QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE PONTA c. ROUMANIE
(Requête no 44652/18)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation du requérant, ancien Premier ministre, à verser une indemnité pour la publication de commentaires, postés sur sa page Facebook, jugés diffamatoires par les tribunaux internes à l’endroit d’un tiers, ministre délégué dans son gouvernement • Absence de mise en balance des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour
STRASBOURG
14 juin 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ponta c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Yonko Grozev, Président,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Armen Harutyunyan,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 44652/18) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Victor-Viorel Ponta (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 septembre 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief fondé sur l’article 10 de la Convention concernant l’atteinte alléguée à la liberté d’expression du requérant et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 mai 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, la condamnation du requérant à verser une indemnité pour la publication de commentaires, postés sur sa page Facebook, jugés diffamatoires par les tribunaux internes à l’endroit d’un tiers.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1972 et réside à Bucarest. Il a été représenté par Me Tudor, avocat à Bucarest.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
1. LE CONTEXTE DE l’AFFAIRE
4. Le requérant est un ancien homme politique, ancien député, ancien président du parti social-démocrate ainsi que fondateur et président de l’ancien parti « PRO Romania ».
5. Alors qu’il était membre du parti social-démocrate, le requérant occupa le poste de Premier ministre de mai 2012 à novembre 2015, date de sa démission. De mai à août 2012, L.I. occupa, dans le gouvernement dirigé par le requérant, la fonction de ministre délégué à l’Économie chargé des relations avec le milieu des affaires.
6. Le requérant allègue qu’après les événements mentionnés au paragraphe précédent, L.I. mena contre lui une campagne médiatique très agressive, en proférant des accusations graves, sans fondement. L’intéressé affirme n’avoir pas donné suite à ces accusations.
7. En février 2016, L.I. fut convoqué par le parquet chargé de procéder à des enquêtes pour des faits de corruption commis par les plus hauts dignitaires et fonctionnaires, la Direction nationale anti-corruption (ci-après la « DNA »).
2. LA PUBLICATION du message DU REQUÉRANT
8. Le 10 février 2016, alors qu’il était député, le requérant publia sur sa page publique Facebook le message suivant concernant la convocation de L.I. par la DNA :
« Je ne connais évidemment pas les raisons de la convocation exigée aujourd’hui au siège de la DNA. Mais je peux dire que pendant près de quatre ans de fonction en tant que Premier ministre, il n’y a eu qu’une seule occasion où j’ai reçu des renseignements directs de la part des institutions publiques spécialisées concernant une tentative claire de corruption par un ministre, L.I. (qui a demandé des avantages personnels auprès d’un grand investisseur américain en échange d’un soutien de sa part pour l’installation d’un projet important en Roumanie). J’ai alors immédiatement informé C.A. de la situation, qui a compris, et en quelques heures j’ai remplacé [L.]I. par M.V. Ceux qui m’ont transmis ce renseignement ont probablement aussi saisi la DNA. Malheureusement, de telles personnes existent. »
9. Après cette publication, plusieurs chaînes de télévision et des journaux relayèrent les affirmations contenues dans ce message.
3. LA PROCÉDURE JUDICIAIRE
1. La procédure de première instance
10. Le 14 septembre 2016, L.I. saisit le tribunal de première instance du 2e arrondissement de Bucarest (« le tribunal de première instance ») d’une action en responsabilité civile délictuelle fondée sur les articles 1349 et 1357 du code civil (« le CC » - paragraphe 26 ci-dessous), alléguant que les affirmations du requérant formulées contre lui étaient mensongères et diffamatoires et avaient nui à sa réputation et à son image. À cet égard, il fit valoir que ces propos diffamatoires avaient été repris et développés dans deux émissions de télévision diffusées par la chaîne Romania TV les 10 et 11 février 2016. Il ajouta qu’il n’avait jamais été membre d’une formation politique et que, dès lors, les affirmations du requérant ne pouvaient être examinées dans le cadre large du discours et du débat politiques. En outre, il soutenait que le requérant n’avait jamais fait part à la DNA, alors qu’il était Premier ministre, des accusations très graves portées contre lui. L.I. souligna qu’il avait fait toute sa carrière dans la finance, domaine dans lequel la réputation et l’image sont essentielles, et les affirmations du requérant étaient de nature à nuire très gravement à sa réputation, lui causant un préjudice certain. Il demanda 100 000 lei (RON) à titre de réparation, soit environ 22 000 euros (EUR).
11. Devant le tribunal de première instance, le requérant soutint que ses affirmations avaient une base factuelle, à savoir des renseignements reçus de la part des institutions spécialisées, et que ces propos devaient être placés dans le contexte, c’est-à-dire un questionnement du public sur les motifs ayant conduit la DNA à convoquer L.I., mais aussi l’exercice de son mandat en tant que Premier ministre quatre ans auparavant et celui du plaignant, ministre délégué dans son gouvernement pendant quelques mois. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour, il souligna que les hommes politiques devaient se soumettre à un contrôle attentif de leurs faits et gestes et qu’il était naturel que le plaignant, ministre délégué chargé des relations avec le milieu des affaires, fût le centre des débats dans la presse généraliste et dans le milieu politique. Les hommes politiques se devaient d’être des vecteurs et des promoteurs des débats politiques, compte tenu du rôle très important qu’ils jouent dans la société sur ce plan. Le requérant indiqua qu’il n’avait en aucun cas émis des jugements de valeur ou d’opinions sur la personne du plaignant, mais avait simplement mis en avant des faits qui s’étaient déroulés quatre ans auparavant ; en outre, le plaignant n’avait pas nié la véracité des faits que lui reprochaient les autorités de l’État.
