QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE TUSĂ c. ROUMANIE
(Requête no 21854/18)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Inefficacité de toutes les procédures à disposition de la requérante alléguant des fautes médicales pour l’ablation d’un sein par un chirurgien suite au diagnostic erroné de cancer d’un oncologue • Usage compréhensible de l’ensemble des procédures pour clarifier la situation factuelle et obtenir la réparation du préjudice • Procédures ayant abouti à des résultats divergents • Mécanisme légal lent et lourd n’ayant pas permis la clarification des circonstances factuelles, ayant entraîné l’intervention de la prescription dans la procédure pénale contre l’oncologue et la fin de la procédure disciplinaire pour le chirurgien décédé • Procédure en responsabilité civile délictuelle, la seule susceptible en théorie de procurer une réparation, toujours pendante plus de neuf ans après la saisine des tribunaux et quatorze ans après les faits allégués
STRASBOURG
30 août 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tusă c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Faris Vehabović,
Iulia Antoanella Motoc,
Yonko Grozev,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 21854/18) dirigée contre la Roumanie et dont une ressortissante de cet État, Mme Maria Tusă (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 30 avril 2018,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 juin et 5 juillet 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La requérante a subi une ablation du sein gauche en raison d’un diagnostic de cancer qui s’est révélé erroné par la suite. La requête concerne l’efficacité de l’enquête relative aux griefs que la requérante tirait de l’erreur de diagnostic posé par le médecin oncologue et de la non-vérification de ce diagnostic par le chirurgien avant l’intervention chirurgicale. Elle soulève des questions sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1966 et réside à Lazu. Elle a été représentée par Me M. Ispas, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
1. genÈse de l’affaire
4. En janvier 2008, la requérante consulta la docteur P.D.I., médecin oncologue à l’hôpital départemental d’urgences de Constanţa, à propos d’un nodule qu’elle sentait dans son sein gauche. Il ressort du dossier que la docteur P.D.I. procéda à un examen clinique et demanda la réalisation d’une mammographie et d’une ponction en vue d’un examen cytologique. Sur la base des résultats de ces examens, l’oncologue établit un diagnostic de néoplasme mammaire et recommanda une intervention chirurgicale ainsi qu’une chimiothérapie. La requérante suivit une chimiothérapie qui conduisit à la disparition du nodule suspect. L’oncologue lui conseilla de maintenir l’intervention chirurgicale.
5. En avril 2008, le docteur U.O.D., chirurgien, réalisa l’intervention chirurgicale dans un hôpital privé géré par la société commerciale M.A. Le chirurgien procéda à l’ablation du sein gauche de la requérante et de certains muscles et ganglions environnants. Il ressort du dossier que des échantillons de tissus furent prélevés à la suite de l’opération mais qu’aucun examen extemporané de ces tissus ne fut réalisé pendant l’intervention.
6. En 2010, la requérante consulta un médecin endocrinologue qui, après avoir examiné les documents médicaux, émit des doutes sur le diagnostic de cancer. Il fut ensuite établi, par des examens médicaux complémentaires pratiqués sur les tissus prélevés après l’intervention chirurgicale, que la requérante avait souffert d’une maladie bénigne, la mastopathie fibrokystique, et non pas d’un cancer.
2. les procÉdures engagÉes en vue d’examiner la responsabilité mÉdicale
7. Estimant avoir été victime d’une faute médicale, la requérante fit usage de toutes les procédures que le droit interne mettait à sa disposition. Elle forma ainsi une plainte pénale pour blessures corporelles contre les deux médecins en cause. Elle engagea aussi des actions en vue d’établir l’existence d’une faute médicale (malpraxis) en vertu de la loi no 95/2006 sur la réforme dans le domaine de la santé (« la loi no 95/2006 » ; paragraphes 52-53 ci‑dessous) ainsi qu’une action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le droit commun. Une procédure disciplinaire fut également ouverte contre les deux médecins.
8. Ces procédures sont résumées ci-dessous.
1. La procédure pénale pour blessures corporelles
9. Le 10 mai 2010, la requérante déposa une plainte pénale contre les deux médecins pour blessures corporelles par faute (culpă). Dans sa plainte, elle indiquait qu’elle avait pris connaissance de l’erreur de diagnostic le 4 mars 2010. Elle se constitua partie civile et réclama des dommages et intérêts d’une valeur de 100 000 euros.
10. Le 2 juin 2010, la police de Constanţa (« la police ») ouvrit une procédure pénale pour blessures corporelles. Le 28 juin 2010, la police demanda à l’Institut national de médecine légale « Mina Minovici » (« l’INML ») la réalisation d’une expertise médicolégale.
11. Le 1er avril 2013, la police déclencha des poursuites pénales contre la docteur P.D.I. pour avoir posé un diagnostic erroné de néoplasme mammaire, et contre le docteur U.O.D. pour avoir procédé, par voie chirurgicale, à l’ablation du sein de la requérante sans avoir réexaminé le diagnostic posé par sa consœur. Les deux médecins étaient ainsi mis en cause pour avoir causé une invalidité permanente à la requérante.
12. Le 9 avril 2013, l’INML transmit à la police le rapport d’expertise médicolégale. Il ressort de ce rapport qu’il avait été dressé par un médecin légiste salarié de l’INML et que deux experts médicolégaux avaient également participé à la réalisation de l’expertise pour les comptes de la requérante et de la docteur P.D.I. respectivement. Le rapport d’expertise comportait des réponses à trente-huit questions (obiectivele expertizei) et se fondait sur les documents médicaux provenant notamment de l’hôpital départemental de Constanţa et de certains laboratoires d’analyses médicales. Il concluait que la docteur P.D.I. avait établi un diagnostic erroné ; que le docteur U.O.D. n’avait pas examiné et confirmé ce diagnostic ; et que la requérante avait subi un préjudice esthétique important.
13. Le 1er juin 2013, le parquet près le tribunal départemental de Constanţa (« le parquet ») demanda à l’INML de répondre aux objections formulées par les deux médecins mis en cause. Le 8 juillet 2013, l’INML communiqua au parquet un complément au rapport d’expertise (completare). L’expert expliqua sa démarche professionnelle et constata que les objections formulées n’étaient pas confirmées, soit en raison de l’absence de documents médicaux que, notamment, la docteur P.D.I. n’aurait pas transmis, soit parce qu’elles n’allaient pas dans le sens de la méthodologie médicolégale et de la littérature médicale.
14. Les deux médecins contestèrent les conclusions du rapport d’expertise médicolégale. En application de la législation pertinente (paragraphes 61 et suiv. ci‑dessous), ce rapport fut soumis à la commission d’avis et de contrôle de l’INML.
15. Le 2 août 2013, la commission d’avis et de contrôle de l’INML rendit son avis, estimant qu’il n’y avait pas eu de faute médicale en l’espèce. L’avis comportait des considérations générales sur le traitement des cancers ainsi qu’un résumé de la situation de la requérante. Sur la base des éléments relatifs à la situation de celle-ci, la commission concluait que le diagnostic et l’intervention chirurgicale avaient fait l’objet de décisions adéquates. De l’avis de la commission, rien ne démontrait que la requérante ne présentait pas une tumeur mammaire cancérigène lors des premières consultations. Toutefois, compte tenu de la complexité du cas et de l’absence d’opinion de certains spécialistes, qui faisaient également partie de la commission supérieure d’avis et de contrôle de l’INML, il fut recommandé de recueillir l’avis de cette dernière.
16. La commission supérieure d’avis et de contrôle de l’INML se réunit le 20 février 2014 et son avis fut ensuite transmis au parquet le 28 février 2014. La commission supérieure estima que, lors des consultations d’oncologie, la requérante avait bénéficié des examens médicaux couramment utilisés et disponibles à l’époque en Roumanie ; que ces examens avaient des limites ; qu’il existait à ce moment-là des éléments suffisants pour justifier la chimiothérapie ; que le chirurgien avait trois options et que celle qu’il avait choisie était la plus sûre compte tenu de la situation de la requérante et de la possibilité d’une reconstruction mammaire.
17. Il ressort également du dossier que, lors de l’enquête, les autorités avaient entendu la requérante et les deux médecins mis en cause ainsi que des témoins, dont trois médecins de diverses spécialités qui avaient été consultés dans le cas de la requérante.
18. Le 7 juillet 2014, le parquet décida de classer l’affaire sans suite. Après avoir examiné les expertises médicolégales réalisées, il décida que les avis de la commission d’avis et de contrôle de l’INML et de la commission supérieure d’avis et de contrôle de l’INML manquaient d’arguments scientifiques et revêtaient un caractère formel. De l’avis du parquet, les documents médicolégaux comportaient des opinions contradictoires et il convenait de prendre en considération d’autres preuves. Le parquet fit ensuite mention des décisions de la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales auprès de la direction départementale de la santé de Constanţa (paragraphe 22 ci-dessous).
Le parquet déduisit de l’ensemble de ces éléments que la requérante avait subi une intervention chirurgicale qui avait été réalisée correctement, mais qui avait été décidée sur la base d’un diagnostic erroné. Quant à la docteur P.D.I., il fut retenu qu’elle s’était acquittée de ses obligations professionnelles de manière superficielle et que son comportement était constitutif d’une faute médicale ; toutefois, il fut constaté que sa responsabilité pénale était prescrite. Quant au docteur U.O.D., il fut conclu qu’il avait pratiqué une intervention chirurgicale à bon escient par rapport au diagnostic posé par l’oncologue. Dans son cas, la présomption d’exactitude du diagnostic posé par un spécialiste trouvait application.
19. La requérante ne contesta l’ordonnance de classement sans suite ni devant le procureur de rang supérieur, ni devant les tribunaux.
20. La contestation introduite par la docteur P.D.I. en vue d’obtenir une décision établissant son innocence fut rejetée par le procureur général le 8 mai 2015. Par une décision avant dire droit du 8 octobre 2015, le tribunal de première instance de Constanţa (« le tribunal de première instance ») rejeta la contestation de la docteur P.D.I. et confirma la décision de classement sans suite. Le tribunal jugea notamment que le dossier du parquet comportait un ensemble d’éléments de preuve et que le parquet avait expliqué auxquels de ces éléments de preuve il attachait de l’importance et pourquoi la situation des deux médecins était différente en l’espèce.
2. Les actions engagées en vue d’établir l’existence d’une faute médicale (malpraxis)
21. La requérante saisit également la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales de la direction départementale de santé publique de Constanţa (« la commission de suivi ») d’une plainte contre les deux médecins, en vertu de la loi no 95/2006 qui introduisait une procédure relative à la faute médicale (malpraxis ; paragraphe 52 ci-dessous).
22. La commission de suivi examina la plainte et, le 3 novembre 2010, elle décida par deux décisions séparées que les deux médecins avaient commis une faute médicale (sunt întrunite elemente de malpraxis). D’après les éléments du dossier, ces décisions n’étaient pas motivées parce que la loi no 95/2006 n’exigeait pas de motivation écrite. Il s’avère également que la commission de suivi avait recueilli les avis de plusieurs médecins avant de rendre ces décisions.
