Lettonie. Contrairement à la différence de traitement en cause dans l’affaire Andrejeva, celle dont il est ici question porte uniquement sur des périodes de travail accomplies par les requérants en dehors de la Lettonie à une époque où ils ne s’étaient pas encore installés dans ce pays et n’avaient noué aucun autre lien avec lui (British Gurkha Welfare Society et autres, précité, et paragraphe 210 ci‑dessus). Le troisième requérant était le seul d’entre eux à résider en Lettonie avant la période de service militaire dont il tire grief.
217. En quatrième lieu, la différence de traitement incriminée n’a pas non plus remis en cause le droit des requérants à la pension de retraite de base accordée en vertu du droit letton indépendamment de la carrière professionnelle des retraités, et elle n’a entraîné aucune privation, ou perte quelle qu’elle soit, de prestations fondées sur des cotisations versées par les intéressés au titre des périodes de travail litigieuses.
218. Par ailleurs, s’agissant en particulier du deuxième but légitime poursuivi (paragraphe 196 ci-dessus), la Cour relève que le régime letton de pensions de retraite professionnelle s’appuie sur des cotisations sociales et que son fonctionnement repose sur le principe de solidarité, en ce sens que l’intégralité des cotisations collectées est affectée au financement des pensions courantes dues à l’ensemble des bénéficiaires à un moment donné. Il s’ensuit que le fait de délimiter les périodes de travail ouvrant droit aux prestations influe nécessairement sur le montant de celles-ci et des cotisations nécessaires à leur financement. La Cour estime que ce genre d’arbitrage effectué dans les régimes de sécurité sociale appelle en principe une ample marge d’appréciation. Compte tenu des difficultés particulières et des choix politiques complexes auxquels les autorités lettones ont dû faire face après le rétablissement de l’indépendance, la Cour se doit d’accorder, dans son appréciation globale, une grande latitude au Gouvernement (voir, mutatis mutandis, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 113, 25 octobre 2012).
219. En bref, eu égard à l’ensemble des circonstances susmentionnées et à la marge d’appréciation applicable en l’espèce, la Cour estime que la différence de traitement litigieuse correspond aux buts légitimes poursuivis et que les raisons invoquées par les autorités lettones pour la justifier peuvent être qualifiées de considérations très fortes.
5. Conclusion
220. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent et compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que l’État défendeur n’a pas outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait en ce qui concerne la situation des requérants. En conséquence, elle estime devoir parvenir à une conclusion différente de celle adoptée dans l’affaire Andrejeva (voir, a contrario, Martinie, précité, § 54).
221. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de rayer la requête du rôle pour autant qu’elle concerne le premier requérant ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable pour le surplus ;
3. Dit, par dix voix contre sept, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
{signature_p_2}
Abel Campos Robert Spano
Greffier adjoint Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Wojtyczek ;
– opinion dissidente commune aux juges O’Leary, Grozev et Lemmens ;
– opinion dissidente de la juge Seibert-Fohr, à laquelle se rallient les juges Turković, Lubarda et Chanturia.
R.S.
A.C.
opinion concordante du juge Wojtyczek
(Traduction)
Je souscris pleinement à la conclusion à laquelle la Cour est parvenue en l’espèce et aux grandes lignes de la motivation de l’arrêt.
Je souhaiterais seulement signaler que ce raisonnement est encore plus convaincant lorsqu’il est replacé dans la perspective plus large du droit international. Le contexte pertinent de droit international a été exposé en détail dans l’opinion dissidente brillante et incisive jointe par la juge Ziemele à l’arrêt Andrejeva c. Lettonie ([GC], no 55707/00, CEDH 2009). Il convient en particulier de souligner la conclusion formulée par celle-ci au point 25 de cette opinion :
« En somme, la Lettonie n’avait pas d’obligation en vertu du droit international d’assumer une responsabilité quelconque pour les années de travail accumulées sous l’empire de l’Union soviétique sauf et jusqu’à adoption d’un accord dans le cadre de négociations interétatiques. Toutefois, dans le contexte spécifique d’une annexion illégale (point 26 ci‑dessous), les ressortissants de l’État lésé espéraient fortement ne plus avoir à souffrir autant que par le passé, et que cela se traduise aussi dans leurs droits à pension. En d’autres termes, il n’y a rien de déraisonnable dans le fait qu’après de longues années passées sous un régime totalitaire illégal le législateur indépendant décide de favoriser ses ressortissants. »
J’approuve cette conclusion, ainsi que les autres points de vue exprimés par la juge Ziemele dans son opinion dissidente. Il est inutile d’y ajouter quoi que ce soit, car tout y a été dit, et très bien dit.
opinion dissidente commune aux juges O’Leary, Grozev et Lemmens
(Traduction)
1. Introduction
1. Nous sommes au regret de ne pouvoir souscrire au constat de non‑violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 auquel la majorité est parvenue. Nous estimons qu’après avoir pleinement tiré parti de l’arrêt rendu en 2011 par la Cour constitutionnelle lettone, conformément aux bonnes pratiques du dialogue judiciaire, la Cour aurait néanmoins dû confirmer la solution à laquelle elle était parvenue dans l’arrêt Andrejeva c. Lettonie ([GC], no 55707/00, CEDH 2009) et conclure derechef à la violation de l’article 14 en l’espèce.
Nous avons eu le privilège de lire l’opinion dissidente de notre collègue Seibert-Fohr, à laquelle les juges Turković, Lubarda et Chanturia se sont ralliés, et à laquelle nous souscrivons en grande partie. Cela dit, nous avons choisi de nous concentrer ici sur l’application aux faits propres à la présente espèce des principes généraux relatifs à l’égalité et à la non-discrimination, en tenant compte de la situation particulière des non-citoyens lettons. L’opinion de nos collègues et la présente opinion sont complémentaires.
2. Les faits et le contexte de la présente affaire
2. À la fin des années 80, le mécontentement de la population lettone envers le régime soviétique aboutit à un mouvement en faveur de l’indépendance de la Lettonie et de la démocratisation du système politique, qui fut consacré par les résultats d’un plébiscite national auquel participèrent tous les habitants de la Lettonie, qui étaient alors citoyens de l’ex-Union soviétique. En mars 1990, le Parlement nouvellement élu adopta une déclaration rétablissant l’indépendance de la Lettonie. La loi sur la nationalité ultérieurement adoptée précisa lesquels de ces ex-citoyens soviétiques pouvaient être considérés comme des citoyens lettons, réservant cette qualité à ceux qui possédaient la nationalité lettone au 17 juin 1940 et à leurs descendants. Pour leur part, les ex-citoyens soviétiques qui résidaient en Lettonie mais qui ne satisfaisaient pas aux conditions requises pour acquérir automatiquement la citoyenneté lettone et n’avaient pas acquis une autre nationalité par la suite se virent accorder le statut de « non-citoyens résidents permanents » par la loi du 12 avril 1995 relative au statut des citoyens de l’ex‑URSS n’ayant pas la nationalité lettone ou celle d’un autre État (les règles en vigueur à l’époque pertinente sont exposées dans l’arrêt Syssoyeva et autres c. Lettonie (radiation) ([GC], no 60654/00, § 47, CEDH 2007-I ; voir aussi l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle lettone le 17 février 2011, § 13, cité au paragraphe 55 du présent arrêt).
Le nombre de non-citoyens résidant en Lettonie s’est considérablement réduit depuis le rétablissement de l’indépendance. En 2020, les non-citoyens représentaient 10 % environ de la population totale, contre 30 % environ en 1990. La majorité d’entre eux sont d’origine russe (voir le rapport de l’ECRI sur la Lettonie adopté le 4 décembre 2018, §§ 55-56, cité au paragraphe 88 du présent arrêt).
La présence en Lettonie de ceux qui devaient devenir des non-citoyens s’explique principalement par les vicissitudes de l’histoire. Lorsqu’ils s’installèrent sur le territoire letton, celui-ci faisait partie de l’Union soviétique, et il est indéniable qu’après son annexion par ce pays en 1940, puis au cours de l’occupation qui s’ensuivit, les autorités soviétiques menèrent sans relâche une politique semi-officielle de russification (voir le rapport adopté il y a peu par la Commission de Venise sur les modifications récentes de la législation concernant l’enseignement dans les langues minoritaires en Lettonie, 18 juin 2020, CDL-AD(2020)012 ; voir aussi le paragraphe 17 ci-dessous). À l’instar d’autres non-citoyens, « [c]ertains [des requérants] arrivèrent en Lettonie dès leur plus jeune âge, d’autres peu avant le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, dans les années 1990‑1991 » (voir le paragraphe 18 du présent arrêt). Toutes ces personnes ont continué à mener leur vie en Lettonie après le rétablissement de l’indépendance de ce pays. Depuis toujours, et aujourd’hui encore, elles résident légalement en Lettonie. De fait, comme la Cour l’a relevé dans un autre arrêt relatif aux non-citoyens de Lettonie, la Lettonie est le pays « où [ils] [ont] (...) noué des relations personnelles, sociales et économiques qui sont constitutives de la vie privée de tout être humain » (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 96, CEDH 2003-X).
