GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE BEELER c. SUISSE
(Requête no 78630/12)
ARRÊT
Art 14 (+ Art 8) • Suppression discriminatoire de la rente de conjoint survivant perçue par un veuf qui se consacrait entièrement à ses enfants, une fois la plus jeune devenue majeure, alors que les veuves dans la même situation continuaient à percevoir une telle rente • Vie familiale • Clarification des critères qui précisent ou circonscrivent les prestations sociales tombant sous l’empire de l’art 8 • Approche adoptée dans Konstantin Markin c. Russie [GC] suivie en l’espèce • Prestation visant à favoriser la vie familiale et ayant nécessairement eu une incidence sur l’organisation de la vie familiale du requérant, et tombant donc sous l’empire de l’art 8 • Modalités de la rente de conjoint survivant reposant sur des considérations et suppositions dépassées • Retour sur le marché de travail pareillement difficile pour les personnes des deux sexes ayant l’âge du requérant, après plusieurs années sans emploi • Absence d’indication montrant que la suppression de la rente aurait touché le requérant dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables • Marge d’appréciation étroite • Absence de considérations « très fortes » ou de « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe
STRASBOURG
11 octobre 2022
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Beeler c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Yonko Grozev,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pere Pastor Vilanova,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay,
Arnfinn Bårdsen,
Saadet Yüksel,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 juin 2021 et les 12 janvier et 15 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 78630/12) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Max Beeler (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 novembre 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée a accédé à la demande de non‑divulgation de son identité formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le président de la Grande Chambre a ensuite accédé à la demande de levée de l’anonymat formée par l’intéressé à la suite de l’audience devant la Grande Chambre.
2. Le requérant a été représenté par Me J. Luginbühl, avocat à Zurich. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
3. Dans sa requête, le requérant alléguait que, en tant que veuf s’occupant seul de ses enfants depuis le décès de son épouse, il était victime d’une discrimination par rapport aux veuves qui assument seules la charge de leurs enfants, car il n’avait plus droit à la rente de veuf depuis que sa fille cadette avait atteint la majorité, alors que la rente correspondante restait due aux veuves ayant des enfants du même âge.
4. Le 22 novembre 2016, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. Elle a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 20 octobre 2020, une chambre de cette section composée de Paul Lemmens, président, Georgios A. Serghides, Helen Keller, Alena Poláčková, María Elósegui, Gilberto Felici et Lorraine Schembri Orland, juges, et de Milan Blaško, greffier de section, a rendu son arrêt. La chambre y déclarait, à l’unanimité, la requête recevable et concluait, à l’unanimité, à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion concordante de la juge Keller.
6. Le 19 janvier 2021, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention. Le 8 mars 2021, le collège de la Grande Chambre a fait droit à sa demande.
7. La composition de la Grande Chambre a ensuite été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 16 juin 2021.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. A. Chablais, agent,
Mmes C. Mascetta,
V. Ruffieux,
D. Steiger Leuba,
S. Heegaard-Schroeter,
M. R. Baumann, conseillers ;
– pour le requérant
Mes J. Luginbühl,
F. de Weck, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Chablais, Me Luginbühl, Me de Weck et Mme Mascetta.
EN FAIT
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Le requérant est né en 1953 et réside à Schwellbrunn.
10. Il est père de deux enfants. Après avoir perdu son épouse dans un accident en août 1994, il décida de quitter l’emploi qu’il occupait au sein d’une compagnie d’assurances et de se consacrer entièrement à ses filles, qui étaient alors âgées de vingt et un mois et de quatre ans.
11. En 1997, lorsque la rente de conjoint survivant fut étendue aux veufs (paragraphe 22 ci‑dessous), le requérant se vit accorder le bénéfice d’une rente de veuf, d’un montant mensuel d’environ 920 francs suisses (CHF), qui fut complétée par des prestations complémentaires. Ses filles se virent octroyer des rentes d’orphelin, à hauteur de 459 CHF par mois, et, plus tard, des allocations de formation, qu’elles perçurent jusqu’à l’âge de vingt‑cinq ans.
12. Le 9 septembre 2010, après avoir constaté que la fille cadette du requérant allait atteindre la majorité, la caisse de compensation (Ausgleichskasse) du canton d’Appenzell Rhodes‑Extérieures cessa de verser la rente de veuf au requérant. Ce dernier forma opposition en invoquant le principe de l’égalité entre l’homme et la femme qui est énoncé dans la Constitution suisse.
13. Dans sa décision de rejet datée du 20 octobre 2010, la caisse de compensation releva que l’ordre juridique suisse ne prévoyait pas de contrôle de constitutionnalité, mais que les autorités devaient interpréter les lois fédérales dans le respect de la Constitution s’il existait une marge d’appréciation. Toutefois, elle se considéra liée par la teneur de l’article 24, alinéa 2, de la loi fédérale sur l’assurance‑vieillesse et survivants (« la LAVS ») (paragraphe 20 ci‑dessous), cette disposition étant selon elle une norme claire insusceptible d’interprétation.
14. Le requérant forma alors un recours devant le tribunal cantonal, soutenant qu’il n’y avait pas de raisons de le défavoriser par rapport à une veuve ayant des enfants de plus de dix‑huit ans, qui pouvait conserver le bénéfice de la rente en question. Il fit valoir qu’il avait atteint l’âge de cinquante‑sept ans et qu’il avait élevé seul ses deux enfants.
15. Le 22 juin 2011, le tribunal cantonal rejeta le recours du requérant. Il releva que les conditions d’obtention d’une rente applicables respectivement aux veuves et aux veufs selon les articles 23 et 24 de la LAVS étaient effectivement distinctes, et que cette situation contrevenait a priori aux exigences de l’article 8 de la Constitution. Toutefois, il rappela que lors de l’élaboration de la dixième révision de l’assurance‑vieillesse et survivants (« l’AVS ») en 1997 (paragraphe 22 ci‑dessous), le législateur était conscient de l’inégalité de traitement entre les veufs et les veuves et qu’il avait estimé que, les hommes au foyer étant encore relativement rares, on pouvait attendre d’eux qu’ils reprennent une activité professionnelle lorsque cessait leur obligation de prendre en charge leurs enfants. Le tribunal cantonal considéra que seul le législateur pouvait changer cet état de choses et qu’en tout état de cause les tribunaux ne pouvaient refuser d’appliquer le texte clair de la loi.
16. Le requérant introduisit un recours devant le Tribunal fédéral, alléguant une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
17. Par un arrêt du 4 mai 2012 (9C_617/2011), le Tribunal fédéral rejeta ce recours. Il rappela qu’au regard de l’article 8, alinéa 3, de la Constitution, les distinctions fondées sur le sexe ne pouvaient se justifier que lorsque les différences biologiques ou fonctionnelles entre l’homme et la femme rendaient l’égalité de traitement tout simplement impossible. Il constata par ailleurs que la Suisse n’avait pas ratifié le Protocole no 1 à la Convention et qu’elle n’était donc pas liée par ce texte et la jurisprudence y relative. En ce qui concerne le grief fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, le Tribunal fédéral considéra que la jurisprudence de la Cour ne permettait pas de déduire de l’article 8 de la Convention une obligation pour les États de fournir certaines prestations en matière d’assurances sociales.
Quant aux dispositions légales relatives au droit à une rente de veuf, le Tribunal fédéral jugea qu’elles se fondaient sur l’idée selon laquelle c’est le mari qui subvient aux besoins de son épouse, notamment s’il y a des enfants, et qu’une réglementation non genrée se fonderait, plutôt que sur le sexe, sur la question de savoir si un individu (homme ou femme) a perdu la personne qui pourvoyait à son entretien. Le Tribunal fédéral nota que, lors de la dixième révision de l’AVS, le Conseil fédéral avait proposé la reconnaissance d’un droit limité à une rente de veuf et que le législateur avait opté pour la réglementation en cause, toujours en vigueur, en étant conscient qu’elle établissait une distinction inadmissible fondée sur le sexe, contraire à l’article 4, alinéa 2 (depuis le 1er janvier 2000, article 8, alinéa 3), de la Constitution. Il ajouta qu’en différenciant les conditions d’octroi de la rente selon qu’il s’agissait d’une veuve ou d’un veuf, le législateur avait opéré une distinction en fonction du sexe qui ne s’imposait ni pour des motifs biologiques ni pour des motifs fonctionnels. Le Tribunal fédéral rappela enfin que dans son message sur la onzième révision de l’AVS, au demeurant rejetée, le Conseil fédéral avait indiqué clairement que la règle selon laquelle les veufs n’ont droit à une rente que s’ils ont des enfants de moins de dix‑huit ans était contraire au principe de l’égalité entre hommes et femmes et devait donc être adaptée selon une approche liée à la perte de soutien. Le Tribunal fédéral releva que, suite à l’échec de cette onzième révision de l’AVS, les dispositions litigieuses restaient en vigueur et que l’article 190 de la Constitution lui imposait – comme à toutes les autres autorités – de les appliquer.
LE CADRE JURIDIQUE
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Les dispositions pertinentes de la Constitution fédérale suisse sont libellées comme suit :
Article 8 – Égalité
« 1. Tous les êtres humains sont égaux devant la loi.
2. Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique.
3. L’homme et la femme sont égaux en droit. La loi pourvoit à l’égalité de droit et de fait, en particulier dans les domaines de la famille, de la formation et du travail. L’homme et la femme ont droit à un salaire égal pour un travail de valeur égale.
4. La loi prévoit des mesures en vue d’éliminer les inégalités qui frappent les personnes handicapées. »
19. Selon la jurisprudence du Tribunal fédéral, l’article 8 § 3 de la Constitution exclut le sexe en tant que critère valable de différenciation juridique (ATF 134 V 131) et une différence de traitement entre l’homme et la femme ne demeure admissible que si des différences d’ordre biologique ou fonctionnel écartent toute égalité de traitement (ATF 108 Ia 22). Dans l’arrêt adopté dans l’affaire du requérant en l’espèce, le Tribunal fédéral a ajouté que cette réserve en faveur des différences d’ordre fonctionnel ne signifiait pas, en particulier, que la répartition traditionnelle des rôles, en admettant qu’elle correspondît encore à la réalité actuelle, pourrait être juridiquement pertinente à l’avenir.
20. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale du 20 décembre 1946 sur l’assurance‑vieillesse et survivants (« la LAVS ») sont libellées comme suit :
Article 23 – Rente de veuve et de veuf
« 1. Les veuves et les veufs ont droit à une rente si, au décès de leur conjoint, ils ont un ou plusieurs enfants.
2. Sont assimilés aux enfants de veuves ou de veufs :
a) les enfants du conjoint décédé qui, lors du décès, vivaient en ménage commun avec la veuve ou le veuf et qui sont recueillis par le survivant, au sens de l’art. 25, al. 3 ;
b) les enfants recueillis au sens de l’art. 25, al. 3, qui, lors du décès, vivaient en ménage commun avec la veuve ou le veuf et qui sont adoptés par le conjoint survivant.
3. Le droit à la rente de veuve ou de veuf prend naissance le premier jour du mois qui suit le décès du conjoint et, lorsqu’un enfant recueilli est adopté conformément à l’al. 2, let. b, le premier jour du mois suivant l’adoption.
4. Le droit s’éteint :
a) par le remariage ;
b) par le décès de la veuve ou du veuf.
5. Le droit renaît en cas d’annulation du mariage ou de divorce. Le Conseil fédéral règle les détails. »
Article 24 – Dispositions spéciales
« 1. Les veuves ont droit à une rente si, au décès de leur conjoint, elles n’ont pas d’enfant ou d’enfant recueilli au sens de l’art. 23, mais qu’elles ont atteint 45 ans révolus et ont été mariées pendant cinq ans au moins. Si une veuve a été mariée plusieurs fois, il sera tenu compte, dans le calcul, de la durée totale des différents mariages.
2. Outre les causes d’extinction mentionnées à l’art. 23, al. 4, le droit à la rente de veuf s’éteint lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans. »
Article 25 – Rente d’orphelin
« 1. Les enfants dont le père ou la mère est décédé ont droit à une rente d’orphelin. En cas de décès des deux parents, ils ont droit à deux rentes d’orphelin.
2. Les enfants trouvés ont droit à une rente d’orphelin.
3. Le Conseil fédéral règle le droit à la rente d’orphelin pour les enfants recueillis.
4. Le droit à une rente d’orphelin prend naissance le premier jour du mois suivant le décès du père ou de la mère. Il s’éteint au 18e anniversaire ou au décès de l’orphelin.
5. Pour les enfants qui accomplissent une formation, le droit à la rente s’étend jusqu’au terme de cette formation, mais au plus jusqu’à l’âge de 25 ans révolus. Le Conseil fédéral peut définir ce que l’on entend par formation. »
2. LES TRAVAUX PRÉPARATOIRES À L’ASSURANCE-VIEILLESSE ET SURVIVANTS RELATIFS À LA RENTE DE VEUVE ET DE VEUF ET LES TENTATIVES DE RÉFORME
21. La rente de veuve fut créée en Suisse en 1948, en même temps que l’AVS. À cette époque, les femmes mariées, a fortiori les mères, se retrouvaient à l’écart du marché du travail au moment de fonder une famille. Il s’agissait donc essentiellement de savoir, pour définir les conditions d’accès au droit à la rente, si l’on pouvait raisonnablement attendre des veuves qu’elles commencent à exercer ou, plus rarement, qu’elles reprennent une activité lucrative au moment du décès de leur mari (rapport de la Commission fédérale d’experts pour l’introduction de l’AVS du 16 mars 1945, pp. 64 et suivantes, et message du Conseil fédéral du 24 mai 1946 relatif à un projet de loi sur l’assurance‑vieillesse et survivants, Feuille fédérale, FF 1946 II 353).
22. La rente de veuf fut introduite en 1997, lors de la dixième révision de l’AVS. Le gouvernement accompagna la présentation du projet de loi au Parlement des considérations suivantes (message du Conseil fédéral du 5 mars 1990 concernant la dixième révision de l’AVS, FF 1990 II 1, pp. 37‑38) :
« Le droit en vigueur ne connaît que la rente de veuve et ignore la rente de veuf. Or, de nos jours, les épouses exercent de plus en plus souvent une activité lucrative, que ce soit à plein temps ou à temps partiel.