12. Dès lors, il soutint que ses affirmations s’inscrivaient dans un discours politique, protégé par la Convention et la jurisprudence de la Cour. Selon lui, la nature du sujet traité devait déterminer dans quelle mesure les propos en cause contribuaient ou non au débat public, et ni le style employé ni même le degré de précision des affirmations ne devaient jouer un rôle déterminant à cet égard.
13. Enfin, le requérant fit valoir qu’il n’avait pas été prouvé l’existence d’un lien entre les propos considérés par le plaignant comme illicites et le préjudice prétendument subi par lui.
14. Le 2 février 2017, le tribunal de première instance entendit le représentant du requérant ; ni le plaignant ni son représentant n’étaient présents. Le représentant du requérant demanda au tribunal d’interroger le plaignant ainsi que des témoins afin de prouver la véracité de ses affirmations. Il pria toutefois le tribunal de lui permettre de présenter sa liste d’éventuels témoins après que le tribunal eut interrogé le plaignant.
15. L’audience fut reportée au 30 mars 2017 pour laisser la possibilité aux parties de déposer des conclusions écrites. Le plaignant déposa un mémoire ampliatif, indiquant, entre autres, qu’il estimait inutile d’auditionner des témoins, car les faits « ne pouvaient pas être prouvés » par un tel moyen de preuve.
16. À l’audience du 30 mars 2017, seule la partie défenderesse fut présente. Sans se prononcer sur la demande tendant à interroger L.I. (paragraphe 14 ci-dessus), le tribunal de première instance constata que le requérant n’avait pas de témoins précis à proposer et le déclara déchu de son droit à faire entendre des témoins. Le tribunal entendit ensuite son avocat en ses conclusions.
17. Afin de permettre aux parties de déposer des conclusions écrites, le tribunal reporta le prononcé au 6 avril 2017.
18. À cette date, le tribunal de première instance accueillit l’action de L.I. Pour ce faire, il jugea que les affirmations contenues dans le message du requérant avaient porté atteinte à la dignité de L.I., contrevenant ainsi à l’article 30 de la Constitution roumaine (paragraphe 25 ci-dessous) et à la Convention. Le tribunal de première instance rappela la jurisprudence de la Cour selon laquelle toute ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression se devait d’être prévue par la loi, de poursuivre un but légitime et d’être nécessaire dans une société démocratique. Il jugea ensuite que :
« les propos du défendeur contenus dans un message rédigé et publié sur Facebook n’avaient pas une base factuelle de nature à conférer une crédibilité aux informations dont il disposait, ses affirmations étant de nature à porter gravement préjudice à l’image publique et à la réputation du plaignant.
Quant à la bonne foi du défendeur, le tribunal considère que, par ses affirmations, celui-ci avait poursuivi le but d’imputer au plaignant un acte susceptible de le discréditer [et] de nuire à sa réputation, puisqu’il connaissait l’absence d’une base factuelle minimale et qu’il ne l’avait pas consulté auparavant. »
19. Dès lors, le tribunal de première instance conclut qu’en l’espèce étaient réunies les conditions requises par les articles 1349 et 1357 du CC (paragraphe 26 ci-dessous) pour engager la responsabilité civile délictuelle du requérant et condamna ce dernier au paiement de 20 000 RON, soit environ 4 400 EUR, pour dommage moral, somme qu’il jugea « justifiée, raisonnable et proportionnelle ». Il considéra en effet que le préjudice subi par L.I. était
« la conséquence naturelle et directe de l’atteinte à la dignité, à l’honneur et à la réputation sociale du plaignant, qui détenait une fonction publique à la date de la présupposée commission des faits ».
2. L’appel du requérant
20. Le requérant interjeta appel devant le tribunal départemental de Bucarest (« le tribunal départemental »), en soutenant que son message ne contenait aucun propos tendancieux ou dépourvu de base factuelle, qu’il n’avait proféré aucune expression insultante, ni aucune calomnie, ni aucun propos diffamatoire et qu’il n’avait pas dénigré L.I. Au contraire, il avait juste rendu compte, dans un contexte de débat politique, d’un événement concret qui s’était déroulé lorsqu’il était Premier ministre, à savoir des renseignements reçus de la part des institutions spécialisées de l’État sur une tentative de corruption commise par L.I., alors ministre, qui avait eu pour conséquence le remaniement du gouvernement, et donc le remplacement de L.I. Il souligna aussi que la presse écrite et des chaînes de télévision avaient repris son message en le dénaturant, et qu’elles avaient été condamnées par les tribunaux en raison de cette dénaturation. Il indiqua au tribunal départemental les références de ces dossiers. Il réitéra enfin son argument selon lequel il n’y avait en l’espèce ni fait illicite ni préjudice directement causé par le fait qu’on lui reprochait.
