TROISIÈME SECTION
AFFAIRE BOUTAFFALA c. BELGIQUE
(Requête no 20762/19)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Procès inéquitable • Condamnation du requérant pour rébellion fondée seulement sur les déclarations des policiers, y compris ceux lui ayant infligé un traitement dégradant reconnu par le Gouvernement • Cour d’appel ayant limité la portée de la déclaration unilatérale du Gouvernement • Déclaration portant sur l’art 3 obligeant les juridictions nationales à examiner avec une extrême prudence les allégations de faits de rébellion et d’établir ces faits de manière certaine
Art 46 • Exécution des arrêts • Décision de radiation ne tombant pas sous l’empire de l’art 46 qui vise uniquement les arrêts définitifs de la Cour • Art 46 ne conférant pas un droit pouvant être revendiqué lors d’une requête individuelle devant la Cour • Surveillance de l’exécution du règlement amiable incombant au Comité des Ministres • Autorités nationales devant tirer loyalement les conséquences d’une déclaration unilatérale du Gouvernement et ayant conduit à une décision de la Cour en ayant pris acte
STRASBOURG
28 juin 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Boutaffala c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 20762/19) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Khaled Boutaffala (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 avril 2019,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 § 1 de la Convention,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus de la Ligue des droits humains que le président de la section avait autorisée à se porter tierce intervenante,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne le grief du requérant selon lequel les juridictions internes ont, en violation de l’article 46 combiné avec l’article 3 de la Convention, dénaturé une déclaration unilatérale préalablement soumise par le Gouvernement devant la Cour et l’ont condamné pour rébellion au mépris de l’article 6 § 1 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1976 et réside à Bruxelles. Il a été représenté par Me T. Mitevoy, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
1. LES CIRCONSTANCES À L’ORIGINE DE LA REQUÊTE
4. Le requérant fut interpellé par la police le 28 août 2009 à la suite d’incidents sur la voie publique à Saint-Gilles (Bruxelles).
5. D’après le requérant, alors qu’il rentrait en voiture du travail, il s’arrêta après avoir aperçu son frère. Il constata que la voie était fermée à la circulation et que des ambulanciers y pratiquaient une réanimation. Le requérant et son frère s’éloignèrent après s’être assurés qu’il ne s’agissait pas d’un proche. Quelques instants plus tard, ils furent rejoints par R., une connaissance. Lors de leur arrivée sur les lieux, les policiers ceinturèrent R. et procédèrent à un balayage. R. tomba face contre sol et les policiers lui placèrent des colsons aux poignets.
6. Selon la version présentée par le requérant, un policier se dirigea vers lui et, sans avertissement, lui donna un coup de matraque sur la poitrine en lui demandant de circuler. Le requérant croisa ses mains dans un réflexe de protection. Pendant ce temps, un autre policier voulut le ceinturer par l’arrière en plaçant sa matraque sur sa gorge. Le requérant, déséquilibré, tomba sur le premier policier tandis que le second tomba sur lui.
7. Selon la version présentée par ces policiers et d’autres présents sur les lieux, R. s’était rebellé en incitant d’autres personnes présentes sur les lieux à l’aider à se soustraire à son arrestation. Le requérant s’était placé devant le policier qui avait intercepté R. et l’avait violemment poussé. Tandis que le requérant n’obtempérait pas aux injonctions qui lui étaient données de reculer et de quitter les lieux, il fut repoussé par le policier. Il tenta alors d’attraper sa matraque et fut finalement maîtrisé à terre à l’aide d’un agent venu en renfort.
8. Le requérant fut ensuite emmené dans un fourgon après avoir été menotté à l’aide d’un colson. Alors que celui-ci avait été défait, le requérant voulut sortir du fourgon mais prétend en avoir été violemment empêché. Neuf policiers se trouvaient dans le fourgon dont six à l’arrière avec le requérant. Le Gouvernement a admis que durant le trajet, le requérant fut injurié.
9. Le soir de son interpellation, après avoir été emmené à l’hôpital, le requérant fut auditionné par les services de police. Il fut libéré le lendemain. Un certificat médical fut établi par les services hospitaliers attestant d’hématomes au niveau périorbitaire et pariétal, le long des cervicales, de l’hémi thoracique gauche et de la cuisse gauche, ainsi que d’une ouverture du cuir chevelu en occipital. Le requérant resta en incapacité de travail jusqu’au 24 septembre 2009.
10. À la suite de ces faits, deux procédures judiciaires furent ouvertes. La première cause ayant été initiée est la procédure à charge du requérant du chef de coups aux agents qui l’avaient interpelé et de rébellion. Elle fait l’objet de la présente requête (III.). La seconde cause en ordre chronologique est la procédure à charge des policiers qui avaient procédé à l’interpellation du requérant. Objet de la requête no 48302/15, cette procédure a été initiée sur constitution de partie civile du requérant du chef de coups ou blessures volontaires (II.).
2. LA PROCÉDURE À CHARGE DES POLICIERS (REQUÊTE No 48302/15)
11. Le 3 septembre 2009, le requérant s’adressa aux services de l’Inspection générale de la police fédérale et de la police locale qui l’auditionnèrent.
12. Le 26 janvier 2010, le requérant se constitua partie civile du chef de coups et blessures volontaires ayant entraîné une incapacité de travail, d’atteinte à l’honneur et à la considération des personnes et d’infraction à la loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie. Il se plaignait d’avoir été frappé par les deux policiers qui avaient procédé à son interpellation et d’avoir été violenté et injurié durant le trajet en fourgon. Il se plaignait aussi d’avoir été victime de violences au commissariat. Dix policiers – les deux qui étaient intervenus directement pour arrêter le requérant et huit autres qui étaient présents sur les lieux – furent inculpés.
13. Le 17 mai 2011, une confrontation fut organisée entre le requérant, R. et trois policiers.
14. La chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles rendit, sur réquisitions conformes du parquet, une ordonnance de non-lieu le 21 décembre 2012. Le 30 mai 2013, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles confirma le non-lieu pour les dix policiers. Par un arrêt du 14 janvier 2014, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la chambre des mises en accusation pour défaut de motivation.