S’agissant des cas dans lesquels le mari se consacre aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants, celui‑ci ne bénéficie d’aucune protection sociale de l’AVS si son épouse décède.
Nous proposons dès lors d’introduire le principe d’une rente de veuf. Un tel droit ne doit toutefois exister que si le veuf a des enfants à charge âgés de moins de 18 ans.
De par la limitation prévue, nous sommes conscients que les veuves et les veufs ne sont pas traités sur un pied d’égalité ; nous estimons néanmoins que la différence de traitement prévue se justifie encore pour le moment.
L’octroi d’une rente de veuf aux mêmes conditions que celles prévalant pour les veuves excéderait le cadre financier défini pour la présente révision.
Une alternative pourrait le cas échéant être trouvée dans une formulation plus restrictive des conditions d’octroi d’une rente de veuve, dans le sens de la proposition que nous avons soumise en avril 1988. Celle‑ci se heurta à juste titre aux critiques au vu des difficultés inhérentes à l’idée d’un retour à la vie active des veuves plus âgées. On ne saurait en effet nier que l’image du soutien de famille véhiculée traditionnellement par le mariage est encore largement répandue. L’AVS n’a pas le droit d’ignorer que les femmes retirées de la vie professionnelle depuis des années risquent de devoir faire face à de graves problèmes financiers après le décès de leur mari si les conditions d’octroi d’une rente de veuve devenaient plus sévères.
Le mariage qui consacre « l’homme au foyer » est pour sa part assez rare encore. Il n’empêche que même dans ces cas, on peut à notre sens attendre du mari qu’il reprenne l’exercice d’une activité lucrative après avoir mené à bien l’éducation des enfants. L’inégalité de traitement préconisée entre les veuves et les veufs nous paraît dès lors encore défendable aujourd’hui. »
23. Depuis 2000, le gouvernement a tenté à plusieurs reprises, mais en vain, de réformer le régime de la rente de veuve et de veuf, en particulier pour harmoniser progressivement le droit des veuves à la rente avec celui des veufs.
24. Ainsi, en 2000, le gouvernement présenta un projet de onzième révision de l’AVS. Jugeant que la règle selon laquelle les veufs n’ont droit à une rente que s’ils ont des enfants de moins de dix‑huit ans était contraire au principe de l’égalité entre hommes et femmes et devait donc être adaptée, le Conseil fédéral proposa de limiter progressivement le droit des veuves à la rente pour l’aligner sur celui des veufs après une phase de transition, tout en assouplissant les conditions d’octroi de la rente de veuf (FF 2000 1771 1862 s.). Ces propositions auraient permis d’améliorer la situation des veufs. Toutefois, elles visaient surtout à durcir les conditions applicables aux veuves, le Conseil fédéral n’ayant pas envisagé d’harmoniser la situation des veufs avec celle des veuves avec enfants en étendant les prestations. En tout état de cause, cette réforme fut rejetée à l’issue d’une votation populaire en 2004.
25. En 2005, le gouvernement présenta une nouvelle version de son projet de onzième révision de l’AVS, qui laissait toutefois inchangées les conditions d’accès à la rente de conjoint survivant. Ce nouveau projet fut rejeté en vote final au Parlement en 2010.
26. En réponse à une motion déposée au Conseil des États le 26 mars 2007 par la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique (motion 07.3276), qui demandait au Conseil fédéral d’élaborer un projet de loi visant à aligner le statut des veufs ayant des enfants sur celui des veuves, ce dernier fit savoir qu’il s’opposait à l’approbation de cette motion pour un certain nombre de raisons, notamment les coûts supplémentaires occasionnés par un tel ajustement, estimés à 200 millions de CHF, tout en admettant que les règles alors en vigueur entraînaient des inégalités entre veuves et veufs avec enfants. Compte tenu de l’évolution prévisible des finances de l’AVS, le Conseil fédéral refusa une telle augmentation des charges.
27. En 2014, le gouvernement présenta un projet de réforme « Prévoyance vieillesse 2020 » (« la réforme 2020 ») qui proposait, entre autres, d’adapter les prestations de survivants à la situation dans laquelle les veuves se trouvaient à cette époque, sans toutefois placer sur un pied d’égalité les veufs et les veuves. Le gouvernement estimait en effet que le système alors en vigueur n’était plus adapté au contexte de l’époque, mais que les réalités sociales ne permettaient pas d’uniformiser totalement les conditions auxquelles la LAVS subordonnait le droit à une rente de veuve et celles ouvrant droit à une rente de veuf. Pour formuler ses propositions, le gouvernement se fonda sur des données objectives issues d’une étude sur la situation économique des veuves et des veufs, d’où il ressortait que la couverture de la perte de revenu causée par un décès était bien assurée en Suisse et que le veuvage pouvait s’accompagner d’une modification des comportements sur le marché du travail. L’étude établissait que les veufs se trouvaient d’ordinaire dans une meilleure situation économique que les veuves, pour des raisons principalement liées au marché du travail et aux inégalités subsistant entre les hommes et les femmes dans ce domaine. Compte tenu du nombre croissant de femmes exerçant une activité lucrative et de l’évolution de la répartition des rôles au sein de la famille et dans la vie professionnelle, le gouvernement considérait que le risque lié au décès devait être couvert de manière plus ciblée. La réforme 2020 prévoyait en conséquence de supprimer, au terme d’une longue période transitoire, la rente de veuve pour les femmes sans enfant, mais ne modifiait que très légèrement les conditions d’obtention de la rente de veuf, dont le versement devait prendre fin – comme c’était alors le cas – au dix‑huitième anniversaire du dernier enfant.
28. La réforme 2020 fut approuvée par le Parlement le 17 mars 2017. Après en avoir délibéré, les deux chambres décidèrent de ne pas modifier le système des rentes de veuve et de veuf en vigueur. À l’issue d’une votation populaire tenue le 24 septembre 2017, le projet « Prévoyance vieillesse 2020 » fut rejeté.
3. LES TRAVAUX DU CONSEIL DE L’EUROPE
Recommandation no R (85) 2 du 5 février 1985 relative à la protection juridique contre la discrimination fondée sur le sexe
29. Dans cette recommandation, le Comité des Ministres, se déclarant conscient des inégalités existant encore entre les hommes et les femmes malgré les efforts importants accomplis par les États membres, appelle ceux‑ci à adopter ou à renforcer, le cas échéant, toutes les mesures qu’ils jugent utiles en vue d’obtenir l’égalité des sexes. Pour ce qui est des mesures législatives, la recommandation énonce (principe I. 2.) qu’en matière de sécurité sociale et de retraite, un traitement égal devrait être garanti aux hommes et aux femmes tant au niveau de l’affiliation aux régimes officiels de sécurité sociale et de retraite ou à des régimes de droit public similaires qu’au niveau des prestations payées par ces régimes.
4. LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
30. Le passage pertinent en l’espèce de la Convention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), ratifiée par la Suisse en 1997, se lit ainsi :
Article 2
« Les États parties condamnent la discrimination à l’égard des femmes sous toutes ses formes, conviennent de poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer la discrimination à l’égard des femmes et, à cette fin, s’engagent à :
a) Inscrire dans leur constitution nationale ou toute autre disposition législative appropriée le principe de l’égalité des hommes et des femmes, si ce n’est déjà fait, et assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés l’application effective dudit principe ;
b) Adopter des mesures législatives et d’autres mesures appropriées assorties, y compris des sanctions en cas de besoin, interdisant toute discrimination à l’égard des femmes ;
c) Instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes et garantir, par le truchement des tribunaux nationaux compétents et d’autres institutions publiques, la protection effective des femmes contre tout acte discriminatoire ;
d) S’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes et faire en sorte que les autorités publiques et les institutions publiques se conforment à cette obligation ;
e) Prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes par une personne, une organisation ou une entreprise quelconque ;
f) Prendre toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour modifier ou abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes ;
g) Abroger toutes les dispositions pénales qui constituent une discrimination à l’égard des femmes. »
EN DROIT
31. Le requérant allègue que, contrairement à une veuve placée dans une situation analogue, il n’a plus droit à une rente de veuf depuis que sa fille cadette a atteint la majorité, et il s’estime de ce fait victime d’une discrimination. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, qui se lisent comme suit en leurs passages pertinents :
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe (...) »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
32. Le Gouvernement réitère l’exception qu’il a soulevée devant la chambre (paragraphes 23‑28 de l’arrêt de la chambre) et invite la Cour à déclarer le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention, conformément à l’article 35 § 3 a) de la Convention.
33. Il déclare qu’il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour (notamment de la Grande Chambre) que les prestations sociales telles que celle en cause en l’espèce engendrent des droits patrimoniaux relevant habituellement de l’article 1 du Protocole no 1. Il observe que les litiges portant plus spécifiquement sur une inégalité de traitement entre veuves et veufs quant au versement d’une pension de conjoint survivant ont été examinés par la Cour sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (il cite notamment les affaires Willis c. Royaume‑Uni, no 36042/97, CEDH 2002‑IV, Runkee et White c. Royaume‑Uni, nos 42949/98 et 53134/99, 10 mai 2007, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], no 3976/05, 2 novembre 2010). Il note que les rares affaires dans lesquelles la Cour s’est placée sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, dont Petrovic c. Autriche (27 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑II), Dhahbi c. Italie (no 17120/09, 8 avril 2014), Weller c. Hongrie (no 44399/05, 31 mars 2009) et Konstantin Markin c. Russie ([GC], no 30078/06, CEDH 2012 (extraits)), concernaient des prestations sociales « aux familles » très différentes de celle en cause dans la présente espèce. Il précise que ces affaires se caractérisaient par l’existence d’un lien direct et particulièrement étroit entre l’octroi de la prestation sociale et la vie familiale, et que ce lien résultait notamment du but de l’allocation en question, dans la mesure où celle‑ci visait directement à faciliter la vie familiale ou à y contribuer.
34. Le Gouvernement observe que cette approche a été adoptée de manière claire, constante et prévisible jusqu’au revirement opéré dans les arrêts Di Trizio c. Suisse (no 7186/09, 2 février 2016) et Belli et Arquier‑Martinez c. Suisse (no 65550/13, 11 décembre 2018). Il estime que dans ces affaires, qui s’apparentent pour lui à une jurisprudence spéciale adaptée à la Suisse, État qui n’a pas ratifié le Protocole no 1, la Cour s’est contentée d’un lien ténu, voire très indirect, entre la prestation en question et la jouissance de la vie familiale, au motif qu’il s’agissait de questions liées à l’organisation de la vie familiale. Selon le Gouvernement, le constat opéré par la Cour dans ces affaires suisses revient à dire que tout octroi ou non‑octroi d’une rente entre automatiquement dans le champ d’application de l’article 8, qui se trouve ainsi étendu, une prestation sociale étant toujours susceptible, estime‑t‑il, d’avoir un certain impact sur la sphère familiale d’une personne. Aux yeux du Gouvernement, cela risque également de restreindre l’exigence du caractère accessoire de l’article 14 de la Convention.
35. Le Gouvernement se dit convaincu que la Cour ne devrait examiner sous l’angle de l’article 8 que les affaires qui présentent un lien étroit et direct entre l’octroi de la prestation sociale et la jouissance de la vie familiale, et il ajoute que ce lien est à examiner de manière objective à la lumière de la nature et du but de la prestation tels qu’ils sont déterminés par le droit et la pratique de l’État concerné.
36. Or, dans la présente affaire, où ledit lien très étroit ferait manifestement défaut, la chambre n’aurait pas expliqué pourquoi elle estimait justifié de s’écarter de son approche consistant à examiner de tels griefs systématiquement sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. Le Gouvernement réaffirme dans ce contexte que le seul et unique but de la rente de veuve et de veuf est d’épargner au survivant, en couvrant ses besoins vitaux, les difficultés financières que peut causer le décès du conjoint. Il estime que, contrairement à une allocation pour congé parental ou pour famille nombreuse, et contrairement à la conclusion formulée par la chambre au paragraphe 43 de son arrêt, cette rente n’a pas pour but de favoriser la famille et n’a non plus d’incidence sur l’organisation de la vie familiale. Preuve en est selon lui le fait que la rente de veuve peut, à certaines conditions, être versée également aux veuves qui n’ont pas d’enfant. Le Gouvernement explique par ailleurs que les frais liés à l’entretien des enfants du défunt sont couverts par les rentes d’orphelin qui leur sont accordées. Il ajoute que, dès lors que la présence d’enfants de plus de quinze ans ne complique pas l’exercice par leurs parents d’une activité professionnelle, la rente de veuf cesse d’être nécessaire à la majorité des enfants au plus tard et n’a aucune incidence sur la vie familiale qui se joue en dehors des heures de travail ou d’école. Il expose encore que la rente pour conjoint survivant prévue par le droit suisse se distingue ainsi clairement des prestations sociales que la Cour considère comme entrant dans le champ d’application de l’article 8, qui selon lui est plus restreint que celui de l’article 1 du Protocole no 1.
37. Le Gouvernement est d’avis qu’en l’espèce il n’a aucunement été démontré en quoi la suppression de la rente de veuf du requérant, à la majorité de sa fille cadette, a concrètement pesé sur sa vie familiale. Il considère en outre que cette suppression était prévisible pour le requérant et que celui‑ci n’a pas établi qu’il n’aurait pas pu reprendre une activité lucrative une fois que ses deux filles avaient atteint la majorité. Il estime en réalité plus vraisemblable que le versement de la rente a conditionné l’organisation familiale, c’est‑à‑dire le choix du requérant de rester au foyer, plutôt que l’inverse, et rappelle que la rente de veuf n’existait pas lorsque le requérant a perdu sa femme en 1994. Il en déduit que ni l’octroi de la rente de veuf au requérant en 1997, ni a fortiori sa suppression en 2010, n’ont revêtu un caractère familial et n’ont eu de réelles incidences sur l’organisation de la vie familiale de l’intéressé. Il est d’avis que si la suppression de la rente a eu un impact financier, celui‑ci n’a pu toucher que la sphère personnelle du requérant.