23. Les deux médecins contestèrent ces décisions devant le tribunal de première instance (paragraphes 24 et 34 ci-dessous). Il ressort également du dossier que la commission de suivi transmit ultérieurement à au tribunal, à la demande de ce dernier, la motivation des deux décisions contestées (paragraphes 26 et 37 ci-dessous).
1. La procédure engagée par la docteur P.D.I.
24. La docteur P.D.I. contesta la décision de la commission de suivi devant le tribunal de première instance en vue d’en obtenir l’annulation. La contestation était dirigée contre la direction départementale de santé publique de Constanţa (« la direction départementale »). La requérante fit une demande d’intervention accessoire dans l’intérêt de la direction départementale.
25. Rien dans le dossier ne démontre avec certitude que le tribunal de première instance a reporté l’examen de l’affaire alors que la procédure pénale était pendante (pour le report prononcé dans le dossier visant le docteur U.O.D., voir paragraphe 35 ci-dessous).
26. Par un jugement du 4 avril 2018, le tribunal de première instance rejeta la contestation et, par voie de conséquence, accueillit la demande d’intervention de la requérante. Le tribunal résuma ainsi la motivation de la décision contestée (paragraphes 22-23 ci-dessus) : les résultats de l’examen clinique réalisé par l’oncologue, de même que les examens effectués (mammographie et examen cytologique), ne confirmaient pas le diagnostic de néoplasme ; les examens anatomo-pathologiques effectués après l’intervention chirurgicale avaient révélé une lésion bénigne ; l’oncologue avait posé un diagnostic erroné qui avait causé à la requérante un préjudice et ces faits étaient constitutifs d’une faute médicale.
Sur cette base, le tribunal estima qu’il convenait de rechercher si la docteur P.D.I. avait respecté les normes professionnelles quand elle avait posé le diagnostic de la requérante. Pour cela, le tribunal prit en compte les documents et avis médicaux disponibles au dossier, dont notamment les rapports médicolégaux produits dans la procédure pénale et les avis médicaux recueillis par la commission de suivi. Après avoir résumé leur contenu, le tribunal estima que l’avis de la commission d’avis et de contrôle de l’INML (paragraphe 15 ci-dessus) était problématique car elle avait sollicité les opinions de deux médecins spécialistes, mais avait rendu son avis avant de recueillir ces opinions. Ensuite, le tribunal jugea que le contenu de l’avis de cette commission et de celui de la commission supérieure d’avis et de contrôle de l’INML (paragraphe 16 ci-dessus) ne comportaient pas des affirmations certaines sur la conduite de la docteur P.D.I., mais plutôt des hypothèses qui auraient rendu nécessaires des examens médicaux supplémentaires afin de confirmer le diagnostic. Le tribunal se fonda sur le rapport d’expertise médicolégale et sur les avis de certains médecins consultés auparavant par la commission de suivi et par la commission supérieure d’avis et de contrôle de l’INML, et conclut que la docteur P.D.I. avait posé un diagnostic erroné.
27. Cette dernière interjeta appel devant le tribunal départemental de Constanţa. À l’audience du 20 novembre 2018, le tribunal départemental décida de demander à l’INML de constituer une commission afin de réaliser une expertise médicolégale et de déterminer si le diagnostic posé par la docteur P.D.I. était « soutenu par les investigations effectuées, plus précisément si les examens cliniques et de laboratoire effectués étaient suffisants pour confirmer avec certitude le diagnostic retenu ».
28. La docteur P.D.I. demanda le dépaysement de l’affaire. Le 17 janvier 2019, la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») accueillit sa demande et renvoya l’affaire au tribunal départemental de Braşov.
29. Lors de l’audience du 12 mars 2019, le tribunal départemental de Braşov décida que le code de procédure civile ne s’opposait pas à la réalisation d’une expertise médicolégale en l’affaire dès lors que l’expertise médicolégale réalisée dans le dossier pénal visait à clarifier « l’existence ou l’inexistence des éléments constitutifs de l’infraction de blessures corporelles » et ne concernait pas la question de la faute médicale (malpraxis). La requérante demanda à l’audience à être interrogée en personne par la commission de l’INML et le tribunal départemental accéda à sa demande.
30. Le 13 septembre 2019, l’INML transmit au tribunal départemental de Braşov la nouvelle expertise médicolégale, qui avait été réalisée par une commission de trois médecins légistes de l’INML. Il ressort du rapport d’expertise que la commission avait consulté la requérante le 24 avril 2019. Les conclusions de ce rapport peuvent être résumées comme suit : les normes professionnelles en vigueur quand la docteur P.D.I. avait posé le diagnostic (à savoir le guide no 33 du 2 décembre 2007 sur le cancer du sein, édité par la Société roumaine d’obstétrique et de gynécologie) exigeaient que la suspicion clinique de cancer soit confirmée par un examen soit cytologique soit histopathologique ; les résultats de l’examen cytologique n’avaient pas été bien interprétés en l’espèce et, selon les normes professionnelles, le caractère certain du diagnostic ne pouvait pas être confirmé ; les documents médicaux n’étaient pas complets et certains détails relatifs à l’examen clinique manquaient alors qu’ils auraient été nécessaires ; les résultats de la mammographie ne suggéraient pas une tumeur maligne. Sur la base des documents médicaux examinés, la commission affirma que le diagnostic de néoplasme mammaire « n’a[vait] pas été confirmé avec certitude par les examens cliniques et de laboratoire effectués ». Il ressort du dossier que ce rapport avait reçu l’avis favorable de la commission d’avis et de contrôle de l’INML.
31. La docteur P.D.I. formula des objections au rapport de la nouvelle expertise médicolégale ; ses critiques visaient des aspects de fond. Elle faisait également valoir que le guide dont faisait mention la commission de l’INML (paragraphe 30 ci-dessus) était entré en vigueur à une date ultérieure, le 9 février 2010, après son adoption par un ordre du ministère de la Santé publique.
32. Par une décision du 18 décembre 2019, le tribunal départemental de Braşov rejeta l’appel. Le tribunal départemental apporta les précisions générales suivantes :
« La méconnaissance d’une norme déontologique qui n’a pas produit un préjudice au patient peut entraîner la responsabilité disciplinaire du médecin, mais dans une situation où la conduite fautive du médecin occasionne un préjudice au patient, la responsabilité civile délictuelle pour faute médicale (malpraxis) est mise en cause. »
Ensuite, le tribunal départemental jugea que la docteur P.D.I. avait commis un fait illicite dans l’exercice de sa profession ; plus précisément, le tribunal se fonda sur les conclusions de la nouvelle expertise médicolégale et nota que l’oncologue avait suivi les étapes nécessaires pour déterminer le diagnostic, en prescrivant les examens cliniques et de laboratoire nécessaires, mais qu’elle avait interprété de manière erronée les résultats de ces examens. Ces faits avaient occasionné un préjudice à la requérante, à savoir la prescription d’un traitement pour cancer qui n’était pas nécessaire et, en définitive, l’ablation de son sein gauche. Le tribunal jugea ensuite que la docteur P.D.I. avait agi de manière fautive (cu vinovăţie) et qu’il y avait un lien de causalité entre la conduite du médecin et le préjudice subi par la requérante.
33. Par un arrêt définitif du 10 août 2020, la cour d’appel de Braşov fit droit au recours (recurs) que la docteur P.D.I. avait formé et annula la décision du 3 novembre 2010 susmentionnée. La cour d’appel jugea que les critères d’application de la faute médicale n’étaient pas réunis en l’espèce. Concernant la nouvelle expertise médicolégale, la cour d’appel apporta les précisions suivantes :
« Après avoir examiné [la nouvelle expertise médicolégale], la cour [d’appel] constate qu’en réalité la nouvelle expertise, sans aucun élément de nouveauté en ce qui concerne l’aspect probatoire – à l’exception de certaines opinions spécialisées délivrées ultérieurement –, a évalué exactement les mêmes aspects qui avaient été pris en compte lors de la première expertise, laquelle avait toutefois eu une portée plus large puisque l’activité du médecin chirurgien avait aussi été examinée. De plus, cette nouvelle expertise englobe l’expertise antérieure et les avis y afférents, ainsi que les opinions spécialisées et les conclusions présentées, qui reprennent la situation de fait, sont sommaires et se limitent à la réinterprétation mise à jour des données, à la lumière d’un guide qui n’était pas en vigueur à la date de la commission des faits respectifs.
Puisque les dispositions de l’article 28 du règlement [d’application de l’OG no 1/2000 ; paragraphe 61 ci-dessous] ne font pas de distinction quant à l’autorité judiciaire qui solliciterait une nouvelle expertise, la cour [d’appel] note, au vu de l’identité de la situation examinée et de l’absence d’éléments pertinents qui n’auraient pas été examinés antérieurement, que la nouvelle expertise ne pourrait pas réinterpréter en fonction d’éléments ultérieurs les conclusions de la commission supérieure [d’avis et de contrôle de l’INML] qui en examinant l’affaire a pris en considération les méthodes et le niveau des connaissance au moment en cause.
Après avoir examiné les arguments des experts et les opinions que les spécialistes ont exprimées en l’affaire, il convient de constater que ceux-ci sont contradictoires et qu’ils ne convergent pas au-delà de tout doute vers l’existence d’une erreur de diagnostic [italiques dans le texte original]. »
La cour d’appel expliqua ensuite la différence entre l’erreur médicale (eroarea medicală) et la faute médicale (greşeala medicală) dans les termes suivants :
« La théorie générale des erreurs professionnelles fait une distinction entre les erreurs de fait (en lien avec la nature de l’acte médical), dues à une imperfection de la science médicale à un moment donné, à la réactivité particulière du malade, qui se produisent dans les conditions d’une activité parfaitement normale et ne sont par conséquent pas imputables [à une personne en particulier], et les erreurs de norme (qui sont définies comme des lacunes de la conduite professionnelle) qui sont synonymes de la faute et, par conséquent, imputables [à une personne].
La faute, y compris celle de diagnostic, est évaluée en fonction des critères de la culpabilité professionnelle (culpa profesională) et non pas ceux de droit commun. Peut ainsi être considérée comme une faute : la méconnaissance d’une obligation de diligence et de prudence, d’assiduité, de zèle, de promptitude et de compétence du médecin ; une carence qu’un autre médecin, dans les mêmes conditions et circonstances, n’aurait pas eue ; une méconnaissance des règles professionnelles, acceptées de manière unanime, par inattention, négligence ou imprudence ; un défaut de prévision ayant occasionné des préjudices, alors que [le médecin aurait] dû et pu prévoir le dommage dans les conditions données.