15. La chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles, autrement composée, se prononça par un arrêt du 26 juin 2014 et rejeta l’appel du requérant. Par un arrêt du 24 mars 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant.
16. Le 23 septembre 2015, le requérant introduisit une requête devant la Cour. Invoquant notamment les articles 3, 5, 6 et 14 de la Convention, il se plaignait d’avoir subi une violence excessive de la part de policiers tant lors de son arrestation que durant sa privation de liberté alors qu’il était en situation particulièrement vulnérable, que les mauvais traitements dont il avait fait l’objet étaient motivés par des préjugés racistes, et que le caractère défendable des allégations de sévices contraires à l’article 3 imposait à l’État, quod non, de mener une enquête approfondie et effective afin d’identifier et de punir les responsables. Il se plaignait également d’avoir été arbitrairement privé de liberté.
17. À la suite de la communication de la requête le 14 décembre 2016, le Gouvernement belge soumit, le 10 février 2017, une déclaration unilatérale reconnaissant que « l’interpellation du requérant s’était déroulée dans des conditions qui n’avaient pas contribué au plein respect de son droit à l’absence de traitement dégradant garanti par l’article 3 de la Convention » et octroyant la somme de 15 000 euros (« EUR ») au titre du dommage moral.
18. Le requérant marqua son accord avec les termes de la déclaration unilatérale le 9 mars 2017.
19. La Cour, prenant acte du règlement amiable implicite auquel étaient parvenues les parties, raya la requête du rôle (Boutaffala c. Belgique (déc.), no 48302/15, 27 juin 2017).
20. Le 31 janvier 2018, le Comité des Ministres prit acte de l’exécution des termes du règlement amiable par le Gouvernement et décida de clore l’affaire (Résolution CM/ResDH(2018)27).
3. LA PROCÉDURE À CHARGE DU REQUÉRANT (PRÉSENTE REQUÊTE)
21. Le 29 août 2009, le procureur du Roi de Bruxelles dressa un réquisitoire de mise à l’instruction. Sans l’entendre, le juge d’instruction inculpa le requérant le jour même pour coups aux deux agents de police qui avaient procédé à son arrestation et rébellion. Le 21 octobre 2009, il estima que l’instruction était complète et communiqua le dossier au parquet.
22. Le procureur du Roi prit des réquisitions de renvoi du requérant devant le tribunal correctionnel de Bruxelles le 26 mars 2010.
23. Le 15 juillet 2010, le requérant déposa une requête en accomplissement de devoirs complémentaires par laquelle il sollicitait la jonction des pièces pertinentes se trouvant dans le dossier de la procédure engagée à l’encontre des policiers, l’audition des témoins externes à propos des faits qui lui étaient reprochés et la recherche d’autres témoins. Le 27 juillet 2010, le juge d’instruction prit une ordonnance sollicitant la jonction des pièces pour autant qu’il en fût requis par le procureur et se réservant de déterminer ensuite s’il demeurait utile de faire suite aux autres devoirs sollicités par le requérant.
24. Le 29 avril 2013, le procureur joignit les dossiers. Sur ses réquisitions, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles estima le 30 mai 2013 que l’instruction des deux dossiers était complète.
25. Par une ordonnance du 23 avril 2014, la chambre du conseil du tribunal de première instance francophone de Bruxelles ordonna le renvoi du requérant et de son frère devant le tribunal correctionnel. Cette ordonnance fut confirmée en appel par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Bruxelles du 28 octobre 2015.
26. Le 20 juin 2016, le tribunal correctionnel acquitta le requérant du chef de prévention de coups à l’agent qui l’avait interpelé et le condamna pour rébellion et pour coups à l’agent venu en renfort. Compte tenu du dépassement du délai raisonnable, le tribunal prononça une simple déclaration de culpabilité.
27. Le 14 juillet 2016, le requérant interjeta appel de ce jugement. Il se plaignait des défaillances de l’enquête qui ne lui avait pas permis de prouver sa version des faits. Il invoquait aussi la déclaration unilatérale faite par le Gouvernement devant la Cour, faisant valoir que la circonstance que les policiers qui l’accusaient avaient contribué à une violation de l’article 3 de la Convention lors de son interpellation revêtait une importance considérable.
28. La cour d’appel de Bruxelles se prononça dans un arrêt du 13 mars 2018. En ce qui concerne, tout d’abord, la procédure, elle considéra que le droit du requérant à un procès équitable et ses droits de la défense n’avaient pas été violés. Certes, le juge d’instruction n’avait pas entendu le requérant ni les policiers impliqués dans son arrestation, mais, dans le cadre de sa plainte, le premier avait été interrogé le jour de son arrestation par un policier et les services de l’Inspection générale de la police les avaient tous interrogés (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). De plus, le requérant n’expliquait pas en quoi une audition spécifiquement réalisée par le juge d’instruction aurait permis de révéler des nouveaux éléments utiles à la manifestation de la vérité. Le requérant n’avait pas davantage justifié en quoi procéder à une confrontation entre lui et les policiers qui l’avaient arrêté avait un intérêt, sachant que les services de l’Inspection générale avaient déjà procédé à cette confrontation dans le cadre de l’autre procédure. Quant à la circonstance que le juge d’instruction n’avait pas sollicité d’enquête afin d’identifier d’autres témoins, la cour d’appel considéra qu’elle était compensée par le fait que plusieurs témoins externes – quatre à décharge et deux indépendants – avaient déjà été entendus dans l’autre procédure et que leurs déclarations avaient été versées au dossier.