3. Comme l’affaire Andrejeva c. Lettonie, la présente affaire porte sur le traitement appliqué aux non-citoyens résidents permanents par la loi de 1995 sur les pensions d’État en ce qui concerne les pensions de retraite qui leur sont dues.
Bien que le montant d’une pension soit en règle générale calculé sur la base de la durée pendant laquelle l’allocataire de celle-ci, l’employeur de ce dernier, ou les deux ont versé des cotisations au régime de pension (paragraphe 65 du présent arrêt), les années de travail accomplies sous le régime soviétique, pendant lesquelles aucune cotisation n’a bien entendu été versée au régime de pensions letton – qui n’existait pas encore à cette époque – sont elles aussi prises en compte, sous certaines conditions fixées au paragraphe 1 des dispositions transitoires de la loi (paragraphes 66‑67 du présent arrêt).
Nous souscrivons au point de vue de la majorité selon lequel « au regard du droit de la Convention », rien ne s’oppose à « une politique excluant de manière générale les périodes de travail accumulées par des personnes pendant qu’elles résidaient et travaillaient en dehors du territoire de la Lettonie » (paragraphe 201 du présent arrêt). Toutefois, lors de l’élaboration, en 1995, de son régime de pensions, la Lettonie a décidé de tenir compte des périodes de travail en question. Si l’article 1 du Protocole no 1 ne comporte pas un droit à percevoir des prestations sociales, de quelque type que ce soit, lorsqu’un État décide de créer un régime de prestations, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2005-X, cité dans l’arrêt Andrejeva, précité, § 79, lui-même cité au paragraphe 121 du présent arrêt).
Le paragraphe 1 des dispositions transitoires dresse une liste de 12 périodes assimilées à des périodes de travail. Les périodes de travail et l’ensemble des 12 périodes assimilées accomplies en Lettonie et dans le territoire de l’ex-Union soviétique sont prises en compte dans le calcul des pensions des citoyens lettons. Les périodes de travail et l’ensemble des 12 périodes assimilées accomplies en Lettonie sont prises en compte dans le calcul des pensions des « étrangers, des apatrides et des non-citoyens de Lettonie », de la même manière que pour les citoyens lettons. En revanche, pour ces trois catégories de personnes, seules trois des 12 périodes assimilées à des périodes de travail sont prises en compte lorsqu’elles ont été accomplies dans un autre territoire de l’ex-Union soviétique.
Contrairement aux étrangers, aux apatrides et aux non-citoyens résidents permanents, les citoyens lettons perçoivent donc des « majorations » de pension (selon la terminologie employée par le Gouvernement au paragraphe 167 du présent arrêt) au titre des périodes de travail et de certaines périodes assimilées accumulées en dehors du territoire letton. La question soulevée par la requête consiste à savoir si le refus d’accorder ces « majorations » aux retraités non-citoyens peut se justifier ou s’il constitue une discrimination fondée uniquement sur la nationalité.
4. La situation des requérants de la présente affaire est similaire à celle de la requérante de l’affaire Andrejeva. Née au Kazakhstan, Mme Andrejeva était arrivée en Lettonie en 1954, à l’âge de 12 ans, et y résidait de manière permanente depuis cette époque (Andrejeva, précité, § 10). En l’espèce, le deuxième requérant est né en Azerbaïdjan et s’est installé en Lettonie en 1968, à l’âge de 30 ans ; le troisième requérant est né en Russie et est arrivé en Lettonie en 1951, à l’âge de trois ans ; la quatrième requérante est née en Ouzbékistan et s’est installée en Lettonie en 1987, à l’âge de 41 ans ; la cinquième requérante est née en Russie et s’est installée en Lettonie en 1987, à l’âge de 44 ans (paragraphes 21, 25, 29 et 34 du présent arrêt). Les requérants sont donc arrivés en Lettonie lorsqu’ils étaient enfants (comme le troisième requérant) ou au cours de leur vie active (comme les deuxième, quatrième et cinquième requérants).
Dans son arrêt du 17 février 2011, la Cour constitutionnelle lettone a cherché à établir une distinction entre la situation des requérants et celle de Mme Andrejeva. À cet effet, elle a relevé que les premiers avaient travaillé en dehors du territoire de la Lettonie pour des entreprises qui dépendaient de l’Union soviétique ou de républiques soviétiques autres que la Lettonie, tandis que Mme Andrejeva avait travaillé pour un service qui se trouvait sur le territoire letton (arrêt rendu par la Cour constitutionnelle lettone le 17 février 2011, § 9, cité au paragraphe 51 du présent arrêt). Toutefois, dans l’arrêt Andrejeva, la Cour a estimé qu’il n’y avait pas lieu de tenir compte de cette circonstance (voir Andrejeva, précité, § 85, ainsi que les §§ 15 et 53 de cet arrêt, où se trouvent exposés les raisons pour lesquelles certaines périodes de travail accumulées par Mme Andrejeva n’avaient pas été prises en compte, ainsi que les moyens de défense articulés par le gouvernement défendeur ; voir aussi le § 1 de l’opinion dissidente des juges Seibert-Fohr et autres).
5. La résurgence de cette question devant la Grande Chambre s’explique par la réaction de la Cour constitutionnelle lettone à l’arrêt Andrejeva (voir l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 17 février 2011, tel qu’il se trouve résumé et cité aux paragraphes 49-59 du présent arrêt). Au lieu de prendre acte de la nécessité, pour l’État letton, de mettre à exécution l’arrêt Andrejeva, la Cour constitutionnelle a cherché à établir une distinction entre les faits de la présente espèce et ceux de l’affaire Andrejeva (paragraphe 4 ci‑dessus), elle a donné à l’arrêt Andrejeva une interprétation très restrictive (comme l’a noté l’ECRI dans son rapport sur la Lettonie du 9 décembre 2011, § 130, cité au paragraphe 87 du présent arrêt) et elle a confirmé la conclusion à laquelle elle était parvenue dans son arrêt du 26 juin 2001 (on trouvera au paragraphe 39 du présent arrêt un bref résumé de l’arrêt de 2001). Elle a donc réaffirmé la compatibilité de la loi sur les pensions ici en cause avec le principe de non-discrimination, malgré le constat de violation de l’article 14 de la Convention auquel la Cour de Strasbourg était parvenue.
En l’espèce, la majorité décide de suivre la Cour constitutionnelle en désavouant la solution donnée par la Cour de Strasbourg à l’affaire Andrejeva. Cela est surprenant car, comme le reconnaît la majorité, la Cour ne doit pas « s’écarte[r] (...) sans motif valable de ses propres précédents » (paragraphe 202 du présent arrêt). Pour les raisons exposées ci-dessous, nous estimons que le deuxième but légitime nouvellement invoqué par le Gouvernement pour justifier la différence de traitement litigieuse opérée entre les citoyens lettons et les non-citoyens résidents permanents (c’est‑à‑dire l’argument tiré de l’identité constitutionnelle fondée sur la doctrine de la continuité de l’État, amplement développé par la Cour constitutionnelle dans son arrêt 2011) ne constitue pas une raison suffisante ou adéquate pour remettre en cause un arrêt adopté en 2009 à une majorité de 16 voix contre une.
6. Les requérants ont introduit leur requête en 2011. Il aurait bien sûr été préférable que la présente affaire fût tranchée beaucoup plus tôt. Malheureusement, la politique de priorisation mise en place à la Cour et le manque de ressources dont celle-ci pâtit ont retardé l’examen de l’affaire. L’audience et les premières délibérations n’ont pu se tenir que le 26 mai 2021.
Au moment où la Grande Chambre a tenu ses deuxièmes délibérations, le 2 mars 2022, la situation géopolitique de la région et de l’Europe avait radicalement changé. Il va sans dire que les événéments actuels n’ont aucune incidence sur l’issue de l’affaire. Cela étant, ils montrent combien les relations entre les différentes communautés d’un même État peuvent être sensibles. Nous sommes pleinement conscients de l’importance et de la sensibilité de la présente affaire, qui dépassent les frontières de la Lettonie.
3. Article 14 de la Convention: principes généraux
7. Nous constatons que la majorité confirme l’arrêt Andrejeva et d’autres aspects de la jurisprudence bien établie de la Cour en ce qui concerne l’applicabilité de l’article 14 de la Convention – combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 – à la législation ici en cause, qui prévoit le versement automatique des pensions (paragraphes 119-122 du présent arrêt).
Sur le fond, nous sommes d’accord pour l’essentiel avec la majorité en ce qui concerne les principes applicables. En particulier, nous souscrivons pleinement à l’analyse en quatre étapes à laquelle la majorité juge nécessaire de procéder (motifs de la différence de traitement ; situation comparable ; but légitime ; proportionnalité) (paragraphe 189 du présent arrêt).
8. En revanche, nous ne sommes pas convaincus par l’application que la majorité fait de certains de ces principes et par l’entorse donnée à la jurisprudence bien établie relative à la marge d’appréciation de l’État et à l’intensité du contrôle opéré par la Cour (paragraphes 183‑185 du présent arrêt).