La distinction entre erreur et faute présuppose l’analyse des conditions concrètes dans lesquelles l’acte médical a été fourni, la vérification du fait que le médecin, en faisant appel de manière consciencieuse et diligente à ses connaissances scientifiques, a fait tout ce qui était en son pouvoir pour poser le diagnostic le plus exact et pour choisir la meilleure méthode de traitement dans l’intérêt du malade. Si le médecin a respecté les exigences d’une attitude idéale, la contradiction entre le diagnostic et la réalité apparaît comme une erreur, parce que tout médecin dans les mêmes conditions serait arrivé à la même conclusion [italiques dans le texte original]. »
En l’espèce, la cour d’appel jugea que la docteur P.D.I. n’avait pas méconnu les règles professionnelles et qu’elle avait agi avec la diligence et la prudence exigées par la profession, dans la mesure où l’existence d’une erreur de diagnostic était incertaine. La cour d’appel s’exprima ainsi :
« Dans la présente affaire, même la supposée « contradiction » (neconcordanţă) entre le diagnostic et la réalité est incertaine [italiques dans le texte original], dès lors que l’absence de tout élément néoplasique après la thérapie, étant donné l’existence certaine, au moment où le diagnostic a été posé, de plusieurs atypies cellulaires qui sont en règle générale de type néoplasique, est un aspect amplement examiné par les spécialistes et controversé, conformément à ce qui a été exposé antérieurement. Par conséquent, en l’absence de l’élément fondamental (la certitude du caractère non cancéreux de la tumeur), il devient inutile d’examiner l’acte médical représenté par l’établissement d’un diagnostic de néoplasme à la lumière des investigations effectuées en vue de déterminer la distinction entre erreur et faute. »
La cour d’appel jugea qu’aucun fait illicite n’était à la charge de la docteur P.D.I. et qu’il était inutile de rechercher si les autres éléments prévus par l’article 34 de l’ordre du ministère de la Santé publique no 1343/2006 (paragraphe 54 ci-dessous) étaient réunis. La cour d’appel conclut que la docteur P.D.I. n’avait pas commis de faute médicale.
2. La procédure engagée par le docteur U.O.D.
34. Le docteur U.O.D. contesta lui aussi la décision de la commission de suivi devant le tribunal de première instance en vue d’obtenir son annulation. La contestation était dirigée contre la direction départementale de santé publique de Constanţa. La requérante fit une demande d’intervention incidente dans l’intérêt de la direction départementale.
35. Il ressort du dossier que le 14 juin 2011, le tribunal de première instance sursit à statuer en l’affaire parce que la procédure pénale était pendante et que, le 22 janvier 2016, il décida de remettre l’affaire au rôle.
36. Lors de l’audience du 29 avril 2016, le tribunal de première instance examina la demande du docteur U.O.D. de procéder à une nouvelle expertise médicolégale et la rejeta. Le tribunal se référa aux documents médicolégaux déjà produits dans le cadre de la procédure pénale et jugea qu’une nouvelle expertise n’était pas nécessaire dans la mesure où la partie défenderesse n’avait pas sollicité une telle expertise et qu’il était nécessaire de mener la procédure dans un délai raisonnable.
37. Par un jugement du 19 septembre 2016, le tribunal de première instance accueillit la contestation et annula la décision contestée du 3 novembre 2010 (paragraphes 22-23 ci-dessus), puis rejeta la demande d’intervention faite par la requérante. Pour examiner le bien-fondé de la décision susmentionnée, le tribunal nota qu’elle reposait sur les avis des médecins spécialisés sollicités par la commission et récapitula le contenu de ces avis. Le tribunal résuma ensuite les avis exprimés dans le cadre de la procédure pénale, ainsi que les motifs fournis par la commission : le chirurgien avait l’obligation de vérifier le diagnostic posé par l’oncologue ; dans le cas de la requérante, le diagnostic de cancer ne reposait pas sur des éléments objectifs ; lorsque le diagnostic était incertain, des examens pouvaient être pratiqués lors de l’intervention chirurgicale (« examen extemporané »), ce qui n’avait pas été fait en l’espèce ; le chirurgien avait pratiqué l’intervention chirurgicale dans un établissement qui ne disposait pas d’un laboratoire qui aurait pu réaliser l’examen extemporané et avait ainsi méconnu un guide professionnel (le guide no 33 ; paragraphe 30 ci‑dessus). Le tribunal estima que sa tâche consistait à examiner la question de savoir si le docteur U.O.D. avait l’obligation de livrer un nouveau diagnostic dans le cas de la requérante et, se fondant sur les opinions majoritaires des spécialistes médicaux consultés en l’affaire, répondit par la négative. Le tribunal écarta le raisonnement de la commission de suivi pour défaut de pertinence et jugea que l’oncologue avait assumé le diagnostic et que le chirurgien n’était pas tenu de procéder à un examen supplémentaire pendant l’intervention chirurgicale.
38. Par une décision du 1er février 2017, le tribunal départemental de Constanţa rejeta les appels de la direction départementale et de la requérante. Le tribunal départemental confirma, à l’instar du tribunal de première instance, qu’il convenait de rechercher si le chirurgien était tenu de vérifier le diagnostic posé par l’oncologue et examina les divers guides et protocoles médicaux qui pouvaient être applicables. À cet égard, le tribunal départemental nota que le guide dont la commission de suivi faisait mention dans ses motifs (paragraphe 37 ci‑dessus) n’avait pas de valeur obligatoire à la date à laquelle le docteur U.O.D. avait pratiqué l’intervention chirurgicale en l’espèce. Le tribunal nota l’absence de toute norme professionnelle qui aurait imposé au chirurgien de réexaminer le diagnostic posé par l’oncologue. Enfin, il conclut que le docteur U.O.D. n’avait pas commis de faute médicale dans le cas de la requérante.
39. Par un arrêt définitif du 6 novembre 2017, la cour d’appel de Constanţa rejeta les recours formés par la direction départementale et la requérante et confirma les décisions rendues en première instance et en appel.
3. L’action en responsabilité civile délictuelle
40. Le 13 février 2013, la requérante saisit le tribunal de première instance d’une action civile contre les deux médecins fondée sur les dispositions relatives à la responsabilité civile délictuelle (paragraphes 50-51 ci-dessous) ainsi que sur les dispositions de la loi no 95/2006 relatives à la faute médicale (paragraphe 52 ci-dessous). Elle demandait notamment au tribunal de constater que la docteur P.D.I. avait commis une faute médicale en posant un diagnostic erroné et que le docteur U.O.D. avait également commis une faute médicale en pratiquant l’intervention chirurgicale. En outre, elle demandait que les deux médecins soient condamnés solidairement à payer des dommages et intérêts d’un montant de 450 000 lei roumains, soit environ 100 000 euros. Elle indiquait, dans son mémoire, qu’une procédure pénale était en cours (paragraphe 9 ci-dessus) de même qu’une procédure fondée sur les dispositions de la loi no 95/2006 (paragraphe 21 ci-dessus).
41. Le 14 mars 2013, la requérante précisa que son action était également dirigée contre le service des urgences de l’hôpital départemental de Constanţa et contre la société M.A. à raison des relations de travail qu’ils entretenaient respectivement avec les deux médecins.
42. Le 13 août 2013, le tribunal de première instance sursit à statuer en l’affaire, au motif que la procédure pénale était pendante. Il ressort du dossier que le 25 novembre 2015, le tribunal remit l’affaire au rôle et que, à la même date, la requérante compléta son action et demanda la majoration des dommages et intérêt à hauteur de 2 250 000 lei roumains, soit environ 500 000 euros.
43. Le 2 mars 2016, le tribunal de première instance prit acte des précisions de la requérante quant à l’objet de son action et nota que l’action ne visait pas l’établissement d’une faute médicale, mais l’établissement, à la lumière des conditions de la responsabilité civile délictuelle, de l’existence d’un fait illicite ayant causé des préjudices.
44. Le 20 avril 2016, le tribunal de première instance sursit de nouveau à statuer, en raison du fait que les deux médecins avaient contesté devant le même tribunal les décisions de la commission de suivi (paragraphe 22 ci‑dessus).
45. Il ressort des informations fournies par le Gouvernement que, le 28 septembre 2021, une audience a eu lieu dans le cadre de cette procédure devant le tribunal de première instance, lequel a pris note du décès du docteur U.O.D. Le tribunal a ajourné l’examen de la demande de remise au rôle pour une prochaine audience. Selon les dernières informations fournies par les parties, une audience était prévue le 7 décembre 2021.
4. La procédure disciplinaire
46. Il ressort du dossier qu’une procédure disciplinaire a également été conduite en l’espèce, à la suite d’une plainte déposée le 24 novembre 2010 par la requérante auprès du collège des médecins de Constanţa.
47. À une date non précisée en 2016, la commission de discipline du collège des médecins de Constanţa rejeta la plainte de la requérante, qui contesta cette décision devant le collège des médecins de Roumanie.
48. La contestation de l’intéressée fut examinée par la commission supérieure de discipline du collège des médecins de Roumanie. Cette commission recueillit les avis de ses commissions spécialisées en oncologie et en chirurgie respectivement. Lors d’une réunion du 20 novembre 2020, la commission supérieure de discipline fit partiellement droit à la contestation de la requérante et appliqua la sanction de l’admonestation (mustrare) à la docteur P.D.I. Cette commission estima que l’oncologue avait contrevenu aux normes d’éthique professionnelle et aux règles des bonnes pratiques professionnelles et que cette conduite mettait en jeu sa responsabilité disciplinaire. De l’avis de la commission, le traitement anti-cancéreux avait été décidé de manière erronée, en l’absence d’un diagnostic certain de cancer, et la biopsie était « impérieusement nécessaire » pour avoir la certitude du diagnostic. La commission nota aussi que l’oncologue n’avait pas respecté les normes déontologiques qui exigeaient que le médecin agisse avec diligence pour prendre la décision correcte et que le patient ait la garantie que son état de santé ne pâtisse pas du comportement de son médecin. Enfin, la commission prit acte du décès du docteur U.O.D., survenu à une date non précisée, et décida de mettre fin à l’action disciplinaire (stingerea acţiunii disciplinare) le concernant.
49. Selon les informations communiquées par la requérante, la décision de la commission supérieure de discipline ne fit l’objet d’aucune contestation devant les tribunaux (paragraphe 52 ci-dessous).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Sur la responsabilité médicale
1. Les dispositions normatives
50. Les dispositions du code civil régissant la responsabilité délictuelle, en vigueur au moment des faits, et des exemples de pratique interne en matière de responsabilité délictuelle et disciplinaire des médecins figurent dans les arrêts Mihu c. Roumanie (no [36903/13](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252236903/13%2522%5D%7D), §§ 47-51, 1er mars 2016) et Ioniță c. Roumanie (no [81270/12](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252281270/12%2522%5D%7D), §§ 53-57, 10 janvier 2017).
51. Les dispositions pertinentes en l’espèce du nouveau code civil roumain, en vigueur depuis le 1er octobre 2011, se lisent comme suit :
Article 1349
La responsabilité civile délictuelle
« 1. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite imposées par la loi ou la coutume et de s’abstenir de porter atteinte, par ses actions ou par ses inactions, aux droits ou intérêts légitimes d’autrui.