38. Le Gouvernement soutient ensuite que, quand la Suisse a adhéré à la Convention, il était clair que l’article 8 ne couvrait pas le droit à des prestations sociales, et que telle est encore la situation de nos jours. Il déclare que c’est en se plaçant sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que la Cour a étendu la portée de sa protection aux prestations sociales. Il ajoute qu’il ressort entre autres d’un récent rapport du Conseil fédéral que les raisons pour lesquelles la Suisse n’a pas ratifié le Protocole no 1 reposent sur la volonté de cet État de respecter le droit international et sur le fait que son droit interne ne couvre pas toutes les exigences déduites de cette disposition, en particulier en matière de prestations de sécurité sociale. Il expose que, un traité n’ayant de validité qu’entre les parties à celui‑ci, la garantie de la propriété qui découle de l’article 1 du Protocole no 1 ne peut pas être invoquée contre l’État suisse à la faveur d’une interprétation extensive de l’article 8, car cela risquerait selon lui de contrarier la volonté souveraine de cet État et de lui imposer des obligations auxquelles il n’a volontairement pas souscrit. Il précise de plus que, selon l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne, on ne saurait donner à un terme, par le biais d’une interprétation extensive, un effet qu’un État voulait précisément éviter en ne ratifiant pas un autre traité. Il s’ensuit selon le Gouvernement que si les faits de la présente espèce devaient, en raison de leur dimension pécuniaire, tomber sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 plutôt que de l’article 8 de la Convention, le grief du requérant devrait être exclu du champ d’application de ce dernier et être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec la Convention.
39. Le Gouvernement expose que l’adoption par les parties à un traité d’un protocole concernant certains sujets particuliers manifeste à l’évidence leur intention commune de faire en sorte que ceux‑ci ne soient pas régis par le traité originel. Pour ce qui est du Protocole no 1, il estime que l’intention des parties transparaît clairement dans son préambule et dans son article 5 et qu’il en ressort que le Protocole no 1 ne peut que compléter la Convention. Il argue que, même si la Convention est un instrument vivant qui vise à protéger des droits concrets et effectifs, la Cour ne saurait en dégager des droits qui en ont été sciemment exclus au départ, comme c’est le cas des droits sociaux (énoncés dans la Charte sociale européenne). Il est d’avis qu’elle ne saurait donc faire abstraction de la protection offerte par un protocole additionnel et étendre le champ d’application de l’article 8 de la Convention, voire contourner son sens ordinaire, de façon à englober les obligations découlant de l’article 1 du Protocole no 1, et que si elle procédait de la sorte cette dernière disposition serait en quelque sorte superflue. Selon le Gouvernement, s’il n’est pas totalement exclu de considérer, comme le fait la jurisprudence de la Cour, qu’au sein d’un même protocole certaines dispositions sont englobées dans un droit énoncé dans un article de la Convention et que d’autres ne le sont pas, cela implique toutefois une interprétation conforme aux méthodes visées dans la Convention de Vienne.
2. Le requérant
40. Le requérant expose d’abord qu’il a travaillé comme technicien textile jusqu’en 1992, puis au sein d’une compagnie d’assurances. Il ajoute qu’après le décès de son épouse en août 1994, il a cessé de travailler et s’est occupé seul de ses filles, jusqu’à ce que celles‑ci aient terminé leur formation et obtenu un diplôme d’une haute école. La rente de veuf, perçue à partir de 1997, et les prestations complémentaires versées lui auraient permis de se consacrer entièrement à la garde et à l’éducation de ses filles et de prendre soin d’elles. La suppression de cette rente, lorsqu’il avait cinquante‑sept ans, lui aurait causé de graves difficultés familiales et financières car il n’aurait plus été en mesure de trouver un emploi, en raison de son âge, de la digitalisation de sa profession et de sa longue absence du marché du travail. En parallèle, ses filles seraient quand même toujours restées à sa charge puisqu’elles n’avaient pas fini leurs études. Il lui aurait donc fallu à plusieurs reprises solliciter une aide sociale afin de pouvoir s’occuper d’elles. De plus, entre le moment où sa pension de veuf a été supprimée et les premiers versements de sa pension de vieillesse, sa vie familiale aurait été considérablement restreinte et les activités familiales habituelles n’auraient pu avoir lieu, faute d’argent. Des difficultés financières l’auraient empêché d’inviter ses filles lors d’événements familiaux, de leur offrir des cadeaux d’anniversaire et de Noël ou de partir en vacances avec elles.
41. Le requérant soutient dès lors que la présente affaire touche à la notion même de vie familiale, protégée par l’article 8 de la Convention. Il estime qu’elle ne concerne pas à proprement parler le versement d’une pension, question qui serait la seule à relever de l’article 1 du Protocole no 1, mais plutôt une différence dans le traitement de rapports familiaux identiques et concrets, qui entraîne des prestations de rente inégales. Il considère que les faits de la cause tombent donc clairement sous l’empire de l’article 8, et que le fait que cette discrimination puisse également avoir des conséquences pécuniaires ou mettre en jeu des intérêts matériels n’y change rien. Selon lui, vouloir examiner la présente affaire sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, en excluant arbitrairement toute référence à sa situation familiale, reviendrait à remettre en cause la jurisprudence de la Cour. À ses yeux, de surcroît, pour que la protection de l’article 8 de la Convention s’applique conjointement avec l’article 14, il n’est nullement nécessaire qu’il y ait un lien étroit entre le paiement de la rente et la jouissance par le requérant de sa vie familiale, et encore moins qu’il y ait violation de l’article 8.
42. Le requérant estime que l’argument que le Gouvernement fonde sur l’exigence d’un lien étroit entre l’octroi de la pension et la jouissance de la vie familiale n’est pas étayé par la jurisprudence de la Cour. Il argue que, quand bien même un tel lien serait nécessaire, il ne ferait pas défaut en l’espèce puisque, selon lui, la rente de conjoint survivant a pour but, d’après la législation pertinente, de protéger les couples mariés, en particulier les familles ayant des enfants, en cas de décès de l’un des conjoints et parents. Pour le requérant, on ne saurait donc prétendre que cette allocation ne vise pas à faciliter la vie familiale ou à y contribuer. À ses yeux, il est également clair que ses filles et lui ont été affectés de manière concrète et individuelle, et ce pas uniquement au moment de la cessation du paiement de la rente. En effet, la loi aurait pénalisé le requérant pour s’être occupé de ses filles lorsqu’elles étaient mineures et pour n’avoir pas organisé sa vie familiale conformément à la présomption, incorrecte de son point de vue, qui attribuerait à l’homme le rôle de pourvoyeur de revenu et qui sous‑tendrait le régime de la rente de conjoint survivant.
43. De l’avis du requérant, il va de soi que les garanties offertes par des protocoles additionnels ajoutent des droits à ceux énoncés par la Convention, mais que ces garanties ne peuvent ni restreindre ni étendre les droits consacrés par celle‑ci. En outre, il serait bien établi dans la jurisprudence qu’une situation peut relever à la fois de l’article 8 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1, alors que ce dernier ne constitue pas une lex specialis par rapport à l’article 8. Pour le requérant, même lorsque la Cour avait examiné un grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, elle n’a pas pour autant exclu que ce même grief puisse être examiné sur le terrain de l’article 8 de la Convention, comme en témoigneraient par exemple les affaires Şerife Yiğit (arrêt précité), Sawden c. Royaume‑Uni ((déc.), no 38550/97, 8 juin 1999) et Aldeguer Tomás c. Espagne (no 35214/09, 14 juin 2016). À ses yeux, il serait en effet dangereux de prétendre le contraire parce que cela voudrait dire qu’un protocole additionnel limite les droits garantis par la Convention. Selon lui, cela ne signifie pas pour autant que l’article 1 du Protocole no 1 n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il existe à son avis de nombreuses affaires concernant les droits patrimoniaux et les domaines de la sécurité sociale et des taxes qui n’ont rien à voir avec l’article 8.
Le requérant observe par ailleurs que les rentes de veuve et de veuf visent en principe à dispenser le conjoint survivant de la nécessité d’exercer une activité lucrative et à lui accorder une protection sociale, afin qu’il ait le temps de s’occuper de ses enfants. Il ajoute que, tout comme une rente de veuve versée après la majorité des enfants permet à la veuve de continuer à s’occuper de sa famille, une rente de veuf versée au‑delà de la majorité des enfants permet au père de continuer à prendre soin de sa famille. À son avis, si l’on devait considérer que cette prise en charge de la famille n’est plus nécessaire une fois que les enfants sont majeurs, la rente devrait alors être supprimée pour les deux parents, ce qui reviendrait cependant à méconnaître le fait qu’à ce moment de leur vie, les veuves et les veufs sont souvent à un âge qui exclut de fait la reprise d’une activité professionnelle.
2. L’arrêt de la chambre
44. La chambre a d’abord observé que la notion de « vie familiale » ne comprend pas uniquement des relations à caractère social, moral ou culturel mais qu’elle englobe aussi des intérêts matériels (Merger et Cros c. France, no 68864/01, § 46, 22 décembre 2004). Elle a également rappelé que des mesures permettant à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper de ses enfants sont des mesures qui favorisent la vie familiale et qui ont ainsi une incidence sur l’organisation de celle‑ci, et que de telles mesures entrent dans le champ d’application de l’article 8 (voir, parmi d’autres, Petrovic, Konstantin Markin et, dans le même sens, Weller et Dhahbi, tous précités).
45. À la lumière des principes établis dans la jurisprudence susmentionnée, et se référant aux arrêts rendus dans deux précédentes affaires suisses, Di Trizio et Belli et Arquier‑Martinez (arrêts précités), la chambre a estimé que le grief du requérant tombait sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Elle a considéré que la rente de veuve et de veuf visait à exempter le conjoint survivant de la nécessité d’exercer une activité rémunérée afin qu’il ait le temps de s’occuper de ses enfants, et que cette prestation revêtait donc clairement un caractère « familial » car elle avait de réelles incidences sur l’organisation de la vie familiale du requérant.
46. Pour ce qui est des conséquences de la rente de veuf sur le requérant in concreto, la chambre a rappelé que depuis le décès accidentel de son épouse, lorsque les enfants du couple étaient âgés de un an et neuf mois et de quatre ans, l’intéressé, qui avait travaillé jusqu’alors, s’était occupé exclusivement de ses enfants, sans pouvoir exercer son métier. Au moment où le versement de la rente avait cessé, il était âgé de cinquante‑sept ans et n’exerçait plus d’activité lucrative depuis plus de seize ans. Lorsque le Tribunal fédéral avait rendu son arrêt, le requérant avait déjà cinquante‑neuf ans, ce qui rendait son retour sur le marché de travail difficilement envisageable. Dans ces conditions, la chambre a estimé que la rente de veuf, que le requérant avait perçue depuis le décès de son épouse et qui avait été supprimée à la majorité du plus jeune de ses enfants, avait eu un impact sur la manière dont l’intéressé avait organisé et aménagé sa vie familiale.
3. Appréciation de la Cour
1. Remarques liminaires
47. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003‑VIII, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017).
48. L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’un au moins des articles de la Convention. De plus, l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, pour autant qu’ils tombent sous l’empire de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (voir, parmi beaucoup d’autres, Konstantin Markin, précité, § 124, Petrovic, précité, § 22, Yocheva et Ganeva c. Bulgarie, nos 18592/15 et 43863/15, § 71, 11 mai 2021, et Stec et autres c. Royaume‑Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, CEDH 2005‑X).
49. Eu égard au caractère non autonome de l’article 14 de la Convention, ainsi qu’à la demande de renvoi et aux observations des parties, la Cour note qu’il convient d’abord de trancher la question de savoir si les intérêts du requérant qui ont été touchés par le régime de la rente de conjoint survivant tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Stec et autres, décision précitée, § 41). La réponse à cette question est en effet déterminante pour le point de savoir si la Cour est compétente pour se pencher sur le fond de l’affaire, portant sur la violation alléguée de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
2. L’évolution et l’état actuel de la jurisprudence en matière de prestations sociales
50. La Cour rappelle que la Convention telle qu’adoptée en 1950 reflétait l’idée d’une séparation entre les droits civils et politiques, d’une part, et les droits économiques, sociaux et culturels, d’autre part. Le catalogue des droits garantis par la Convention et par le Protocole no 1, adopté en 1952, était en effet clairement axé sur les droits civils et politiques, auquel la Charte sociale européenne de 1961 a ajouté des droits économiques et sociaux. Il découle par ailleurs des travaux préparatoires à la Charte sociale que cet instrument devait constituer dans le domaine social un « complément » à la Convention.
51. Néanmoins, comme la Cour l’a elle‑même constaté, « si [la Convention] énonce pour l’essentiel des droits civils et politiques, nombre d’entre eux ont des prolongements d’ordre économique ou social » ; par ailleurs, une interprétation de la Convention peut s’étendre dans la sphère des droits économiques et sociaux puisque « nulle cloison étanche ne sépare celle‑ci du domaine de la Convention » (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, et Stec et autres, décision précitée, § 52).
52. La Cour a ensuite développé cette approche quant à l’article 1 du Protocole no 1, notamment en matière de sécurité sociale, considérant qu’elle devrait refléter réellement la façon dont la protection sociale est aujourd’hui organisée dans les États membres du Conseil de l’Europe, protection découlant notamment des dispositions de la Charte sociale (Stec et autres, décision précitée, §§ 50 et 52).
53. À cet égard, il convient de noter d’emblée que la Suisse n’a ratifié ni la Charte sociale ni, surtout, le Protocole no 1, choix politique dont les motifs ont été exposés par le Gouvernement (paragraphe 38 ci‑dessus). Elle ne saurait donc se voir opposer ce dernier instrument (voir, mutatis mutandis, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 57, 60, 149, CEDH 2008).