29. En ce qui concerne, ensuite, les préventions, la cour d’appel souligna que la déclaration unilatérale du Gouvernement était vraisemblablement motivée par l’audition d’une inspectrice qui se trouvait à bord du fourgon et qui avait déclaré avoir été indignée par les injures proférées par ses collègues durant le trajet, qualifiant leurs comportements de débordements. La cour d’appel jugea toutefois que la reconnaissance de violation de l’article 3 par le Gouvernement devant la Cour n’était pas de nature à remettre en cause le non-lieu qui avait été prononcé le 26 juin 2014 à l’égard de ces agents de police, lequel avait été justifié notamment par l’utilisation d’une force légitime et proportionnelle dans leur chef. Cette décision de non-lieu était définitive dans la mesure où l’arrêt de la Cour de cassation avait rejeté le pourvoi formé par le requérant à son encontre (paragraphe 15 ci-dessus).
30. La cour d’appel considéra que la prévention de rébellion demeurait établie et résultait à suffisance du dossier répressif. Après avoir passé en revue l’ensemble des versions des faits et la teneur des déclarations, elle jugea qu’il n’existait aucun motif de mettre en doute les déclarations circonstanciées et détaillées des agents selon lesquelles le requérant avait tenté de s’opposer à l’arrestation de R. et s’était rebellé à l’intervention des agents de police en repoussant l’un d’eux, en tentant de saisir sa matraque et en se débattant lorsqu’ils l’avaient maîtrisé sur le sol. Ces déclarations avaient été confirmées par celles convergentes de plusieurs autres policiers présents lors des faits. Les procès-verbaux de leurs auditions constituaient des renseignements auxquels une force probante pouvait être accordée en raison de la confiance que la loi plaçait dans la qualité de leurs auteurs. Les dépositions des deux témoins indépendants recueillies dans le cadre de l’instruction de l’autre procédure, si elles ne confirmaient pas l’existence de coups portés par le requérant, n’étaient pas de nature à infirmer ces éléments. Quant aux témoignages des quatre personnes appelées par le requérant à témoigner dans le cadre de l’autre procédure, leurs auteurs, qui connaissaient le requérant, ne présentaient pas de garanties suffisantes d’indépendance et ne résistaient pas à la confrontation aux autres éléments du dossier.
31. La cour d’appel confirma l’acquittement du requérant de la prévention de coups à l’agent qui l’avait interpelé. Considérant que la prévention de coups à l’agent qui était venu en renfort pour maîtriser le requérant n’était pas suffisamment établie, la cour d’appel acquitta également le requérant de ce chef.
32. Statuant, enfin, sur la peine, la cour d’appel prononça une simple déclaration de culpabilité, étant donné que le requérant n’avait pas d’antécédents judiciaires, que les faits remontaient à plus de huit ans et que l’instruction avait stagné pendant trois années.
33. Par un arrêt du 10 octobre 2018, la Cour de cassation rejeta le pourvoi que le requérant avait introduit contre l’arrêt de la cour d’appel.
34. La Cour de cassation rejeta le moyen pris de la violation des articles 3 et 46 de la Convention qui faisait grief à l’arrêt de la cour d’appel d’avoir violé l’autorité de la chose jugée de la décision de la Cour du 27 juin 2017 (paragraphe 19 ci-dessus), au motif qu’il manquait en droit. Elle releva que la décision de la Cour du 27 juin 2017 était une décision de radiation de l’affaire portée devant elle à la suite d’une proposition d’indemnisation du Gouvernement qui avait reconnu que l’interpellation du requérant ne s’était pas déroulée dans des conditions assurant le plein respect du droit à l’absence de traitement dégradant prévu à l’article 3 de la Convention. La Cour de cassation considéra que la Cour n’avait pas déclaré l’État belge responsable d’un manquement à la Convention et que la décision du 27 juin 2017 n’était pas revêtue de l’autorité de la chose jugée.
35. Le requérant reprochait ensuite aux juges d’appel d’avoir méconnu l’équité procédurale au sens de l’article 6 § 1 de la Convention en accordant un poids prépondérant aux déclarations des policiers responsables de la violation de l’article 3 et en écartant les témoignages à décharge de tiers, et de ne pas avoir répondu à ses conclusions de synthèse soutenant que la reconnaissance de la violation de l’article 3 altérait sensiblement la valeur probante des déclarations des policiers.
36. La Cour de cassation rappela qu’en matière répressive, lorsque la loi n’établit pas un mode spécial de preuve, le principe de la libre appréciation de la preuve prévaut. De plus, les juges d’appel n’avaient pas écarté de manière systématique les déclarations de témoins à décharge au profit de celles des policiers ayant contribué à l’interpellation du requérant. S’appuyant sur les considérations de l’arrêt attaqué, la Cour de cassation jugea qu’elles ne méconnaissaient pas l’équité procédurale et répondaient à la défense proposée en conclusions, en sorte que les juges d’appel avaient régulièrement motivé et légalement justifié leur décision.
37. La Cour de cassation considéra par ailleurs qu’une violation des droits de la défense ne pouvait résulter du seul fait que le requérant n’a pas été entendu par le juge d’instruction durant l’enquête, lorsque, comme en l’espèce, après avoir pu prendre connaissance de tous les éléments qui lui étaient opposés, il avait eu la possibilité de les contester devant le juge du fond.
DROIT ET PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. RÉBELLION À L’ÉGARD DES AGENTS DE POLICE
38. La rébellion contre l’ordre public commis par des particuliers est incriminée aux articles 269 à 274 du code pénal. La rébellion à l’égard des agents de police est constitutive d’un délit.
2. VALEUR PROBANTE DES PROCÈS-VERBAUX
39. L’article 154 alinéa 1er et l’article 189 du code d’instruction criminelle disposent que la preuve des délits et contraventions peut être faite par des procès-verbaux. La loi attache une valeur probante aux procès-verbaux en raison de la confiance qu’elle place dans les membres de la police qui en sont les auteurs. Les procès-verbaux ne font cependant preuve que des faits personnellement constatés par les verbalisateurs et dans la mesure où ils avaient mission de les constater. La force probante s’attache donc aux faits matériels et non pas aux déclarations ou appréciations du verbalisateur, pas plus qu’aux conséquences juridiques qu’il déduit de ces constatations. Cette valeur probante est, en outre, limitée puisque les procès-verbaux ne lient en principe pas le juge et valent comme simples renseignements, conformément au droit commun de la preuve en matière pénale.