2. Toute personne capable de discernement qui méconnaît ce devoir répond de tous les préjudices causés et est tenue de les réparer intégralement.
3. Dans les cas expressément prévus par la loi, une personne peut être tenue de réparer le préjudice causé par le fait d’autrui (...). »
Article 1365
Les effets de la décision pénale
« La juridiction civile n’est pas liée par les dispositions de la loi pénale, ni par la décision définitive d’acquittement ou [par celle qui met] fin au procès pénal en ce qui concerne l’existence du préjudice ou de la faute (vinovăţiei) de l’auteur du fait illicite ».
52. Les articles 442-451 de la loi no 95/2006 règlementent la responsabilité disciplinaire des médecins, qui relève de la compétence des commissions de discipline du collège territorial des médecins et de la commission supérieure de médecine du collège des médecins de Roumanie. L’article 451 permet à tout médecin qui a été sanctionné par la commission supérieure de discipline de saisir les tribunaux d’une action en contentieux administratif en vue de contester la décision de sanction et d’obtenir son annulation.
53. La loi no 95/2006 comporte en outre les dispositions suivantes en ce qui concerne la responsabilité du personnel médical pour faute médicale (malpraxis) :
Titre XVI
La responsabilité civile du personnel médical et des fournisseurs de produits et services médicaux, sanitaires et pharmaceutiques
Article 653
« 1. Dans le cadre du présent titre, les termes suivants sont ainsi définis :
a. le « personnel médical » désigne les médecins, médecins stomatologues, pharmaciens, infirmiers (auxiliaires médicaux) et sage-femmes qui fournissent des services médicaux ;
b. la « faute médicale » (malpraxis) désigne l’erreur professionnelle commise lors de l’acte médical ou médico-pharmaceutique ayant généré des préjudices au patient, qui entraîne la responsabilité civile du personnel médical et/ou du fournisseur de produits et de services médicaux, sanitaires et pharmaceutiques.
2. Le personnel médical répond civilement des préjudices provoqués par erreur, y compris par négligence, imprudence ou [en raison de] connaissances médicales insuffisantes dans l’exercice de la profession, ou à la suite d’actes individuels dans le cadre de procédures de prévention, diagnostic ou traitement.
(...)
5. La responsabilité civile prévue par la présente loi n’exclut pas la responsabilité pénale si les faits qui ont causé le préjudice sont constitutifs d’une infraction au sens de la loi. »
(...)
Article 679
« 1. Est constituée, dans le cadre des directions départementales de la santé publique et [de celle] de la municipalité de Bucarest, une commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales (Comisia de monitorizare şi competenţă profesională pentru cazurile de malpraxis), dénommée ci-après la commission. »
(...)
Article 681
« La commission peut être saisie par :
a) toute personne ou, le cas échéant, le représentant légal de celle-ci, qui se considère victime d’une faute médicale (« un act de malpraxis ») commise dans l’exercice d’une activité de prévention, de diagnostic et de traitement (...) »
Article 682
« 1. La commission désigne, par tirage au sort de la liste nationale d’experts, un groupe d’experts ou un expert ayant au moins le même degré professionnel et académique que [la personne qui fait l’objet d’une réclamation], selon la complexité de l’affaire, en vue de la réalisation d’un rapport sur l’affaire.
2. Les experts prévus au premier paragraphe ont accès à tous les documents médicaux de l’affaire, dont ils estiment l’examen nécessaire et ils ont le droit d’entendre et d’enregistrer les dépositions de toutes les personnes impliquées.
3. Les experts rédigent, dans un délai de trente jours, un rapport sur l’affaire qu’ils soumettent à la commission. La commission adopte une décision en l’affaire, dans un délai maximal de trois mois à compter de la date de la saisine.
4. Chaque partie intéressée a le droit de recevoir une copie du rapport d’expertise et des documents médicaux ayant servi à la rédaction. »
Article 683
« La commission établit par décision s’il y a eu ou non faute médicale en l’affaire (dacă în cauză a fost sau nu o situaţie de malpraxis). La décision est communiquée à toutes les parties intéressées, y compris à l’assureur, dans un délai de cinq jours calendaires. »
Article 684
« 1. Lorsque l’assureur ou toute autre partie impliquée n’est pas d’accord avec la décision de la commission, il ou elle peut la contester devant l’instance compétente, dans un délai de quinze jours à compter de la date de la communication de la décision.
2. La procédure d’établissement des affaires de faute professionnelle (procedura stabilirii cazurilor de malpraxis) n’empêche pas le libre accès à la justice selon le droit commun. »
54. Le règlement d’organisation et de fonctionnement de la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales, approuvé par l’ordre no 1343/2006 pris le 6 novembre 2006 par le ministère de la Santé publique, comporte les dispositions suivantes :
Article 34
« La commission établit par décision s’il y a eu ou non faute médicale en l’affaire, en tenant compte obligatoirement au moins des critères suivants :
a) l’existence d’un fait commis dans le cadre d’une activité de prévention, de diagnostic et de traitement ;
b) l’existence d’un préjudice matériel ou moral ;
c) la culpabilité du mis en cause (vinovăţia făptuitorului) ;
d) le rapport de causalité entre le fait et le préjudice. »
55. Les normes d’application du titre XVI de la loi no 95/2006, adoptées le 14 mars 2007, comportent les dispositions suivantes :
Article 14
« Les personnes qui ont subi un préjudice en raison d’une faute médicale peuvent saisir soit la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales, ci-après la commission, soit la juridiction compétente selon la loi. »
(...)
Article 16
« La décision de la commission peut être contestée par l’assureur ou par les parties impliquées devant la juridiction compétente, dans un délai de quinze jours calendaires à compter de la date de sa communication. »
Article 17
« Lorsque la commission a établi l’existence d’une situation de faute, la juridiction compétente peut, à la demande de la personne qui a subi un préjudice, condamner la personne responsable à payer des dommages-intérêts. »
2. La pratique interne
56. Saisie à plusieurs reprises de questions relatives à la compétence matérielle des juridictions, la Haute Cour a examiné la relation entre les dispositions de droit commun relatives à la responsabilité civile délictuelle et celles découlant de la loi no 95/2006 sur la responsabilité du personnel médical pour faute médicale. Ainsi, par un arrêt du 14 septembre 2021, la Haute Cour a confirmé que la loi no 95/2006 prévoit une compétence matérielle spéciale d’examen de la responsabilité civile délictuelle et que, lorsque le justiciable se fonde tant sur les dispositions de la loi spéciale que sur les dispositions de droit commun, la loi spéciale doit être appliquée prioritairement compte tenu des particularités de ce « type de responsabilité civile délictuelle ». Par un arrêt du 24 juin 2021, la Haute Cour a expliqué que la loi no 95/2006 prévoit une procédure préalable à la saisine des tribunaux, qui se déroule devant la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales. La Haute Cour a ensuite précisé que la loi no 95/2006 n’empêche pas la saisine des tribunaux en vertu des dispositions de droit commun et que la victime d’une faute médicale peut choisir entre, d’une part, la saisine de la commission de suivi, dans le cadre d’une procédure préalable et, d’autre part, la saisine directe du tribunal qui examinera l’action selon le droit commun.
57. La Haute Cour a récemment confirmé cette approche dans le cadre d’un recours dans l’intérêt de la loi (recurs în interesul legii)[1], en vue de clarifier le problème de droit relatif à la compétence matérielle des juridictions saisies d’actions en indemnisation fondées sur la loi no 95/2006. Par un arrêt du 21 février 2022, la Haute Cour a examiné la relation entre l’action en indemnisation à raison d’une faute médicale (malpraxis) fondée sur la loi no 95/2006 et l’action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le code civil, ainsi que la question de savoir si la loi no 95/2006 instaurait, pour la victime alléguée d’une faute médicale, l’obligation de saisir la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales relevant de l’article 679 de la loi. L’arrêt de la Haute Cour, en ses parties pertinentes, est ainsi rédigé:
« 66. La pratique non-unitaire à l’origine du présent recours dans l’intérêt de la loi découle des choix différents de juridictions compétentes d’un point de vue matériel pour examiner les affaires ayant pour objet l’obligation délictuelle des parties défenderesses de s’acquitter des dommages moraux/matériels découlant d’une faute médicale, lorsque la procédure prévue par les dispositions des articles 679-685 de la loi no 95/2006 n’a pas été suivie.
(...)
72. En tant que forme particulière de la responsabilité civile professionnelle, la responsabilité pour faute médicale est à l’origine de certaines demandes en justice qui ont comme objet la réparation des préjudices matériels et/ou moraux qui résultent des erreurs professionnelles commises lors d’un l’acte médical ou médico-pharmaceutique, erreurs [qui sont] préjudiciables pour le patient.
73. Lorsque la réparation du préjudice prend la forme d’une demande d’indemnisation financière, pareille demande relève évidemment de la catégorie des demandes en justice évaluables pécuniairement.
74. Dans les cas où il n’est pas possible, au sens de l’article 673 § 1 de la loi no 95/2006, d’établir à l’amiable le montant de l’indemnisation, la loi reconnaît au patient qui a subi un préjudice (personnellement ou, le cas, échéant, par le biais de son représentant légal) ou, en cas de décès, à ses héritiers, le droit de choisir entre : 1. la saisine de la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales (« la commission ») pour qu’elle établisse, par une décision, s’il y a eu ou non une situation de faute médicale ; 2. la saisine directe de la juridiction de droit commun, donc sans saisine préalable de la commission, ce qui illustre une forme de manifestation du libre accès à la justice,.
75. L’interprétation littérale des dispositions légales évoquées met en évidence que, même si le fondement juridique de la responsabilité civile demeure le même – l’existence alléguée d’un cas d’erreur médicale – l’élément de différenciation, en fonction de l’option de la partie [intéressée], tient à l’initiation ou non de la procédure préalable de vérification devant la commission. De ce point de vue peuvent être identifiées deux catégories de litiges que, dans le cadre de la réparation des préjudices causés par erreur médicale, la loi reconnaît et évoque : la première regroupe les litiges qui débutent avec la saisine de la commission, en la saisissant de l’examen de l’affaire en vue d’établir l’existence ou l’inexistence d’une situation de faute médicale. Dans ce cas, la saisine de la juridiction, même si elle est possible, a un caractère subséquent puisqu’il est nécessaire d’épuiser la procédure devant la commission, une procédure finalisée par l’adoption d’une décision par cette dernière ; la seconde se compose des litiges dans lesquels la partie choisit de ne pas saisir la commission, en engageant une action civile directement devant la juridiction.