54. Dans le contexte de la présente affaire, il convient de souligner que, dans la très grande majorité des affaires dans lesquelles elle s’est exprimée sur une discrimination alléguée en matière d’octroi de prestations sociales, la Cour s’est concentrée sur l’article 1 du Protocole no 1, et non sur l’article 8 de la Convention. Elle a d’abord considéré que le versement de cotisations à des fonds de pension ou à des régimes de sécurité sociale pouvait, dans certaines circonstances, donner naissance à des droits patrimoniaux au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Bellet, Huertas et Vialatte c. France (déc.), nos [40832/98](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%252240832/98%2522%5D%7D) et 2 autres, 27 avril 1999, Skorkiewicz c. Pologne (déc.), no 39860/98, 1er juin 1999, Gaygusuz c. Autriche, 16 septembre 1996, §§ 39 et 41, Recueil 1996‑IV, Kjartan Ásmundsson c. Islande, no 60669/00, § 39, CEDH 2004‑IX).
55. Dans la décision Stec et autres (précitée), la Cour a ensuite jugé que le maintien, aux fins de l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no 1, d’une distinction entre prestations contributives et prestations non contributives n’était plus justifié (Stec et autres, décision précitée, §§ 52‑53). Elle a également souligné que les principes qui s’appliquent généralement aux affaires concernant l’article 1 du Protocole no 1 gardent toute leur pertinence lorsqu’il s’agit de prestations sociales. Ainsi, il ne fait pas de doute que cette disposition n’impose aucune restriction à la liberté pour les États contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations censées être accordées au titre de pareil régime. Cependant, dès lors qu’un État contractant met en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale ou d’une pension, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial tombant sous l’empire de l’article 1 du Protocole no 1 pour les personnes remplissant ses conditions (ibidem, § 54), et elle doit être compatible avec l’article 14 de la Convention (Stec et autres c. Royaume‑Uni [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 53, CEDH 2006‑VI).
56. De nombreuses affaires examinées jusqu’à présent par la Cour (parmi lesquelles Willis, arrêt précité, Muñoz Díaz c. Espagne, no 49151/07, CEDH 2009, Moskal c. Pologne, no 10373/05, 15 septembre 2009, Si Amer c. France, no 29137/06, 29 octobre 2009, Santos Hansen c. Danemark (déc.), no 17949/07, 9 mars 2010, Hasani c. Croatie (déc.), no 20844/09, 30 septembre 2010, Šulcs et autres c. Lettonie (déc.), no 42923/10, 6 décembre 2011, Guberina c. Croatie, no 23682/13, 22 mars 2016, et Bélané Nagy c. Hongrie ([GC], no 53080/13, 13 décembre 2016) montrent que, dans le domaine des prestations sociales, la Cour se place régulièrement, et en premier lieu, sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, ou bien sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 lorsque le requérant allègue avoir été privé d’une prestation sociale pour un motif discriminatoire. En particulier, dans les affaires Moskal et Bélané Nagy (précitées), la Cour a choisi d’examiner les griefs relatifs aux prestations sociales d’abord sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 et elle n’a pas ensuite estimé nécessaire de poursuivre l’examen sous l’angle de l’article 8 de la Convention.
57. Tous ces éléments amènent la Cour à constater que sa jurisprudence a atteint une maturité et une stabilité permettant de définir clairement le seuil nécessaire pour faire entrer en jeu l’article 1 du Protocole no 1, y compris dans le domaine des prestations sociales. Il convient ici de rappeler que cette disposition ne crée aucun droit d’acquérir un bien ou de se voir accorder une pension d’un montant donné. Sa protection ne vaut que pour les biens actuels et, dans certaines circonstances, pour l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale ; pour qu’un requérant puisse faire reconnaître un bien constitué par une espérance légitime, il doit jouir d’un droit sanctionnable qui doit véritablement constituer un intérêt patrimonial substantiel suffisamment établi au regard du droit national (Bélané Nagy, précité, §§ 74‑79).
58. Ainsi, lorsque l’intéressé ne satisfait pas ou cesse de satisfaire aux conditions fixées par le droit interne pour l’octroi de telle ou telle forme de prestation ou de pension, il n’y a pas d’atteinte aux droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 si les conditions ont changé avant que l’intéressé ait pu prétendre à la prestation en question. Lorsque la suspension ou la réduction d’une pension est due à un changement non pas dans la situation du requérant lui‑même mais dans la loi ou dans sa mise en œuvre, il peut en résulter une atteinte aux droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1. Dès lors, si les conditions fixées par le droit interne pour l’octroi de telle ou telle forme de prestation ou de pension ont changé et que, de ce fait, la personne concernée n’y satisfait plus, un examen minutieux des circonstances individuelles de l’espèce – en particulier, la nature du changement apporté auxdites conditions – peut s’imposer dans le but de vérifier l’existence d’un intérêt patrimonial substantiel suffisamment établi au regard du droit national (Bélané Nagy, précité, §§ 86‑89).
59. La situation n’est pas aussi claire concernant le champ d’application de l’article 8 de la Convention dans ce domaine. S’il ne fait pas de doute que la notion de vie « familiale » au sens de l’article 8 de la Convention comprend également, à côté des relations de caractère social, moral ou culturel, certains intérêts matériels qui ont nécessairement des conséquences pécuniaires, cette interprétation a été développée avant tout dans les affaires concernant la non‑reconnaissance en droit de liens de filiation et les conséquences de celle‑ci sur la transmission de biens entre personnes privées (voir, entre autres, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31, Camp et Bourimi c. Pays‑Bas, no 28369/95, CEDH 2000‑X, Pla et Puncernau c. Andorre, no 69498/01, CEDH 2004‑VIII, Merger et Cros, précité, Schaefer c. Allemagne (déc.), no 14379/03, 4 septembre 2007, et Brauer c. Allemagne, no 3545/04, 28 mai 2009).
Ainsi, dans l’arrêt Şerife Yiğit (précité), la non‑reconnaissance du mariage religieux de la requérante et ses conséquences en matière de droits de succession ont été examinées sur le terrain de l’article 8 de la Convention tandis que l’aspect pécuniaire du grief de l’intéressée, relatif au refus de l’État de lui accorder le bénéfice des droits à une pension de réversion et à la sécurité sociale, y a été examiné par la Cour sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
60. Plus rares sont les affaires où la Cour a examiné, sur le terrain de l’article 8 pris isolément, les griefs concernant les prestations sociales, c’est‑à‑dire les versements provenant des fonds publics, y compris de caisses d’assurance sociale (voir, par exemple, La Parola et autres c. Italie (déc.), no 39712/98, 30 novembre 2000, McDonald c. Royaume‑Uni, no 4241/12, 20 mai 2014, et Belli et Arquier‑Martinez, précité). La Cour ne déduit pas de ces affaires que l’article 8 pris isolément peut être interprété comme imposant à l’État des obligations positives en matière de sécurité sociale.
61. En revanche, certaines lignes directrices permettant d’identifier les facteurs qui font tomber les faits d’une cause de ce type sous l’empire de l’article 8 peuvent être dégagées des affaires, plus nombreuses, dans lesquelles la Cour a examiné les griefs concernant les prestations sociales sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. En effet, si l’article 8 ne garantit pas le droit de se voir octroyer une prestation sociale, lorsque l’État décide d’aller au‑delà de ses obligations découlant de l’article 8 en créant pareil droit, ce qu’il lui est loisible de faire en application de l’article 53 de la Convention, il ne peut, dans la mise en application de ce dernier, prendre des mesures discriminatoires au sens de l’article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Stec et autres, arrêt précité, § 53, Konstantin Markin, arrêt précité, § 130, et Aldeguer Tomás, arrêt précité, § 76).
62. Dans ce sens, l’article 14 combiné avec l’article 8 peut donc avoir un champ d’application plus étendu que l’article 8 pris isolément. Pour conclure que les griefs relatifs à des prestations sociales tombent sous l’empire de l’article 8, ce qui permet à l’article 14 d’entrer en jeu, la Cour a au fil du temps retenu différents facteurs.
63. On mentionnera, en premier lieu, les affaires concernant le congé parental et l’allocation y afférente, à savoir Petrovic (arrêt précité), Konstantin Markin (arrêt précité) et Topčić‑Rosenberg c. Croatie (no 19391/11, 14 novembre 2013). Dans ces affaires, qui font apparaître le concept d’« organisation de la vie familiale », l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 a été la résultante d’une série de circonstances ayant trait à l’octroi d’un congé et d’une allocation, qui dans la situation spécifique des requérants avaient nécessairement une incidence sur l’organisation de la vie familiale.
64. Une autre approche, qui a été adoptée par la Cour notamment dans les affaires Di Trizio et Belli et Arquier‑Martinez (arrêts précités) et qui a guidé la chambre dans son arrêt en l’espèce, repose plutôt sur l’hypothèse selon laquelle l’octroi ou le non‑octroi de la prestation sont susceptibles d’influencer l’organisation de la vie familiale.
65. Enfin, dans d’autres arrêts, pour la plupart antérieurs à celui rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Konstantin Markin (arrêt précité), la Cour a eu recours à une présomption légale selon laquelle l’État témoigne, par le biais de la prestation en cause, de son soutien et de son respect pour la vie familiale. Une telle approche a été appliquée par la Cour notamment dans les affaires concernant une indemnité de maternité (Weller, arrêt précité), une allocation en faveur des familles nombreuses (Fawsie c. Grèce, no 40080/07, 28 octobre 2010, Dhahbi, arrêt précité), une allocation pour enfant (Okpisz c. Allemagne, no 59140/00, 25 octobre 2005, et Niedzwiecki c. Allemagne, no 58453/00, 25 octobre 2005) ou une allocation familiale pour enfants n’ayant plus qu’un parent en vie (Yocheva et Ganeva, précité).
3. La démarche à suivre dorénavant
66. Il ressort de l’étude de la jurisprudence résumée ci‑dessus que la Cour n’a pas toujours défini de manière parfaitement cohérente les éléments l’ayant amenée à conclure que les griefs relatifs aux allocations sociales tombaient sous l’empire de l’article 8 de la Convention.
67. La Cour note d’emblée que toute prestation pécuniaire a généralement certaines incidences sur la gestion de la vie familiale de l’intéressé, sans que cela suffise à la faire tomber sous l’empire de l’article 8. Dans le cas contraire, en effet, l’ensemble des allocations sociales tomberaient sous l’empire de cette disposition, ce qui serait excessif.
68. Il est donc nécessaire que la Cour clarifie les critères pertinents afin de préciser, voire circonscrire, ce qui tombe sous l’empire de l’article 8 en matière de prestations sociales.
69. Il ressort par ailleurs de la jurisprudence résumée ci‑dessus que, en matière de prestations sociales, la sphère de protection de l’article 1 du Protocole no 1 et celle de l’article 8 de la Convention se recoupent et se chevauchent, bien que les intérêts protégés par ces articles diffèrent. En déterminant les griefs qui tombent sous l’empire de l’article 8, la Cour doit pallier les incohérences constatées sur le terrain de l’article 8, notamment lorsqu’il est combiné avec l’article 14 de la Convention (paragraphes 64‑65 ci‑dessus).
Il s’ensuit que la Cour ne peut plus se contenter ni d’une simple présomption légale selon laquelle l’État témoigne, par le biais de la prestation en cause, de son soutien et de son respect pour la vie familiale (voir la jurisprudence citée au paragraphe 65 ci‑dessus), ni d’un lien de causalité hypothétique, consistant à rechercher si l’octroi d’une allocation est « susceptible d’influencer l’organisation de la vie familiale » (voir la jurisprudence citée au paragraphe 64 ci‑dessus).
70. De l’avis de la Cour, il convient de prendre pour point de référence notamment l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Konstantin Markin (précité) :
« i. Sur l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8
129. La Cour doit avant tout déterminer si les faits de la cause relèvent de l’article 8 et donc de l’article 14 de la Convention. Elle a dit à maintes reprises que l’article 14 de la Convention entre en jeu dès lors que « la matière sur laquelle porte le désavantage (...) compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti », ou que les mesures critiquées « se rattache[nt] (...) à l’exercice d’un droit garanti ». Pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il suffit que les faits du litige tombent sous l’empire de l’une au moins des dispositions de la Convention (Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 40, CEDH 2000‑IV, E.B. c. France, précité, §§ 47‑48, et Fretté c. France, no 36515/97, § 31, CEDH 2002‑I, ainsi que les références citées).
130. Certes, l’article 8 ne comporte pas un droit au congé parental et n’impose pas non plus aux États l’obligation positive de prévoir une allocation de congé parental. Cependant, en permettant à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper des enfants, le congé parental et l’allocation y afférente favorisent la vie familiale et ont nécessairement une incidence sur l’organisation de celle‑ci [soulignements ajoutés]. Le congé parental et l’allocation correspondante entrent donc dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention. Il s’ensuit que l’article 14, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer. Partant, lorsqu’un État décide de créer un dispositif de congé parental, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (Petrovic, précité, §§ 26‑29). »
71. Dans le contexte de l’affaire Konstantin Markin, l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention a été déclenchée par le fait que le congé parental et l’allocation correspondante avaient « nécessairement une incidence sur l’organisation de [la vie familiale] », (comparer et contraster avec l’approche suivie dans les affaires mentionnées aux paragraphes 64 et 65 ci‑dessus), les deux ayant visé à permettre à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper des enfants (en l’occurrence en bas âge). Ainsi, un lien étroit entre l’allocation associée au congé parental et la jouissance de la vie familiale a été considéré nécessaire.
72. Dès lors, pour que l’article 14 de la Convention entre en jeu dans ce contexte spécifique, la matière sur laquelle porte le désavantage allégué doit compter parmi les modalités d’exercice du droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l’article 8 de la Convention, en ce sens que les mesures visent à favoriser la vie familiale et qu’elles ont nécessairement une incidence sur l’organisation de celle‑ci. La Cour estime qu’un éventail d’éléments sont pertinents pour déterminer la nature de l’allocation en question et qu’il convient de les examiner dans leur ensemble. Figureront parmi ces éléments, notamment : le but de l’allocation tel que déterminé par la Cour à la lumière de la législation concernée ; les conditions de l’octroi, du calcul et de l’extinction de l’allocation prévues par les dispositions légales ; les effets sur l’organisation de la vie familiale tels qu’envisagés par la législation ; les incidences réelles de l’allocation, compte tenu du cas individuel du requérant et de sa vie familiale pendant toute la période de versement de l’allocation.
