DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE İKİZTAŞ ELEKTRİK TAAHHÜT TİCARET VE SANAYİ LİMİTED ŞİRKETİ c. TÜRKİYE
(Requête no 21962/15)
ARRÊT
Art 1 P1 • Obligations positives • Respect des biens • Administration n’ayant pas pris les mesures nécessaires pour réaliser des places de parking payées par la requérante à la municipalité lors de l’obtention du permis de construire d’un immeuble • Absence de dédommagement du préjudice par les tribunaux internes
STRASBOURG
4 octobre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire İkiztaş Elektrik Taahhüt Ticaret Ve Sanayi Limited Şirketi c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Gilberto Felici,
Saadet Yüksel, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 21962/15) dirigée contre la République de Türkiye et dont une société à responsabilité limitée de droit turc, İkiztaş Elektrik Taahhüt Ticaret Ve Sanayi Limited Şirketi (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 avril 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 1 du Protocole no 1,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 septembre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le paiement par la requérante à la municipalité d’une somme d’argent appelée « frais de stationnement » lors de l’obtention du permis de construire d’un immeuble ainsi que la non-réalisation par l’administration des places de parking en contrepartie.
EN FAIT
2. La requérante est une société à responsabilité limitée basée à Mersin. Elle a été représentée par Me A. Sağlam, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
4. La requérante sollicita un permis de construire d’un immeuble auprès de la municipalité de Mersin.
5. La municipalité exigea de l’intéressée le paiement de « frais de stationnement », qui correspondaient à une taxe de participation pour
non-réalisation d’aires de stationnement.
6. En effet, selon le code de l’urbanisme, en tant que bénéficiaire d’un permis de construire d’un immeuble, la requérante devait également construire des aires de stationnement privées, dont le nombre variait en fonction du type et du nombre de logements.
7. En l’occurrence, cette construction n’était pas possible car le terrain se trouvait dans un lieu proche d’un site classé.
8. Dès lors, en application des articles 37 et 44 du code de l’urbanisme, la requérante était tenue de verser à la municipalité une taxe de participation dite « frais de stationnement » pour non-réalisation d’aires de stationnement. Aussi paya-t-elle, en plusieurs fois, la somme totale de 59 879,35 livres turques (TRY) (soit environ 37 500 euros à l’époque des faits) qui correspondait à la valeur de 38 places de parking et obtint-elle ainsi le permis de construire le 20 avril 2006.
9. Le paiement de cette participation permettait notamment de pallier le déficit de places de stationnement dans la ville à l’occasion, par exemple, de la construction de nouveaux logements. Elle permettait aussi d’attribuer à la requérante des places de parking public. Or la municipalité n’a jamais fourni ce service à l’intéressée.
10. Le 9 juillet 2009, la requérante mit en demeure la municipalité de Mersin de lui restituer le montant de sa participation.
11. La mairie garda le silence.
12. Le 6 novembre 2009, la requérante intenta une action en indemnisation devant le tribunal administratif de Mersin. Soutenant que la mairie avait commis une faute de service, elle demanda 224 752, 35 TRY pour le préjudice matériel et moral qu’elle estimait avoir subi. À cet égard, elle rappela avoir payé la valeur de 38 places de parking mais n’avoir obtenu aucune attribution de places de parking de la part de la municipalité.
13. Par un jugement du 29 décembre 2010, le tribunal administratif de Mersin la débouta au motif que la mise en place des services publics devait obéir à une planification et que l’incapacité de la municipalité de lui attribuer des places de parking, alors même qu’elle avait perçu la somme réclamée, ne pouvait être considérée comme une faute de service imputable à l’administration.
