DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MEHMET TANER ŞENTÜRK c. TÜRKİYE
(Requête no 51470/15)
ARRÊT
Art 6 (civil) • Accès à un tribunal • Démolition par l’administration d’une maison de fortune construite illégalement sur un terrain public alors que le tribunal administratif avait ordonné la suspension de l’exécution de la décision administrative de démolition dans des décisions obligatoires et exécutoires
STRASBOURG
20 septembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention . Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Mehmet Taner Şentürk c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 51470/15) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehmet Taner Şentürk (« le requérant ») a saisi la Cour le 15 août 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement »),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 août 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la démolition par l’administration d’une maison de fortune construite illégalement par le requérant sur un terrain public qui avait été affecté dans le plan d’urbanisme à la construction d’une école.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1950 et réside à Ankara. Il a été représenté par Me A. Akkaymak, avocat. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
3. À l’époque des faits, le terrain objet de la présente requête faisait partie de la parcelle no 1 situé à Altındağ (Ankara), laquelle était inscrite sur le registre foncier au nom de la mairie d’Altındağ. Le terrain avait été affecté à un service public municipal.
4. Le 18 mai 1985, le requérant saisit l’administration en vue d’obtenir la propriété d’une partie de la parcelle no 1 correspondant à une superficie de 366 m2. Dans le formulaire de requête tendant à obtenir un certificat d’attribution de propriété (Tapu tahsis belgesi, ci-après « le certificat d’attribution », il mentionna que la maison de fortune dans laquelle il habitait avait été bâtie sur ce terrain en 1940.
5. Le 1er août 1986, sur le fondement de la loi no 2981, la mairie d’Altındağ délivra au requérant le certificat d’attribution concernant le terrain de 366 m2 de la parcelle en cause.
6. Le 30 septembre 2004, la mairie d’Altındağ décida de démolir la maison de fortune du requérant. Cette décision ne fut pas notifiée à l’intéressé.
7. Le 8 octobre 2004, l’administration commença à démolir la maison.
8. Le 13 octobre 2004, à la suite de la demande de sursis à exécution et d’annulation de la décision de démolition formée par le requérant, le tribunal administratif d’Ankara ordonna le sursis à exécution de la décision de démolition.
9. Le 19 octobre 2004, à la demande du tribunal, un expert ingénieur en bâtiment se rendit sur les lieux. Il constata qu’environ 30 % de la maison avait été démolie.
10. Dans son mémoire en défense, l’administration indiqua que la maison en cause avait été construite sur une parcelle qui avait été affectée dans les plans d’urbanisme de 1959 et de 1976 à l’édification d’une école et qu’il n’était dès lors pas possible que le requérant pût être titulaire d’un quelconque droit sur le terrain en question.
11. Le 13 décembre 2004, l’administration annula le certificat d’attribution délivré au requérant.
12. Le 22 décembre 2004, le tribunal administratif demanda à la mairie si une décision en bonne et due forme avait été prise avant la démolition et si le certificat d’attribution avait été annulé au préalable. Il ordonna une nouvelle fois le sursis à exécution de la décision de démolition.
13. Le 26 janvier 2005, l’administration acheva la démolition de la maison du requérant malgré le sursis à exécution ordonné par le tribunal administratif.
14. Le 27 janvier 2005, un architecte, expert judiciaire assermenté, constata qu’un jour avant l’expertise judiciaire prévue, la maison litigieuse avait été totalement démolie et que trois peupliers avaient également été coupés à la racine. Il estima la valeur de la maison et des arbres à 38 309 livres turques ((TRY), soit environ 22 000 euros (EUR) à l’époque des faits).
15. Le 14 février 2005, le requérant sollicita de la mairie le paiement de la somme accordée au titre du dommage matériel tel que calculé dans le rapport d’expertise.