21. Le requérant se fonda sur l’article 10 de la Convention et argua que, dans un contexte politique, la liberté d’expression était plus étendue en cas de critiques envers des hommes politiques, lesquels devaient s’attendre à s’exposer davantage que d’autres à des critiques, surtout dans le cadre d’un débat concernant des questions d’ordre général. Il souligna que dans ce débat tant L.I. que lui-même étaient des hommes politiques, que ses affirmations formulées au sujet des renseignements reçus sur la tentative de corruption par L.I. visaient à répondre aux interrogations du public sur les motifs de la convocation de L.I. par la DNA, qui concernait l’activité d’un ancien ministre et haut représentant de l’État, et donc une question d’intérêt public, et que ces affirmations avaient une base factuelle. De surcroît, il s’était gardé d’exprimer son opinion sur la convocation de L.I. par la DNA ou sur les faits reprochés quatre ans auparavant par les institutions de l’État l’ayant renseigné. Quant à L.I., en sa qualité d’homme politique, il devait s’attendre à voir ses agissements se trouver au centre du débat public ; il ne pouvait pas s’en dérober en demandant des dommages-intérêts devant la justice.
22. Les débats eurent lieu le 6 octobre 2017, en l’absence de la partie plaignante. Soulignant que le plaignant n’avait pas été interrogé par le tribunal de première instance, le requérant demanda à ce qu’il le fût. Le tribunal départemental, jugeant inutile l’interrogatoire du plaignant, rejeta la demande du requérant. Le prononcé fut reporté pour permettre aux parties de déposer des conclusions écrites.
23. Le 12 octobre 2017, le tribunal départemental accueillit en partie l’appel et rendit un arrêt dont les passages pertinents se lisaient comme suit :
« (...) il est nécessaire de tenir compte de la notoriété de la personne, s’il s’agit de personnes agissant dans un contexte public, la Cour européenne des droits de l’homme souligne qu’alors qu’une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protection spéciale de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Von Hannover c. Allemagne (no 2), nos 40660/08 et 60641/08).
Dans ce contexte, en l’espèce, le tribunal constate qu’il s’agit de personnes publiques, des hommes politiques, connues du public en raison des fonctions qu’ils occupent ou occupaient.
Concernant la véracité des affirmations du défendeur, le tribunal estime qu’elles ne sont pas circonscrites à une situation ponctuelle, présentées comme des données concrètes, mais ont un caractère général, visant à accréditer l’idée que le plaignant a commis des faits sanctionnés par la loi pénale.
Afin d’évaluer la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, il faut distinguer soigneusement entre déclarations de fait et jugements de valeur, dont dépendra l’étendue de la marge de critique d’un discours lorsqu’il vient en conflit avec l’honneur ou la réputation d’autrui, comme c’est le cas en l’espèce.
(...)
Compte tenu de la manière dont elles ont été formulées, l’on ne saurait accepter que les affirmations du défendeur constituent des jugements de valeur quant à l’activité du plaignant, considérées comme des opinions personnelles qui n’ont pas à être prouvées, la jurisprudence de la Cour européenne permettant dans ce cas même une certaine exagération, mais au contraire les affirmations litigieuses font partie des notions factuelles dont l’exactitude doit être démontrée.
La Cour a accepté que « la nécessité d’un lien entre un jugement de valeur et les faits qui l’étayent peut varier selon les cas en fonction des circonstances propres à chacun » (Feldek c. Slovaquie). La nécessité de fournir les faits qui sous-tendent un jugement de valeur est moins stricte lorsque ces faits sont déjà connus du grand public (Feldek c. Slovaquie, Standard Verlags GmbH et Krawagna-Pfeifer c. Autriche).
À la lumière des considérations susmentionnées, de la situation de fait établie, de ce qui précède, compte tenu de ce que [ces affirmations] ont été formulées dans l’espace public – Facebook –, et qu’elles ont été reprises ensuite par la presse, et eu égard aux dispositions législatives invoquées et à la jurisprudence de la Cour européenne en matière de liberté d’expression et d’autres libertés protégées par la Convention, le tribunal constate que l’équilibre entre la protection de deux droits a été rompu ; en l’espèce, il a été prouvé que les conditions requises pour engager la responsabilité civile délictuelle invoquée par le plaignant ont été remplies et que le droit garanti par l’article 8 de la Convention européenne, qui protège le droit au respect de la vie privée, y compris le droit à la réputation, a été violé.
(...) en l’espèce les conditions nécessaires pour engager cette responsabilité ont été remplies, à savoir le fait illicite du défendeur concernant des affirmations contraires à la réalité, qui ont causé un préjudice au plaignant, de sorte que les limites de la liberté d’expression ont été dépassées et les dispositions constitutionnelles ont été enfreintes.
(...)
Concernant le montant du préjudice, le dommage moral a été défini [numit] comme « toute atteinte à l’une des prérogatives qui constituent l’attribut de l’être humain » ou « le préjudice qui résulte d’une atteinte aux intérêts personnels et qui se manifestent par la souffrance physique ou morale que ressent la victime ». (...)
Dans la fixation du montant des dommages moraux (...) il faut tenir compte des conséquences négatives que la souffrance a eues sur le plan physique et psychique, de l’importance des valeurs morales lésées, de la mesure dans laquelle ces valeurs ont été lésées et de l’intensité avec laquelle ont été ressenties les conséquences de cette atteinte par le plaignant.
Dans cette situation, la fixation du montant des dommages-intérêts à accorder au plaignant en guise de réparation du préjudice moral, et en l’absence de critères objectifs, doit se faire dans le respect du principe de proportionnalité entre le dommage causé et le dédommagement accordé.
Ni les juridictions nationales ni la Cour européenne des droits de l’homme, lorsqu’elles accordent des dommages moraux, n’opèrent avec des critères préétablis, mais elles décident en équité, en d’autres termes, elles procèdent à une appréciation subjective des circonstances particulières à chaque affaire (...)