76. Dans les deux catégories de situations, tous les éléments qui caractérisent le litige sont identiques : la partie requérante allègue l’existence d’un cas de faute médicale, donc d’une erreur professionnelle commise lors de l’acte médical ou médico‑pharmaceutique ayant généré un préjudice pour le patient et impliquant la responsabilité civile du personnel médical et/ou du fournisseur des produits et services médicaux, sanitaires ou pharmaceutiques. Par conséquent, les éléments qui caractérisent la responsabilité civile délictuelle (le fait, la culpabilité, le préjudice et le lien de causalité entre le fait et le préjudice) sont les mêmes, l’autorité investie par l’auteur de la saisine, que cela soit la commission ou la juridiction directement, devant réaliser, comme effet de la saisine, les mêmes vérifications et examens en ce qui concerne l’existence ou l’inexistence des faits constitutifs de la faute médicale.
77. Compte tenu des éléments ci-dessus, il devient donc possible de conclure que, du point de vue matériel, les litiges sont identiques [et impliquent] la même problématique juridique, d’autant que du point de vue procédural l’élément de différence tient à la saisine préalable de la commission (lorsque l’auteur de la saisine opte pour cela), la partie insatisfaite de la décision de la commission pouvant saisir ensuite la juridiction ou, au contraire, la saisine directe de la juridiction. Cet élément de différenciation procédurale renvoie en lui-même, dans une mesure suffisante, à la conclusion que les dispositions de l’article 684 (...) visent les deux catégories de litiges et non pas une seule.
(...)
83. En conséquence, il faut considérer, sur la base d’une interprétation littérale et systématique des dispositions des articles 684 et 687 de la loi et, en même temps, dans les conditions d’une mise en relation correcte de ces dispositions légales, que, par la volonté du législateur il revient au tribunal de première instance d’examiner en premier ressort toutes les catégories de litiges qui ont comme cause la commission alléguée d’une faute médicale. La phrase « les litiges prévus par la présente loi » utilisée dans l’article 687 a un caractère en même temps conclusif et intégrateur, elle intègre toutes les catégories de litiges générés par une faute médicale que la loi reconnaît au sens de l’article 684 de la loi no 95/2006, indépendamment de l’existence ou non d’une saisine préalable de la commission par la partie intéressée et de la conduite de la procédure devant celle-ci.
(...)
88. La conséquence de ces considérations est que, s’agissant de la question de droit dont est saisie la Haute Cour de cassation et de justice par la voie du présent recours dans l’intérêt de la loi, la compétence du tribunal de première instance dans le ressort territorial duquel a eu lieu l’acte constituant la faute médicale, quelle que soit la valeur des prétentions demandées en justice, étant établie par une norme spéciale (article 687 de la loi no 95/2006), le renvoi au droit commun relevant des dispositions de l’article 684 § 2 ne pourrait pas viser aussi l’établissement de la juridiction compétente dans la mesure où celle-ci est réglementée par la loi spéciale respective. Autrement dit, dès lors que les dispositions de l’article 687 prévalent, elles excluent les questions relatives à la compétence du champ d’application des dispositions de l’article 684 § 2 de la loi no 95/2006 et, de manière implicite, de celles du code de procédure civile qui exposent le droit commun de la compétence des juridictions (...) »
58. Par un arrêt du 19 novembre 2020, la Haute Cour a pris en compte les conclusions des décisions rendues dans le cadre d’une procédure disciplinaire à l’encontre d’un médecin. Plus précisément, la Haute Cour a jugé que les décisions disciplinaires avaient déjà établi l’existence d’un fait illicite et de la culpabilité du médecin (vinovăţie), ce qui représentait deux des conditions de la responsabilité civile délictuelle.
59. Selon les informations dont la Cour dispose, les juridictions nationales examinent la question de la responsabilité du médecin pour faute médicale comme une forme de responsabilité civile délictuelle. Ainsi, par un arrêt définitif du 13 avril 2017, la cour d’appel de Timişoara a jugé que la responsabilité médicale revêtait un caractère subjectif et qu’elle suivait les mêmes conditions que la responsabilité civile délictuelle, dans la mesure où l’obligation incombant au médecin était une obligation de diligence.
60. Par un jugement du 11 juillet 2018, le tribunal de première instance du premier arrondissement de Bucarest a condamné un médecin au paiement de dommages-intérêts à raison d’une faute médicale. Le tribunal s’est notamment fondé sur le rapport de la commission de suivi et de compétence professionnelle pour les cas de fautes médicales qui avait constaté l’existence d’un cas de faute médicale. Un jugement similaire avait été rendu le 6 mai 2016 par le tribunal de première instance du cinquième arrondissement de Bucarest. Les éléments dont la Cour dispose ne permettent pas de déterminer si ces jugements sont devenus définitifs.
2. Sur les expertises médico-légales
61. Les dispositions pertinentes relatives à la réalisation d’expertises médico-légales sont présentées dans l’arrêt Eugenia Lazăr c. Roumanie (no 32146/05, §§ 41-46, 16 février 2010).
62. En particulier, l’ordonnance no 1/2000 du gouvernement sur l’organisation de l’activité et le fonctionnement des institutions de médecine légale (« l’OG no 1/2000 ») dispose que seules les institutions de médecine légale peuvent réaliser des constatations et des expertises médicolégales (article 4). Ces institutions sont composées de l’Institut national de médecine légale « Mina Minovici », des instituts de médecine légale des centres universitaires, des services départementaux de médecine légale et des cabinets de médecine légale (article 5 § 1). Toutes ces institutions ont la compétence légale de réaliser des expertises médicolégales (articles 15, 17 et 18). Une commission supérieure médicolégale siège auprès de l’Institut national (article 5 § 2). Des commissions d’avis (avizare) et de contrôle des actes de médecine légale sont attachées à l’Institut national et aux instituts de médecine légale des centres universitaires (article 5 § 3).
63. L’OG no 1/2000 comporte aussi les dispositions suivantes :
Article 24
« 1. La commission supérieure médicolégale vérifie et rend des avis, d’un point de vue scientifique, à la demande des autorités en droit, [sur les] conclusions des divers actes médicolégaux et se prononce sur les éventuelles contradictions entre les conclusions de l’expertise et celles de la nouvelle expertise médicolégale et d’autres actes médicolégaux.
2. Lorsqu’[elle] ne peut rendre des avis sur les conclusions des actes médicolégaux, la commission supérieure médicolégale recommande une nouvelle réalisation totale ou partielle des travaux dont font état les actes reçus pour vérification et avis, en formulant des propositions en ce sens ou ses propres conclusions. »
Article 25
« 1. Les commissions d’avis et de contrôle des actes de médecine légale des instituts de médecine légale examinent et rendent des avis [sur] :
a) les actes de constatation et d’expertise médicolégale, réalisés par les services départementaux de médecine légale, lorsque les autorités de poursuites pénales ou les juridictions estiment leur avis nécessaire ;
b) les actes des nouvelles expertises réalisées par les services départementaux médicolégaux avant qu’ils soient transmis aux autorités de poursuites pénales ou aux juridictions.
2. Les dispositions de l’article 24 § 2 s’appliquent (...) aux commissions d’avis et de contrôle des actes de médecine légale des instituts de médecine légale. »
64. Les normes procédurales du 25 mai 2000 régissant la réalisation des expertises, des constatations et d’autres travaux médicolégaux (« les normes procédurales ») énumèrent les actes médicolégaux : le rapport d’expertise, le rapport de constatation, le certificat médicolégal, le bulletin d’analyse et l’avis médicolégal (article 9). L’avis médicolégal est dressé par la commission supérieure médicolégale et par les commissions d’avis et de contrôle des actes de médecine légale, à la demande des autorités judiciaires et il approuve le contenu et les conclusions des actes médicolégaux et recommande la réalisation de nouvelles expertises ou rend ses propres conclusions. Les actes médicolégaux sont réalisés par des médecins légistes ou par des commissions désignées par le dirigeant de l’institution sollicitée (article 23). Les parties peuvent toutefois choisir des experts pour les représenter (article 22 § 4). L’article 49 régit la nouvelle expertise médicolégale qui est réalisée lorsque l’on a constaté des carences, des omissions et/ou des éléments contradictoires dans les expertises précédentes. La nouvelle expertise est réalisée par une commission composée d’au moins deux experts de rang supérieur ou égal à celui qui a réalisé l’expertise antérieure. Cette commission rend un rapport basé sur ses propres constats et sur les éléments du dossier.
65. Le règlement d’application de l’OG no 1/2000 du 7 septembre 2000 (« le règlement d’application ») dispose que l’activité de médecine légale est réalisée par des médecins légistes salariés des institutions de médecine légale (article 2). Des spécialistes ayant suivi des études universitaires peuvent participer si nécessaire. Le règlement dispose également ceci :
Article 19
« 1. Les commissions d’avis et de contrôle des actes médicolégaux attachées aux instituts de médecine légale, vérifient, évaluent, analysent et rendent des avis d’un point de vue scientifique sur le contenu et les conclusions de divers actes médicolégaux réalisés par les services départementaux de médecine légale, selon la compétence territoriale.
2. L’avis (avizarea) est demandé par les autorités de poursuites pénales et par les juridictions, dans les conditions de la loi, ou est réalisé d’office dans le cas des nouvelles expertises médicolégales avant que les actes des nouvelles expertises soient transmis aux autorités de poursuites pénales ou aux juridictions. »
Article 21
« 1. Lorsque les conclusions de l’expertise médicolégale sont contradictoires, la commission d’avis et de contrôle se prononce à cet égard et, ce faisant, a la possibilité de donner des précisions ou des compléments (completări).
2. Lorsque [elle] ne peut pas rendre d’avis sur les conclusions des actes médicolégaux, la commission d’avis et de contrôle recommande soit une nouvelle réalisation totale ou partielle de ceux-ci, soit la réalisation d’une nouvelle expertise (fie refacerea totală sau parţială a acestora, fie efectuarea unei noi expertize). »
Article 22
« 1. Après l’obtention de l’avis de la commission d’avis et de contrôle, les unités médicolégales hiérarchiquement inférieures [à cette commission] ne peuvent demander la réalisation d’une nouvelle expertise médicolégale que si la commission d’avis et de contrôle l’a explicitement recommandée ou si sont apparues de nouvelles données médicales ou d’enquête qui n’existaient pas à la date des expertises antérieures. »
66. Les articles 23, 27 et 28 du règlement figurent dans l’arrêt Eugenia Lazăr précité, § 42. Les parties peuvent désigner des experts pour les représenter (article 32 § 2). Ces experts peuvent assister aux travaux et aux examens et demander des investigations supplémentaires. Leurs objections et contributions sont consignées dans le rapport médicolégal (article 33 §§ 1 et 2).
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
67. La requérante se plaint des conséquences de l’intervention chirurgicale qu’elle a subie et des procédures suivies devant les juridictions nationales sur sa vie privée et familiale. Elle invoque les articles 2, 6 et 8 de la Convention.
La Cour rappelle qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, CEDH 2018). En l’espèce, elle estime qu’il convient d’examiner le grief de la requérante sous l’angle de l’article 8 de la Convention, qui comporte des obligations positives à la charge des États au titre de la protection de la santé (Jurica c. Croatie, no 30376/13, § 84, 2 mai 2017, et Vilela et autres c. Portugal, no 63687/14, § 73, 23 février 2021).