40. Il ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation que le juge ne méconnaît ni les règles relatives à l’administration de la preuve, ni les droits de la défense en accordant crédit à une déclaration figurant dans un procès-verbal régulièrement versé au dossier et que les parties ont pu contredire librement (Cass., 22 septembre 2010, P.10.0226.F). Le juge n’est pas tenu, selon la Cour de cassation, d’écarter un procès-verbal au seul motif qu’après l’avoir établi, son auteur est poursuivi par la personne qui en a fait l’objet.
41. Le droit à un procès équitable n’interdit pas à un policier de se déclarer victime de coups, rébellion et outrages, et d’en dresser procès-verbal dont il appartiendra au juge du fond d’en apprécier ensuite la crédibilité (Cass., 20 novembre 2013, P.13.0432.F, voir également 23 janvier 2019 - P.18.0826.F).
ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL
42. Dans ses Observations finales concernant le quatrième rapport périodique de la Belgique, adoptées à sa 1838e séance (28 juillet 2021), le Comité contre la torture des Nations unies a dit ce qui suit :
« 7. Le Comité demeure préoccupé par la prévalence des mauvais traitements et l’usage excessif de la force par les services de police, (...). Il ressort des chiffres apportés dans l’annexe 1 du rapport de l’État partie qu’entre 2012 et 2016, 20 % seulement des affaires avaient donné lieu à des poursuites et 59 % avaient été classées sans suite. Le Comité s’inquiète aussi de la légèreté des sanctions pénales et du taux très élevé de suspension du prononcé. Il constate avec préoccupation une application lacunaire de la loi disciplinaire, menant à la suspension des procédures et l’absence de sanctions, alors même qu’une infraction pénale était établie. Le Comité exprime une nouvelle fois sa préoccupation face à l’inefficacité des enquêtes menées par des organes de contrôle, en particulier le Service d’enquête du Comité permanent de contrôle des services de police (Comité P), composé de membres statutaires ainsi que de membres détachés de la police, qui est responsable des enquêtes mais doit aussi détecter les dysfonctionnements de la police et aider cette dernière à y remédier, ce qui peut créer un conflit d’intérêts pouvant nuire à l’impartialité de celle-ci. (...).
8. Rappelant la recommandation figurant dans ses précédentes observations finales, le Comité prie l’État partie de prendre des mesures urgentes pour examiner de manière indépendante et transparente le recours aux mauvais traitements et à l’usage excessif de la force par les services de police, en vue de mettre en place les politiques de prévention nécessaires et de renforcer les dispositifs de contrôle internes et externes. À cet égard, le Comité recommande à l’État partie :
(...)
b) D’ouvrir sans délai et de manière proactive des enquêtes indépendantes, approfondies, diligentes et impartiales sur toutes les allégations de violence illégitime commise par des agents de police, en veillant à ce qu’il n’y ait aucun lien pratique, institutionnel ou hiérarchique entre les enquêteurs et les auteurs présumés des faits et à ce que ces derniers, s’ils sont reconnus coupables, soient condamnés à une peine proportionnée à la gravité de leurs actes ;
c) De veiller, en cas de présomption d’actes de torture ou de mauvais traitements, à ce que les suspects soient immédiatement suspendus de leurs fonctions pendant la durée de l’enquête ;
(...) ».
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 46 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
43. Le requérant se plaint que les autorités belges ont dénaturé la portée de la décision de radiation du 27 juin 2017 par laquelle la Cour a constaté la reconnaissance par le Gouvernement d’une violation de l’article 3 de la Convention. Il en résulte, selon lui, une violation de l’obligation d’exécution de bonne foi de cette décision de la Cour. Il invoque l’article 46 de la Convention combiné au volet procédural de l’article 3. Ces dispositions sont ainsi formulées :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 46
« 1. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.
2. L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. (...) »
44. La Cour rappelle que, dans le cadre de la requête concernant la procédure dirigée par le requérant contre les policiers (requête no 48302/15), le Gouvernement a soumis une déclaration unilatérale reconnaissant que l’interpellation du requérant s’était déroulée dans des conditions qui n’avaient pas contribué au plein respect de son droit à l’absence de traitement dégradant garanti par l’article 3 de la Convention et octroyant une somme au titre du dommage moral subi de ce chef. Le requérant ayant marqué son accord sur les termes de cette déclaration unilatérale, la Cour a pris acte du règlement amiable implicite auquel les parties étaient parvenues et a subséquemment rayé la requête du rôle (Boutaffala c. Belgique (déc.), no 48302/15, 27 juin 2017).
45. Cette déclaration unilatérale du Gouvernement a été versée au dossier de la procédure pénale dirigée contre le requérant pour rébellion. Dans le cadre de cette procédure, la cour d’appel de Bruxelles a considéré que la déclaration unilatérale était vraisemblablement motivée par les déclarations d’une agente de police qui s’était indignée des injures proférées par ses collègues à l’égard du requérant dans le fourgon, lors du trajet vers le commissariat. Selon la cour d’appel, cette reconnaissance n’était pas de nature à remettre en cause le non-lieu qui avait été prononcé antérieurement en faveur des policiers par la chambre des mises en accusation le 26 juin 2014, cette décision étant définitive à la suite de l’arrêt de la Cour de cassation du 24 mars 2015 rejetant le pourvoi (paragraphe 29 ci-dessus).
46. Le requérant reproche à la cour d’appel d’avoir dénaturé la portée de la déclaration unilatérale faite par le Gouvernement devant la Cour. Il reproche plus particulièrement à la cour d’appel de n’avoir tiré aucune conséquence de ce que le Gouvernement avait reconnu une violation de l’article 3 de la Convention non seulement en raison des injures mais également de l’usage illégitime de la force par les policiers.