4. L’application à la présente affaire
73. Suivant la démarche qui vient d’être exposée, la Cour est appelée, en vue de déterminer si l’article 8 et, en conséquence, l’article 14 de la Convention entrent en jeu en l’espèce, à considérer les éléments pertinents dans leur globalité et à prendre en compte toute la période de 1997 à 2010, pendant laquelle le requérant a perçu la rente de veuf.
74. La Cour estime en premier lieu qu’il convient en l’occurrence d’apprécier le but de la rente de conjoint survivant. À cette fin il y a lieu de prendre en compte le libellé des dispositions légales pertinentes, à savoir les articles 23 et 24 de la LAVS (paragraphe 20 ci‑dessus), et les conditions d’octroi de la rente. Elle relève que l’article 23 de la LAVS fixe celles‑ci de telle manière que, pour pouvoir bénéficier de cette allocation, le parent survivant doit avoir, au décès du conjoint, un ou plusieurs enfants. Cette disposition se réfère également au fait pour le conjoint survivant de vivre en ménage commun avec les enfants du conjoint décédé (alinéa 2), ainsi qu’au statut matrimonial du bénéficiaire de la rente (alinéas 4 et 5). En revanche, à l’exception des veuves remplissant les critères de l’article 24 § 1 de la LAVS, les conjoints survivants ne peuvent se voir octroyer cette rente si la famille ne compte pas d’enfants.
75. En vertu de cette législation, le requérant, ayant perdu son épouse en 1994, a donc eu droit à la pension de veuf, lorsque celle‑ci a été introduite en 1997, uniquement parce qu’il était père de famille et avait des enfants à charge. Il ressort par ailleurs du dossier que jusqu’alors c’était principalement celle‑ci qui s’occupait des enfants, tandis que le requérant travaillait, d’abord comme technicien textile puis au sein d’une compagnie d’assurances.
76. Il convient ensuite de relever que la cessation du versement de la rente de veuf est également résultée de la situation familiale du requérant, à savoir l’âge de ses enfants, puisque son droit à la rente s’est éteint lorsque sa fille cadette a eu dix‑huit ans.
77. La Cour n’ignore pas que, selon le Gouvernement, le seul et unique but de la rente de veuve et de veuf est d’épargner au survivant, en couvrant ses besoins vitaux, les difficultés financières que peut causer le décès du conjoint (paragraphe 36 ci‑dessus). Cependant, quel qu’ait pu être l’effet envisagé par le législateur de l’avis du Gouvernement, les constatations susmentionnées permettent à la Cour de conclure qu’en réalité la rente en question vise à favoriser la vie familiale du conjoint survivant. En effet, elle lui permet de s’occuper de ses enfants à plein temps si tel était auparavant le rôle du parent décédé, ou, dans tous les cas, de se consacrer davantage à ceux‑ci sans avoir à affronter des difficultés financières qui le contraindraient à exercer une activité professionnelle.
78. Il incombe également à la Cour de rechercher, à la lumière de l’ensemble des circonstances concrètes de la présente affaire, en quoi le fait que le requérant a perçu cette allocation entre 1997 et 2010 et qu’il en a été privé à la majorité de sa fille cadette a eu une incidence sur l’organisation de sa vie familiale durant cette période.
79. Dans ce contexte, la Cour observe qu’au moment du décès de l’épouse du requérant, en 1994, les filles du couple étaient âgées de un an et neuf mois et de quatre ans respectivement. Dans cette situation, qui nécessitait la prise de décisions difficiles et déterminantes pour l’organisation de sa vie familiale, le requérant a quitté son emploi pour se consacrer à plein temps à sa famille, notamment en assurant la garde et l’éducation de ses filles. La Cour ne doute pas que le fait de percevoir la pension de veuf a nécessairement eu une incidence sur l’organisation de sa vie familiale tout au long de la période concernée.
80. Il s’ensuit que depuis le moment où, en 1997, le requérant s’est vu accorder le bénéfice de la pension de veuf jusqu’à la suppression de celle‑ci, en novembre 2010, l’intéressé et sa famille ont organisé les aspects clés de leur vie quotidienne, au moins en partie, en fonction de l’existence de cette allocation.
81. La Cour note enfin que la situation économique délicate dans laquelle le requérant s’est retrouvé, à l’âge de cinquante‑sept ans, du fait de la perte de la rente de conjoint survivant et des difficultés à réintégrer un marché du travail dont il était absent depuis seize ans, est résultée de la décision qu’il avait prise des années auparavant dans l’intérêt de sa famille, confortée à partir de 1997 par la perception de la rente de veuf.
82. Ces éléments amènent la Cour à conclure que les faits de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 8 de la Convention. Cela suffit pour rendre l’article 14 de la Convention applicable.
83. Il convient, dès lors, de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
84. Le requérant se plaint que, contrairement à une veuve dans une situation analogue, il n’a plus droit à une rente de conjoint survivant depuis que sa fille cadette a atteint la majorité, et s’estime de ce fait victime d’une discrimination fondée sur le sexe.
1. Thèses des parties
1. Le requérant
85. Le requérant expose tout d’abord que, ayant renoncé à son emploi au moment du décès de son épouse en août 1994, il s’est ensuite occupé seul de ses filles jusqu’à ce qu’elles aient terminé leur formation, et que pendant cette période il a perçu la rente de veuf et les prestations complémentaires. La suppression de cette rente en novembre 2010, alors qu’il avait cinquante‑sept ans, lui aurait causé de graves difficultés familiales et financières car il n’aurait plus été en mesure de trouver un emploi. Il lui aurait donc fallu à plusieurs reprises solliciter une aide sociale afin de pouvoir s’occuper de ses filles. À ses yeux, il n’a donc pas été touché différemment de ce qui aurait été le cas pour une veuve. De plus, entre le moment où sa pension de veuf a été supprimée et les premiers versements de sa pension de vieillesse, en avril 2018, sa vie familiale aurait été considérablement restreinte et les activités familiales habituelles n’auraient pu avoir lieu, faute d’argent.
86. Le requérant observe par ailleurs que les rentes de veuve et de veuf visent en principe à dispenser le conjoint survivant de la nécessité d’exercer une activité lucrative et à lui accorder une protection sociale, afin qu’il ait le temps de s’occuper de ses enfants. Il ajoute que, tout comme une rente de veuve versée après la majorité des enfants permet à la veuve de continuer à s’occuper de sa famille, une rente de veuf versée au‑delà de la majorité des enfants permet au père de continuer à prendre soin de sa famille. À son avis, si l’on devait considérer que cette prise en charge de la famille n’est plus nécessaire une fois que les enfants sont majeurs, la rente devrait alors être supprimée pour les deux parents, ce qui reviendrait cependant à faire obstacle à la jouissance de la vie familiale ainsi qu’à méconnaître le fait qu’à ce moment de leur vie, les veuves et les veufs sont souvent à un âge qui exclut de fait la reprise d’une activité professionnelle.
87. Le requérant maintient ensuite qu’il n’existe aucune raison objective de placer les veufs dans une situation plus défavorable que les veuves en ce qui concerne le versement de rentes, d’autant qu’une telle réglementation est selon lui unique en Europe. Il conteste que l’existence d’une discrimination visant les femmes, c’est‑à‑dire l’inégalité inconstitutionnelle de traitement subie par elles sur le marché de travail, notamment en matière de salaire, puisse servir à justifier la perpétuation d’une discrimination à l’égard des hommes. Il expose qu’il ne s’agit pas ici d’une discrimination positive visant à aider les femmes puisque, au contraire, le régime actuel renforce des modèles de rôles et de répartition des tâches qui sont dépassés et discriminatoires. Il ajoute que, des traditions ou des attitudes et comportements de nature sociale n’étant pas suffisants, on ne peut conclure en l’espèce à l’existence d’arguments très solides pouvant à eux seuls justifier une inégalité entre les sexes. Pour le requérant, les exigences de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ne seraient donc satisfaites que si les mêmes conditions s’appliquaient aux veuves et aux veufs en ce qui concerne l’extinction du droit à la rente.
88. Dans ce contexte, le requérant estime non valable l’argument que le Gouvernement tire du concept désuet de « mariage prestataire », selon lequel les veuves en Suisse doivent encore bénéficier d’une protection spéciale par rapport aux veufs, en raison de leur plus grande dépendance financière. Selon lui, il est extrêmement rare de trouver des familles où l’homme assume la responsabilité exclusive de l’entretien financier de la famille et la femme celle de la maison et du foyer. De plus, en constatant une discrimination manifeste à son encontre, le Tribunal fédéral aurait déjà rejeté les différences tant fonctionnelles que biologiques entre les sexes, ainsi que les attentes traditionnelles en matière de rôles. La justification de la différence de traitement entre les veuves et les veufs reposerait donc uniquement sur des considérations démocratiques (la volonté du peuple), jugées plus importantes que les droits fondamentaux, ainsi que sur des préoccupations financières. Lors de la révision de la législation pertinente, le Parlement aurait en effet constaté que l’égalité de traitement des conjoints au‑delà de l’âge de la majorité des enfants était trop coûteuse. Or, selon le requérant, au regard de l’importance centrale de l’égalité des sexes, il apparaît disproportionné et inacceptable de se prévaloir de tels motifs.
2. Le Gouvernement
89. Rappelant que les États jouissent d’une ample marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (et se référant notamment à l’arrêt Andrle c. République tchèque, no 6268/08, §§ 55‑59, 17 février 2011), le Gouvernement ne conteste pas pour autant la nécessité d’un réajustement des conditions d’octroi des rentes de survivants qui prenne en considération les changements sociaux survenus au cours des dernières décennies. Il soutient néanmoins que, malgré les progrès constatés dans la situation des femmes sur le marché du travail (il précise que l’actualisation d’une étude de 2012 relative à la situation économique des veuves et des veufs a été lancée en mars 2021 et est en cours), le besoin d’une protection légèrement supérieure des veuves n’a pas complètement disparu. Dès lors, selon lui, la différence de traitement qui en résulte peut encore trouver une justification objective et raisonnable, en attendant une réforme plus globale du système qui se fera dans le respect des processus politiques et démocratiques.
90. Pour ce qui est du but légitime de cette différence, le Gouvernement note que la rente de veuve, instituée en 1948, se fondait sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien de son épouse, en particulier quand elle a des enfants. Il expose que, si le gouvernement suisse a depuis essayé plusieurs fois de réformer le régime de la rente de veuve et de veuf en vue d’une harmonisation progressive, ces projets n’ont pas abouti.
91. Concernant la proportionnalité, le Gouvernement observe que la situation des conjoints survivants fait partie des évolutions sociétales dont il faut tenir compte et qu’on ne peut guère les répercuter immédiatement puisqu’elles se produisent de façon progressive, sur de très longues périodes. En outre, selon le Gouvernement, la marge d’appréciation accordée aux États signifie aussi que ceux‑ci sont libres de choisir les moyens qu’ils estiment les plus appropriés pour réduire ou supprimer les inégalités qui apparaissent. Ainsi, à ses yeux, lorsque la rente de veuf a été introduite en 1997, l’égalité dans la répartition des rôles entre hommes et femmes n’était pas encore entièrement atteinte. Ce serait la raison pour laquelle le législateur a estimé qu’un veuf ne devait avoir droit à la rente que s’il avait à sa charge des enfants de moins de dix‑huit ans. Depuis lors, il aurait plusieurs fois envisagé d’ajuster « vers le bas » les conditions d’octroi de la rente de veuve, mais il y aurait renoncé au motif qu’une égalité stricte n’était pas encore indiquée au vu des réalités sociales. Le Gouvernement soutient à ce titre que l’égalité entre hommes et femmes n’est pas encore complètement atteinte dans les faits en ce qui concerne l’exercice d’une activité rémunérée et la répartition des rôles au sein du couple. Il estime qu’en l’espèce la différence de traitement ne repose donc pas sur des stéréotypes liés au sexe, mais sur une réalité sociale. Il expose qu’en effet, selon les données statistiques disponibles pour 2020, environ 87 % des hommes ayant des enfants de moins de quinze ans travaillaient à temps plein, contre seulement 21 % des femmes ayant des enfants de la même tranche d’âge. Il ajoute que, parmi les 79 % des femmes ayant des enfants de ladite tranche d’âge et travaillant à temps partiel, environ 42 % étaient occupées à moins de 50 %. La situation des pères sur le marché du travail serait donc encore objectivement différente de celle des mères et leur retour à une activité lucrative apparaîtrait plus facile. L’homme, en perdant son épouse, perdrait la personne qui dans les faits s’occupe encore majoritairement des enfants, tandis que la femme, en perdant son époux, perdrait la personne qui de manière prépondérante continue d’entretenir financièrement la famille. Dès lors, on pourrait encore raisonnablement considérer que le besoin de soutien des veufs diminue puis s’éteint à mesure que les enfants grandissent et gagnent en autonomie, alors que le besoin d’accorder un régime plus favorable aux veuves ne disparaîtrait pas complètement lorsque le dernier enfant atteint la majorité. Il s’agirait donc de compenser la situation moins favorable des femmes sur le marché du travail et l’inégale répartition des tâches domestiques qui subsiste. En revanche, de l’avis du Gouvernement, une égalité formelle parfaite des conditions d’octroi des rentes de veuf et de veuve serait difficile à concilier avec l’article 14 de la Convention.