Certes, la présente affaire a pour objet des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale, pour lesquelles la Cour estime d’ordinaire que la Convention reconnaît aux États une ample marge d’appréciation (paragraphe 184 du présent arrêt). Toutefois, elle porte également – et surtout – sur une différence de traitement fondée uniquement sur la nationalité. En pareil cas, même si la différence de traitement litigieuse découle de mesures d’ordre général en matière économique ou sociale, la Cour ne peut admettre qu’elle est compatible avec l’article 14 de la Convention que si l’État défendeur la justifie par « des considérations très fortes » (voir le paragraphe 183 du présent arrêt, qui renvoie à Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Andrejeva, précité, § 87, et Ribać c. Slovénie, no 57101/10, § 53, 5 décembre 2017). À l’instar de nos collègues dissidents, nous estimons que c’est le critère des « considérations très fortes » qui aurait dû être appliqué en l’espèce. Il semble que la Cour constitutionnelle lettone l’ait elle-même reconnu (arrêt du 17 février 2011, § 13, cité au paragraphe 55 du présent arrêt).
Toutefois, si la majorité ne déroge pas entièrement à ce critère, elle souligne que pour se prononcer sur l’existence ou l’absence de « considérations très fortes », la Cour doit tenir compte des circonstances propres au cas d’espèce afin de « déterminer l’étendue de la marge d’appréciation du gouvernement défendeur » (voir les paragraphes 193 et 206 du présent arrêt). Après avoir mentionné certaines de ces circonstances, la majorité conclut que « la question de savoir si la différence de traitement litigieuse est justifiée par des « considérations très fortes » doit être appréciée à l’aune de l’ample marge d’appréciation applicable en l’espèce » (paragraphe 213 du présent arrêt).
Nous avons du mal à comprendre ce que la majorité veut exactement dire. Dans le meilleur des cas, elle tente de tergiverser. Dans le pire des cas, elle met à mal l’exigence stricte des « considérations très fortes » en y intégrant une ample marge d’appréciation appelée à jouer un rôle important, voire déterminant.
Pour notre part, nous nous en tenons à l’exigence des « considérations très fortes » auxquelles une différence de traitement fondée uniquement sur la nationalité doit satisfaire pour pouvoir se justifier. Pour les raisons exposées ci-dessous, nous estimons que c’est à juste titre que la Cour tire davantage parti des motifs invoqués par la Cour constitutionnelle lettone pour justifier la discrimination litigieuse, compte tenu de la sensibilité politique et sociale de cette question en Lettonie et de l’importance du dialogue judiciaire dans un système reposant sur une responsabilité partagée. Nous convenons également que la législation sur les pensions adoptée en 1995 ne peut être dissociée du cadre plus général des arrangements opérés en matière de droit constitutionnel et de droit international après le retour de la Lettonie à l’indépendance, en 1991 (voir aussi, en ce qui concerne l’expulsion d’anciens citoyens soviétiques, Slivenko, précité, § 111). Toutefois, nous estimons que la majorité n’explique pas pourquoi la Cour devrait réduire l’intensité de son contrôle comme elle propose. Les circonstances de l’affaire – de même que le domaine et le contexte de celle-ci – doivent assurément être prises en compte aux fins de l’évaluation de l’étendue de la marge d’appréciation dont l’État bénéficie pour déterminer « si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des différences de traitement » (voir le paragraphe 183 du présent arrêt ; voir aussi, parmi beaucoup d’autres, Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, § 40, série A no 87, Stummer c. Autriche [GC], no 37452/02, § 88, CEDH 2011, et Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 136, 19 décembre 2018). Toutefois, selon la jurisprudence de la Cour, le fait qu’une différence de traitement soit fondée uniquement sur la nationalité constitue précisément le facteur déterminant devant conduire à accorder à l’État une marge d’appréciation réduite et à exiger des « considérations très fortes ».
4. Application en l’espèce des principes généraux susmentionnés
1. Sur le motif de discrimination
9. La majorité confirme la conclusion à laquelle la Cour était parvenue dans l’arrêt Andrejeva, selon laquelle la nationalité– ou plutôt l’absence de citoyenneté lettone des requérants – constituait le seul critère de la distinction incriminée (paragraphe 193 du présent arrêt). Nous souscrivons à cette position.
Nous tenons à souligner que la différence de traitement litigieuse entre les citoyens lettons et les non-citoyens résidents permanents est directement fondée sur la nationalité. Il s’agit là d’un choix délibéré du législateur. La présente affaire ne porte pas sur une discrimination indirecte fondée sur la nationalité qui aurait résulté, par exemple, de l’application d’un critère tel que la durée de résidence en Lettonie, critère qui aurait pu permettre de différencier les requérants les uns des autres (en ce que ceux-ci ne se sont pas installés en Lettonie au même moment de leur vie), contrairement à celui qui a été appliqué en l’espèce et qui ne permet pas une telle distinction. En se focalisant sur les « aspects critiqués [du régime en cause] (...) et non [sur] les faits ou circonstances propres à des requérants bien précis » (paragraphe 188 du présent arrêt), la majorité élude les différences existant entre les requérants ainsi que les autres solutions qui s’offraient à l’État défendeur pour se conformer à l’arrêt précédemment rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva. De telles autres solutions auraient pu répondre aux buts légitimes poursuivis tout en respectant le principe de proportionnalité.
2. Sur la question de savoir si les requérants se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens lettons
10. Point crucial, la majorité confirme que « les requérants peuvent être considérés comme se trouvant dans une situation comparable à celle des personnes qui ont eu la même carrière professionnelle mais qui possèdent la citoyenneté lettone » (paragraphe 195 du présent arrêt, italiques ajoutés). Nous souscrivons à ce constat.
Nous relevons qu’en leur qualité de non-citoyens résidents permanents, les requérants se voient non seulement appliquer un traitement différent de celui des citoyens lettons, mais sont aussi assimilés à des étrangers et à des apatrides (paragraphe 3 ci-dessus) en ce qui concerne la prise en compte des périodes de travail et des périodes équivalentes, malgré leurs liens reconnus et anciens avec la Lettonie.
En admettant, premièrement, que les non-citoyens se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens en ce qui concerne leurs droits à pension et, deuxièmement, que la différence de traitement litigieuse est directement fondée sur la nationalité, la majorité confirme que la présente affaire est parfaitement identique, du point de vue juridique, à l’affaire Andrejeva, faisant ainsi ressortir que la remise en cause de l’arrêt rendu dans cette affaire doit être justifiée par des motifs très solides.
3. Sur la légitimité des buts poursuivis
11. Comme l’indique la majorité, le Gouvernement avance que la différence de traitement litigieuse opérée entre les citoyens et les non‑citoyens résidents permanents poursuit deux buts, consistant d’une part à « « préserver l’identité constitutionnelle de l’État par la mise en œuvre de la doctrine de la continuité de l’État » et, d’autre part, à « protéger le système économique national » (paragraphe 196 du présent arrêt). Nous examinerons tour à tour les deux buts en question.
5. La doctrine de la continuité de l’État et la préservation de l’identité constitutionnelle de la Lettonie
12. En vertu de la doctrine de la continuité de l’État, la République de Lettonie, instaurée en 1918, a continué à exister de jure pendant l’occupation illégale de la Lettonie par l’Union soviétique, et c’est ce même État qui a recouvré son indépendance en 1990 (voir l’arrêt rendu le 17 février 2011 par la Cour constitutionnelle lettone, § 11.1, cité au paragraphe 53 du présent arrêt). Selon cette doctrine, « [l]es actes de droit public adoptés par les autorités publiques illégalement constituées de l’(...) État [occupant] n’engagent pas juridiquement l’État qui a rétabli son indépendance » (même arrêt, § 11.3), et « l’État qui a recouvré son indépendance n’est pas tenu de reprendre à son compte les engagements découlant des obligations de l’État occupant » (ibidem).
À ce stade, il importe de relever que la question soulevée par la présente requête ne concerne pas la réalisation par la Lettonie de l’une quelconque des obligations de l’Union soviétique. Comme l’affaire Andrejeva, la présente affaire porte sur l’engagement de la Lettonie de « verser aux particuliers des pensions au titre du travail accompli en dehors de son territoire » (Andrejeva, précité, § 78; voir aussi le paragraphe 203 du présent arrêt). Les requérants, pas plus que Mme Andrejeva, ne se disent victimes d’une violation d’un droit patrimonial garanti par l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément. Leur grief porte sur une différence de traitement prohibée par l’article 14 de la Convention. Si l’État concerné a décidé, malgré tout, de verser des pensions de retraite au titre d’une période de travail effectuée en dehors du territoire national, il doit le faire sans aucune discrimination (ibidem, § 54, et paragraphe 3 ci-dessus).