47. Le Gouvernement partage l’opinion du requérant selon laquelle il appartenait à l’État belge de tirer toutes les conclusions de la décision de radiation du 27 juin 2017 en prenant dûment en compte la reconnaissance de la violation de l’article 3 à l’égard du requérant dans les procédures internes encore pendantes dans la mesure où elles concernaient les poursuites du requérant pour rébellion à l’encontre des policiers. Toutefois, le Gouvernement affirme que ladite reconnaissance se limitait aux indices sérieux d’insultes par les policiers à l’encontre du requérant sans préjuger des suites de la procédure interne concernant les poursuites pour rébellion et de l’appréciation par le juge du caractère proportionné ou non de la force utilisée pour le maîtriser.
48. Se concentrant sur le grief du requérant pris de la violation de l’article 46 combiné avec l’article 3 de la Convention, la Cour relève d’emblée qu’il est très douteux que l’article 46 puisse être considéré comme conférant à un requérant un droit pouvant être revendiqué devant la Cour dans le cadre d’une requête individuelle (Organisation macédonienne unie Ilinden – PIRIN et autres c. Bulgarie (no 2), nos 41561/07 et 20972/08, § 67, 18 octobre 2011, et Sidabras et Džiautas c. Lituanie, nos 55480/00 et 59330/00, § 103, CEDH 2004-VIII). Certes, la Cour a déjà pu examiner, à plusieurs reprises, des requêtes portant sur des mesures prises par un État défendeur en exécution de l’un de ses arrêts lorsque ces requêtes soulevaient un problème nouveau non tranché par l’arrêt initial (voir notamment Bochan c. Ukraine (no 2) [GC], no 22251/08, CEDH 2015, et Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, 11 juillet 2017). Il reste qu’en dehors du cadre de la « procédure en manquement » prévue à l’article 46 §§ 4 et 5 de la Convention, la Cour n’est pas compétente pour vérifier si un État partie s’est conformé aux obligations dictées par l’un de ses arrêts (Bochan, précité, § 33).
49. En toute hypothèse, à supposer même que le requérant puisse invoquer la violation de l’article 46 de la Convention, en combinaison avec l’article 3 de la Convention, il suffit de constater en l’espèce que la décision de radiation du 27 juin 2017 ne constitue pas un arrêt constatant une violation de la Convention (voir, mutatis mutandis, Willems et Gorjon c. Belgique, nos 74209/16 et 3 autres, § 61, 21 septembre 2021). Dans cette décision, la Cour s’est bornée à prendre acte de la déclaration unilatérale du Gouvernement et de l’accord du requérant sur les termes de celle-ci pour rayer ensuite la requête du rôle. La Cour n’a pas examiné la recevabilité des griefs du requérant ni a fortiori leur bien-fondé. Par conséquent, la décision de radiation ne tombe pas sous l’empire de l’article 46 de la Convention, lequel ne vise que les seuls arrêts définitifs rendus par la Cour. Dans ces circonstances, le requérant ne pourrait dès lors alléguer la violation de cette disposition devant la Cour.
50. Par ailleurs, lorsqu’un règlement amiable est intervenu, fût-ce implicitement comme en l’espèce, entre les parties et a entraîné la radiation de la requête par la Cour, la surveillance de l’exécution de ce règlement incombe non pas à la Cour mais au Comité des Ministres conformément à l’article 39 § 4 de la Convention. À cet égard, la Cour note qu’en l’espèce, le Comité des Ministres a pris acte de l’exécution des termes du règlement amiable par le Gouvernement (paragraphe 20 ci-dessus).
51. Néanmoins, il est important de souligner que, dans l’esprit d’une responsabilité partagée des États et de la Cour pour le respect des droits de la Convention, les requérants sont en droit d’attendre des autorités nationales, y compris des juridictions nationales, qu’elles tirent loyalement les conséquences d’une déclaration unilatérale du Gouvernement reconnaissant la violation de l’article 3 de la Convention et ayant conduit à une décision de la Cour qui en a pris acte (voir, mutatis mutandis, Willems et Gorjon, précité, §§ 61 et 64).
52. Cette attente était d’autant plus forte en l’espèce que les questions en jeu touchaient l’article 3 de la Convention, qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques et qui garantit le droit à ne pas être soumis à la torture ou à un traitement inhumain ou dégradant (Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999‑V, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, §§ 87 et 107, CEDH 2010, et El Haski c. Belgique, no 649/08, § 85, 25 septembre 2012).
53. En l’occurrence, la question des conséquences tirées par les juridictions internes de la déclaration unilatérale du Gouvernement et de la décision subséquente de radiation de la Cour sera examinée ci-après dans le cadre de l’examen du grief tiré de la violation de l’article 6 de la Convention (paragraphes 71-75 ci-dessous).
54. Pour les motifs exprimés ci-dessus (paragraphe 48-50 ci-dessus), le grief pris par le requérant de la violation de l’article 46 combiné avec l’article 3 de la Convention est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 a) et doit être rejeté en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
55. Le requérant allègue que ses droits de la défense n’ont pas été respectés et que les juridictions internes ont fait peser sur lui une charge de la preuve excessive en violation de son droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
56. La disposition invoquée est ainsi libellée dans ses parties applicables :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) ».
1. Sur la recevabilité
57. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Thèse du requérant
58. Le requérant fait valoir à titre préalable que les faits qui lui étaient reprochés étaient plus nombreux et plus graves que ceux finalement retenus par les juridictions. Cela accrédite, selon lui, la thèse de fausses accusations de rébellion visant à justifier la violence policière utilisée, pratique constatée par de nombreux acteurs publics et associatifs en Belgique mais qui n’a pas été prise en compte par les juridictions nationales en l’espèce.
59. Le requérant se plaint que les juridictions ont statué sur la base d’un dossier qui ne résultait pas d’une enquête effective des faits qui lui étaient reprochés. La seule audition du requérant le soir de son arrestation ne pouvait être jugée suffisante. Le requérant aurait dû être interrogé en temps utile dans le cadre de son inculpation pour faire valoir des éléments à décharge. Ensuite, il n’a pas été donné suite à la demande de devoirs complémentaires introduite par le requérant afin de procéder à une nouvelle audition des témoins externes concernant les faits fondant son inculpation.