92. Concernant la situation du requérant en l’espèce, le Gouvernement observe qu’il a travaillé jusqu’au décès de son épouse, c’est‑à‑dire jusqu’à l’âge de quarante ans. Selon le Gouvernement, si l’intéressé a ensuite choisi de s’occuper exclusivement de ses enfants, qui étaient en bas âge, il ne pouvait ignorer que sa rente de veuf allait cesser d’être versée à la majorité de sa fille cadette. Il n’était pas déraisonnable d’exiger de lui qu’il entreprît des démarches en vue de réintégrer le marché du travail, ne fût‑ce qu’à temps partiel, dès lors que ses enfants étaient devenus plus autonomes. Or le requérant ne démontrerait pas, concrètement, ce qu’il a entrepris à cet égard et quelles difficultés pratiques il a éventuellement rencontrées. Le Gouvernement souligne en outre qu’en avril 2018 le requérant a eu soixante‑cinq ans, âge qui correspond à l’âge ordinaire de la retraite pour les hommes en Suisse et qui lui permet de percevoir une rente de vieillesse.
2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
93. La Cour rappelle que l’article 14 de la Convention offre une protection contre toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés garantis par les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Selon la jurisprudence constante de la Cour, pour qu’un problème se pose au regard de cette disposition, il doit y avoir une différence dans le traitement de personnes placées dans des situations analogues ou comparables. Une telle différence est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 90, 24 mai 2016, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, § 64, 24 janvier 2017). En d’autres termes, la notion de discrimination englobe d’ordinaire les cas dans lesquels un individu ou un groupe se voit, sans justification adéquate, moins bien traité qu’un autre, même si la Convention ne requiert pas le traitement le plus favorable (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 82, série A no 94, et Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 76, CEDH 2013 (extraits)).
94. En ce qui concerne la charge de la preuve sur le terrain de l’article 14 de la Convention, la Cour a déjà dit que, lorsqu’un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (Biao, précité, § 92, et Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 65).
95. La progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (Konstantin Markin, précité, § 127, et Ünal Tekeli c. Turquie, no 29865/96, § 59, CEDH 2004‑X (extraits)). La Cour a ainsi maintes fois déclaré que les différences exclusivement fondées sur le sexe doivent être justifiées par des « considérations très fortes », des « motifs impérieux » ou, autre formule parfois utilisée, par des « raisons particulièrement solides et convaincantes » (Stec et autres, arrêt précité, § 52, Vallianatos et autres, précité, § 77, et Konstantin Markin, précité, § 127). En particulier, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe (Konstantin Markin, précité, §§ 126‑127, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 99, CEDH 2013, et Khamtokhu et Aksenchik, précité, §§ 77‑78). Par exemple, les États ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille (Ünal Tekeli, précité, § 63).
96. Il s’ensuit que, si les États contractants doivent bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives et pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement, lorsqu’il s’agit de différences de traitement fondées sur le sexe, la marge d’appréciation des États est étroite (X et autres c. Autriche, précité, § 99, et Vallianatos et autres, précité, § 77).
97. Par ailleurs, si la Convention ne limite pas la liberté qu’ont les États contractants de décider s’il convient ou non de mettre en place un quelconque régime de sécurité sociale ou de choisir le type ou le niveau des prestations devant être accordées au titre de pareil régime, dès lors qu’un État décide de créer un régime de prestations ou de pensions, il doit le faire d’une manière compatible avec l’article 14 de la Convention (Stec et autres, arrêt précité, § 53, et Konstantin Markin, précité, § 130).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
a) Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14
98. Le requérant soutient qu’il a subi une discrimination par rapport aux veuves en raison de l’arrêt du versement de sa rente de veuf intervenu à la majorité de sa fille cadette. Il allègue à cet égard qu’une veuve se trouvant dans la même situation n’aurait pas perdu son droit à une rente. Compte tenu de ce qui précède, le requérant peut en effet se prétendre victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14 de la Convention.
b) Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables
99. La Cour constate que lorsqu’il est devenu veuf, en août 1994, le requérant a cessé de travailler pour s’occuper de ses enfants. Ayant bénéficié de la rente de veuf dès son introduction en 1997, il a perdu le droit à cette prestation lorsque sa fille cadette a atteint l’âge de dix‑huit ans. Le requérant avait alors cinquante‑sept ans ; il ne pouvait donc pas encore prétendre à une pension de vieillesse et n’était plus, selon ses dires, en mesure de trouver un emploi.
100. La Cour observe que l’extinction du droit du requérant à la rente de veuf se fondait sur l’article 24 § 2 de la LAVS qui, pour les veufs uniquement, situe cette extinction au moment où le dernier enfant devient majeur. Les veuves conservent quant à elles le droit à la rente de conjoint survivant même après que leur dernier enfant a atteint la majorité.
101. Il en résulte que le requérant a cessé de percevoir la rente de veuf pour le seul motif qu’il est un homme. En effet, il se trouvait à d’autres égards dans une situation analogue à celle d’une femme et il n’a pas été soutenu qu’il ne remplissait pas telle ou telle autre condition légale d’attribution de cette prestation.
102. Bien que se trouvant dans une situation analogue pour ce qui est de son besoin d’assurer sa subsistance, le requérant n’a pas été traité de la même façon qu’une femme/veuve. Il a donc subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf.
103. Il reste à déterminer si cette différence de traitement entre les veuves et les veufs repose sur une justification objective et raisonnable au regard de l’article 14 de la Convention.
c) Sur la question de savoir si la différence de traitement était objectivement et raisonnablement justifiée
104. La Cour ne perd pas de vue que la présente affaire relève du domaine de la protection sociale, qui constitue un ensemble complexe dont il convient de préserver l’équilibre et que, de ce fait, une ample latitude est d’ordinaire laissée à l’État pour prendre des mesures d’ordre général en matière économique ou sociale (Stec et autres, arrêt précité, § 52). Dans ce contexte, la Cour a déjà admis que les ajustements des systèmes de pension doivent être effectués de manière progressive, prudente et mesurée, car toute autre approche pourrait mettre en péril la paix sociale, la prévisibilité du système des pensions et la sécurité juridique (Andrle, précité, § 51).
105. Elle rappelle toutefois que seules des considérations très fortes peuvent l’amener à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe, et que la marge d’appréciation dont disposent les États pour justifier cette différence est étroite (paragraphes 95‑96 ci‑dessus).
106. En l’espèce, la Cour note que, pour justifier la différence de traitement entre les deux sexes relativement au droit à la rente de conjoint survivant, le Gouvernement a soutenu que l’égalité entre hommes et femmes n’était pas encore complètement atteinte dans les faits en ce qui concerne l’exercice d’une activité rémunérée et la répartition des rôles au sein du couple. Selon le Gouvernement, il est encore justifié de se fonder sur la présomption selon laquelle l’époux assure l’entretien financier de son épouse, en particulier lorsqu’elle a des enfants, et, partant, d’accorder aux veuves une protection supérieure à celle des veufs. La différence de traitement litigieuse ne reposerait donc pas sur des stéréotypes liés au sexe, mais sur une réalité sociale (paragraphe 91 ci‑dessus).
107. Si pour sa part le Gouvernement a produit des statistiques relatives au pourcentage d’hommes et de femmes qui, ayant des enfants de moins de quinze ans, travaillent à temps plein ou à temps partiel, il n’a été fourni aucune information sur le pourcentage de veuves ou de veufs qui sont parvenus à réintégrer le marché du travail après de longues années d’absence une fois que leurs enfants avaient atteint l’âge de quinze ans ou de la majorité. L’absence d’informations pertinentes est notable, eu égard aux tentatives répétées de réforme du régime des rentes de veuves et de veufs à partir de 2000 et aux conclusions formulées par le Tribunal fédéral dans un arrêt rendu en l’espèce en 2012 (paragraphes 111‑113 ci‑dessous).
108. Sur ce point, la Cour observe que dès l’affaire Petrovic (arrêt précité, § 40), puis dans l’affaire Konstantin Markin (arrêt précité, § 140), elle a pris note de l’évolution progressive des sociétés européennes contemporaines vers un partage plus égalitaire entre les hommes et les femmes des responsabilités en matière d’éducation des enfants, et d’une meilleure reconnaissance du rôle des pères auprès des jeunes enfants. Elle en a déduit qu’une disposition générale et automatique, appliquée à un groupe de personnes en fonction de leur sexe, indépendamment de leur situation personnelle, sortait « du cadre d’une marge d’appréciation acceptable, aussi large soit‑elle », et était donc « incompatible avec l’article 14 » (ibidem, § 148).
109. Il convient également de rappeler que la progression vers l’égalité des sexes reste un but important des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 95 ci‑dessus). En témoigne entre autres la Recommandation no R (85) 2 relative à la protection juridique contre la discrimination fondée sur le sexe, adoptée par le Comité des Ministres le 5 février 1985, qui appelle à garantir aux hommes et aux femmes un traitement égal tant au niveau de l’affiliation aux régimes de sécurité sociale et de retraite qu’au niveau des prestations payées par ces régimes (paragraphe 29 ci‑dessus).
110. La Cour réaffirme, par conséquent, que des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent plus aujourd’hui à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe, que celle‑ci soit en faveur des femmes ou des hommes. Il s’ensuit que le Gouvernement ne saurait se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse (concept du « mari pourvoyeur ») afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves.
111. Par ailleurs, tout en admettant que le domaine de la protection sociale fait partie de ceux où les États doivent bénéficier d’une marge d’appréciation pour pouvoir choisir le rythme d’adoption des réformes législatives, la Cour observe que le gouvernement suisse a reconnu dès 1997 que les femmes exerçaient de plus en plus souvent une activité lucrative et qu’il était nécessaire d’accorder une protection aux hommes qui se consacraient aux travaux ménagers et à l’éducation des enfants. Une harmonisation complète des conditions relatives à la rente de veuve et de veuf semble cependant s’être heurtée à cette époque aux contraintes financières et aux critiques qui mettaient en avant les difficultés pour les veuves « plus âgées » de retourner à la vie active (paragraphe 22 ci‑dessus). D’autres tentatives entreprises par le gouvernement à partir de 2000 pour réformer le régime de la rente de conjoint survivant, mues par le fait que le système en vigueur n’était plus adapté au contexte d’alors et qu’il était contraire au principe de l’égalité entre hommes et femmes, ont échoué (paragraphes 23‑28 ci‑dessus).
112. Dans ce contexte, la Cour attache une importance fondamentale aux considérations énoncées dans la présente affaire par le Tribunal fédéral (paragraphe 17 ci‑dessus). En effet, dans son arrêt du 4 mai 2012, ce dernier a relevé que le législateur était conscient dès l’introduction de la rente de veuf que cette réglementation constituait une distinction inadmissible fondée sur le sexe, qui était contraire à la Constitution. En différenciant les conditions d’octroi de la rente selon qu’il s’agissait d’une veuve ou d’un veuf, le législateur avait opéré une distinction en fonction du sexe qui ne s’imposait ni pour des motifs biologiques ni pour des motifs fonctionnels. Le Tribunal fédéral a également rappelé le message adressé par le Conseil fédéral au Parlement lors de la onzième révision de l’AVS en 2000, indiquant que la règle selon laquelle les veufs n’ont droit à une rente que s’ils ont des enfants de moins de dix‑huit ans était contraire au principe de l’égalité entre hommes et femmes et devait donc être adaptée.
113. Pour la Cour, les tentatives de réforme susmentionnées ainsi que l’évaluation de la législation litigieuse par la juridiction suprême du pays, à savoir le Tribunal fédéral, montrent que les anciennes « inégalités de fait » entre les hommes et les femmes ont perdu leur acuité dans la société suisse. Ainsi, les considérations et suppositions sur lesquelles les modalités de la rente de conjoint survivant ont reposé pendant les décennies passées ne sont plus à même de justifier des différences fondées sur le sexe. Il ressort même de l’arrêt du Tribunal fédéral que la réglementation en question est contraire au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré par l’article 8, alinéa 3, de la Constitution suisse. La Cour ajoute qu’à ses yeux cette législation contribue plutôt à perpétuer des préjugés et des stéréotypes concernant la nature ou le rôle des femmes au sein de la société et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes (Konstantin Markin, précité, § 141). Dans ce contexte, il convient de rappeler que l’article 2 de la CEDAW (paragraphe 30 ci‑dessus) impose aux États parties, notamment, d’assurer par voie de législation ou par d’autres moyens appropriés l’application effective du principe d’égalité des hommes et des femmes, et d’instaurer une protection juridictionnelle des droits des femmes sur un pied d’égalité avec les hommes.
114. Revenant au cas d’espèce, la Cour rappelle qu’après le décès de son épouse le requérant s’est consacré exclusivement à la garde et à l’éducation de ses enfants ainsi qu’aux soins à leur prodiguer, et a renoncé à exercer son métier. Âgé de cinquante‑sept ans lorsque le versement de la rente a cessé, il avait arrêté toute activité lucrative depuis plus de seize ans. À cet égard, la Grande Chambre partage l’avis de la chambre (paragraphe 75 de l’arrêt de la chambre) selon lequel il n’y a pas de raison de croire que le requérant aurait eu à cet âge‑là, et compte tenu de sa longue absence du marché de travail, moins de difficultés à réintégrer celui‑ci qu’une femme dans une situation analogue, ni que l’arrêt du versement de la rente l’aurait touché dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables.
115. Compte tenu de ce qui précède, et eu égard à l’étroite marge d’appréciation laissée à l’État défendeur en l’espèce, la Cour estime que le Gouvernement n’a pas démontré qu’il existait des considérations très fortes ou des « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe qui est dénoncée par le requérant. Elle estime dès lors que l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime ne saurait passer pour reposer sur une justification raisonnable et objective.
116. Partant, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
117. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
1. Dommage matériel
118. Le requérant réclame la somme de 189 355 CHF pour le dommage matériel qu’il dit avoir subi du fait de l’arrêt du versement de la rente de veuf et des prestations complémentaires.
119. Le Gouvernement estime que, le cas échéant, les juridictions internes seraient mieux placées que la Cour pour évaluer précisément le dommage matériel subi par le requérant. Il soutient notamment que celui‑ci pourrait formuler une demande de réparation dans le cadre d’une requête en révision de l’arrêt du Tribunal fédéral du 4 mai 2012.