L’article 8 de la Convention, en ses parties pertinentes en l’espèce, est ainsi rédigé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...) »
1. Sur la recevabilité
68. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il indique qu’une action en responsabilité civile délictuelle, qui selon lui est le recours le plus adéquat dans une affaire comme celle de la requérante, est toujours pendante (paragraphe 45 ci-dessus).
69. La requérante estime qu’elle a épuisé tous les recours que le droit interne mettait à sa disposition. Quant à l’action civile, elle expose que les chances de succès se sont considérablement réduites après l’annulation, par les tribunaux, des décisions de la commission de suivi constatant une faute médicale (paragraphes 33 et 39 ci-dessus).
70. La Cour observe que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief tiré du non-respect par l’État des obligations procédurales qui pesaient sur lui au titre de l’article 8 de la Convention. En effet, cette exception, tout comme les obligations procédurales en question, concerne les différentes voies de recours internes dont l’intéressée pouvait se prévaloir pour clarifier les circonstances de l’espèce, obliger les responsables à répondre de leurs actes et à verser une réparation adéquate (Scripnic c. République de Moldova, no 63789/13, § 24, 13 avril 2021). Partant, la Cour décide de la joindre au fond du présent grief (paragraphe 106 ci-dessous).
71. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
72. La requérante expose qu’elle a exercé, sans succès, tous les recours disponibles en droit interne. Quant à la procédure pénale, elle soutient qu’une éventuelle contestation de l’ordonnance de classement devant un tribunal était illusoire parce que le tribunal ne pouvait que constater l’intervention de la prescription. Elle considère qu’elle ne pouvait pas être tenue d’exercer un recours inutile, qui de plus aurait été très coûteux.
73. Ensuite, elle conteste le caractère équitable de la procédure d’établissement de la faute médicale. Elle fait valoir que la décision de la commission de suivi n’est pas motivée et que la règlementation n’exige d’ailleurs pas une motivation. La commission aurait de plus omis de définir un montant quelconque à titre de dédommagement. La requérante se plaint aussi qu’elle n’a pas pu agir en nom propre dans cette procédure mais seulement en tant que tiers intervenant, et que dès lors ses actions (arguments, possibilités procédurales) ont été plus limitées.
74. Concernant l’action en responsabilité civile délictuelle, l’intéressée formule l’avis que cette action a peu de chances de succès compte tenu de l’issue de la procédure relative à la faute médicale.
75. Enfin, elle avance des arguments tirés du préjudice qu’elle a subi et de l’ineffectivité des recours que le droit interne mettait à sa disposition. Elle estime que la multitude de recours disponibles rend la tâche de la victime très difficile car les procédures sont lourdes et inefficaces. À son avis, l’État devrait mettre à la disposition des victimes une seule procédure de nature à leur permettre d’obtenir rapidement la réparation de leur préjudice matériel et moral. Dans son cas, ces procédures se sont étalées sur une période très longue et le chirurgien est décédé, de sorte qu’il est à présent impossible d’engager sa responsabilité.
b) Le Gouvernement
76. Le Gouvernement estime que le droit interne mettait à la disposition de la requérante un ensemble de recours qui lui permettaient de porter devant les juridictions nationales ses allégations de négligence médicale. Ce cadre règlementaire est complet et adéquat. Le Gouvernement soutient que l’intéressée a bénéficié d’une enquête effective et avance plusieurs raisons à cet égard.
77. Ainsi, le Gouvernement fait valoir que les juridictions nationales saisies de l’action visant à établir l’existence d’une faute médicale ont disposé de tous les documents médicaux et des avis des experts médicaux consultés en l’espèce, qu’elles les ont examinés et ont expliqué pourquoi elles ont préféré certains avis médicaux aux autres. Selon lui, les décisions sont détaillées et motivées.
78. Le Gouvernement soutient également que la requérante a joué un rôle actif dans les procédures menées en l’espèce et qu’elle a eu accès à tous les éléments produits devant les juridictions. Il estime qu’elle a pu exposer ses arguments et ses objections et présenter des demandes (par exemple sa demande d’intervention dans les actions visant à établir la faute médicale ou de sa demande de dépaysement de l’action visant l’oncologue) que les juridictions ont examinées et accueillies.
79. Quant à la question de la durée des procédures, le Gouvernement souligne que les autorités ne sont pas restées inactives ; elles auraient déployé des efforts considérables en vue de déterminer les pistes d’enquête proposées par la requérante et le parquet aurait notamment donné suite aux demandes de preuve de l’intéressé.
80. Le Gouvernement conclut que l’enquête menée en l’espèce a satisfait aux exigences de l’article 8 de la Convention. Il considère que les autorités ont examiné toutes les preuves nécessaires pour la découverte de la vérité, qu’elles ont associé la requérante à la procédure et qu’elles ont vérifié toutes les hypothèses que l’intéressée leur avait présentées.
2. Appréciation de la Cour
a) Observation préliminaire sur l’objet de la requête
81. La Cour note que les éléments de l’affaire, tels que communiqués au gouvernement défendeur, ne font ressortir aucune question sous l’angle du volet matériel de l’article 8 de la Convention (pour la clarification des principes pertinents en matière de négligence médicale du point de vue de l’article 2 de la Convention, voir Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, §§ 186-196, 19 décembre 2017). La requérante n’a d’ailleurs pas prétendu qu’il y a eu en l’espèce une violation matérielle de l’article 8 de la Convention. La Cour ne se prononcera donc pas sur cet aspect (voir, en ce sens, Scripnic, précité, § 28).
b) Principes généraux
82. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence bien établie, même si le droit à la santé ne figure pas en tant que tel parmi les droits garantis par la Convention et ses Protocoles, les Hautes Parties contractantes ont, parallèlement à leurs obligations positives découlant de l’article 2 de la Convention, une obligation positive découlant de l’article 8, qui consiste, d’une part, à mettre en place une réglementation obligeant les hôpitaux publics et privés à adopter des mesures appropriées pour protéger l’intégrité physique de leurs patients et, d’autre part, à mettre à la disposition des victimes de négligences médicales une procédure leur permettant d’obtenir, le cas échéant, une indemnisation de leur dommage corporel (Jurica, précité, § 84, et les affaires qui y sont citées). Elle rappelle également que les obligations découlant de l’article 8 de la Convention coïncident largement avec celles découlant de l’article 2 (voir récemment, Vilela et autres, précité, § 73 in fine).
83. Si l’atteinte au droit à la vie ou à l’intégrité physique n’est pas volontaire, en d’autres termes, si la faute alléguée n’est pas allée au-delà d’une simple erreur ou négligence médicale, l’obligation procédurale n’exige pas nécessairement un recours de nature pénale ; aussi, pareille obligation est respectée si le système juridique ouvre aux victimes un recours civil, soit seul soit combiné avec un recours pénal, qui permette d’établir la responsabilité des médecins concernés et d’obtenir les réparations civiles appropriées (voir, pour l’article 2 de la Convention, Lopes de Sousa Fernandes, précité, §§ 137 et 215 ; et pour l’article 8 de la Convention, Mehmet Ulusoy et autres c. Turquie, no 54969/09, § 91, 25 juin 2019, et les affaires qui y sont citées).
84. Dans un cas comme celui de l’espèce, où différentes voies de recours, tant civiles que pénales, étaient disponibles, la Cour doit examiner si, dans les circonstances concrètes de la cause, l’ordre juridique interne dans son ensemble a permis de traiter l’affaire comme il convient (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 225). À ce sujet, elle réaffirme que, dans les affaires de simple négligence médicale, l’exercice d’un recours civil est à privilégier, mais que la voie répressive, si elle était finalement jugée effective, pourrait suffire à satisfaire à l’obligation procédurale dont il s’agit (Scripnic, précité, § 31, et les affaires qui y sont citées). La personne lésée peut faire usage d’une ou plusieurs voies de droit disponibles, y compris la voie pénale, à cette différence que les autorités ne sont pas forcément tenues d’ouvrir d’office une enquête. C’est lorsque les intéressés engagent une telle procédure pénale que les obligations procédurales peuvent donc entrer en jeu (ibidem).
85. L’obligation procédurale découlant des articles 2 et 8 de la Convention ne peut être satisfaite si les mécanismes de protection prévus en droit interne n’existent qu’en théorie : il faut surtout qu’ils fonctionnent effectivement en pratique ce qui suppose un examen de l’affaire prompt et sans retards inutiles (Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 53, CEDH 2002‑I, Byrzykowski c. Pologne, no 11562/05, § 117, 27 juin 2006, Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, § 195, 9 avril 2009, Erdinç Kurt et autres c. Turquie, no 50772/11, § 55, 6 juin 2017, et Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 218). C’est pourquoi la Cour a dit, dans des affaires faisant entrer en jeu l’article 2, en particulier dans des affaires concernant des procédures engagées pour déterminer les circonstances d’un décès survenu à l’hôpital, que la lenteur de la procédure était un indice solide de la présence d’une défaillance constitutive d’une violation par l’État défendeur de ses obligations positives au titre de la Convention, à moins que l’État n’ait fourni des justifications très convaincantes et plausibles pour expliquer cette lenteur (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 219 ; et, dans le contexte de l’article 8, Vilela et autres, précité, §§ 76 et 87).
86. Cela dit, cette obligation procédurale est une obligation non de résultat mais de moyens. Ainsi, le simple fait qu’une procédure relative à une négligence médicale n’a pas eu une issue favorable pour la personne concernée ne signifie pas en lui-même que l’État défendeur a failli à l’obligation positive qui lui incombe au titre des articles 2 et 8 de la Convention (Besen c. Turquie (déc.), no 48915/09, § 38 in fine, 19 juin 2012, Spyra et Kranczkowski, précité, § 89, et E.M. et autres c. Roumanie (déc.), no 20192/07, § 50, 3 juin 2014).
87. Au demeurant, c’est à l’aune de l’objectif d’effectivité de l’enquête que toute question en la matière, dont celle de célérité et de diligence raisonnable, doit être appréciée (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 171, 25 juin 2019).
c) Application des principes généraux en l’espèce
1. Les procédures disponibles à la requérante
88. La Cour note que la requérante a eu à sa disposition plusieurs procédures et qu’elle les a toutes exercées (paragraphe 7 ci-dessus). Elle a utilisé la voie pénale (paragraphe 9 ci-dessus), elle a engagé une action en responsabilité médicale fondée sur la loi spéciale (paragraphe 21 ci-dessus) ainsi qu’une action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le droit commun qui est toujours pendante (paragraphes 40 et 45 ci-dessus). Elle a aussi introduit une plainte disciplinaire (paragraphe 46 ci-dessus). Ces actions mettaient notamment en cause la responsabilité individuelle de l’oncologue et du chirurgien qui l’avaient traitée. Il apparaît que, dans le cadre de l’action en responsabilité civile délictuelle, l’intéressée a également visé les deux personnes morales qui employaient les deux médecins mis en cause (paragraphe 41 ci-dessus). La Cour observe donc que la requérante a pu soulever devant les autorités internes ses allégations relatives à la faute médicale dont elle estimait avoir été victime.