16. Le 1er mars 2005, la mairie rejeta cette demande au motif que l’intéressé n’était titulaire d’aucun droit.
17. Le 7 mars 2005, elle répondit à la question posée par le tribunal le 22 décembre 2004. Elle indiqua que le certificat d’attribution du requérant avait été annulé le 13 décembre 2004 et que la maison construite illégalement par le requérant avait été démolie en application de la loi no 775 relative aux constructions irrégulières. Elle souligna que, tout au long de la semaine précédant la démolition, des annonces sur la démolition avait été diffusées par les haut-parleurs des véhicules de la municipalité.
18. Le 9 mars 2005, toujours dans le cadre de la demande de sursis à exécution et d’annulation de la décision de démolition et en réponse aux observations en défense de l’administration, le requérant sollicita auprès du tribunal :
– une ordonnance de sursis à exécution de la démolition (alors même que la maison avait été déjà démolie),
– la condamnation de l’administration à lui payer 38 309 TRY.
19. Le 25 mars 2005, le tribunal administratif rejeta la demande de sursis à exécution.
20. Le 13 juillet 2005, le tribunal régional administratif d’Ankara confirma cette décision.
21. Dans une demande additionnelle du 11 août 2005, le requérant sollicita auprès du tribunal l’attribution par l’administration d’un nouveau terrain et également le paiement d’une indemnité pour la valeur des matériaux de la maison démolie. Il réitéra également sa demande concernant le paiement de la valeur de la maison avant sa démolition.
22. Par un jugement du 27 octobre 2005, le tribunal administratif débouta le requérant. Après avoir rappelé l’objet du litige, qui était la demande d’annulation de la décision de démolition prise par l’administration, il considéra que cette décision n’était entachée d’aucune illégalité dès lors que le requérant ne remplissait pas les conditions requises pour bénéficier des dispositions de la loi no 2981. Il ajouta que l’intéressé n’aurait pas dû obtenir le certificat d’attribution en 1986 dans la mesure où sa maison, construite illégalement sur un terrain appartenant à la mairie, était située à l’époque dans une zone affectée dans le plan d’urbanisme à l’édification d’une école.
23. Le requérant se pourvut en cassation contre ce jugement.
24. Par un arrêt du 18 mars 2008, le Conseil d’État confirma le jugement attaqué.
25. Le 26 janvier 2010, il rejeta le recours en rectification de l’arrêt du 18 mars 2008. Cette décision fut notifiée à l’épouse du requérant le 16 février 2010.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. L’exécution des décisions juridictionnelles rendues à l’encontre de l’administration
26. En vertu de l’article 138 § 4 de la Constitution et de l’article 28 § 1 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, les pouvoirs législatif et exécutif ainsi que toutes les autorités administratives sont tenus de respecter les décisions de justice rendues à leur encontre. Ces dispositions se lisent comme suit :
Article 138 § 4 de la Constitution
« Les organes des pouvoirs exécutif et législatif ainsi que l’administration sont tenus de se conformer aux décisions judiciaires ; lesdits organes et l’administration ne peuvent, en aucun cas, modifier les décisions judiciaires ni en différer l’exécution. »
Article 28 § 1 de la loi no 2577
« 1. L’administration est tenue d’adopter sans tarder l’acte ou l’action requis par les décisions au fond et les ordonnances de sursis à exécution rendues par le Conseil d’État ou les tribunaux administratifs (...) Le délai [pour ce faire] ne peut en aucun cas dépasser les trente jours qui suivent la notification de la décision à l’administration. »
2. La reconnaissance du droit de propriété et la responsabilité de l’administration
27. L’article 35 de la Constitution turque dispose ce qui suit :
« Chacun possède les droits de propriété et d’héritage. Ces droits peuvent être limités par la loi, mais uniquement dans un but d’intérêt public. Le droit de propriété ne peut être exercé d’une manière contraire à l’intérêt de la société. »
28. Aux termes des paragraphes 1 et 7 de l’article 125 de la Constitution,
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel.
(...)