13. La majorité considère que la nécessité de préserver le fondement constitutionnel de la Lettonie après le rétablissement de l’indépendance de ce pays constitue l’aspect essentiel du premier but légitime invoqué. Envisagée dans ce contexte et à l’aune de la doctrine de la continuité de l’État, la différence de traitement litigieuse vise à « éviter d’entériner rétroactivement les effets de la politique migratoire mise en œuvre pendant l’occupation et l’annexion illégales du pays » (paragraphe 198 du présent arrêt).
Nous souscrivons à l’appréciation de la majorité selon laquelle ce but pourrait passer pour légitime (ibidem). Il n’en demeure pas moins que l’attribution de majorations de pension ne nous paraît guère être un instrument naturel pour réglementer des questions touchant au fondement constitutionnel d’un État (paragraphe 24 ci-dessous). La question qui se pose consiste donc à savoir si la réalisation de ce but peut aller jusqu’à justifier un refus d’accorder des avantages à tous les individus qui se sont installés en Lettonie en raison de la politique migratoire mise en œuvre par l’Union soviétique. Nous examinerons cette question sous l’angle de l’exigence de proportionnalité (paragraphes 17 et 24 ci-dessous).
6. La protection du système économique national
14. La majorité admet également que la protection du système économique national est un but légitime (paragraphe 198 du présent arrêt).
Nous souscrivons à cette analyse, qui cadre avec l’arrêt Andrejeva (précité, § 86). Toutefois, il convient de relever que ce but est lié aux difficultés auxquelles la Lettonie était confrontée après le rétablissement de son indépendance, lorsqu’elle a dû mettre en place un régime de sécurité sociale viable avec un budget national limité (ibidem). Il reste à savoir si ces difficultés étaient toujours aussi graves lorsque la Cour constitutionnelle lettone, une vingtaine d’années plus tard, a refusé de mettre à exécution l’arrêt Andrejeva, et ultérieurement. Nous examinerons également cette question sous l’angle de l’exigence de proportionnalité (paragraphe 25 ci-dessous).
Sur la proportionnalité de la différence de traitement litigieuse
15. Pour apprécier la proportionnalité du refus d’accorder aux non‑citoyens résidents permanents les mêmes avantages en matière de pensions qu’aux citoyens lettons, la majorité tient compte de cinq facteurs spécifiques. Les quatre premiers se rattachent spécialement au but principal consistant à préserver l’identité constitutionnelle de la Lettonie et à éviter d’entériner rétroactivement les effets de la politique migratoire mise en œuvre par l’Union soviétique (paragraphes 214-217 du présent arrêt), le cinquième a trait à l’objectif secondaire consistant à protéger le système économique national (paragraphe 218 du présent arrêt). Nous formulerons des observations sur chacun de ces facteurs.
Par ailleurs, nous relevons que le Gouvernement tire argument des accords bilatéraux de sécurité sociale conclus par la Lettonie avec le Bélarus et la Russie (paragraphe 175 du présent arrêt), mais que la majorité ne semble pas juger utile de tenir compte de leur existence. En effet, dans l’arrêt Andrejeva, la Cour a jugé que pareils accords ne pouvaient exonérer la Lettonie de sa responsabilité au regard de l’article 14 de la Convention (Andrejeva, précité, § 90; voir aussi Ribać, précité, § 65). En outre, la Lettonie n’a pas conclu d’accords bilatéraux avec chacune des anciennes républiques soviétiques (paragraphe 79 du présent arrêt), et ceux-ci ne semblent pas permettre une révision rétroactive des droits à pension (paragraphes 80-81 du présent arrêt).
7. Les facteurs relatifs à la doctrine de la continuité de l’État et à la préservation de l’identité constitutionnelle de la Lettonie
16. La majorité relève en premier lieu que le motif sur lequel repose la différence de traitement litigieuse « est directement lié au but principal sur lequel la Cour constitutionnelle lettone s’est fondée ». Elle considère que le traitement plus favorable accordé aux personnes possédant la citoyenneté lettone « correspond » à ce but légitime (paragraphe 214 du présent arrêt).
Nous croyons comprendre qu’en se prononçant ainsi, la majorité affirme en substance que le but poursuivi par le législateur peut être atteint au moyen de la différence de traitement opérée par le paragraphe 1 des dispositions transitoires de la loi sur les pensions d’État.
Si la correspondance d’une mesure avec le but poursuivi est effectivement une condition nécessaire à la proportionnalité de celle-ci (Rasmussen, précité, § 41, et J.D. et A c. Royaume-Uni, nos 32949/17 et 34614/17, §§ 99 et 104, 24 octobre 2019), la question qui se pose en l’espèce consiste à savoir si la différence de traitement litigieuse constitue une mesure excessive pour atteindre l’objectif déclaré.
17. Il est indéniable que « pendant l’occupation soviétique, l’afflux considérable de main d’œuvre civile et de personnel militaire artificiellement organisé dans le cadre de la politique générale de soviétisation et de russification de la Lettonie a conduit à un transfert massif de population de l’Union soviétique vers la Lettonie » (voir les observations du Gouvernement exposées au paragraphe 171 du présent arrêt). Le Gouvernement soutient que « pareils transferts de population sont interdits par le droit international » (ibidem). Nous ne mettons pas en doute cette affirmation, et nous ne sous‑estimons pas davantage les souffrances infligées à la population lettone autochtone pendant les décennies d’occupation de la Lettonie et les difficultés auxquelles ce pays a été confronté après avoir recouvré son indépendance. Les événements tragiques qui se déroulent actuellement en Europe illustrent la possibilité de survenance à l’avenir de nouveaux défis.
Toutefois, il reste que c’est l’Union soviétique, État agissant par l’intermédiaire de ses organes, qui était responsable de cette politique migratoire. À cet égard, le gouvernement défendeur ne conteste pas que les citoyens soviétiques étaient amenés à se déplacer sur tout le territoire de l’URSS à l’époque pertinente, souvent non par choix mais en raison des affectations professionnelles imposées par les autorités de l’État. Nous ne voyons aucune raison de reprocher aux requérants d’avoir agi conformément à la politique migratoire soviétique.
La différence de traitement litigieuse opérée entre les citoyens et les non‑citoyens résidents permanents pose problème en ce qu’elle impute les actes illicites de l’Union soviétique à tous ses anciens ressortissants qui se sont installés en Lettonie pendant l’occupation de celle-ci, quelle que soit leur part de responsabilité individuelle dans leur installation dans ce pays.
Or nous estimons que l’on ne peut présumer que tous les anciens citoyens soviétiques ont pris part à des actes illicites contre la Lettonie au seul motif qu’ils possédaient la nationalité soviétique (comparer avec Ribać, précité, §§ 63-64). La législation litigieuse considère en substance que tous les anciens ressortissants de l’Union soviétique nés dans les républiques de cet État autres que la Lettonie sont entachés d’un « péché originel » propre à justifier le refus de leur accorder certains avantages reconnus aux citoyens lettons. Nous estimons que pareille présomption ne se concilie guère avec l’idée selon laquelle chacun a des droits et des devoirs individuels (voir également le § 6 de l’opinion dissidente des juges Seibert-Fohr et autres).
18. La majorité souligne en deuxième lieu que les non-citoyens résidents permanents avaient la possibilité d’« obtenir la nationalité lettone ou de choisir un autre État de rattachement » (paragraphe 215 du présent arrêt). Elle accorde de l’importance à cette « part de choix personnel », « en particulier lorsque sont en jeu des privilèges, des prestations ou des avantages financiers » (ibidem). À ses yeux, « le choix de rester non-citoyen résident permanent ou d’acquérir la nationalité lettone (...) procédait dans une large mesure d’une aspiration personnelle plutôt que d’une situation immuable, compte tenu, en particulier, du laps de temps considérable dont les requérants ont disposé pour exercer ce choix » (ibidem).
Ce faisant, la majorité s’écarte – sans le reconnaître explicitement – de la logique à la fois simple et convaincante de l’arrêt Andrejeva. Dans cet arrêt, la Cour a déclaré qu’elle « ne [pouvait] accepter la thèse du Gouvernement selon laquelle il suffirait à la requérante de se faire naturaliser lettone pour obtenir l’intégralité de la pension réclamée. En effet, l’interdiction de discrimination consacrée par l’article 14 de la Convention n’a de sens que si, dans chaque cas particulier, la situation personnelle du requérant par rapport aux critères énumérés dans cette disposition est prise en compte telle quelle. « Une approche contraire, consistant à débouter la victime au motif qu’elle aurait pu échapper à la discrimination en modifiant l’un des éléments litigieux – par exemple, en acquérant une nationalité – viderait l’article 14 de sa substance » (Andrejeva, précité, § 91, italiques ajoutés ; voir, pour un raisonnement analogue, Muñoz Díaz c. Espagne, no 49151/07, § 70, CEDH 2009).
Selon ce raisonnement, le fait, pour une personne, de ne pas avoir demandé la nationalité d’un État ne constitue pas un élément à prendre en compte aux fins de l’appréciation de la proportionnalité du refus de lui accorder un avantage réservé aux ressortissants de l’État en question (comparer avec Kurić et autres c Slovénie [GC], no 26828/06, § 393, CEDH 2012 (extraits)).