120. La Cour estime qu’un lien de causalité direct existe entre la violation constatée et le dommage matériel résultant du non‑versement de la rente de veuf au requérant à partir du 1er décembre 2010. À l’instar du Gouvernement, elle considère que les juridictions internes sont mieux placées qu’elle pour évaluer précisément le dommage en question, compte tenu notamment du fait que le montant des rentes peut varier d’une année à l’autre (voir, mutatis mutandis, pour une rente d’invalidité, Di Trizio, précité, § 120). En outre, il convient d’avoir égard au caractère subsidiaire du mécanisme de l’article 41, aux termes duquel il appartient à la Cour d’accorder à la partie lésée une satisfaction équitable si le droit interne de l’État défendeur ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences d’une violation de la Convention.
121. Cela étant, si l’État défendeur reste de façon générale libre de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens de s’acquitter de ses obligations au titre de l’article 46 § 1 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 88, CEDH 2009), la Cour a néanmoins indiqué à de nombreuses occasions qu’un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir, parmi d’autres, Di Trizio, précité, § 120, Gençel c. Turquie, no 53431/99, § 27, 23 octobre 2003, et Claes et autres c. Belgique, nos 46825/99 et 6 autres, § 53, 2 juin 2005).
122. En l’espèce, la Cour partage l’avis du Gouvernement selon lequel rien n’empêche le requérant de formuler une demande de réparation dans le cadre d’une requête en révision de l’arrêt du Tribunal fédéral qu’il conteste devant la Cour. Une telle possibilité étant explicitement prévue à l’article 122 de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005, et rien n’indiquant que cette voie soit illusoire, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer un quelconque montant au titre du dommage matériel.
2. Dommage moral
123. Par ailleurs, le requérant demande la somme de 18 935,50 CHF pour le dommage moral qu’il dit avoir subi en raison du manque de contacts avec ses filles dû à la suppression de la rente de veuf, et de la nécessité de recourir à l’aide sociale.
124. Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas de lien de causalité entre une discrimination fondée sur le sexe et le dommage moral allégué. Par conséquent, il invite la Cour à rejeter les prétentions du requérant formulées à ce titre et à conclure que le constat de violation constitue, en soi, une satisfaction suffisante.
125. La Cour estime que le requérant a subi un dommage moral dû au refus des autorités de lui accorder une rente de veuf à partir du 1er décembre 2010. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 5 000 euros (EUR) à ce titre.
2. Frais et dépens
126. Le requérant demande tout d’abord 3 300 CHF pour les frais de justice engagés devant les juridictions internes, 350 CHF pour l’introduction de la requête devant la Cour et 7 216,45 CHF pour les observations que son avocat a soumises à la chambre.
Pour ce qui est de la procédure devant la Grande Chambre, le requérant demande une somme totale de 26 182,20 CHF pour les frais de représentation juridique, de traduction et autres. Il joint à l’appui de cette demande une facture émise le 8 juin 2021 par Me de Weck, exposant le détail de 37 heures et 20 minutes de travail juridique au tarif horaire réduit de 250 CHF, soit 9 300 CHF, plus 6 heures pour un voyage aller‑retour à Strasbourg facturé 1 200 CHF, et les frais afférents à ce déplacement, soit 255 CHF, le total s’élevant pour Me de Weck à 11 583,15 CHF, TVA incluse. Les frais de Me Luginbühl sont chiffrés à 14 598,05 CHF, sans facture ni pièce à l’appui de cette demande.
Pour les frais de déplacement qu’il a lui‑même engagés pour participer à l’audience devant la Grande Chambre, le requérant demande 448,40 CHF, sans fournir de justificatifs.
127. Le Gouvernement se dit prêt à accepter les prétentions du requérant relatives aux frais exposés devant les juridictions internes et à ceux relatifs à l’introduction de la requête, et à admettre la somme de 3 000 EUR allouée par la chambre pour les observations présentées devant elle.
En revanche, pour ce qui est des frais et dépens engagés devant la Grande Chambre, le Gouvernement est d’avis que les frais et honoraires des deux représentants du requérant sont manifestement excessifs (il s’appuie sur Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 160, CEDH 2010). Il relève en outre que les honoraires du premier représentant n’ont pas été étayés par des justificatifs conformément aux exigences de l’article 60 § 2 du règlement de la Cour. Le Gouvernement estime donc qu’un montant de 9 000 CHF serait approprié pour couvrir la totalité des frais et dépens exposés devant la Grande Chambre.
128. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Selon l’article 60 § 2 du règlement, les prétentions soumises au titre de l’article 41 doivent être chiffrées, ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, faute de quoi la Cour peut les rejeter, en tout ou en partie (voir, par exemple, A, B et C c. Irlande [GC], no [25579/05](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%22appno%22:%5B%2225579/05%22%5D%7D), § 281, CEDH 2010, et Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 234, 10 septembre 2019).
En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 6 500 EUR pour les frais engagés devant les juridictions internes, pour l’introduction de la requête et pour les observations présentées devant la chambre.
Pour ce qui est de la procédure devant la Grande Chambre, la Cour note que le requérant n’a pas produit de pièces attestant qu’il avait payé ou avait l’obligation de payer tous les frais et dépens qu’il dit avoir exposés pour sa représentation juridique, les tâches de traduction et autres. En l’absence de tels documents, la Cour ne voit rien qui puisse l’amener à admettre la réalité de certains frais et dépens dont le remboursement est demandé par le requérant. Compte tenu des documents dont elle dispose et des critères ci‑dessus, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant seulement une partie des sommes réclamées au titre des frais d’avocat exposés devant la Grande Chambre, soit 10 000 EUR.
Partant, la Cour octroie au requérant un montant total de 16 500 EUR au titre des frais et dépens.
3. Intérêts moratoires
129. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, par douze voix contre cinq, l’exception préliminaire du Gouvernement selon laquelle le grief du requérant ne tombe pas sous l’empire de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit, par douze voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;
3. Dit, par douze voix contre cinq,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 16 500 EUR (seize mille cinq cent euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 octobre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Prebensen Robert Spano
Adjoint à la greffière Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Seibert-Fohr ;
– opinion concordante du juge Zünd ;
– opinion dissidente commune aux juges Kjølbro, Kucsko‑Stadlmayer, Mourou‑Vikström, Koskelo et Roosma.
R.S.
S.C.P.
OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE SEIBERT-FOHR
(Traduction)
I. Introduction : non-discrimination en matière de sécurité sociale
1. Je souscris sans réserve au constat de la majorité selon lequel il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Par la présente opinion séparée, j’entends clarifier les raisons qui conduisent à cette conclusion et réfuter les arguments qui pourraient être avancés contre celle‑ci. À cette fin, je donnerai des précisions sur les éléments à prendre en compte pour la délimitation des questions tombant sous l’empire de l’article 8 en matière de sécurité sociale et me pencherai plus avant sur l’absence de justification objective et raisonnable de la différence de traitement ici en cause.
II. Les éléments à prendre en compte pour la délimitation des questions tombant sous l’empire de l’article 8
A. La notion exprimée par les termes « tomber sous l’empire »
2. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention (Carson et autres c. Royaume-Uni [GC], no 42184/05, § 63, CEDH 2010). Elle dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque État de garantir, s’appliquant également aux droits additionnels, pour autant qu’ils relèvent du champ d’application général de l’un des articles de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger. Il suffit donc que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Stec et autres c. Royaume‑Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 39, CEDH 2005‑X, et Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 74, CEDH 2009). L’article 14 de la Convention entre en jeu dès lors que « la matière sur laquelle porte le désavantage (...) compte parmi les modalités d’exercice d’un droit garanti », ou que les mesures critiquées « se rattache[nt] (...) à l’exercice d’un droit garanti (...) » (Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 129, CEDH 2012).
B. L’absence de lien présumé ou hypothétique avec la vie familiale
3. Concernant l’établissement de ce lien, je souscris pleinement à la position qu’adopte la majorité lorsqu’elle rejette une présomption légale selon laquelle un État, par le biais d’une prestation socio‑économique comme celle visée en l’espèce, témoigne de son soutien et de son respect pour la vie familiale (paragraphe 69 du présent arrêt). Il ne faut pas non plus admettre l’existence d’un hypothétique lien de causalité lorsqu’une allocation est « susceptible d’influencer l’organisation de la vie familiale » (ibidem). Si un quelconque effet, même ténu, d’une prestation sociale sur la vie privée ou familiale suffisait, il ne resterait pratiquement aucune prestation pécuniaire qui ne tombât pas sous l’empire de l’article 8 (paragraphe 67 du présent arrêt).
C. La nécessité d’un lien étroit
4. Ce qui est nécessaire pour que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’article 8, c’est un lien étroit entre l’octroi de la prestation sociale et la jouissance de la vie familiale (paragraphe 71 du présent arrêt) – « étroit » matériellement et « étroit » eu égard à un effet direct. L’existence de ce lien étroit peut être établie lorsqu’une prestation pécuniaire permet au bénéficiaire d’exercer le droit à la vie familiale (Konstantin Markin, précité, § 130). Si les États sont libres de décider de la manière dont ils souhaitent favoriser la vie familiale, ils ne peuvent exclure des individus pour des motifs discriminatoires dès lors qu’ils accordent une aide financière aux familles (comparer avec Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017, Biao c. Danemark [GC], no 38590/10, § 88, 24 mai 2016, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 158, 26 avril 2016, Carson et autres, précité, § 63, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, 22 janvier 2008, X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 135, CEDH 2013, Genovese c. Malte, no 53124/09, § 32, 11 octobre 2011, et Beeckman et autres c. Belgique (déc.), no 34952/07, § 19, 18 septembre 2018).
1. L’intention du législateur n’est pas déterminante
5. Si une intention du législateur de faciliter ou d’améliorer la vie familiale constitue un indicateur important d’un lien étroit avec l’organisation de la vie familiale, l’existence d’un tel lien peut aussi être établie à partir d’autres facteurs pertinents attestant qu’une prestation pécuniaire a nécessairement une incidence sur l’organisation de la vie familiale (concernant cette notion, voir Konstantin Markin, précité, § 130). Ainsi, le but de l’allocation est l’un des divers éléments qu’il faut examiner dans leur ensemble, et qui comprennent aussi : les conditions de l’octroi, du calcul et de l’extinction de l’allocation prévues par les dispositions légales ; les effets sur l’organisation de la vie familiale tels qu’envisagés par la législation ; les incidences réelles de l’allocation (paragraphe 72 du présent arrêt). Limiter l’applicabilité de l’article 14 aux seuls avantages sociaux qui traduisent l’intention d’un État de faciliter ou d’améliorer la vie familiale tendrait à inviter le législateur à justifier les prestations sociales par des motifs sans rapport avec un quelconque droit protégé par la Convention, pour tenter de se soustraire à l’applicabilité de l’article 14. Par ailleurs, le rôle de la Cour n’est pas de deviner l’intention du législateur.
6. En témoigne aussi l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Konstantin Markin, où la Cour n’a pas pris en considération la question de l’intention lorsqu’elle s’est prononcée sur l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 (voir Konstantin Markin, précité, et comparer les paragraphes 129‑130, concernant l’applicabilité, avec le paragraphe 132, relatif au fond). L’arrêt rendu en l’espèce, qui confirme la norme énoncée dans l’arrêt Konstantin Markin (voir le paragraphe 70 du présent arrêt, qui cite les paragraphes 129‑130 de l’arrêt Konstantin Markin, précité), ne doit donc pas être interprété comme ménageant une approche cumulative qui exige une intention législative plus un effet nécessaire. Le paragraphe 72 précise que le but de l’allocation n’est que l’un des éléments à prendre en considération pour déterminer si les faits de la cause tombent sous l’empire de l’article 8 (voir aussi le paragraphe 73 du présent arrêt). Ce qui est crucial, c’est la nature et l’effet direct de l’allocation versée.
2. La nature et l’effet de la prestation sociale
a) Liée étroitement et matériellement et ayant un effet direct sur la vie familiale
7. L’élément décisif pour déterminer si une allocation a nécessairement une incidence sur l’organisation de la vie familiale réside dans la question de savoir si cette allocation est étroitement et matériellement liée à la vie familiale (au regard par exemple des conditions à remplir pour y avoir droit) et a un effet direct – par un lien de causalité étroit – sur celle‑ci. Il s’agit là d’une question factuelle qui ne se limite pas à l’intention du législateur (paragraphes 74‑76 du présent arrêt). À cette fin, il faut davantage que des effets factuels indirects (voir, cependant, les arrêts Di Trizio c. Suisse, no 7186/09, 2 février 2016, et Belli et Arquier‑Martinez c. Suisse, no 65550/13, 11 décembre 2018, qui partaient de la notion subtile exprimée par les termes « susceptible d’influencer », que la Cour écarte au paragraphe 69 du présent arrêt). Un effet prévu par la loi qui atteste de l’étroit lien matériel entre la prestation sociale et la vie familiale peut être établi sur la base des conditions légales de l’octroi, du calcul et de l’extinction de l’allocation, lesquelles indiquent si celle‑ci sert objectivement à faciliter la vie familiale (paragraphes 74‑77 du présent arrêt), tandis qu’un effet direct s’établit en fonction des effets sur l’organisation de la vie familiale, y compris ceux envisagés par la législation et les incidences réelles de l’allocation, compte tenu de la situation individuelle et de la vie familiale du requérant tout au long de la période de versement de la prestation (paragraphes 72 et 78‑81 du présent arrêt).
b) Application à la présente affaire
8. En l’espèce, après le décès de son épouse, survenu lors d’un accident en 1994, le requérant a décidé de rester au foyer pour élever ses filles mineures à plein temps. Il a ce faisant exercé son droit à la vie familiale. La rente qu’il a commencé à percevoir en 1997 lui a permis de poursuivre dans cette voie tout en prenant le risque de ne plus pouvoir reprendre son activité professionnelle au bout de seize ans. Conséquence directe de la décision du requérant de rester avec ses enfants, ce risque s’est concrétisé lorsque sa fille cadette a atteint l’âge de dix‑huit ans. Alors que les veuves se trouvant dans la même situation continuaient de bénéficier de la rente de veuve, l’intéressé s’est vu privé du droit à cette prestation sur le fondement de l’article 24 § 2 de la loi fédérale sur l’assurance vieillesse et survivants, disposition qui, explicitement, ne concerne que les veufs (paragraphe 20 du présent arrêt).