89. Cette affaire présente la particularité que la requérante a choisi de faire usage de tous les recours que le droit interne mettait à sa disposition, dont notamment l’action visant à établir l’existence d’une faute médicale sur la base de la loi no 95/2006 et l’action en responsabilité civile délictuelle fondée sur le droit commun. La Cour rappelle que, dans des affaires roumaines similaires, elle a jugé raisonnable le choix des requérants respectifs d’exercer une action de nature civile, en se constituant partie civile dans le cadre de la procédure pénale (Ioniță c. Roumanie, no 81270/12, §§ 93-94, 10 janvier 2017 ; Elena Cojocaru c. Roumanie, no 74114/12, § 123, 22 mars 2016 ; et Mihu c. Roumanie, no 36903/13, §§ 58-59, 1er mars 2016). Dans des affaires similaires plus anciennes, la Cour avait jugé que l’action en responsabilité civile était aléatoire dans les circonstances de l’espèce (Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 90, 16 février 2010 ; voir aussi Csoma c. Roumanie, no 8759/05, § 65, 15 janvier 2013).
90. Toutefois, plus récemment et de manière générale, la Cour a indiqué, dans le cadre de l’affaire Lopes de Sousa Fernandes (précitée, §§ 138 et 235), que, pour les allégations de négligence médicale, une action en dédommagement était en principe celle qui était de nature à fournir aux intéressés la réparation la plus appropriée. Elle a aussi indiqué que, dans les affaires de simple négligence médicale, l’exercice d’un recours civil est même à privilégier (Scripnic, précité, § 31). La Cour note d’ailleurs que la pratique des tribunaux roumains va dans le même sens. Selon les informations dont elle dispose, les tribunaux internes ont examiné des allégations de négligence médicale fondées sur les dispositions internes régissant la responsabilité des médecins et une pratique en ce sens s’est développée (paragraphes 56-60 ci-dessus).
91. D’ailleurs, à la différence des affaires roumaines citées plus haut (paragraphe 89 ci-dessus), la requérante entend poursuivre l’action en responsabilité civile délictuelle, toujours pendante devant les tribunaux internes, même si l’intéressée émet des doutes sur son issue (paragraphe 74 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour réaffirme que l’exercice d’une procédure permettant d’obtenir une réparation pécuniaire est à privilégier dans une affaire comme celle de la requérante.
92. Ensuite, la Cour doit rechercher si, dans les circonstances spécifiques de la présente requête, l’ensemble des procédures prévues par le droit interne a permis de traiter l’affaire de la requérante comme il convient (Lopes de Sousa Fernandes, précité, § 225). Elle examinera par la suite la manière dont ont été conduites la procédure pénale, les procédures visant à établir la responsabilité des médecins et l’action disciplinaire.
2. La procédure pénale
93. La Cour note que la procédure pénale a reposé de manière importante sur les éléments produits dans le cadre des expertises médicolégales (paragraphe 18 ci-dessus). En application du droit interne (paragraphes 61-66 ci‑dessus), ces expertises relèvent de la compétence des instituts de médecine légale, dont l’INML, qui interviennent de manière hiérarchisée.
94. Or, dans le cas de la requérante, la Cour relève des contradictions entre les différents rapports d’expertise rendus successivement par l’organisme compétent. Ainsi, le rapport initial rendu en avril 2013 a conclu que les deux médecins en cause avaient agi de manière erronée et que la requérante avait subi un préjudice esthétique important (paragraphe 12 ci‑dessus). Ensuite, en août 2013 et avril 2014, les deux commissions d’avis et de contrôle de l’INML ont exprimé l’avis que les deux médecins n’avaient pas commis de faute médicale (paragraphes 15 et 16 ci-dessus).
95. La Cour estime qu’elle n’a pas pour tâche de se prononcer sur la question de savoir si en l’espèce il y a eu ou non faute médicale ; cette tâche appartient, en vertu du principe de la subsidiarité, aux autorités nationales. Elle rappelle que c’est en premier lieu aux Parties contractantes qu’il incombe de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et qu’elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour (M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 147, 9 juillet 2021, et la jurisprudence qui y est citée). Dès lors, elle estime que dans des circonstances comme celles de l’espèce, où l’on relève des contradictions entre les différents avis médicolégaux, il appartient aux autorités nationales de clarifier ces contradictions (voir, mutatis mutandis¸ Eugenia Lazăr, précité, §§ 76-77 et 92).
96. La Cour observe que le parquet a essayé de clarifier, dans sa décision de classer l’affaire du 7 juillet 2014, les circonstances entourant le diagnostic de cancer posé à l’égard de la requérante et l’intervention chirurgicale qu’elle a subie (paragraphe 18 ci-dessus). Après avoir formulé l’avis que les rapports rendus par les deux commissions de l’INML manquaient d’arguments scientifiques et avaient un caractère formel, le parquet a estimé qu’il convenait de prendre en considération d’autres preuves et s’est référé aux décisions rendues, dans le cadre d’une autre procédure, celle fondée sur la loi no 95/2006, par la commission de suivi. Sur cette base, le parquet a pu constater que l’oncologue avait commis une faute médicale et que tel n’avait pas été le cas en ce qui concerne le chirurgien.
97. Toutefois, les constatations du parquet ont été limitées par l’intervention de la prescription (ibidem). À cet égard, la Cour ne peut que noter la lenteur avec laquelle les rapports de l’INML ont été produits, notamment le rapport initial, qui a été délivré environ trois ans après le déclenchement de la procédure pénale (paragraphe 12 ci-dessus).
98. Compte tenu de l’intervention de la prescription, la Cour observe que l’examen des tribunaux internes a été limité et qu’il n’a pas pu porter sur les questions de fond soulevées en l’espèce. La Cour prend note de l’argument de la requérante qui explique qu’elle n’a pas contesté la décision de classement du parquet, dans la mesure où ce recours aurait été inutile et coûteux car les tribunaux ne pouvaient que constater l’intervention de la prescription (paragraphe 70 ci-dessus). La Cour rappelle que le retard dans la conduite d’une enquête pénale, quelle que soit sa complexité, peut entacher l’efficacité de celle-ci (voir, en ce sens, Roşioru c. Roumanie, no 37554/06, § 76, 10 janvier 2012). Elle rappelle également qu’en matière de négligence médicale, il appartient au Gouvernement défendeur de fournir des justifications convaincantes et plausibles pour expliquer les retards et la durée de la procédure interne (Vilela et autres, précité, §§ 76 et 87) ce qu’il n’a pas fait en l’espèce.
99. La Cour observe donc que, même si le parquet a essayé de clarifier les contradictions entre les différents rapports médicolégaux rendus en l’espèce, les retards dans le déroulement de la procédure pénale ont conduit à l’intervention de la prescription quant à la responsabilité pénale de l’oncologue mis en cause. Ces éléments se sont avérés de nature à affecter l’efficacité de cette procédure.
3. Les procédures visant à établir la responsabilité des médecins
100. La Cour note que l’action fondée sur la loi no 95/2006 visant à établir l’existence d’une faute médicale (malpraxis) et l’action en responsabilité civile délictuelle reposent toutes les deux sur la notion de responsabilité individuelle des médecins, et que les critères en fonction desquels cette responsabilité est interprétée sont similaires : l’existence d’un fait illicite, l’existence d’un préjudice, le lien de causalité entre le fait et le préjudice et la culpabilité de l’auteur (voir, pour le droit interne, le paragraphe 54 ci-dessus, et, pour la pratique des tribunaux internes, les paragraphes 56-57 ci-dessus).
101. La loi no 95/2006 prévoit que la personne qui s’estime victime d’une faute médicale peut soit s’adresser à la commission de suivi prévue par cette loi soit saisir les tribunaux directement. Dans les deux cas, un expert ou un groupe d’experts peuvent rendre un rapport médical dans l’affaire (paragraphe 53 ci-dessus). La Haute Cour a récemment interprété les dispositions de la loi dans le sens qu’elles offrent à la personne intéressée la possibilité de choisir entre ces deux voies (paragraphe 57 ci‑dessus). La Cour observe néanmoins que, quel que soit le choix de la personne intéressée, la compétence des autorités saisies d’une demande fondée sur les dispositions de la loi no 95/2006 est limitée au constat d’une faute médicale. La loi ne prévoit pas la possibilité de demander la réparation du préjudice subi en raison de la faute médicale (paragraphe 53 ci-dessus). La Cour en déduit que l’obtention d’une telle réparation n’est possible que sur la base des dispositions générales du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle (paragraphes 50-51 ci-dessus).
102. Il s’ensuit que la personne intéressée qui souhaite engager la responsabilité médicale en cas de négligence a trois options : la saisine de la commission de suivi régie par la loi no 95/2006, dont la décision peut ensuite être contestée devant les tribunaux (paragraphe 53 ci‑dessus) ; ensuite, la saisine directe des tribunaux sur le fondement de la loi no 95/2006 ; et enfin, la saisine directe des tribunaux sur le fondement des dispositions du code civil régissant la responsabilité civile délictuelle. Toutefois, les tribunaux ne peuvent examiner les demandes de réparation d’un préjudice subi en raison d’une faute médicale que sur la base des dispositions du code civil. La Cour estime que ce mécanisme, même s’il a le mérite de donner à la personne intéressée le choix de la voie à suivre, semble lourd ce qui signifie qu’il prendra forcément du temps. Un problème de coordination pourrait également se poser si la personne intéressée fait usage de toutes les voies de droit que la législation met à sa disposition.
103. Ces problèmes ont été mis en évidence dans le cas de la requérante. Ainsi, la Cour observe que, dans le cadre de la procédure fondée sur la loi no 95/2006, la saisine de la commission de suivi a donné lieu à deux procédures distinctes, en raison des contestations formées par les deux médecins mis en cause (paragraphes 24 et 34 ci-dessus). Ces deux procédures se sont étalées sur des périodes d’environ dix ans en ce qui concerne la procédure en responsabilité civile, toujours pendante, et sept ans en ce qui concerne la procédure fondée sur la loi no 95/2006 (paragraphes 33 et 39 ci‑dessus). La Cour n’ignore pas le fait que la requérante, en choisissant d’exercer toutes les procédures que le droit interne mettait à sa disposition a pu contribuer, d’une certaine manière, à ce retard, dans la mesure où des sursis ont été prononcés en raison du déroulement de la procédure pénale (voir notamment, en ce qui concerne le chirurgien, paragraphe 35 ci-dessus). Toutefois, la Cour ne décèle pas en l’espèce d’autres éléments qui pourraient justifier la lenteur de ces deux procédures.
104. De même, elle note que la procédure en responsabilité civile délictuelle, bien qu’introduite en 2013, est toujours pendante devant les tribunaux internes (paragraphes 40 et 45 ci‑dessus). Elle prend en compte le fait que cette procédure a été marquée par des sursis en raison du déroulement des autres procédures (paragraphes 42 et 44 ci-dessus) mais ne décèle pas non plus d’autres éléments de nature à justifier un tel retard.