L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et décisions. »
29. Le corollaire de ce principe est défini dans les articles 11 à 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative. En effet, en vertu de ces dispositions, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans un délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande, ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure devant la juridiction administrative.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
30. Le requérant allègue que l’administration a démoli sa maison alors même que le tribunal administratif d’Ankara avait ordonné le sursis à exécution de la démolition. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, dont le passage pertinent se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
1. Sur la recevabilité
31. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité :
– l’allégation du requérant concernant la non-exécution de la décision de sursis à exécution rendue par le tribunal administratif serait incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention dès lors que celle-ci ne serait qu’une décision provisoire,
– l’intéressé aurait pu et aurait dû saisir les tribunaux d’une demande en indemnisation, car le fait que l’administration n’exécute pas une décision rendue par un tribunal serait considéré dans la jurisprudence des juridictions administratives depuis 1947 comme une faute lourde de service au sens de la loi no 2577.
32. La Cour rappelle que l’article 6 de la Convention est applicable à une procédure provisoire qui a le même objet que la procédure au principal en cours, lorsque l’ordonnance de référé est exécutoire immédiatement et vise à se prononcer sur le même droit (Micallef c. Malte [GC], no 17056/06,
§§ 80-86, CEDH 2009, RTBF c. Belgique, no 50084/06, §§ 64-65, CEDH 2011 (extraits), et Central Mediterranean Development Corporation Limited c. Malte (no 2), no 18544/08, §§ 21-23, 22 novembre 2011). Tel était également assurément le cas en l’espèce (paragraphes 8 et 12 ci-dessus). Dès lors, l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
33. Pour ce qui est de la question de l’épuisement des voies de recours internes, la Cour a déjà jugé que l’octroi d’une indemnité au titre des dispositions à caractère de lex specialis de la loi no 2577 ne pouvait constituer un redressement adéquat des griefs tirés de la non-exécution des jugements administratifs, tels que ceux en cause en l’espèce (Ahmet Okyay et autres c. Turquie (déc.), no 36220/97, 17 janvier 2002, et Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, no 6334/05, § 95, 23 octobre 2012). Elle ne voit aucune raison de se départir de ce constat. Elle rejette donc également l’exception soulevée à ce titre.
34. La Cour estime par ailleurs que les griefs du requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.
2. Sur le fond
35. Le requérant allègue une violation de son droit à un procès équitable en raison de l’inexécution par l’administration de la décision du sursis à exécution rendue par le tribunal administratif.
36. Le Gouvernement fait remarquer qu’à l’issue de la procédure, les juridictions administratives ont fini par rejeter la demande de sursis à exécution du requérant et que dès lors, il ne serait pas possible de conclure à l’absence d’exécution par l’administration d’une décision de justice définitive.
37. La Cour réaffirme que le droit à un tribunal garanti par l’article 6 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. En effet, l’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit donc être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, Immobiliare Saffi c. Italie [GC], no 22774/93, § 63, CEDH 1999‑V, et Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 65, CEDH 2009).
38. Ce principe revêt encore plus d’importance dans le contexte du contentieux administratif, à l’occasion d’un différend dont l’issue est déterminante pour les droits civils de l’administré. En introduisant, par exemple, comme en l’espèce, une demande de sursis à exécution, celui vise à remédier aux conséquences irrémédiables que pourrait avoir l’exécution immédiate d’une décision administrative. La protection effective du justiciable implique l’obligation impérative pour l’administration de se plier aux décisions de justice rendues contre elle. Si l’administration refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdent toute raison d’être (Costin c. Roumanie, no 57810/00, § 27, 26 mai 2005, Iera Moni Profitou Iliou Thiras c. Grèce, no 32259/02, § 34, 22 décembre 2005, et Niţescu c. Roumanie, no 26004/03, § 32, 24 mars 2009).