14. La requérante forma un pourvoi en cassation contre ce jugement.
15. Par un arrêt du 30 mars 2012, le Conseil d’état confirma le jugement attaqué. Il décida notamment ce qui suit :
« (...) Il ressort de la réglementation que la responsabilité de trouver une solution aux problèmes de circulation causés par les véhicules dans les zones résidentielles, d’assurer une urbanisation saine et de créer un système de transport sûr appartient aux administrations centrales ou locales, selon les cas. Il est entendu que les administrations concernées utilisent des fonds publics et privés pour mettre en place ce système. Par ailleurs, les administrations, auxquelles les lois et règlements confèrent l’autorité et la responsabilité de construire ou de faire construire des parkings, n’ont pas le pouvoir discrétionnaire de décider de remplir ou non ces obligations. À cet égard, la demande par laquelle la plaignante prie l’administration de lui restituer avec intérêts l’argent qu’elle a versé au motif qu’elle n’a pas pu bénéficier de ce service malgré le paiement de la taxe de stationnement, et une acceptation de cette demande par les autorités judiciaires, reviendrait à faire appliquer par décision judiciaire une règle non prévue par la loi, ce qui, comme indiqué ci-dessus, exonérerait l’administration de son obligation de fournir ce service et empêcherait la mise en place d’une urbanisation saine et d’un système de transport sûr. Dès lors, en application de la législation, la taxe de stationnement, qui devrait normalement être perçue par l’administration compétente après la concrétisation du besoin de stationnement, a été perçue en l’espèce avant celle-ci, ce qui n’est pas conforme à la réglementation en vigueur. Cependant, dans la mesure où il n’est pas question que l’administration ne s’acquitte pas de ses obligations ultérieurement, la restitution de la somme perçue par l’administration n’est pas possible (...) »
16. Le 20 juin 2013, la haute juridiction rejeta également le recours en rectification d’arrêt interjeté par la requérante.
17. Le 18 septembre 2014, la Cour constitutionnelle rejeta le recours individuel par lequel la requérante se plaignait notamment d’une atteinte à son droit de propriété. Elle estima que les griefs de l’intéressée relevaient de l’équité de la procédure, qu’ils concernaient l’interprétation du droit et l’appréciation des éléments de preuve par les juridictions du fond et qu’ils visaient l’issue de la procédure. Considérant que la requérante avait disposé de l’opportunité de présenter ses arguments et que les tribunaux avaient motivé leurs décisions et qu’ils ne s’étaient pas livrés à une appréciation arbitraire ni n’avaient commis d’erreur manifeste d’appréciation, la Cour constitutionnelle déclara le recours manifestement mal fondé. Cette décision fut notifiée à la requérante le 27 octobre 2014.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Aux termes des paragraphes 1 et 7 de l’article 125 de la Constitution,
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel.
(...)
L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et décisions. »
19. Les passages pertinents des articles de la loi sur le zonage (loi no 3194) se lisent comme suit :
Article 37 :
« Les places de stationnement nécessaires sont attribuées lors de la préparation des plans de zonage en fonction de la situation dans la ville et dans la région ainsi que des besoins futurs. Les projets de construction de bâtiments et d’installations qui doivent être dotés d’un parking ne se verront pas accorder un permis de construire tant que les places de parking correspondantes ne seront pas réalisées (...) »
Article 44 § 3 :
« Les types de bâtiments et installations qui doivent être dotés d’aires de stationnement ainsi que les autres questions y relatives sont déterminés dans un règlement publié par le ministère. Ce règlement définit quels sont les bâtiments et installations qui nécessitent un parking. Il précise également le nombre, la taille et les autres conditions à remplir. »
20. L’article 3 du règlement du 1er juillet 1993 sur les aires de stationnement se lit comme suit dans sa partie pertinente :
« Les municipalités disposent de deux ans au maximum pour déterminer les besoins de stationnement de la population et procéder aux révisions ou aux changements dans le plan d’urbanisme en vue de la construction d’aires de stationnement. Une fois que le [nouveau] plan d’urbanisme entre en vigueur, elles disposent d’un délai maximum de trois mois pour élaborer un programme d’urbanisme sur cinq ans visant à mettre en œuvre le plan d’urbanisme adopté. »
21. L’article 9 du règlement du 1er juillet 1993 est libellé comme suit :
« Le cas des bâtiments qu’il n’est pas possible de doter d’un parking en intérieur ou sur leur parcelle doit être notifié aux personnes concernées, de même que la motivation de cette impossibilité, dans un délai de 30 jours à compter de la date de la première demande concernant le statut de zonage. Les municipalités sont tenues d’indiquer comment le problème de stationnement sera résolu en l’absence d’un parking dans le bâtiment, et de quelle aire ou de quel parking public le bâtiment bénéficiera, et de mettre en place ces parkings. Les usagers qui sont concernés par cette situation et qui feront usage des parkings publics ne paieront pas le stationnement. »