60. Le requérant reproche ensuite aux juridictions de n’avoir tiré aucune conséquence de ce que, par la déclaration unilatérale, le Gouvernement avait reconnu une violation de l’article 3 de la Convention également en raison de la violence illégitime de la part des policiers. Sans remettre en cause le non-lieu, les juridictions auraient dû prendre acte factuellement du constat selon lequel le requérant était victime de violence illégitime de la part des policiers qui l’ont accusé de rébellion, et mettre en doute une preuve décisive qui a été retenue à sa charge. Or, la cour d’appel a opéré une distinction entre les violences verbales et physiques, et a limité la portée de la déclaration unilatérale aux seules injures. En refusant de sanctionner l’approche de la cour d’appel, la Cour de cassation a renforcé cette erreur manifeste d’appréciation.
61. Le requérant reproche en outre aux juridictions internes d’avoir systématiquement déprécié les témoignages à décharge. La cour d’appel a considéré que quatre des témoignages externes étaient par définition biaisés, et les a dépréciés d’entrée de jeu en raison de leur prétendue manque d’indépendance. Or le requérant les a précisément produits parce que le juge d’instruction n’avait pas accompli les devoirs complémentaires qu’il avait demandés. De plus, la cour d’appel n’a pas retenu de leurs dépositions les éléments qui convergeaient avec les déclarations du requérant selon lesquelles il avait été encerclé par les policiers et n’avait pas pu quitter les lieux dans le contexte d’urgence, de précipitation et de tension de l’intervention des policiers. Au contraire, elle s’est limitée à certains passages venant discréditer le requérant.
62. Par contraste, pour condamner le requérant du chef de rébellion, les juridictions belges se sont fondées sans réserve sur les déclarations des policiers l’ayant interpellé et les témoignages de leurs collègues, leur accordant une force probatoire privilégiée.
63. En conclusion, le requérant, pourtant reconnu victime d’une violation de l’article 3, a été placé dans une situation où sa parole et celle des témoins qui ont confirmé celle-ci n’avaient aucune chance d’être entendues.
b) Thèse du Gouvernement
64. La reconnaissance de violation de l’article 3 de la Convention par le Gouvernement s’agissant de la procédure dirigée contre les policiers ne pouvait raisonnablement pas être interprétée comme couvrant les violences physiques car cela aurait signifié une remise en cause de la décision de non-lieu dans la procédure à charge des policiers, et préjugé des suites ultérieures de la procédure à charge du requérant. À cet égard, s’il est vrai qu’il appartenait au juge interne de faire preuve de prudence dans l’analyse des faits et des éléments de preuve à charge et à décharge et de ne pas contredire une reconnaissance antérieure par l’État de traitement dégradant par ses agents, il s’avère qu’en l’espèce, le requérant a été entendu le soir même des faits, que tous les acteurs et témoins pertinents ont été entendus et que la cour d’appel a analysé scrupuleusement tous les éléments du dossier et confronté de manière logique et impartiale les versions à charge et à décharge pour aboutir à une conclusion à la fois favorable et défavorable au requérant.
65. Les juges d’appel n’ont pas donné de prépondérance non justifiée à la version des forces de l’ordre. S’ils ont souligné que les témoignages à décharge contredisaient la version du requérant en ce qui concerne les circonstances de sa chute et l’échange de coups, ils ont aussi tenu compte de ces témoignages pour l’acquitter du chef de coup volontaire à l’un des inspecteurs. Selon le Gouvernement, l’analyse exhaustive des rapports et de la confrontation des témoins à charge et à décharge n’a pas permis d’établir au-delà de tout doute raisonnable l’absence de rébellion et n’a pu jeter le discrédit sur la version des forces de l’ordre quant au recours à la force justifié par les circonstances de l’espèce. Le requérant ne fait en somme que refaire son procès et développe des arguments dont il n’est pas raisonnablement possible de conclure qu’ils contredisent la thèse de la rébellion admise par les juridictions internes à trois niveaux.
2. Observations de la Ligue des droits humains (LDH)
66. Même si la question soumise à la Cour dans le cadre de la présente affaire est d’une nature différente de la requête no 48302/15, elle doit être analysée à la lumière du contexte des violences policières en Belgique. Ce contexte est caractérisé par un problème structurel de non-respect de l’égalité des armes au détriment des victimes souvent accusées de rébellion lorsqu’un membre des forces de l’ordre est impliqué dans une affaire concernant un recours illégitime à la force.
67. La LDH souligne que le lien étroit entre la violence policière et les accusations de rébellion a été reconnu par différentes instance nationales (le centre interfédéral pour l’égalité des chances – UNIA – et le délégué général aux droits de l’enfant) et internationales (le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture des Nations Unies).
3. Appréciation de la Cour
68. La Cour constate que les circonstances ayant entouré l’arrestation du requérant et fondé son inculpation pour rébellion étaient contestées par les différents protagonistes dans le cadre des procédures internes pour violences policières et pour rébellion. Pour sa part, le requérant a soutenu dès son audition le jour de son arrestation et ensuite dans le cadre des deux procédures qui ont suivi les faits, qu’il avait été encerclé par les policiers et qu’il n’avait pas pu quitter les lieux. Il a constamment contesté s’être rebellé et a imputé ses lésions notamment à des coups des policiers qui l’avaient maîtrisé au moment de son arrestation (paragraphes 5-7 ci-dessus).