Or, jugeant en équité, en l’espèce, compte tenu des circonstances de la commission des faits, on constate que la somme de 10 000 RON allouée au plaignant pour le préjudice moral qu’il a subi est suffisante pour offrir une réparation pour l’atteinte causée à son honneur, à sa santé et à sa réputation (...)
Eu égard à ce qui précède, le tribunal considère que le seul motif bien fondé dans l’appel formé par le défendeur est celui concernant le montant des dommages qu’il a été condamné à payer.
Dès lors, le tribunal accueille l’appel formé et change partiellement la décision civile en ce sens qu’il fixe le montant des dommages moraux à 10 000 RON (...) »
24. L’arrêt fut notifié au requérant par voie postale le 30 août 2018. Ce dernier le réceptionna le lendemain, soit le 31 août 2018.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
1. La Constitution
25. Les dispositions pertinentes de la Constitution roumaine se lisent comme suit :
Article 30
La liberté d’expression
« 1) La liberté d’expression des pensées, des opinions ou des croyances et la liberté de création de toute sorte (...) sont inviolables.
(...)
6) La liberté d’expression ne peut porter atteinte à la dignité, à l’honneur, à la vie privée de la personne ni au droit à sa propre image.
(...)
8) La responsabilité civile de l’information ou de la création rendue publique incombe à l’éditeur ou au producteur, à l’auteur, à l’organisateur de l’événement artistique, au propriétaire de l’instrument multiplicateur, à la station de radio ou de télévision, conformément à la loi. Les délits de presse sont établis par la loi. »
Article 31
Le droit à l’information
« 1) Le droit de la personne d’avoir accès à toute information d’intérêt public n’est pas restreint.
(...) »
2. Le Code civil
26. Les dispositions pertinentes du CC étaient ainsi libellées à l’époque des faits :
Article 1349
La responsabilité civile délictuelle
« 1) Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite imposées par la loi ou la coutume et de s’abstenir de porter atteinte, par ses actions ou inactions, aux droits ou intérêts légitimes d’autrui.
2) Celui qui, avec discernement, méconnaît ce devoir, est responsable de tous les dommages et est tenu de les réparer intégralement.
3) Dans les situations expressément prévues par la loi, une personne doit réparer le dommage causé par les actes d’une autre personne (...) »
Article 1357
La responsabilité du fait personnel
« 1) La personne qui cause un préjudice à autrui par un acte illégal, commis avec culpabilité, est tenue de le réparer.
2) L’auteur du dommage est responsable de la moindre culpabilité. »
3. Le code de procédure civile
27. L’article 427 du code de procédure civile prévoit que la décision prononcée par le tribunal est notifiée d’office aux parties, immédiatement après la rédaction et la signature de la décision.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
28. Le requérant allègue que sa condamnation s’analyse en une ingérence dans son droit à la liberté d’expression, qui selon lui n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il y voit une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
29. Le Gouvernement excipe de la tardiveté de la requête. Il argue notamment que la décision interne définitive date du 12 octobre 2017 (paragraphe 23 ci-dessus) et que la date mentionnée sur le formulaire de requête est celle du 11 septembre 2018, soit près d’un an après la date à laquelle la décision définitive interne a été prononcée en audience publique, lors de laquelle le requérant était représenté. Dès lors, même si le contenu précis de cette décision n’a été porté à la connaissance du requérant que bien plus tard, il connaissait depuis le 12 octobre 2017 la décision rendue en appel et, selon le Gouvernement, le délai de six mois a donc commencé à courir à cette dernière date.
30. Le requérant conteste cette thèse et fait valoir que l’arrêt du 12 octobre 2017 lui a été notifié le 30 août 2018 et qu’il en a pris connaissance le 31 août 2018 (paragraphe 24 ci-dessus). Il soutient que c’est donc à partir de cette dernière date que le délai de six mois prévu par l’article 35 de la Convention a commencé à courir.
31. La Cour rappelle que le délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention commence à courir (dies a quo) le lendemain de la notification de la décision définitive interne, lorsqu’une telle notification est prévue par le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 60, 29 juin 2012).
32. En l’espèce, la Cour observe que la décision interne définitive est l’arrêt du tribunal municipal de Bucarest, notifié au requérant le 30 août 2018 en application de l’article 427 du code de procédure civile (paragraphes 24 et 27 ci-dessus). Elle conclut donc que la requête rédigée le 11 septembre et expédiée le 14 septembre 2018 a bien été introduite dans les six mois à compter de la décision interne définitive.
33. Partant, elle rejette l’exception de tardiveté soulevée par le Gouvernement.
34. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
35. Le requérant fait valoir que la publication de son message sur son compte Facebook contenait des affirmations au sujet d’un événement qui s’était déroulé lorsqu’il était Premier ministre, que le plaignant était aussi un homme politique, ministre au moment où l’événement en question s’était produit, et qu’à ce titre il devait s’attendre à ce que ses faits et gestes fussent soumis à un examen attentif. Le message en question portait sur une question d’intérêt général touchant un domaine sensible de la vie publique et politique, à savoir la corruption en Roumanie. Le requérant se réfère également à la jurisprudence de la Cour selon laquelle la protection de la réputation professionnelle ne prime pas nécessairement sur l’intérêt à préserver la liberté de fournir des informations sur des questions d’intérêt public légitime (Bergens Tidende et autres c. Norvège, no 26132/95, § 60, CEDH 2000‑IV). Il souligne en outre la nécessité pour les juridictions internes de fournir des raisons suffisamment convaincantes pour justifier leurs décisions (Marônek c. Slovaquie, no 32686/96, §§ 58-60, CEDH 2001‑III).