En ce qui concerne les affaires de discrimination en général, l’abandon de la logique de l’arrêt Andrejeva opéré en l’espèce nous semble très problématique. Le raisonnement de la majorité risque de porter atteinte à la substance même de l’interdiction de la discrimination. La présente affaire porte sur la nationalité. On peut se demander à quels autres motifs prohibés de discrimination non immuables la majorité est disposée à étendre ce raisonnement, qui nous paraît être une pente dangereuse.
19. S’agissant de la situation des non-citoyens résidents permanents, le raisonnement de la majorité axé sur l’élément de choix personnel n’aurait en tout état de cause été opérant que si les intéressés avaient pu accéder assez rapidement et facilement à la nationalité lettone depuis le rétablissement de l’indépendance. Or il est frappant de constater que l’arrêt passe sous silence les difficultés éprouvées par les non-citoyens depuis de nombreuses années pour accéder à la naturalisation, l’ampleur des critiques adressées à la législation et à la politique lettones relatives à la naturalisation ainsi que les efforts constants déployés par la communauté tant européenne qu’internationale – y compris le Conseil de l’Europe – pour faire changer cet état de choses (on se reportera à deux publications récentes intitulées Democratic Transition and Linguistic Minorities in Estonia and Latvia, par A. Di Gregorio pour la Commission des pétitions du Parlement européen, avril 2018, et Country Report on Citizenship Law: Latvia, par K. Krūma pour l’Observatoire de la citoyenneté EUDO, EUI, 2015, avec les références qui figurent).
Enfin, même si les requérants avaient acquis la citoyenneté lettone, ils n’auraient été traités comme les autres citoyens lettons que pour l’avenir. La différence de traitement subie par eux pendant les années précédant leur naturalisation n’aurait pas disparu rétroactivement, car la révision du montant de leurs pensions n’aurait pas d’effet ex tunc (paragraphe 67 du présent arrêt).
20. Nous voudrions aussi faire observer que la mention, par la majorité, de la possibilité d’acquérir la citoyenneté lettone présuppose implicitement que c’est principalement – voire exclusivement – la citoyenneté qui permet l’établissement, avec tel ou tel État, de liens susceptibles de conduire à la reconnaissance de droits socio-économiques. Pareille position va à l’encontre de la jurisprudence constante de la Cour.
La résidence régulière dans un pays, en particulier si elle est prolongée, crée elle aussi des liens qui imposent un certain nombre d’obligations à l’État concerné. En énonçant que les États reconnaissent à toute personne « relevant de leur juridiction » les droits et libertés garantis par la Convention, l’article 1 de cet instrument indique clairement que le respect des droits de l’homme n’est pas dû aux seuls citoyens (voir également l’article 8 de la Convention européenne de sécurité sociale). Le bénéfice de prestations à caractère non contributif peut évidemment être subordonné à la condition que leurs allocataires justifient d’une durée minimale de résidence sur le territoire de l’État concerné ou à d’autres exigences légales (voir également le renvoi opéré au § 9 de l’opinion dissidente des juges Seibert-Fohr et autres au préambule de la Convention de sécurité sociale).
Les non-citoyens résidents permanents résident légalement en Lettonie. Ils se sont installés dans ce pays il y a plusieurs décennies, avant que celui-ci ne recouvre son indépendance en 1991. Ils n’ont pu manquer d’établir des liens avec la Lettonie pendant toutes les années où ils y ont vécu (paragraphe 2 ci‑dessus). D’ailleurs, le fait que la Cour ait reconnu dans l’arrêt Andrejeva – et confirmé dans le présent arrêt – que les non-citoyens résidents permanents se trouvent dans une situation comparable à celle des citoyens lettons découle précisément des liens étroits que les premiers ont noués avec la Lettonie.
21. En troisième lieu, la majorité tient compte de ce que la différence de traitement litigieuse porte « uniquement » sur des périodes de travail accomplies avant l’instauration du régime de pensions ici en cause (c’est‑à‑dire pendant le « demi-siècle d’occupation et d’annexion illégales » de la Lettonie) et en dehors de la Lettonie, « à une époque où [les requérants] ne s’étaient pas encore installés dans ce pays et n’avaient noué aucun autre lien avec lui » (paragraphe 216 du présent arrêt).
Il est logique que les pensions de retraite soient fondées sur les périodes de travail accomplies par les requérants avant qu’ils ne soient admis à faire valoir leur droit à la retraite, car telle est la nature des pensions de retraite. Ce qui importe, c’est que le régime de pensions ici en cause a été instauré par le législateur letton après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, et que les requérants subissent les effets de la différence de traitement litigieuse depuis le moment où ils sont devenus éligibles à une pension, c’est-à-dire après le rétablissement de l’indépendance, alors qu’ils résident en Lettonie depuis trente et un ans, cinquante-neuf ans, vingt et un ans et dix-huit ans respectivement et qu’ils y ont travaillé (paragraphes 21‑22, 25‑27, 29‑30 et 34‑35 du présent arrêt). Quelles que soient les différences qui ont pu exister entre les requérants avant leur arrivée en Lettonie et les personnes qui y résidaient à cette époque, le grief des intéressés porte sur leur situation au regard de la loi sur les pensions d’État après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie et après leur installation dans ce pays (comparer avec Kurić et autres, précité, § 391).
22. à cet égard, nous observons que la majorité cherche à comparer la situation des intéressés à celle des soldats gurkhas requérants de l’affaire British Gurkha Welfare Society et autres c. Royaume-Uni (no 44818/11, 15 septembre 2016), où la Cour a conclu à la non-violation de l’article 14 de la Convention. Nous estimons que l’affaire en question ne présente aucune similitude avec la présente espèce, au contraire.
Il est vrai que les soldats gurkhas avaient servi dans l’armée britannique, et qu’ils n’avaient pas été traités de la même façon que d’autres soldats. Plus précisément, les années de service qu’ils avaient accomplies avant le 1er juillet 1997 n’avaient été que partiellement prises en compte dans le calcul de leurs pensions militaires, tandis qu’elles avaient été incluses en totalité dans le calcul des pensions des autres soldats. Toutefois, il est à noter que les soldats gurkhas possédaient la nationalité népalaise. En outre, le 1er juillet 1997 correspondait à la date à laquelle leur brigade, jusque-là implantée à Hong Kong, fut déplacée au Royaume-Uni. Ce n’est qu’à partir de cette date que les soldats gurkhas avaient pu solliciter l’autorisation de s’installer au Royaume-Uni. Comme l’a relevé la Cour, avant le 1er juillet 1997, ces soldats « n’avaient pas de liens avec le Royaume-Uni ni de perspective de s’y établir après leur départ de l’armée » (British Gurkha Welfare Society et autres, précité, § 85).
Pour les raisons exposées ci-dessus, et déjà mises en évidence il y a treize ans dans l’arrêt Andrejeva, la situation de ces soldats gurkhas était manifestement différente de celle de demandeurs tels que les requérants en l’espèce.
23. Enfin, la majorité relève que la différence de traitement incriminée « n’a pas non plus remis en cause le droit des requérants à la pension de retraite de base accordée en vertu du droit letton indépendamment de la carrière professionnelle des retraités, et elle n’a entraîné aucune privation, ou perte quelle qu’elle soit, de prestations fondées sur des cotisations versées par les intéressés au titre des périodes de travail litigieuses » (paragraphe 217 du présent arrêt).
Nous ne contestons pas cette assertion. En effet, la différence de traitement litigieuse ne porte que sur des majorations de la pension de base.
Mais la question qui se pose à la Cour ne consiste pas à savoir si l’État défendeur a attribué équitablement des ressources limitées entre différentes catégories de demandeurs (comparer avec Bah c. Royaume-Uni, no 56328/07, §§ 48-50, CEDH 2011) pour garantir à tous une retraite décente. La question est, de manière plus générale, s’il peut réserver le bénéfice des majorations de pension aux seuls habitants qu’il considère comme ses « citoyens » et appliquer un traitement différencié à une catégorie de résidents permanents qui, du point de vue du calcul de leur pension de retraite, se trouvent dans une situation jugée comparable sauf en ce qui concerne leur nationalité.
24. S’agissant de l’appréciation de la proportionnalité, nous souhaiterions formuler quelques brèves observations sur une autre question qui se pose en l’espèce. Devant la Cour, le Gouvernement invoque « l’identité constitutionnelle » de la Lettonie (paragraphes 176, 196 et 198 du présent arrêt).