69. Dans son arrêt du 13 mars 2018, la cour d’appel de Bruxelles a confirmé la condamnation pénale du requérant prononcée en première instance pour rébellion à l’encontre des policiers qui avaient procédé à son interpellation. Elle a estimé que la version des faits du requérant n’était pas crédible, au contraire des déclarations des policiers qui l’avaient interpellé. Elle a considéré que si les procès-verbaux d’audition des policiers ne valaient pas jusqu’à preuve du contraire, ils constituaient néanmoins des renseignements auxquels une force probante pouvait être accordée en raison de la confiance que la loi place dans la qualité de leurs auteurs (paragraphes 30 et 39 ci-dessus). La cour d’appel a par conséquent retenu la prévention de rébellion à charge du requérant, jugeant qu’il était établi « sans le moindre doute » que celui-ci s’était rebellé (paragraphe 30 ci‑dessus).
a) Sur la portée et l’étendue du contrôle de la Cour
70. La Cour entend tout d’abord rappeler que son rôle n’est pas de se prononcer sur la culpabilité ou l’innocence des individus (Topić c. Croatie, no 51355/10, § 46, 10 octobre 2013 ; voir également, mutatis mutandis, Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 81, 5 septembre 2017). Conformément à l’article 19 de la Convention, il ne lui appartient pas de vérifier les erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions internes, mais de vérifier lorsqu’elle est saisie d’un grief pris de l’article 6 de la Convention si la conduite de la procédure nationale dans son ensemble a garanti au requérant un procès équitable (El Haski, précité, §§ 81-83).
b) Sur la déclaration unilatérale du Gouvernement quant aux violences policières
71. La particularité de la présente affaire tient au fait que l’État belge a préalablement et expressément reconnu devant la Cour que l’interpellation du requérant s’était déroulée dans des conditions qui n’ont pas contribué au plein respect de son droit à l’absence de traitement dégradant garanti par l’article 3 de la Convention.
72. La cour d’appel de Bruxelles a interprété cette déclaration unilatérale en limitant sa portée aux seules injures proférées par les policiers lors du transfert du requérant vers le commissariat, postérieurement à son arrestation (paragraphe 29 ci-dessus). Ayant ainsi délimité les conséquences à tirer, dans le cadre de la procédure pour rébellion, de ladite reconnaissance, la cour d’appel a souligné que celle-ci n’était pas de nature à remettre en cause le non-lieu qui avait été prononcé en faveur des policiers par la chambre des mises en accusation le 26 juin 2014, cette décision étant définitive (paragraphes 15 et 29 ci-dessus).
73. La Cour constate toutefois que les termes de la déclaration unilatérale du Gouvernement ne sont pas limités aux seules circonstances ayant entouré le transfert du requérant vers le commissariat après son arrestation. Le Gouvernement avait expressément reconnu la violation de l’article 3 de la Convention s’agissant des conditions de l’interpellation du requérant et ce, dans le cadre d’une requête portée devant la Cour dénonçant tant une violence excessive de la part des policiers que des motivations fondées sur des préjugés racistes.
74. Certes, la reconnaissance par le Gouvernement d’une interpellation contraire à l’article 3 de la Convention n’implique aucunement que le requérant n’a pu être coupable de rébellion. Néanmoins, il découlait de cette reconnaissance de la violation de l’article 3 par l’État belge l’obligation pour les juridictions nationales d’examiner avec une extrême prudence les allégations de faits de rébellion imputés au requérant et d’établir ces faits de manière certaine.
75. La Cour rappelle, d’une part, qu’une violation de l’article 3 constitue une atteinte aux valeurs les plus fondamentales de la Convention (paragraphe 52 ci-dessus). Sa gravité ne pourrait être banalisée. La Cour note, d’autre part, que les allégations de violences policières et celles de rébellion commise par le requérant s’inscrivaient toutes deux dans le cadre de l’interpellation de ce dernier.
c) Sur l’appréciation de l’équité de la procédure quant à l’accusation de rébellion
76. Sur la base de ce qui précède, la Cour est à présent appelée à examiner l’équité de la procédure ayant abouti à la condamnation du requérant pour rébellion.
1. La phase préliminaire du procès pénal
77. La Cour a déjà souligné, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, que les personnes chargées de mener les investigations en cas d’allégations de violences policières doivent offrir toutes les garanties objectives d’indépendance (Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 104, 12 octobre 2004, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 118, CEDH 2015).
78. Devant la Cour, comme devant les juridictions internes, le requérant se plaint de n’avoir pas été interrogé par le magistrat instructeur que ce soit dans le cadre de la procédure relative aux violences policières ou de celui de la procédure relative à la rébellion. En l’espèce, le requérant a été auditionné le soir de son arrestation par un collègue des policiers qui l’avaient interpellé et ensuite par les services de l’Inspection générale dans le cadre de sa plainte relative aux violences policières dont il a prétendu avoir été l’objet.
79. En l’occurrence, aucun élément du dossier soumis à la Cour ne permet de mettre en doute la probité de ces interrogateurs ni leur indépendance (voir, mutatis mutandis, L.G. c. Belgique no 38759/14, § 62, 18 septembre 2018). En outre, l’instruction relative aux faits de rébellion s’est déroulée – comme celle relative aux faits de violences policières – sous l’autorité d’un juge d’instruction dont l’indépendance et l’impartialité n’ont pas été remises en cause par le requérant. Á l’estime de la Cour, la seule absence d’audition d’un inculpé par le juge d’instruction n’est pas de nature à emporter une violation de l’article 6 § 1 de la Convention lorsque l’intéressé s’est vu, comme en l’espèce, offrir la possibilité de défendre sa cause devant les juridictions de jugement et de contester, à cette occasion, l’ensemble des éléments à charge (voir Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 38, série A no 275).
2. La phase de jugement
80. La Cour constate que, pour condamner le requérant du chef de rébellion, la cour d’appel a accordé un poids prépondérant aux déclarations faites par les policiers ayant procédé à l’interpellation du requérant, bien que les conditions de celle-ci aient été reconnues par le Gouvernement comme contraires à l’article 3 de la Convention.