b) Le Gouvernement
36. Le Gouvernement considère que la condamnation du requérant était prévue par la loi, à savoir les articles 1349 et 1357 du CC, qui régissent la responsabilité civile délictuelle (paragraphe 26 ci-dessus), qu’elle poursuivait le but légitime de protection de la réputation et des droits d’autrui et était « nécessaire dans une société démocratique ». Il fait valoir que l’ingérence visait à protéger la réputation de L.I. et que les juridictions internes se sont livrées à un exercice de mise en balance entre, d’une part, le droit du requérant à sa liberté d’expression et d’information et, d’autre part, le droit de L.I. à garder sa réputation intacte. Tout en étant conscients que L.I. était un homme politique et que de ce fait les limites de la critique étaient plus larges, les tribunaux ont jugé que les affirmations du requérant, qui n’étaient pas des jugements de valeur, n’avaient aucune base factuelle. Par conséquent, ils ont conclu que le requérant avait dépassé les limites de la critique admissible et que les conditions requises pour engager sa responsabilité délictuelle étaient réunies en l’espèce.
37. Le Gouvernement estime que la condamnation du requérant était proportionnelle au but poursuivi, car la conclusion des tribunaux s’appuyait sur des motifs pertinents et suffisants, ainsi que l’exige la jurisprudence de la Cour, notamment les arrêts : Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) (26 avril 1979, § 62, série A no 30); Barfod c. Danemark (22 février 1989, § 28, série A no 14 ; Janowski c. Pologne [GC] (no 25716/94, CEDH 1999‑I), et Petrina c. Roumanie (no 78060/01, 14 octobre 2008). En tout état de cause, le fait de mettre directement en cause des personnes déterminées implique l’obligation de fournir une base factuelle suffisante, et les juridictions ont conclu que le requérant a tenu les propos en question sans nécessité et sans fondement.
38. Le Gouvernement souligne que l’article 10 de la Convention ne garantit pas une liberté d’expression sans aucune restriction, même dans le cadre de questions d’intérêt général et qu’en rapportant des informations sur de telles questions, les intéressés doivent agir de bonne foi afin de fournir des informations exactes et crédibles (Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, 11 janvier 2011). Or, en l’espèce, les propos du requérant, tenus de surcroît à un moment où il n’exerçait plus la fonction de Premier ministre, ne s’inscrivaient pas dans un débat d’intérêt général pour la société. En outre, le requérant n’a pas indiqué quelles étaient les « institutions spécialisées » dont il aurait reçu les renseignements en question, ni sous quelle forme il les aurait reçus ; en somme, il n’a apporté aucun élément de preuve à cet égard.
39. Enfin, la sanction infligée n’était pas disproportionnée. Le tribunal municipal de Bucarest a procédé à une analyse raisonnée, qui a tenu compte de la position sociale de L.I. et de la qualité du requérant. Bien que le montant de 10 000 RON ne soit pas dérisoire, il n’est pas excessivement élevé, en ce qui concerne le requérant, lequel n’a jamais prétendu être dans l’impossibilité de payer une telle somme. Enfin, cette somme ne pourrait en aucun cas avoir un effet dissuasif pour sa liberté d’expression.
2. Appréciation de la Cour
40. La Cour note qu’il ne prête pas à controverse entre les parties que la condamnation du requérant a constitué une ingérence dans le droit de ce dernier à la liberté d’expression, tel que garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
41. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », dirigée vers un but légitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre (voir, entre autres, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 248, 22 décembre 2020 ; Karastelev et autres c. Russie, no 16435/10, § 77, 6 octobre 2020 ; et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 141, 27 juin 2017).
42. La Cour considère que l’ingérence était prévue par la loi – les articles 1349 et 1357 du CC (paragraphe 26 ci-dessus) – et qu’elle visait l’un des buts légitimes énoncés au paragraphe 2 de l’article 10, à savoir la « protection de la réputation » et des « droits d’autrui ».
43. Reste à savoir si une telle ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».
a) Principes généraux
44. Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, §§ 48-50, série A no 24), ont été rappelés dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, § 100, CEDH 2013) et dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016).
45. La Cour rappelle aussi que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général. Partant, un niveau élevé de protection de la liberté d’expression, qui va de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte, sera normalement accordé lorsque les propos tenus relèvent d’un sujet d’intérêt général (Roland Dumas c. France, no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010, et Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016).
46. Les principes généraux applicables dans les affaires où le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention ont été exposés par la Cour dans les arrêts Von Hannover c. Allemagne (no 2) ([GC], nos 40660/08 et 60641/08, §§ 108‑113, CEDH 2012), Axel Springer AG c. Allemagne ([GC], no 39954/08, §§ 89-95, 7 février 2012), et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, §§ 162-165).
47. La Cour a ainsi posé un certain nombre de critères dans le contexte de la mise en balance des droits en présence, parmi lesquels notamment la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété et le comportement antérieur de la personne visée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication. Enfin, la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération, la Cour ayant souligné qu’une atteinte à la liberté d’expression peut risquer d’avoir un effet dissuasif quant à l’exercice de cette liberté. Le caractère relativement modéré des amendes ou dédommagements ne saurait suffire à faire disparaître le risque d’un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression (Mor c. France, no 28198/09, § 61, 15 décembre 2011).
48. Elle a également précisé que, dans ce type d’affaires, si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères susmentionnés, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover, précité, § 107, et Axel Springer AG, précité, § 88).