39. En tout état de cause, une personne qui a obtenu un jugement contre l’État n’a pas à ouvrir une procédure distincte pour en obtenir l’exécution forcée : c’est au premier chef aux autorités de l’État qu’il incombe de garantir l’exécution d’une décision de justice rendue contre celui-ci, et ce dès la date à laquelle cette décision devient obligatoire et exécutoire. Pareil jugement doit être signifié en bonne et due forme à l’autorité concernée de l’État défendeur, laquelle est alors à même de faire toutes les démarches nécessaires pour s’y conformer ou pour le communiquer à une autre autorité de l’État compétente pour les questions d’exécution des décisions de justice (Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, précité, § 118).
40. Dans les circonstances de la cause, contrairement à ce que le Gouvernement suggère (paragraphe 36 ci-dessus), la Cour observe que l’article 28 § 1 de la loi no 2577 est applicable non seulement aux décisions juridictionnelles définitives rendues au fond mais également à celles qui étaient relatives aux sursis à exécution (paragraphe 26 ci-dessus). Autrement dit, il ne prête pas à controverse que les deux décisions rendues les 13 octobre et 22 décembre 2004 par le tribunal administratif d’Ankara étaient obligatoires et exécutoires (paragraphes 8 et 12 ci-dessus).
41. Or alors que le tribunal administratif avait ordonné la suspension de l’exécution de la décision administrative de démolition, l’administration a démoli la maison du requérant (paragraphes 13 et 14 ci-dessus).
42. La Cour considère qu’une telle situation n’est ni compatible avec le droit turc ni avec les principes généraux de l’article 6 de la Convention et qu’elle porte manifestement atteinte à l’État de droit, fondé sur la prééminence du droit et la sécurité des rapports juridiques.
43. Dès lors, la Cour conclut qu’en agissant ainsi, l’État défendeur a méconnu le droit du requérant à un tribunal et a ainsi privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.
44. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
45. Le requérant allègue que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
46. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité dont l’une est tirée de la règle de l’épuisement des voies recours internes. Il fait valoir que le requérant aurait dû saisir les tribunaux administratifs d’une action en indemnisation dans les soixante jours suivant la démolition de sa maison (Conseil d’État, E. 2011/15602, K. 2013/1194, arrêt du 21 février 2013).
47. D’emblée, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire, dans les circonstances de l’espèce, qu’elle tranche la question de savoir si le requérant était titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, dès lors que le grief tiré de cette disposition est en toute hypothèse irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes.
48. En effet, elle rappelle qu’en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de celui-ci. L’obligation d’épuiser les voies de recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 70-71, 25 mars 2014, et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015).
49. En l’espèce, la Cour note effectivement que le requérant s’est seulement contenté de demander l’annulation de la décision de démolition devant les juridictions administratives mais qu’il a omis d’intenter une action en indemnisation contre l’administration conformément aux règles procédurales prévues par la loi. En effet, comme le souligne le Gouvernement, l’intéressé aurait dû saisir les tribunaux administratifs d’une telle action par un recours distinct. Or il a sollicité une indemnité d’une manière assurément irrégulière par des demandes additionnelles formées dans le cadre du recours qui avait pour seul objet une demande en annulation.
50. Dès lors, le requérant n’ayant pas respecté les règles procédurales prévues en droit interne et n’ayant donc pas intenté devant les tribunaux administratifs une action en indemnisation en bonne et due forme, la Cour considère que l’intéressé n’a pas épuisé les voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.
51. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
53. Le requérant demande 168 944 livres turques (TRY) pour préjudice matériel et moral ainsi que l’attribution d’un terrain de 366 m2 équivalant à celui qu’il a perdu.
54. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
55. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et, dès lors, elle rejette la demande y afférente.
56. En revanche, elle estime que le requérant a subi un dommage moral que le constat de violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à réparer. Dès lors, statuant en équité, elle décide d’allouer à l’intéressé la somme de 6 000 euros (EUR) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
57. La Cour observe que le requérant n’a pas présenté de demande au titre des frais et dépens. En conséquence, elle estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief concernant l’article 6 § 1 recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 6000 EUR (six mille euros), à convertir en livre turque au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président