Nous craignons là encore que cet argument ne conduise la Cour sur une pente dangereuse. Nous ne contestons pas que l’identité constitutionnelle de l’État soit importante ni que le recours à de telles considérations puisse être nécessaire dans certaines circonstances. Toutefois, l’identité constitutionnelle d’un État est généralement liée aux structures politiques et constitutionnelles fondamentales de celui-ci. Il nous est difficile d’admettre que la Lettonie ait pu continuer à justifier une différence de traitement dans le calcul de majorations de pension de retraite affectant une catégorie déjà très restreinte de résidents permanents en invoquant son identité constitutionnelle en 2009, année où la Cour a rendu son arrêt dans l’affaire Andrejeva dix-neuf ans après le rétablissement de l’indépendance de la Lettonie, et plus encore en 2022. Dans ses précédents arrêts concernant la Lettonie, la Cour a fait preuve de précaution pour examiner les questions liées aux répercussions de l’histoire et des difficultés de ce pays après le rétablissement de son indépendance qui touchaient à son identité constitutionnelle (voir, par exemple, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, CEDH 2006-IV, où était en cause l’interdiction faite à la requérante de présenter sa candidature aux élections législatives, et Petropavlovskis c. Lettonie, no 44230/06, CEDH 2015, qui portait sur le refus d’accorder la citoyenneté lettone à un non-citoyen qui menait des activités politiques). La question des majorations de pension litigieuses ne nous paraît guère pouvoir justifier la même retenue et, en conséquence, l’élargissement de la marge d’appréciation et l’abaissement du contrôle juridictionnel. Par ailleurs, il nous semble aussi que la majorité est partie du principe selon lequel la Grande Chambre ignorait en 2009 les arguments relatifs à la continuité de l’État mis en avant par la Cour constitutionnelle lettone dans son arrêt de 2011, alors pourtant que l’(unique) opinion dissidente jointe à l’arrêt Andrejeva montre clairement qu’ils avaient été amplement discutés. Il est probable que nos prédécesseurs étaient en 2009 beaucoup plus attentifs aux difficultés rencontrées par une démocratie en transition après le rétablissement de l’indépendance que la majorité ne le donne à penser. En outre, l’Europe ne sait désormais que trop bien comment certains États peuvent détourner ou instrumentaliser à diverses fins des arguments relatifs à leur identité constitutionnelle.
8. Les facteurs relatifs à la protection du système économique
25. En ce qui concerne le second but poursuivi par la différence de traitement litigieuse, la majorité fait état des « difficultés particulières et des choix politiques complexes auxquels les autorités lettones ont dû faire face après le rétablissement de l’indépendance ». Elle ajoute que le législateur a dû délimiter les périodes de travail ouvrant droit aux prestations, et que cette délimitation influe nécessairement sur le montant de celles-ci et des cotisations nécessaires à leur financement. Elle indique que les autorités internes doivent en principe bénéficier d’une « ample » marge d’appréciation pour opérer des arbitrages dans les régimes de sécurité sociale (paragraphe 218 du présent arrêt).
Nous sommes pleinement conscients des difficultés auxquelles la Lettonie était confrontée à l’époque pertinente (voir également Andrejeva, précité, § 86). Toutefois, nous tenons à réaffirmer que la différence de traitement litigieuse opérée entre les citoyens et les non-citoyens résidents permanents ne porte pas sur les pensions de base mais sur les majorations dont elles sont assorties. Si les arbitrages mentionnés par la majorité ont pu s’avérer très importants à cette époque pour réglementer les pensions de base, l’octroi de majorations est fondé sur des considérations qui n’ont que peu ou pas de rapport avec un calcul financier.
En tout état de cause, à l’époque où la Cour constitutionnelle lettone a rendu son arrêt dans l’affaire des requérants, en 2011, et refusé d’appliquer l’arrêt Andrejeva, la Lettonie était devenue un membre à part entière et prospère de l’Union européenne, et un membre important de l’ensemble de la communauté des États européens attachés à la démocratie, au respect des droits fondamentaux et à la prééminence du droit. Il nous paraît évident que les arguments relatifs aux difficultés rencontrées au cours de la période de transition, qui avaient déjà été rejetés, ne peuvent plus revêtir le même poids aujourd’hui (voir aussi le § 3 de l’opinion dissidente des juges Seibert-Fohr et autres). Nous regrettons que la majorité n’ait pas tenu compte des effets du passage du temps, et qu’elle n’ait en tout cas pas demandé au Gouvernement de fournir des détails concrets sur les difficultés économiques dont celui-ci continue à se prévaloir.
9. Conclusion
26. Pour les raisons exposées ci-dessus, le constat de non-violation de l’article 14 de la Convention auquel la majorité est parvenue ne nous convainc pas. Nous ne voyons pas pourquoi la Cour devrait en l’espèce s’écarter de la solution qu’elle a donnée dans l’affaire Andrejeva.
27. Nous précisons que nous nous n’ignorons pas combien il est difficile de composer avec le passé. Le passé peut être source d’énormes difficultés pour toutes les sociétés, et il l’est certainement pour la Lettonie.
Cela dit, nous craignons que le présent arrêt ne fasse pas avancer les choses et qu’il n’offre pas de solution pour affronter ces difficultés.
opinion dissidente DE LA JUGE Seibert‑Fohr, À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES Turković, Lubarda et Chanturia
(Traduction)
1. Rien ne justifie la remise en cause de l’arrêt Andrejeva c. Lettonie
1. Je suis au regret de ne pouvoir souscrire au constat de non-violation de la Convention auquel la majorité est parvenue en l’espèce. Le présent arrêt opère un revirement par rapport à l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Andrejeva c. Lettonie ([GC], no 55707/00, CEDH 2009), dont les faits étaient similaires à ceux de la présente espèce. Dans cette affaire, la Grande Chambre avait jugé que la distinction opérée entre les « non-citoyens résidents permanents » de Lettonie et les citoyens lettons s’agissant des périodes de travail accumulées en dehors de la Lettonie violait l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. En l’espèce, la Cour constitutionnelle lettone a considéré dans son arrêt du 17 février 2011 que les faits ici en cause étaient sensiblement différents de ceux de l’affaire Andrejeva en ce que Mme Andrejeva était employée par une entreprise relevant du pouvoir central de l’URSS – c’est-à-dire une entreprise de l’Union, mais que le service régional où elle travaillait se trouvait sur le territoire letton (paragraphe 51 du présent arrêt). Toutefois, la Cour n’avait pas tenu compte de cette circonstance dans le raisonnement qu’elle avait suivi dans l’arrêt Andrejeva, où elle s’était attachée à rechercher, de manière générale, « si l’intérêt de la requérante à percevoir de l’État letton une pension de retraite au titre des années de travail accomplies au service d’entreprises situées sur le territoire de l’ex‑URSS, en dehors de la Lettonie, tomb[ait] « sous l’empire » ou « dans le champ d’application » de l’article 1 du Protocole no 1 » (Andrejeva, § 75). Elle n’avait pas non plus tenu compte de cette circonstance particulière dans son analyse de la proportionnalité (ibidem, §§ 87-92) qui portait uniquement sur le refus des autorités nationales de prendre en charge les années de travail accumulées par l’intéressée en dehors de la Lettonie (ibidem, § 87). C’est pourquoi je ne puis approuver l’interprétation étroite que la Cour constitutionnelle lettone a donnée à l’arrêt Andrejeva (au § 4 de leur opinion dissidente, les juges O’Leary, Grozev et Lemmens concluent dans le même sens).
2. Dans l’arrêt Martinie c. France ([GC], no 58675/00, CEDH 2006-VI), où la Cour était aussi appelée à se prononcer sur l’interprétation prétendument étroite que le gouvernement défendeur avait donnée à un arrêt antérieur (à savoir Kress c. France [GC], no 39594/98, CEDH 2001‑VI), la Grande Chambre s’est exprimée comme suit :
« Cela étant, la Cour rappelle que, sans qu’elle soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi qu’elle ne s’écarte pas sans motif valable de ses propres précédents – même si, la Convention étant avant tout un mécanisme de défense des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir, par exemple, les arrêts Chapman c. Royaume‑Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 74, CEDH 2002-VI). »
3. Il n’y a en l’espèce aucune raison pertinente de s’écarter des conclusions auxquelles la Cour est parvenue dans l’arrêt Andrejeva c. Lettonie, sur lequel elle s’est appuyée pendant plus d’une décennie pour interpréter l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Aucun des motifs retenus par la majorité, qui sont similaires aux arguments que le gouvernement défendeur avait avancés dans l’affaire Andrejeva, ne peut rendre la différence de traitement litigieuse conforme aux exigences de l’article 14 de la Convention. Cela est d’autant plus vrai que l’adoption de l’arrêt Andrejeva remonte à treize ans, et que l’écoulement de ce laps de temps a encore affaibli la validité des motifs économiques et des considérations liées au caractère transitoire des dispositions litigieuses mis en avant par le Gouvernement pour justifier cette différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (au § 12 de leur opinion dissidente, les juges O’Leary et autres concluent dans le même sens).