49. Cela dit, la Cour peut choisir d’effectuer sa propre mise en balance des droits garantis par les articles 8 et 10 de la Convention si les autorités nationales n’ont pas accompli cette tâche de manière conforme aux critères énoncés dans sa jurisprudence, si elles n’ont pas bien pesé l’importance et la portée des droits en jeu ou bien lorsque la Cour constate des raisons sérieuses de le faire (Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, §§ 274‑279, CEDH 2015 (extraits)).
50. Par ailleurs, la Cour rappelle la distinction qui est faite entre déclarations de fait et jugements de valeur. La matérialité des déclarations de fait peut se prouver ; en revanche, les jugements de valeur ne se prêtant pas à une démonstration de leur exactitude, l’obligation de preuve est donc impossible à remplir et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cependant, en cas de jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence dépend de l’existence d’une « base factuelle » suffisante sur laquelle reposent les propos litigieux : à défaut, ce jugement de valeur pourrait se révéler excessif. Pour distinguer une imputation de fait d’un jugement de valeur, il faut tenir compte des circonstances de l’espèce et de la tonalité générale des propos, étant entendu que des assertions sur des questions d’intérêt public peuvent constituer à ce titre des jugements de valeur plutôt que des déclarations de fait (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 126, CEDH 2015, et les références qui y sont citées).
51. La Cour a également précisé que lorsqu’elle analyse l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression, elle doit, entre autres, déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, elle doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Perinçek, précité, § 196).
b) Application de ces principes à la présente espèce
52. La Cour se penchera ainsi sur la question centrale en jeu dans la présente affaire, qui est celle de savoir si l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes pour la justifier apparaissent pertinents et suffisants (voir, par exemple, Kapsis et Danikas c. Grèce, no 52137/12, § 36, 19 janvier 2017).
53. Concernant la nature des propos litigieux, il ressort des faits que le requérant, ancien Premier ministre et député, a été condamné pour avoir posté sur sa page publique Facebook un message qui faisait état des motifs l’ayant conduit, en 2012, à remplacer L.I., alors ministre délégué dans son gouvernement. Le tribunal départemental a jugé que les affirmations du requérant n’étaient « pas circonscrites à une situation ponctuelle », mais avaient « un caractère général » et relevaient de la catégorie des déclarations de fait, dont la véracité devait être établie. Il a ensuite conclu que ces propos manquaient de base factuelle convaincante (paragraphe 23 ci-dessus).
54. La Cour estime que la conclusion ci-dessus des juridictions internes concernant la nature des propos incriminés manquait d’argumentation satisfaisante (voir, par exemple et mutatis mutandis, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 32, 17 avril 2018). Elle n’estime toutefois pas nécessaire d’exercer son contrôle européen sur cette conclusion, car elle considère, pour les raisons ci-dessous, qu’en tout état de cause ces juridictions n’ont pas appliqué les critères établis par sa jurisprudence, pour effectuer une mise en balance des intérêts en jeu.
55. À cet égard, la Cour note que les affirmations ayant conduit à la condamnation du requérant avaient été formulées dans le contexte de la convocation de L.I. par le parquet anti-corruption, c’est-à-dire la Direction nationale anti‑corruption, et qu’elles visaient L.I. uniquement pour des agissements à l’époque où il était ministre dans le gouvernement dirigé par le requérant.
56. La Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle les propos du requérant ne s’inscrivaient pas dans un débat d’intérêt général pour la société, puisque, entre autres, il n’était plus Premier ministre à ce moment-là (paragraphe 38 ci-dessus). En effet, elle note que le requérant était un homme politique actif qui s’était exprimé en cette qualité sur sa page Facebook. Les propos incriminés rappelaient des faits qui s’étaient produits quelques années auparavant mettant en cause L.I., non pas pour sa vie privée ou professionnelle en qualité de spécialiste dans la finance, mais en tant qu’ancien ministre.
57. Elle estime dès lors que les personnes impliquées dans la présente affaire, des anciens ministres, agissaient dans un contexte public et que le message incriminé pouvait être lu comme contribuant au débat d’intérêt général portant sur la corruption dans la classe politique (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 43, 31 mai 2016). La marge d’appréciation dont disposaient les autorités pour juger de la « nécessité » de la sanction prononcée en l’espèce était donc particulièrement restreinte (voir la jurisprudence citée au paragraphe 45 ci‑dessus).
58. La Cour constate ensuite qu’il ressort ainsi des arrêts des juridictions internes que celles-ci n’ont pas transposé les propos incriminés dans le contexte général de l’affaire pour évaluer l’intention du requérant. Tout en citant la jurisprudence de la Cour, les tribunaux internes se sont limités à rechercher si les éléments constitutifs de la responsabilité civile délictuelle étaient réunis en l’espèce, sans prendre en compte le droit du requérant à la liberté d’expression dans le contexte plus large d’un débat entre deux hommes politiques, qui visait une question d’intérêt général, que le requérant avait pourtant expressément invoqué comme moyen (paragraphes 12 et 21‑20 ci-dessus).
59. Le tribunal de première instance est parvenu à la conclusion que le requérant avait « poursuivi » le discrédit du plaignant sur la base, essentiellement, du seul argument d’absence de preuves pour les propos tenus (paragraphe 14 ci-dessus), tandis que le tribunal départemental a considéré que le fait illicite générateur d’une responsabilité était la tenue de propos écrits sans base factuelle (paragraphe 23 ci-dessus).