81. La Cour a déjà considéré que lorsque sont contestés les faits essentiels à la base des chefs d’inculpation et que les seuls témoins de l’accusation sont les policiers qui ont joué un rôle actif dans les événements litigieux, il est indispensable que les tribunaux usent de toute possibilité raisonnable de vérifier les déclarations à charge faites par ces policiers, sans quoi il y aura violation des principes fondamentaux du droit pénal, en particulier du principe « in dubio pro reo » (Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 83, 15 novembre 2018).
82. En l’espèce, la cour d’appel de Bruxelles a justifié son refus de mettre en doute les déclarations à charge faites par les policiers au motif qu’elles étaient confirmées par celles, convergentes et détaillées, d’autres policiers présents lors des faits mais étrangers à ceux-ci (paragraphe 30 ci-dessus).
83. La Cour observe cependant que ces policiers étaient eux-mêmes mis en cause dans la procédure pour violences policières initiée par le requérant (paragraphe 12 ci-dessus) et que la reconnaissance de la violation de l’article 3 par le Gouvernement portait sur les « conditions » de l’interpellation du requérant. En outre, il ne pouvait être exclu que lesdits policiers aient pu être réticents à témoigner contre des collègues directs, de même qu’il pouvait être considéré aux yeux du requérant qu’ils n’étaient pas suffisamment indépendants à leur égard (voir, mutatis mutandis, sur le volet procédural de l’article 3 de la Convention, Najafli c. Azerbaïdjan, no 2594/07, §§ 52-54, 2 octobre 2012).
84. La Cour relève que par contraste, la cour d’appel a relativisé la valeur probante des déclarations des quatre témoins à décharge au motif que connaissant le requérant, ils ne présentaient pas des garanties suffisantes d’indépendance (paragraphe 30 ci-dessus).
85. La Cour note à l’examen de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles qu’aucun autre témoignage ni aucun autre élément de preuve obtenu dans le cadre des procédures internes ne vient conforter la version de la rébellion présentée par les policiers. Ceci s’avère particulièrement problématique dans les circonstances spécifiques de l’espèce où l’interpellation du requérant a été reconnue comme contraire à l’article 3 de la Convention (paragraphes 74 et 75 ci-dessus).
86. Ainsi, la Cour relève que les deux témoins indépendants n’ont aucunement confirmé dans leurs dépositions l’existence de coups portés par le requérant aux policiers.
87. La Cour rappelle que pour déterminer si la procédure a été équitable dans son ensemble, il faut rechercher si les droits de la défense ont été respectés. Il y a lieu de se demander en particulier si le requérant a eu la possibilité de contester l’authenticité des preuves et de s’opposer à leur utilisation. Il faut également prendre en compte la qualité des preuves et notamment vérifier si les circonstances dans lesquelles elles ont été obtenues jettent le doute sur leur crédibilité ou leur exactitude. Si un problème d’équité ne se pose pas nécessairement lorsque la preuve obtenue n’est pas corroborée par d’autres éléments, il faut noter que lorsqu’elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui devient moindre. Á ce propos, la Cour attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale (Gäfgen, précité, § 164).
88. En l’espèce, force est de constater que la cour d’appel a accordé un poids décisif dans la condamnation du requérant aux dépositions à charge des policiers ayant procédé à l’interpellation du requérant et aux témoignages des autres policiers présents sur les lieux de cette interpellation pourtant reconnue contraire à l’article 3 de la Convention.
89. La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il soutient (paragraphe 65 ci-dessus) que les éléments produits devant les juridictions internes n’ont pas permis d’établir « au-delà de tout doute raisonnable » l’absence de rébellion dans le chef du requérant. Ceci reviendrait à inverser la charge de la preuve en matière pénale. En effet, l’équité de la procédure prescrite par l’article 6 de la Convention ne peut être dissociée du respect dû à la présomption d’innocence telle que celle-ci est garantie par l’article 6 § 2 de la Convention (Melich et Beck c. République tchèque, no 35450/04, § 47, 24 juillet 2008). Or, en vertu du principe « in dubio pro reo », qui constitue l’un des principes les plus fondamentaux du droit pénal (Navalnyy, précité, § 83), la charge de la preuve incombe à l’accusation et une personne poursuivie ne pourrait être contrainte de prouver son innocence (Melich et Beck, précité, § 47).
90. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que les juridictions internes n’ont pas assuré au requérant une procédure équitable compatible avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
91. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
92. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
93. Le requérant demande 7 500 euros (« EUR ») pour indemniser le dommage moral qu’il estime avoir subi du fait du caractère inéquitable de la procédure pour rébellion, y compris le déni de justice résultant de la manière dont la reconnaissance de la violation de l’article 3 par le Gouvernement a été dénaturée.
94. Le Gouvernement rappelle que le requérant a déjà été indemnisé à concurrence de 15 000 EUR dans le cadre de la procédure relative aux violences policières en vue de couvrir le préjudice moral reconnu par l’État quant aux insultes (paragraphe 17 ci-dessus). Il n’aperçoit pas à quel titre cette somme devrait être augmentée pour avoir trompé son attente d’obtenir une reconnaissance d’un usage illégitime de la force publique à son endroit.
95. La Cour estime que le dommage moral résultant de la violation qu’elle a constatée dans le cadre de la procédure de rébellion (paragraphes 90‑91 ci‑dessus) est distinct de celui qui a été indemnisé dans le cadre de la procédure relative aux violences policières. Statuant en équité, la Cour octroie au requérant la somme réclamée, à savoir 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
96. La Cour rappelle en outre que la possibilité de réouverture de la procédure existe en droit belge, et que la mise en œuvre de cette possibilité sera examinée, s’il y a lieu, par la Cour de cassation au regard du droit interne et des circonstances particulières de l’affaire (Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 200, 9 novembre 2018).
2. Frais et dépens
97. Le requérant réclame 17 600 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure de rébellion menée devant les juridictions internes et au titre de ceux qu’il a engagés dans le cadre de la présente procédure menée devant la Cour.
98. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
99. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères précités, la Cour accorde au requérant le montant de 8 500 EUR qu’il demande tous frais, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
100. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief concernant l’article 6 § 1 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président