2. L’article 14 de Convention: la justification des distinctions juridiques fondées sur la nationalité exige des considérations très fortes
1. Le domaine socio-économique
4. Selon la jurisprudence constante de la Cour, seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (voir Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, Koua Poirrez c. France, no 40892/98, § 46, CEDH 2003‑X, Andrejeva, précité, § 87 et Luczak c. Pologne, no 77782/01, § 52, 27 novembre 2007). Ce principe s’applique également dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1 (ibidem). Si les États bénéficient en principe d’une ample latitude pour définir des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale en raison de leur capacité à déterminer ce qui est d’utilité publique dans ce domaine et de leur connaissance directe de leur société et de ses besoins, ces mesures doivent néanmoins être mises en œuvre d’une manière non discriminatoire conforme à la Convention et satisfaire à l’exigence de la proportionnalité (voir J.D. et A c. Royaume-Uni, nos 32949/17 et 34614/17, § 88, 24 octobre 2019, Luczak, précité, § 52, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 115, 5 septembre 2017, avec les références qui y figurent). Ce principe général s’applique notamment dans le domaine des pensions (voir Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 55, CEDH 2006‑VI, et Jurčić c. Croatie, no 54711/15, § 64, 4 février 2021).
5. Dans l’affaire J.D. et A c. Royaume-Uni, la Cour a précisé qu’en matière de politique économique ou sociale, elle ne peut admettre, le cas échéant, que le choix de politique publique opéré par le législateur n’est pas « manifestement dépourvu de base raisonnable » que si la différence de traitement alléguée résulte d’une mesure transitoire s’inscrivant dans un programme destiné à corriger une inégalité. (voir J.D. et A, précité, § 88, voir aussi Stec et autres, précité §§ 61-66, Runkee et White c. Royaume-Uni, nos 42949/98 et 53134/99, §§ 40‑41, 10 mai 2007, §§ 40-41, Ponomaryovi c. Bulgarie, no 5335/05, § 52, CEDH 2011, et les références qui y figurent, et British Gurkha Welfare Society et autres c. Royaume-Uni, no [44818/11](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252244818/11%2522%5D%7D), § 81, 15 septembre 2016). Dans toutes les autres affaires, seules des considérations très fortes peuvent amener la Cour à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement exclusivement fondée sur la nationalité (voir Gaygusuz, précité, § 42, Andrejeva, précité, § 87, et Ribać, précité, § 53).
2. La raison d’être de l’exigence de « considérations très fortes »
6. Le fait de subordonner la justification des différences de traitement directement fondées sur la nationalité à des considérations très fortes repose sur l’idée que celle-ci ne doit pas être déterminante pour la jouissance des droits protégés par la Convention. La Convention est fondée sur des droits individuels qui ne dépendent pas de l’appartenance des individus à tel ou tel groupe ou de la possession de la nationalité de tel ou tel État (au § 17 de leur opinion dissidente, les juges O’Leary et autres concluent dans le même sens). Sur le terrain de l’article 14, s’il est démontré qu’existent des motifs objectifs et raisonnables d’exclure un individu de tel ou tel dispositif, alors le principe de proportionnalité entre en jeu (Luczak, précité § 52). Si les moyens employés pour parvenir au but poursuivi ne respectent pas un rapport raisonnable de proportionnalité audit but, la distinction opérée sera considérée comme injustifiée (Ponomaryovi, précité, § 51). C’est pourquoi les buts poursuivis ne sont pas tous susceptibles de justifier une distinction exclusivement fondée sur la nationalité, quelle que soit leur importance spécifique. Au contraire, pareille distinction suppose l’existence d’un lien substantiel entre l’objectif poursuivi et la catégorisation, même en matière socio-économique. En d’autres termes, lorsqu’est en cause une discrimination directe relativement à des prestations relevant du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1, les États ne sont pas autorisés à opérer une distinction fondée sur la nationalité en l’absence de lien effectif entre celle-ci et la prestation revendiquée et sans s’assurer que la différence de traitement opérée répond réellement à une considération très forte et qu’elle est nécessaire. En pareil cas, la condition de nationalité doit au contraire correspondre au but légitime poursuivi. Cela implique l’existence d’un lien étroit avec le domaine considéré et la différence de traitement doit être adaptée au but poursuivi.
3. Les critères d’appréciation des considérations très fortes dans le domaine socio-économique
7. Il s’ensuit que la Convention n’interdit pas aux États qui financent ou subventionnent certaines prestations de sécurité sociale d’exiger, en ce qui concerne les étrangers, l’existence d’un lien suffisamment étroit entre les bénéficiaires et les prestations revendiquées. Il peut être légitime de tenir compte de la mesure dans laquelle les étrangers qui revendiquent ces prestations ont noué des liens avec un pays (British Gurkha Welfare Society et autres, précité, § 84). En particulier, la Cour a jugé qu’un État pouvait avoir des raisons légitimes de restreindre l’usage que pouvaient faire de services publics coûteux – tels que les programmes d’assurances sociales, d’allocations publiques et de soins – les étrangers séjournant sur le territoire à court terme ou en violation de la législation sur l’immigration, ceux-ci, en règle générale, ne contribuant pas au financement de ces services (Ponomaryovi, précité, § 54). S’il peut être légitime de subordonner le bénéfice de prestations sociales à la régularité et à la durée du séjour dans un pays (Koua Poirrez, précité, § 47), il est difficile de justifier que des prestations liées au travail soient uniquement subordonnées à la condition de nationalité et qu’elles ne tiennent pas compte des cotisations versées au régime par ceux qui en sollicitent le bénéfice et, plus généralement, de leur contribution à l’économie du pays (voir Gaygusuz, précité, affaire dans laquelle la demande du requérant tendant à l’attribution d’une allocation d’urgence sous forme d’une avance sur sa pension de retraite avait été rejetée au motif qu’il ne possédait pas la nationalité requise, §§ 46-47, voir aussi Luczak, précité, §§ 49 et 55, affaire dans laquelle le requérant s’était vu refuser son affiliation au régime de sécurité sociale agricole à cause de sa nationalité, et dans laquelle la Cour a accordé de l’importance au fait que l’intéressé avait participé par le passé au financement de ce régime en tant que contribuable). Il ressort donc des affaires tranchées à ce jour par la Cour que celle-ci tient compte, entre autres, de l’objet de la prestation revendiquée, des contributions éventuellement versées par le requérant au régime considéré, de la régularité du séjour de l’intéressé dans le pays concerné et de la durée de son séjour pour se prononcer sur la question de savoir si des considérations très fortes ont été avancées dans telle ou telle affaire.
4. Les distinctions légitimes dans les régimes de pensions contributifs
8. Le régime de pensions en cause dans la présente affaire est financé par des cotisations dues par tous ceux qui travaillent en Lettonie et ont vocation à en bénéficier, ainsi que par leurs employeurs. En payant leurs cotisations, les requérants ont établi un lien avec ce régime de pensions. En leur qualité de résidents de longue durée en situation régulière en Lettonie, ils ont passé une grande partie de leur vie dans ce pays, où ils ont travaillé et contribué à l’économie nationale. à l’époque où ils ont demandé le versement de leurs pensions, les liens qu’ils avaient noués avec la Lettonie en leur qualité de résidents permanents étaient donc substantiels. Le troisième requérant, qui est arrivé en Lettonie à l’âge de trois ans, a passé presque toute sa vie dans ce pays, à l’exception de sa période de service militaire obligatoire, pendant laquelle il a dû le quitter provisoirement.
9. Je pense comme nos collègues que rien ne s’oppose à une politique excluant les périodes de travail accumulées en dehors du territoire (voir le paragraphe 201 du présent arrêt et le § 3 de l’opinion dissidente des juges O’Leary et autres). Je reconnais que si un État décide de comptabiliser des périodes passées à l’étranger, le régime de pensions qu’il a mis en place peut raisonnablement tenir compte de la question de savoir si une personne installée dans le pays y a travaillé la majeure partie de sa vie active, contribuant ainsi à l’économie et au développement de celui-ci de manière plus générale. Pareille contribution constituerait un lien suffisant propre à justifier des distinctions. En revanche, une distinction fondée uniquement sur la nationalité ne répond pas à cet objectif. Le régime de pension en cause étant fondé sur le principe contributif, je ne puis accepter l’argument du gouvernement défendeur selon lequel la différence de traitement litigieuse, fondée exclusivement sur la nationalité, s’explique par le fait que l’État assume une responsabilité particulière vis-à-vis de ses citoyens. Il ressort du préambule de la Convention européenne de sécurité sociale (1972) que le principe de l’égalité de traitement des ressortissants des Parties contractantes s’applique aussi aux apatrides (aux réfugiés) au regard de la législation de sécurité sociale de celles-ci.