60. Certes, les propos incriminés peuvent passer pour être polémiques, voire provocateurs et, en l’absence de toute base factuelle, ils pourraient se révéler excessifs. Cependant, aux yeux de la Cour ces propos n’étaient pas complètement dépourvus de base factuelle, dans la mesure où le requérant s’était référé à un moment déterminé de son mandant de Premier ministre et à des renseignements très précis, avait indiqué la source de ces renseignements, « des institutions spécialisées de l’État », et avait rajouté des détails liés au contexte de l’affaire, tels que le fait d’en avoir fait part au président en exercice à ce moment-là et d’avoir obtenu l’accord de ce dernier pour démettre L.I. de sa fonction et le remplacer, compte tenu de ce qui lui était reproché.
61. La Cour ne saurait retenir l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait dû indiquer aux tribunaux quelles étaient les « institutions spécialisées » dont il faisait référence dans son message et sous quelle forme il aurait reçu les renseignements en question (paragraphe 38 ci-dessus). À cet égard, elle constate que les juridictions internes ont privé le requérant de l’opportunité de proposer et de faire entendre des témoins pour justifier de sa bonne foi, puisqu’elles ont refusé d’entendre L.I., en dépit de demandes réitérées du requérant (paragraphes 14-16 et 22 ci-dessus).
62. Or la Cour estime qu’en exigeant du requérant qu’il prouve la véracité de ses propos tout en lui déniant une possibilité effective de produire des éléments à l’appui de sa défense, les juridictions roumaines ont excédé la marge d’appréciation dont elles disposaient (voir, entre autres et mutatis mutandis, Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 45-46, CEDH 2001‑II ; Flux c. Moldova (no 2), no 31001/03, § 44, 3 juillet 2007 ; et Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, § 108 in fine, 28 août 2018).
63. À la lumière de ce qui précède, la Cour constate que les tribunaux n’ont effectué aucune mise en balance entre le droit de L.I. au respect de sa réputation et le droit du requérant à la liberté d’expression, et que cette absence de mise en balance est en soi problématique au regard de l’article 10 de la Convention.
64. Dès lors, les juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante qu’il existât un besoin social impérieux de placer la protection des droits de la personne de L.I., personnage public, au-dessus du droit du requérant à la liberté d’expression et de l’intérêt général qu’il y a à défendre pareille liberté lorsque des questions d’intérêt général sont en jeu. L’ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression n’était, par conséquent, pas « nécessaire dans une société démocratique » (voir, mutatis mutandis, Skudayeva c. Russie, no 24014/07, §§ 36-40, 5 mars 2019 et Tőkés c. Roumanie, nos 15976/16 et 50461/17, §§ 85‑99, 27 avril 2021).
65. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
66. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
67. Le requérant demande 2 200 euros (EUR) au titre du dommage matériel, qui correspond à la somme de 10 000 lei roumains (RON) qu’il a été condamné à payer à L.I. pour la réparation du préjudice que celui-ci a subi. Il réclame également 7 500 EUR pour dommage moral.
68. Le Gouvernement invite la Cour à écarter la demande du requérant au titre de préjudice matériel, estimant que les juridictions nationales n’ont pas failli à leur obligation de garantir au requérant son droit à la liberté d’expression.
69. S’agissant du préjudice moral, le Gouvernement estime excessif le montant réclamé et soutient qu’un éventuel constat de violation constituerait en soi une réparation suffisante. Subsidiairement, il demande à la Cour d’allouer au requérant un montant proche des montants alloués par elle dans d’autres affaires similaires.
70. La Cour estime qu’il y a lieu d’allouer au requérant la totalité de la somme demandée pour préjudice matériel, soit 2 200 EUR (voir, par exemple et mutatis mutandis, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, § 39, Recueil 1997-IV). Elle considère en outre que le constat de violation figurant dans le présent arrêt constitue une satisfaction équitable pour tout dommage moral que le requérant a pu subir.
2. Frais et dépens
71. Le requérant réclame 2 500 EUR au titre des frais et dépens « engagés dans le cadre de la présente affaire ».
72. Le Gouvernement s’oppose à cette demande en faisant valoir que le requérant n’a présenté aucun justificatif de paiement ou autre document pour étayer les frais allégués.
73. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens faute pour le requérant d’avoir fourni des justificatifs à cet égard.
3. Intérêts moratoires
74. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 200 EUR (deux mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage matériel ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Dit que le constat de violation constitue en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Yonko Grozev
Greffière adjointe Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée des juges Grozev et Harutyunyan.
YGR
IF
OPINION CONCORDANTE
DES JUGES GROZEV ET HARUTYUNYAN
(Traduction)
Nous partageons le constat de violation de l’article 10 de la Convention en l’espèce. Nous aurions toutefois préféré que ce constat reposât sur un motif plus étroit. Notre divergence de vues pouvant très bien revêtir aux yeux des juridictions nationales une pertinence dans leur propre analyse, nous tenons à l’exprimer.