105. Plus important encore, la Cour note que, dans le cadre de la procédure fondée sur la loi no 95/2006, les avis de la commission de suivi, qui avait initialement conclu à l’existence d’une faute médicale sans motivation (paragraphe 22 ci-dessus), différaient de ceux des tribunaux, qui ont infirmé les décisions de cette commission (paragraphes 33 et 39 ci‑dessus). Par ailleurs, elle n’est pas persuadée que les tribunaux internes ont expliqué de manière convaincante les incohérences entre les expertises médicolégales et les opinions médicales recueillies dans le cas de la requérante. Cela est manifeste dans le cas de la procédure visant l’oncologue, notamment en ce qui concerne la question de savoir si celle-ci avait posé de manière correcte le diagnostic de cancer, compte tenu des opinions différentes recueillies à cet égard. Ainsi, la Cour note que la cour d’appel de Braşov a tantôt considéré qu’il y avait des contradictions entre ces opinions tantôt estimé que ces contradictions étaient « supposées » (paragraphe 33 ci‑dessus). Or, dans le cadre de la procédure disciplinaire, la commission supérieure de discipline du collège des médecins de Roumanie avait jugé qu’une biopsie était nécessaire pour déterminer le diagnostic de la requérante (paragraphe 48 ci-dessus). Qui plus est, lors de la procédure fondée sur la loi no 95/2006, les tribunaux sont arrivés à des conclusions différentes de celles prononcées dans les autres procédures, pénale et disciplinaire, dans leurs parties relatives à la question de la responsabilité de l’oncologue (paragraphes 18 et 48 ci-dessus). La Cour ne discerne aucun effort de la part des autorités pour expliquer et justifier cette divergence. Elle estime donc que la procédure fondée sur la loi no 95/2006 n’a pas été à même de clarifier s’il y avait ou pas faute médicale en l’espèce.
106. Enfin, la Cour observe que la procédure fondée sur la loi no 95/2006 visant à établir l’existence d’une faute médicale et celle en responsabilité civile délictuelle ont des éléments communs, notamment en ce qui concerne l’examen des quatre critères en fonction desquels la responsabilité du médecin peut être engagée (paragraphe 100 ci-dessus). Elle rappelle qu’elle a déjà noté que la requérante a fait le choix d’exercer tous les recours à sa disposition et elle ne saurait en principe critiquer ce choix. En particulier, quant à la procédure fondée sur la loi no 95/2006, le choix de la requérante apparaît d’autant plus justifié qu’il s’agit de la procédure spécifiquement prévue par le droit interne pour les cas de négligence médicale alléguée. La Cour n’entend pas examiner de manière théorique le choix du législateur de mettre en place deux procédures dont le but et les critères semblent bien similaires. Néanmoins, elle note qu’en l’espèce tant la cour d’appel de Braşov que celle de Constanţa ont conclu, par des arrêts définitifs, que les deux médecins en cause n’avaient pas commis de faute médicale et que, par conséquent, on ne saurait leur reprocher un fait illicite (paragraphes 33 et 39 ci-dessus). Or, la commission d’un fait illicite est l’un des quatre critères en fonction desquels peut être engagée la responsabilité civile délictuelle (paragraphes 54 et 56-57 ci-dessus).
107. La Cour estime donc que l’argument de l’intéressée, qui soutient que l’action civile, actuellement pendante, a peu de chances de succès compte tenu de l’issue de la procédure fondée sur la loi no 95/2006 (paragraphe 74 ci‑dessus), revêt un poids certain. Elle rappelle que, en cas d’allégations de négligence médicale, la voie civile est à privilégier (voir la jurisprudence citée au paragraphe 84 ci-dessus). Toutefois, en l’espèce, le Gouvernement n’a pas soutenu que l’action en responsabilité civile délictuelle pourrait permettre un nouvel examen sur le fond de la question de la responsabilité civile des deux médecins mis en cause (paragraphe 68 ci‑dessus). La Cour estime nécessaire de souligner que ses conclusions en la présente affaire ne sauront préjuger l’issue de la procédure civile, toujours pendante devant les juridictions nationales, et que l’issue de cette procédure n’est pas déterminante pour son examen, dans la mesure où elle n’est pas appelée à se prononcer sur la question de savoir s’il y a eu ou non négligence médicale. Son examen porte sur l’effectivité de toutes les procédures disponibles à l’intéressée. Ainsi, la Cour estime qu’une éventuelle issue favorable à la requérante dans le cadre de la procédure civile pendante ne saurait modifier ses constats parce que la question qui se pose à la Cour est celle de savoir si, quatorze années après la consultation médicale et l’intervention chirurgicale qu’a subie la requérante, la totalité des procédures disponibles ont offert à l’intéressée une réponse adéquate à ses allégations. Dès lors, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement (paragraphe 70 ci-dessus).
108. La Cour conclut de ce qui précède que le mécanisme légal mis en place en vue d’engager la responsabilité des médecins pour faute médicale ou leur responsabilité civile délictuelle a été, dans le cas de la requérante, lourd et lent, et qu’il n’a pas permis de clarifier les circonstances factuelles relatives au diagnostic posé et à l’adéquation de l’intervention chirurgicale ultérieure.
4. La procédure disciplinaire
109. La Cour note que la requérante a également formé une plainte disciplinaire qui a été examinée par la commission supérieure de discipline du collège des médecins de Roumanie (paragraphe 48 ci-dessus). Celle-ci a conduit sa propre enquête et a conclu que l’oncologue avait contrevenu aux normes d’éthique professionnelle et aux règles des bonnes pratiques professionnelles et que cette conduite avait mis en jeu sa responsabilité disciplinaire (ibidem). L’oncologue s’est ainsi vu appliquer une sanction disciplinaire qui semble être devenue définitive. Il ne ressort pas du dossier que le médecin ait contesté la décision de la commission supérieure de discipline devant les tribunaux comme la loi no 95/2006 le lui permettait (paragraphe 52 ci-dessus). Le Gouvernement n’a pas allégué que la requérante aurait pu elle-même contester la décision disciplinaire devant les tribunaux internes. La Cour en déduit que la décision de la commission supérieure de discipline est définitive.
110. La Cour note ensuite que la commission supérieure de discipline a examiné la question de la responsabilité disciplinaire de l’oncologue et lui a appliqué une sanction (paragraphe 48 ci-dessus). Toutefois, cette commission a rendu sa décision le 20 novembre 2020, dix ans après l’introduction par la requérante de sa plainte disciplinaire (paragraphes 46 et 48 ci-dessus). Cette procédure s’est donc étalée sur une longue période. De plus, la commission de discipline a dû mettre fin à la procédure à l’encontre du chirurgien, celui‑ci étant décédé dans l’intervalle (paragraphe 48 ci-dessus).
111. Ensuite, la Cour observe que la procédure disciplinaire est limitée à l’examen de l’existence d’une faute disciplinaire et que, dans l’hypothèse où la procédure aboutit à un tel constat et à l’éventuelle sanction du médecin visé, la personne intéressée ne peut pas obtenir la réparation de son préjudice dans ce cadre. Le Gouvernement n’a pas allégué que la requérante en l’espèce aurait pu obtenir réparation en conséquence du constat de la faute disciplinaire de l’oncologue. La Cour en déduit que l’intéressée ne pourrait obtenir réparation que par le biais d’une action civile séparée.
112. La Cour estime donc que la procédure disciplinaire a pu clarifier la question de la responsabilité disciplinaire de l’un des médecins mis en cause, mais qu’en raison de sa nature et du temps qu’elle a pris, cette procédure a présenté des limites qui ont affecté son efficacité.
5. Conclusion
113. La Cour observe que le cadre règlementaire mis en place par le législateur roumain, qui permet un choix parmi plusieurs procédures à engager, peut apparaître comme favorable aux justiciables. Toutefois, dans le cas de la requérante, les différentes procédures qu’elle a introduites ont abouti à des résultats divergents. Ainsi, nonobstant leurs issues respectives, tant la procédure pénale que la procédure disciplinaire ont conclu que l’oncologue avait accompli ses obligations professionnelles de manière déficiente. Toutefois, la procédure fondée sur la loi spéciale no 95/2006 a écarté une telle responsabilité.
114. Ensuite, le mécanisme légal prévu par le droit interne s’est révélé, dans le cas de la requérante, lent et lourd. Les tribunaux ont prononcé des sursis alors que d’autres procédures étaient pendantes, ce qui a pu entraîner l’intervention de la prescription quant à la responsabilité pénale de l’oncologue ou la fin de la procédure disciplinaire en raison du décès du chirurgien mis en cause. La requérante a certes choisi d’exercer toutes les procédures mises à sa disposition par le cadre règlementaire, mais la Cour ne saurait le lui reprocher. Elle est d’avis qu’il est compréhensible que l’intéressée ait voulu obtenir la clarification de sa situation factuelle ainsi que la réparation du préjudice qu’elle estimait avoir subi. Or, la procédure en responsabilité civile délictuelle, la seule procédure susceptible en théorie de lui procurer une réparation, est toujours pendante, plus de neuf ans après la saisine des tribunaux par la requérante et quatorze ans après la consultation médicale et l’intervention subie par elle. La Cour conclut que le mécanisme légal mis en place par le droit interne n’a pas présenté, dans le cas de la requérante, l’efficacité voulue par sa jurisprudence.
115. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
116. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
117. La requérante demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi. Cette somme représente les coûts des consultations médicales et des traitements qu’elle a suivis. Elle demande également la somme de 500 000 EUR pour dommage moral.
118. Le Gouvernement estime que l’intéressée n’a pas fourni d’éléments de preuve à l’appui de sa demande au titre du dommage matériel. En outre, il juge excessive la demande au titre du dommage moral.
119. La Cour rappelle qu’elle a constaté une violation de l’article 8 de la Convention, en raison des défaillances des procédures internes engagées par l’intéressée (paragraphe 115 ci-dessus). Elle ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, elle octroie à la requérante 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
120. La requérante réclame 8 500 EUR au titre des frais et dépens. Elle explique sa demande ainsi :
. 5 000 EUR représentant les frais occasionnés par les procédures internes ;
. 3 000 EUR représentant les coûts de traduction en anglais des documents soumis à la Cour ;
. 500 EUR représentant les honoraires de l’avocate qui l’a représentée devant la Cour.
Elle envoie à l’appui de sa demande les copies des factures et des reçus délivrés par son avocate.
121. Le Gouvernement demande à la Cour de ne rembourser que les frais et dépens incontestablement liés à la procédure devant celle-ci, sous condition qu’ils soient réels, prouvés et nécessaires.
122. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 200 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
123. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 2 200 EUR (deux mille deux cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 août 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Présidente
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[1] L’article 514 du code de procédure civile donne à la Haute Cour compétence pour se prononcer sur les problèmes de droit résolus différemment par les juridictions, en vue d’assurer l’interprétation et l’application unitaires de la loi par toutes les juridictions.