22. L’article 10 du règlement du 1er juillet 1993 dispose dans sa partie pertinente :
« Les principes de perception des frais de stationnement sont déterminés par les conseils municipaux et provinciaux sur la base des règlements et circulaires en vigueur. Les frais de stationnement perçus sont déposés sur un compte bancaire qui doit être ouvert dans l’une des banques publiques. Le taux d’intérêt prévu par la loi est appliqué au montant collecté. (...) Le montant de [frais de] stationnement perçu pour le compte des municipalités du district est utilisé pour les aires de stationnement (...) à construire par les municipalités métropolitaines dans les limites du district. »
23. L’article 11 du règlement du 1er juillet 1993 énonce dans sa partie pertinente :
« Le montant perçu sur le compte dédié aux frais de stationnement ainsi que le montant affecté à cet usage par les municipalités sur leur propre budget sont utilisés pour l’acquisition et l’expropriation des terrains nécessaires en vue [de la réalisation] de l’aire de stationnement (...) en fonction du plan d’urbanisme sur cinq ans. Le montant perçu sur le compte dédié ne peut être utilisé à d’autres fins que le stationnement. Le montant perçu sur le compte dédié est versé au bénéficiaire par la banque concernée sur instruction écrite de la commune (...). Le ministère de l’Intérieur est chargé de vérifier si le montant perçu est utilisé aux fins prévues. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
24. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint d’avoir payé à la municipalité une taxe de participation pour se voir attribuer des places de stationnement mais n’avoir rien obtenu en contrepartie.
25. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
26. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants ou les gouvernements (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 85, 19 décembre 2018, et Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 123-126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle examinera l’affaire sous le seul angle de l’article 1 du Protocole no1 dont elle relève et qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
1. Sur la recevabilité
27. Le Gouvernement soutient que la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention. À cet égard, il estime que le remboursement de la somme payée au titre des « frais de stationnement » que demande la requérante n’était prévu ni par la législation ni par la jurisprudence et que l’intéressée ne pouvait dès lors se voir reconnaître un droit de propriété.
28. Le Gouvernement allègue que la requérante n’a pas la qualité de victime. Il fait valoir que la municipalité est en train de réaliser cinq projets de construction de parkings publics et que dès que les chantiers seront achevés, la requérante pourra bénéficier d’un service de stationnement comme les autres habitants du quartier.
29. Enfin, le Gouvernement estime que la requête est manifestement mal fondée.
30. La requérante réfute ces thèses. Elle fait référence à l’article 3 du règlement du 1er juillet 1993 sur les aires de stationnement et indique qu’en 2021 aucun service stationnement ne lui avait encore été fourni par la municipalité. Elle produit également un document émanant de la mairie d’Akdeniz Mersin daté du 22 novembre 2021 et attestant qu’il n’existait pas sur le territoire de la commune de parking public exploité par la municipalité.
31. La Cour rappelle que la notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété des biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : ce qui importe c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par cette disposition (Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004‑XII). Ainsi, à l’instar des biens corporels, certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété », et donc comme des « biens » aux fins de cette disposition (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 100, CEDH 2000-I). La notion de « biens » ne se limite pas non plus aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » et raisonnable d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (voir, par exemple, Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 83, CEDH 2001-VIII).
32. S’agissant de la possibilité de restitution de la somme payée à l’administration par la requérante au titre des « frais de stationnement », la Cour observe qu’une telle possibilité n’était pas prévue par la législation nationale, de sorte que, dans ces conditions, la Cour ne saurait conclure que l’espoir de la requérante de se voir un jour restituer la taxe de participation versée constituait une forme de créance suffisamment établie au point de pouvoir être revendiquée en justice, et donc un « bien » distinct au sens de la jurisprudence de la Cour (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, §§ 25-26, CEDH 2004-IX).