3. Le contexte de la transition et sa pertinence au regard de l’article 14
10. Je crois comprendre que pour se prononcer comme elle l’a fait, la majorité s’est focalisée sur les circonstances propres à la présente affaire, c’est-à-dire au fait que l’État défendeur était confronté à des difficultés particulières après une longue période d’occupation et qu’il a instauré un système de pensions avec des ressources limitées. Selon la majorité, l’ample marge d’appréciation qu’il conviendrait d’accorder au gouvernement défendeur s’explique par le contexte particulier dans lequel s’inscrit la mesure transitoire litigieuse, adoptée à une époque de changements fondamentaux où l’État défendeur opérait la transition d’un régime totalitaire à une forme démocratique de gouvernement à la suite du rétablissement de son indépendance (paragraphe 211 du présent arrêt). Le présent arrêt renvoie à l’affaire British Gurkha Welfare Society et autres, (précitée). Toutefois, la majorité oublie que dans cette affaire, où était en cause une discrimination indirecte, c’est le caractère réparatoire des mesures litigieuses – qui visaient à remédier à des inégalités passées du régime de pensions britannique – qui a conduit la Cour à accorder une ample marge d’appréciation à l’État (ibidem, § 81). Dans cette affaire, les requérants se distinguaient des autres soldats servant dans l’armée britannique par cela seul qu’en raison de leur qualité de Gurkhas, ils acquéraient des droits à pension au titre des années de service accomplies avant le 1er juillet 1997 sur une base actuarielle (ibidem, § 77) et non sur une base annuelle complète. Toutefois, les requérants acquéraient des droits pensions au titre de toutes les années de service accomplies par eux (comme leurs homologues britanniques). En outre, le choix d’un mode de calcul actuariel n’était pas lié à la nationalité des requérants, mais au fait que les dépenses courantes étaient moins élevées dans les pays où ils vivaient.
11. La présente affaire, où est en cause une discrimination directe fondée sur la nationalité, est différente, non seulement en ce que la disposition législative pertinente subordonne le traitement plus avantageux qu’elle prévoit à la nationalité de ceux qui souhaitent en bénéficier, mais aussi en ce que les dépenses courantes des requérants – qui ont travaillé en Lettonie et participé au financement du régime de pension – sont identiques à celles de leurs homologues titulaires de la nationalité lettone. Contrairement à la différence de traitement qui était en cause dans l’affaire British Gurkha Welfare Society et autres, la différence de traitement litigieuse dans la présente affaire ne découle pas d’une mesure transitoire s’inscrivant dans un mécanisme destiné à corriger une inégalité. Aucune des personnes qui revendiquent la reconnaissance des périodes de travail accumulées en dehors de la Lettonie n’a été victime, de la part de l’État défendeur, d’une injustice à laquelle le régime de pensions mis en place par celui-ci viserait à remédier, comme c’était le cas pour les Gurkhas britanniques. Au contraire, à l’issue de la période d’occupation, elles se trouvaient toutes dans une situation comparable du point de vue de leurs droits à pension, quelle que soit leur nationalité.
12. Je souscris à l’argument du Gouvernement selon lequel il convient de tenir dûment compte du contexte historique. Comme l’a souligné la Cour constitutionnelle lettonne, la Lettonie n’était pas tenue d’assumer les responsabilités de l’URSS après le rétablissement de son indépendance (paragraphe 203 du présent arrêt). Lorsqu’elle a instauré son régime de pension, en 1996, la Lettonie était confrontée à des difficultés considérables (Andrejeva, § 86) faute de partage des ressources de la Banque d’État de l’URSS (paragraphe 55 du présent arrêt). Toutefois, dès lors que la Lettonie a instauré, en 1996, un régime de pensions de retraite professionnelle prévoyant l’inclusion des périodes de travail accumulées en dehors de son territoire dans le calcul des pensions des citoyens lettons, elle est tenue de se conformer à l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi l’injustice dont la population lettone a été victime pendant la période où la Lettonie a été illégalement occupée et annexée par l’Union soviétique pourrait justifier une différence de traitement litigieuse fondée sur la nationalité et ne tenant pas compte de la situation des anciens citoyens de l’Union soviétique qui ne possédaient pas – et ne possèdent toujours pas – la citoyenneté lettone. La Convention étant fondée sur des droits individuels, le fait que l’Union soviétique ait illégalement annexé la Lettonie et, qu’en tant qu’État occupant, elle ait commis des actes illégaux et maintenu son occupation de ce pays pendant un demi-siècle ne justifie pas en soi de traiter défavorablement, sur la seule base de leur nationalité, tous les anciens sujets de l’Union soviétique qui se sont installées en Lettonie, même si leur installation découle de la politique migratoire de l’Union soviétique. La question qui se pose en l’espèce n’est pas celle de l’application du principe ex injuria jus non oritur, selon lequel un État ne peut saurait tirer profit d’un comportement illicite passé, mais plutôt celle de la protection des individus contre les formes de discrimination interdites par la Convention. La possibilité de conclure des accords bilatéraux en matière de sécurité sociale n’enlève rien à cette obligation conventionnelle (voir Andrejeva, § 90, et, mutatis mutandis, Koua Poirrez, tous deux précités, § 49).
13. La différence de traitement opérée entre les nationaux et les non nationaux par les dispositions transitoires en ce qui concerne les périodes de travail accumulées en dehors de la Lettonie avant le rétablissement de l’indépendance de ce pays, intervenu en 1991, a abouti à une situation dans laquelle même les non nationaux qui, au moment de leur retraite, résidaient en Lettonie et y avaient travaillé la majeure partie de leur vie, ne peuvent obtenir la prise en compte des périodes de travail accumulées par eux avant 1991 dans les mêmes conditions que les citoyens lettons aux fins du calcul de leurs pensions de retraite professionnelle. Le fait que la part salariale des cotisations au régime de pensions soit prélevée dans les mêmes conditions sur les citoyens lettons et sur les étrangers s’oppose à une différence de traitement fondée sur la nationalité (comparer avec Luczak, précité, § 55). S’il est vrai, du point de vue chronologique et géographique, qu’aucun lien n’a pu s’établir entre les étrangers et l’État défendeur pendant les périodes de travail accomplies avant 1992 en dehors de la Lettonie, il en va de même pour les citoyens lettons. Les Lettons qui ont travaillé en dehors de la Lettonie pendant cette période n’ont pas contribué plus ou moins que les étrangers à l’économie lettone. Il s’ensuit que les liens préexistants établis entre les citoyens et la Lettonie au cours de la période pendant laquelle ce pays a été occupé et annexé ne sont pas de nature à justifier la différence de traitement résultant de l’exclusion des périodes litigieuses du calcul des pensions de retraite des non-citoyens résidents permanents. Les requérants ayant contribué au financement du régime de pensions en qualité de résidents permanents, la période à prendre en compte pour déterminer si le lien susmentionné s’est créé entre les bénéficiaires potentiels et les prestations revendiquées n’est pas celle de l’occupation, mais celle pendant laquelle les requérants ont travaillé en Lettonie et payé des cotisations destinées à financer le régime de pensions.
14. Cela est d’autant plus vrai que les citoyens naturalisés bénéficient de l’inclusion des périodes litigieuses dans le calcul de leurs pensions sans qu’il soit tenu compte de leurs liens antérieurs avec la Lettonie. Le Gouvernement avance que les requérants auraient pu éviter la différence de traitement litigieuse en acquérant la nationalité lettone, précisant que cette différence aurait été privée de tout effet s’ils avaient accompli cette démarche avant la liquidation de leurs pensions, et qu’ils auraient en tout état de cause bénéficié d’une révision ex nunc de leurs pensions s’ils l’avaient accomplie après la liquidation. Toutefois, le fait que l’État défendeur reconnaisse que les requérants auraient été traités comme les citoyens lettons à partir du moment où ils auraient été naturalisés jette un doute sérieux sur la nécessité objective de la différence de traitement litigieuse aux fins de l’application de la doctrine de la continuité invoquée par l’État défendeur. Cela donne au contraire à penser que cette différence de traitement est exclusivement fondée sur la nationalité, et non sur la contribution passée des retraités à l’économie et au développement de la Lettonie, comme le soutient le Gouvernement.
4. Conclusion
15. En résumé, les arguments avancés par la Cour constitutionnelle lettone pour justifier la différence de traitement litigieuse, qui est fondée sur la nationalité, ne peuvent être qualifiés de « considérations très fortes » et ne satisfont donc pas aux exigences de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1. Pour qu’une différence de traitement directement fondée sur la nationalité puisse passer pour justifiée, il faut qu’il existe une étroite adéquation entre le but poursuivi et la distinction opérée, et que celle-ci soit proportionnée au but en question. En l’espèce, la distinction litigieuse, qui repose uniquement sur la nationalité, n’est pas proportionnée au but légitime poursuivi. En l’absence d’un « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les buts légitimes poursuivis et les mesures arrêtées par le législateur letton dans les dispositions transitoires relatives au régime de pensions instauré en 1996, la Cour aurait dû conclure à la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
ANNEXE
Liste des requérants :
No
|
Nom du requérant
|
Année de naissance
|
Nationalité
|
Lieu de résidence
---|---|---|---|---
1.
|
Jurijs SAVICKIS
|
1939
|
« non-citoyen »
|
Jūrmala
2.
|
Genādijs NESTEROVS
|
1938
|
« non-citoyen »
|
Olaine
3.
|
Vladimirs PODOĻAKO
|
1948
|
« non-citoyen »
|
Riga
4.
|
Asija SIVICKA
|
1946
|
« non-citoyen »
|
Jūrmala
5.
|
Marzija VAGAPOVA
|
1942
|
Russe
|
Riga