La majorité aborde fort justement le grief sous l’angle de la mise en balance à opérer entre l’article 8 et l’article 10 de la Convention (voir les paragraphes 44-51 de l’arrêt pour les principes pertinents). Elle fait reposer son constat de violation de l’article 10 sur le motif suivant : « Les tribunaux n’ont effectué aucune mise en balance entre le droit de L.I. au respect de sa réputation et le droit du requérant à la liberté d’expression ». Elle poursuit en disant que plusieurs éléments permettent d’expliquer ce manquement des juridictions nationales à peser adéquatement les droits en conflit d’une manière conforme à la Convention, notamment : « [l]es juridictions internes n’ont pas établi de manière convaincante qu’il existât un besoin social impérieux de placer la protection des droits de la personne de L.I., personnage public, au-dessus du droit du requérant à la liberté d’expression et de l’intérêt général qu’il y a à défendre pareille liberté lorsque des questions d’intérêt général sont en jeu. ». De plus, il est reproché aux juridictions internes d’avoir exigé du requérant « qu’il prouve la véracité de ses propos tout en lui déniant une possibilité effective de produire des éléments à l’appui de sa défense » et en particulier de l’avoir « privé (...) de l’opportunité de proposer et de faire entendre des témoins pour justifier de sa bonne foi, puisqu’elles ont refusé d’entendre L.I., en dépit de demandes réitérées du requérant ».
Nous estimons que cette critique des juridictions internes n’est pas tout à fait justifiée et qu’il est important de la nuancer. Notre point de départ est que les juridictions nationales en l’espèce s’étaient retrouvées dans une situation assez inhabituelle, en ce qu’elles étaient appelées à statuer sur une plainte en diffamation sans la moindre preuve présentée par les deux parties. Dans ce cas de figure si inhabituel, elles ont tenté de peser les droits en jeu dans la mesure du possible. La juridiction d’appel (le tribunal départemental) a en particulier axé son analyse sur la mise en balance des droits de l’article 8 à l’aune de ceux de l’article 10 et elle a pris en compte le caractère public des questions et le fait que le demandeur était une personnalité publique (paragraphe 24 de l’arrêt).
Il est également difficile selon nous de reprocher aux juridictions nationales de ne pas avoir interrogé le demandeur L.I. en qualité de témoin. Au moins à première vue, L.I. ne paraissait pas avoir une connaissance directe de l’un quelconque des événements décrits dans le message sur Facebook. Aussi, il semblait justifié de dire qu’il n’aurait pas été d’une grande aide comme témoin. Nous ne sommes pas non plus convaincus que le requérant se soit vu privé de la possibilité de présenter des éléments de preuve à l’appui de ses propos car rien n’indique qu’il ait cherché à en produire dans le cadre de la procédure interne et qu’on lui ait refusé cette possibilité. Enfin, les arrêts cités au paragraphe 62 de l’arrêt (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, §§ 45‑46, CEDH 2001 II, Flux c. Moldova (no 2), no 31001/03, § 44, 3 juillet 2007, et Ibragim Ibragimov et autres c. Russie, nos 1413/08 et 28621/11, § 108 in fine, 28 août 2018) ne semblent pas pertinents car il était question dans ces affaires de juridictions internes qui n’avaient pas correctement tenu compte d’éléments de preuve qui avaient été présentés, alors qu’en l’espèce aucun élément de ce type n’a été produit.
Là où nous rejoignons la majorité, et ce pour quoi nous avons voté en faveur d’une violation de l’article 10, c’est lorsqu’elle dit que les possibilités offertes au requérant pour lui assurer une défense effective ont été nettement limitées, en raison d’une combinaison d’éléments. À l’exception de la toute dernière phrase du message Facebook publié par le requérant, les propos litigieux en l’espèce sont de nature entièrement factuelle. Dans le message étaient formulées un certain nombre d’assertions factuelles diverses, à savoir que les services de renseignement auraient produit au sujet de L.I. un rapport indiquant que celui-ci était mêlé à une tentative de corruption, que ce rapport aurait précisé que L.I. avait sollicité des avantages personnels auprès d’un grand investisseur en contrepartie de son soutien au projet de cet investisseur, que le requérant aurait avisé le président du Sénat de ce rapport et de ses conclusions, que le président du Sénat aurait accepté que L.I. fût démis de ses fonctions ministérielles, que L.I. aurait été démis de ses fonctions ministérielles par le requérant quelques heures après et enfin que ce rapport aurait vraisemblablement été à l’origine des poursuites pénales dirigées contre L.I.
La raison pour laquelle il a été très difficile au requérant de se défendre adéquatement, c’est que le demandeur, L.I., n’avait jamais indiqué lequel de ces différents faits et événements il contestait précisément. Et les juridictions nationales n’ont pas enjoint le demandeur de clarifier sa position et de préciser les éléments de fait qu’il contestait, ce qui aurait permis une présentation plus ciblée et efficace des éléments de preuve pertinents. Au lieu de cela, elles ont permis une contestation très générale, sans la moindre précision. Or, de telles précisions revêtaient une importance particulière en l’espèce car pour chacune des différentes allégations factuelles il aurait fallu tel ou tel moyen de preuve afin d’étayer celles-ci et prouver qu’elles avaient été faites de bonne foi. En outre, le rapport des services de renseignement était très probablement confidentiel et certains des faits allégués dans le message Facebook ont très bien pu avoir une incidence sur les droits du demandeur tenant à l’équité du procès dans la procédure pénale dirigée contre lui, compliquant davantage tant l’établissement de ces faits que la production éventuelle de preuves à l’appui. Compte tenu de tous ces éléments, le fait que les juridictions nationales n’ont pas prié le demandeur de préciser la ou les allégation(s) factuelle(s) formulée(s) dans le message Facebook dont il contestait la véracité a nettement entravé la capacité du requérant à assurer sa défense et a rendu impossible une mise en balance adéquate des droits en jeu, entraînant une violation des droits de ce dernier au titre de l’article 10.