33. Cela étant, une autre considération entre en ligne de compte pour ce qui est de la demande même de la requérante. En effet, même si la Cour admet que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire portant sur une multitude de facteurs locaux est inhérent au choix et à l’application de politiques d’aménagement urbain et de mesures qui s’imposent, face à un problème tel que celui soulevé en l’espèce, les autorités ne peuvent légitimement invoquer leur marge d’appréciation, celle-ci ne les dispensant aucunement de leur devoir de réagir en temps utile, de façon correcte et, surtout, cohérente. La requérante, qui a versé à la municipalité une somme d’argent correspondant à la valeur de 38 places de parking en vue de la réalisation de parcs publics de stationnement, qui comptait faire également usage de ces places de stationnement et qui n’a rien obtenu en contrepartie de la part de l’administration, pouvait dénoncer cette omission, constitutive d’une faute de nature à engager la responsabilité de l’état, et légitimement avoir l’espoir d’obtenir des dommages et intérêts pour faute de service de l’administration dès lors que celle-ci avait l’obligation légale d’assurer le service pour lequel elle avait perçu une participation de l’administré. Autrement dit, l’intéressée, qui, en bonne foi, a versé la somme réclamée en faisant confiance aux engagements pris par les autorités compétentes, avait un intérêt substantiel à soulever devant les tribunaux administratifs le manquement à cette obligation légale de la municipalité qui avait eu pour effet de la priver des places de stationnement en question. Ainsi, la requérante disposait d’une créance suffisamment établie pour être revendiquée en justice, donc d’un « bien » au sens de la norme exprimée à la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, laquelle trouve de ce fait à s’appliquer à ce volet du grief examiné. Il y a par conséquent lieu de rejeter les exceptions tirées d’une prétendue incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention et d’une absence de qualité de victime.
34. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
35. La requérante soutient que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1.
36. Le Gouvernement conteste les allégations de la requérante. Il indique que la municipalité a lancé les travaux de construction de nouvelles aires de stationnement à proximité du bien immobilier de la requérante. Il fait référence à la législation et il précise que la taxe perçue ne finançait pas uniquement l’attribution de places de parking spécifiques à l’intéressée ou la construction d’un nouveau parking à son profit par la municipalité. Il ajoute que la requérante est une société commerciale et qu’il est attendu d’elle qu’elle agisse avec prudence et qu’elle connaisse les difficultés inhérentes au problème du stationnement en ville. Dès lors, selon le Gouvernement, la requérante ayant obtenu son permis de construire et les travaux de réalisation des parkings à proximité ayant commencé, le juste équilibre voulu par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention n’aurait pas été rompu.
37. La Cour rappelle, pour commencer, être compétente pour tenir compte des développements intervenus postérieurement à l’introduction de la requête. Elle rappelle également que, pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, elle doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse (Plechanow c. Pologne, no 22279/04, § 101, 7 juillet 2009).
38. La Cour renvoie à sa jurisprudence constante relative à la structure de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, aux trois normes distinctes que cette disposition contient (voir, parmi beaucoup d’autres, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, §§ 93-94, 25 octobre 2012).
39. Elle estime devoir examiner l’affaire à la lumière de la norme générale contenue dans la première phrase du premier alinéa de cette disposition, qui énonce le droit au respect de la propriété.
40. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 renferme certaines obligations positives. L’exercice réel et efficace du droit garanti par cette disposition ne dépend pas uniquement du devoir de l’État de s’abstenir de toute ingérence mais peut exiger des mesures positives de protection, notamment là où il existe un lien direct entre les mesures qu’un requérant pourrait légitimement attendre des autorités et la jouissance effective par l’intéressé de ses biens (Kotov c. Russie [GC], no 54522/00, § 109, 3 avril 2012).
41. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête pas à une définition précise, mais les principes applicables n’en sont pas moins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle de l’obligation positive de l’État ou sous celui de l’ingérence des pouvoirs publics, qui doit être justifiée, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans un cas comme dans l’autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Il est également vrai que les objectifs énumérés dans cette disposition peuvent jouer un certain rôle dans l’appréciation de la question de savoir si un équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt public et le droit fondamental du requérant à la propriété. Dans les deux cas, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les mesures à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (ibidem, § 110).
42. De ce point de vue, la Cour estime qu’il est normal que l’administration dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, et elle respecte la manière dont celle-ci conçoit les impératifs de l’« utilité publique ». En effet, elle ne perd pas de vue que l’urbanisme moderne exige, en particulier dans les vastes zones urbaines, des réflexions et des évaluations parfois difficiles, et que sa mise en œuvre demande souvent un temps considérable.
43. En l’espèce, la Cour observe que la requérante s’est vu délivrer un permis de construire en vue d’édifier un immeuble. Le projet autorisé ne comportant pas un nombre de places de stationnement suffisant, elle a versé à la municipalité la somme de 59 879,35 TRY au titre de la participation compensatoire prévue par la législation, correspondant à 38 places de stationnement manquantes.
44. La Cour note qu’il revenait donc à la municipalité d’affecter cette somme à la réalisation d’un parc public de stationnement et d’en faire bénéficier la requérante.
45. À cet égard, elle considère que l’obligation positive découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention imposait à l’administration de prendre les mesures nécessaires pour accomplir sa mission. Or le document daté du 22 novembre 2021 émanant de la municipalité d’Akdeniz Mersin qui est produit par la requérante et qui atteste qu’il n’existait pas dans la commune de parking public exploité par la municipalité (paragraphe 30 ci-dessus) démontre clairement que depuis plus de quinze ans la municipalité a manqué à son obligation légale. Autrement dit, la requérante a payé pour un service qui ne lui a pas été rendu. Cette omission de la municipalité a entraîné des répercussions dommageables pour la requérante, laquelle s’est trouvée privée des places de stationnement en question pendant toute cette période, et les tribunaux internes, qui ont pourtant soulevé l’irrégularité commise par la municipalité (voir le paragraphe 15 ci-dessus), n’ont pas été en mesure de remédier à cette situation d’incertitude créée par l’administration. Enfin, la Cour constate que la requérante n’a pas été dédommagée pour ce préjudice. Il s’agit là assurément d’une situation qui n’est pas compatible avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
46. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
48. La requérante sollicite au moins 15 000 euros (EUR) au titre de la satisfaction équitable.
49. Le Gouvernement conteste cette prétention et, se référant à l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, 7 mai 2019), il invite en tout état de cause la Cour à renvoyer la question de la réparation du dommage à la commission d’indemnisation.
50. La Cour rappelle que l’initiative du gouvernement turc tendant à élargir les compétences de la commission d’indemnisation renforce le caractère subsidiaire du mécanisme de protection des droits de l’homme instauré par la Convention et facilite pour la Cour et le Comité des Ministres l’accomplissement des tâches que leur confient respectivement l’article 41 et l’article 46 de la Convention (Kaynar et autres, précité, § 73).
51. En l’espèce, la Cour relève qu’elle ne dispose pas de tous les outils qui lui permettraient raisonnablement de régler la question de l’évaluation du préjudice subi par la requérante.
52. Elle considère que dans les circonstances de la cause, les instances nationales sont, sans conteste, les mieux placées pour évaluer le préjudice subi et disposent de moyens juridiques et techniques adéquats pour mettre un terme à une violation de la Convention et en effacer les conséquences.
53. Dans ces conditions, elle estime qu’un recours devant la commission d’indemnisation dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de son arrêt définitif est susceptible de donner lieu à une indemnisation par l’administration et que ce recours représente un moyen approprié de redresser la violation constatée au regard de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (ibidem, § 74). La Cour tient à préciser que l’indemnisation au titre du dommage matériel est seulement due si la requérante n’a pas reçu les places de stationnement à la fin des travaux de construction de nouvelles aires de stationnement.
54. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le droit national permet dorénavant d’effacer les conséquences de la violation constatée et juge dès lors qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la demande présentée par la requérante à ce titre. Elle estime par conséquent qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de la requête (article 37 § 1 c) de la Convention). Elle est en outre d’avis qu’il n’existe, en l’espèce, pas de circonstances spéciales touchant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigeraient la poursuite de l’examen de la requête (article 37 § 1 in fine). Par ailleurs, sa conclusion tient compte de ce que l’article 37 § 2 de la Convention lui permet de réinscrire une requête au rôle lorsqu’elle estime que les circonstances le justifient (ibidem, § 77).
55. Il y a donc lieu de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Décide de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’application de l’article 41 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Dorothee von Arnim Jon Fridrik Kjølbro
Greffière adjointe Président