9. Cette prestation sociale était étroitement liée au droit à la vie familiale, pour les raisons exposées ci‑après. La rente n’était versée qu’aux conjoints survivants ayant des enfants, ce qui atteste qu’elle visait à faciliter la vie familiale. L’aide financière constituait une incitation directe et elle a permis au requérant de rester avec ses enfants mineurs pendant une longue période afin de se consacrer à plein temps à leur éducation tout en échappant à la nécessité financière de retourner au travail (situation comparable à celle examinée dans l’arrêt Konstantin Markin, précité, § 130, dans lequel la Cour a jugé que l’octroi d’une allocation de congé parental permettait à l’un des parents de rester au foyer pour s’occuper des enfants, et ainsi favorisait la vie familiale et avait nécessairement une incidence sur l’organisation de celle‑ci). Ainsi, des aspects clés de sa vie familiale ont été organisés, au moins en partie, en fonction de l’existence de cette allocation (paragraphe 80 du présent arrêt). La rente de conjoint survivant était donc étroitement et matériellement liée à la vie familiale, contribuait directement à soutenir celle‑ci et tombait donc sous l’empire de l’article 8.
10. Le fait que la rente en question était versée aux conjoints survivants ayant des enfants indépendamment du point de savoir s’ils avaient cessé ou non de travailler après le décès de leur conjoint et que les conjoints survivants n’étaient pas tenus de renoncer à leur activité professionnelle et de rester au foyer pour élever leurs enfants ne peut constituer un facteur décisif pour déterminer si le requérant, qui a décidé d’exercer son droit à la vie familiale, a subi une discrimination. Étant donné que l’allocation était étroitement et matériellement liée à la vie familiale et avait un effet direct sur celle‑ci, le requérant était protégé contre la discrimination une fois qu’il avait décidé de rester au foyer avec ses enfants mineurs. Ne pas tenir compte du fait qu’il a pris cette décision pour pouvoir s’occuper à plein temps de ses filles au seul motif qu’il n’y était pas tenu par la loi reviendrait non seulement à ne pas reconnaître une décision autonome qui bénéficie de la protection de l’article 8, mais aussi à ne pas saisir la difficile situation que la famille a connue après le décès de la mère. Le fait que le requérant ait pris de lui‑même, lorsque ses filles étaient très jeunes, le risque de ne plus pouvoir réintégrer le marché du travail ne peut donc guère être déterminant s’agissant de l’applicabilité de l’article 14.
III. Article 14 : absence de justification objective et raisonnable
11. Compte tenu de l’applicabilité de l’article 14 en l’espèce, la distinction fondée sur le sexe qu’établit l’article 24 § 2 de la loi fédérale sur l’assurance‑vieillesse et survivants n’est clairement pas justifiée par des motifs objectifs et raisonnables. Le Tribunal fédéral l’a très justement expliqué (paragraphe 17 du présent arrêt). Selon son arrêt du 4 mai 2012, les dispositions relatives au droit à une rente de veuf se fondaient sur l’idée que c’était le mari qui subvenait aux besoins de son épouse, notamment s’il y avait des enfants. La juridiction fédérale a reconnu qu’une réglementation non genrée se fonderait, plutôt que sur le sexe, sur la question de savoir si un individu a perdu la personne qui pourvoyait à son entretien (ibidem). Cependant, lors de la dixième révision de l’AVS, le législateur avait opté pour la réglementation en cause, en étant conscient qu’elle établissait une distinction inadmissible fondée sur le sexe (ibidem). Cette distinction ne s’imposait ni pour des motifs biologiques ni pour des motifs fonctionnels.
12. L’argument du Gouvernement selon lequel l’égalité des sexes n’est pas encore complètement atteinte dans les faits en ce qui concerne l’exercice d’une activité rémunérée (paragraphe 91 du présent arrêt) ne peut justifier une distinction générale de jure entre les veufs et les veuves relativement à la rente de conjoint survivant sans qu’il soit tenu compte des besoins de ces personnes, c’est‑à‑dire de leur capacité à réintégrer le marché du travail. Si de telles disparités factuelles au sein de l’ensemble de la population et des présomptions de ce type pouvaient justifier des distinctions fondées sur le sexe entre les conjoints survivants ayant des enfants, sans prise en compte des besoins factuels réels, cela reviendrait à renforcer les inégalités et les stéréotypes, au mépris de l’article 2 a) de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), selon lequel les États parties s’engagent à inscrire dans leur législation le principe de l’égalité des hommes et des femmes et à assurer par voie de législation l’application effective dudit principe (paragraphe 30 du présent arrêt). Le Comité des droits de l’homme des Nations unies avait estimé dès 1987 qu’une disposition fondée sur la notion de soutien de famille, désavantageant un sexe par rapport à l’autre, n’était pas raisonnable et n’était donc pas justifiée (Zwaan de Vries c. Pays‑Bas, ONU, documents officiels, CCPR/C/29/D/182/1984, § 14). Il en va de même pour la rente de veuf, introduite dix ans plus tard dans l’État défendeur.
13. C’est pour ces raisons que je souscris pleinement au constat de la majorité selon lequel il y a eu en l’espèce violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZÜND
1. Je suis d’accord avec le présent arrêt, qui confirme et nuance le verdict adopté par la chambre. La Cour constate à juste titre que le grief de discrimination soulevé par le requérant tombe sous l’empire de l’article 8 et que l’article 14 combiné avec l’article 8 a été violé en l’espèce. J’écris séparément parce qu’il me semble opportun de clarifier certains points à la lumière du droit suisse.
2. La Suisse est, en dehors de la Principauté de Monaco, le seul État membre du Conseil de l’Europe à ne pas avoir ratifié le Protocole additionnel no 1 à la Convention. Pourquoi ? La Suisse a ratifié la Convention en 1974. Elle a renoncé à ratifier le protocole additionnel à cette occasion. Le Conseil fédéral (c’est‑à‑dire le gouvernement) a justifié sa décision en arguant qu’il y avait (encore) trop de divergences entre le droit suisse tel qu’il était alors applicable et le protocole. Ces divergences touchaient la question du droit à des élections libres et secrètes (le droit de vote pour les femmes n’avait pas encore été introduit dans tous les cantons, et les élections à main levée organisées dans certains cantons soulevaient des questions quant au secret de l’élection), ainsi que celle du droit à l’enseignement (Feuille fédérale 1972I p. 998, 1974 I p. 1021). À cette époque, en revanche, le droit à la protection de la propriété, au sens de l’article premier dudit protocole, ne constituait pas un obstacle à l’adhésion au protocole. Ce n’est qu’à partir de 2003 que le Conseil fédéral, dans ses rapports au parlement sur la Suisse et les conventions du Conseil de l’Europe, a considéré comme un obstacle à son adhésion au Protocole no 1 la portée que la Cour avait donnée à la protection de la propriété « en étendant » (citation du Conseil fédéral) cette protection aux prestations sociales.
3. La Cour relève que dans la très grande majorité des affaires dans lesquelles elle s’est exprimée sur une discrimination alléguée en matière d’octroi de prestations sociales, elle s’est concentrée sur l’article premier du Protocole no 1 (paragraphes 54‑56 de l’arrêt), qui certes semble a priori la garantie la plus « naturelle » s’agissant de telles prestations. Si l’article 8 ne garantit pas le droit de se voir octroyer une prestation sociale, un État peut certes aller plus loin en application de l’article 53, mais il se trouve alors lié par l’article 14 et ne peut prendre des mesures discriminatoires au sens de cet article (paragraphe 61 de l’arrêt). Pour la Suisse, qui n’a pas ratifié le Protocole no 1, il est fort important de savoir si une affaire tombe sous l’empire de la seule protection de la propriété ou si elle relève également de l’article 8. Cela dit, force est de constater qu’en matière de prestations sociales, le champ de protection du droit à la protection de la propriété et celui du droit au respect de la vie privée et familiale se recoupent et se chevauchent (paragraphe 69 de l’arrêt). En d’autres termes, le fait que la Suisse n’ait pas ratifié le Protocole no 1 ne donne lieu ni à une interprétation plus vaste de l’article 8, ni à une interprétation plus restreinte de la protection de la vie familiale. Cela étant, il reste crucial pour la Suisse de déterminer si une prestation sociale tombe sous l’empire de l’article 8 ou non. Pareil examen doit toutefois se faire indépendamment, et sans tenir compte, de la question de savoir si une telle prestation tomberait en même temps sous l’empire de l’article premier du Protocole no 1. Le principe de la lex specialis, même s’il était applicable à l’égard de ces deux normes (ce dont je doute fortement) n’est pas pertinent étant donné que seule l’une des normes en question s’applique à la Suisse.
4. Il est vrai que toute prestation pécuniaire peut généralement avoir certaines incidences sur la vie familiale, mais – bien évidemment – cela ne suffit pas pour qu’une affaire tombe sous l’empire de l’article 8. Ce qui est décisif, comme la Cour le souligne, c’est le point de savoir si une mesure vise à favoriser la vie familiale et si elle a nécessairement une incidence sur l’organisation de celle‑ci. Si tel est le cas, la Cour adoptera lors de son examen une approche holistique en tenant en compte de plusieurs éléments, dont le but de l’allocation tel qu’elle l’aura déterminé à la lumière de la législation, ses conditions d’octroi, de calcul et d’extinction, ses effets sur l’organisation de la vie familiale tels qu’envisagés par la législation et ses incidences réelles au regard de la situation de l’intéressé (paragraphe 72 de l’arrêt).
5. Au vu de ces éléments, il me semble fort clair qu’une rente qui est octroyée au conjoint survivant d’un couple marié avec des enfants mineurs tombe sous l’empire du droit à la protection de la vie familiale. Le but d’une telle prestation est d’alléger la situation du partenaire survivant, et son impact sur l’organisation de la vie familiale est lié précisément au fait qu’elle offre au partenaire survivant une marge de manœuvre plus étendue pour l’organisation de la vie familiale (paragraphe 77 de l’arrêt). Dès lors, pour éviter toute discrimination, la rente de veuf devrait être octroyée aux mêmes conditions qu’une rente de veuve. Or, la rente de veuf prend fin à la majorité du plus jeune des enfants, tandis que la rente de veuve, elle, perdure.
6. Pour exécuter le présent arrêt (articles 1 et 46 de la Convention) et remédier à la situation et supprimer les inégalités de traitement, la Suisse a plusieurs solutions, toutes compatibles avec la Convention. Elle peut, d’une part, envisager d’abroger la limitation liée à la majorité des enfants qui s’applique à la rente de veuf et ainsi aligner la rente accordée aux veufs sur celle accordée aux veuves. Elle peut aussi décider de supprimer la rente de veuve à la majorité des enfants, ce qui reviendrait à aligner la rente accordée aux veuves sur celle accordée aux veufs. Une solution intermédiaire pourrait consister à maintenir la rente de conjoint survivant – homme ou femme – au‑delà de la majorité, jusqu’à la fin des études des enfants.
7. Par ailleurs, il reste à noter que la législation suisse prévoit un autre cas de figure, très différent de celui qui nous préoccupe ici, dans lequel une rente de veuve est versée. La rente en question est versée aux veuves, même sans enfants, si, au moment du décès de leur conjoint, elles ont été mariées pendant cinq ans au moins et étaient âgées d’au moins 45 ans (voir l’article 24 § 1 de la loi fédérale du 20 décembre 1946 sur l’assurance‑vieillesse et survivants, cité au paragraphe 20 de l’arrêt) ; elle n’a pas d’équivalent pour les veufs. Je suis d’avis que, selon les critères que la Cour vient d’adopter dans la présente affaire, cette prestation échappe à l’article 8 parce qu’elle n’a pas pour but de faciliter l’organisation de la vie familiale, laquelle, par ailleurs, ne dépend pas de cette rente.
8. Enfin, il convient de mentionner que le droit suisse connaît une autre différence importante entre hommes et femmes en matière d’assurance vieillesse. L’âge de la retraite est actuellement de 65 ans pour les hommes, mais de 64 ans pour les femmes. J’estime que cette différence ne relève pas elle non plus de l’article 8, et qu’elle ne tombe probablement que sous l’empire de l’article premier du Protocole additionnel no 1. Le peuple suisse est appelé le 25 septembre 2022 à décider, par voie de référendum, s’il convient d’aligner l’âge de départ en retraite des femmes sur celui des hommes[1]. Indépendamment du résultat de cette votation, la législation suisse reste compatible avec la Convention puisque, d’une part, la rente en question ne tombe pas sous l’empire de l’article 8 et, d’autre part, le Protocole additionnel no 1 n’est pas applicable à la Suisse, pas plus, d’ailleurs, que ne l’est l’article premier du Protocole no 12 – lequel prévoit une interdiction générale de discrimination –, la Suisse ayant également décidé de ne pas ratifier ce protocole.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES KJØLBRO, KUCSKO-STADLMAYER, MOUROU‑VIKSTRÖM, KOSKELO ET ROOSMA
(Traduction)
1. À notre regret, nous n’avons pas pu nous rallier à la majorité dans cette affaire. La question centrale qui se pose concerne l’applicabilité aux faits de la cause de l’article 14 combiné avec l’article 8, plus précisément la question de l’« empire » de l’article 8 en matière de prestations sociales.
2. Le grief du requérant est tiré du fait que la pension de réversion qui lui avait été accordée a été supprimée lorsque ses enfants ont atteint l’âge de la majorité alors que, dans des circonstances par ailleurs similaires, une veuve aurait continué à pouvoir bénéficier de cette pension. Du point de vue des principes, une telle différence de traitement fondée sur le sexe peut en effet être jugée dépassée. Cependant, savoir si, du point de vue du droit de la Convention, cette problématique relevant de la politique de protection sociale doit être considérée comme tombant sous le coup du contrôle opéré par la Cour au titre de l’article 14 combiné avec l’article 8 est une question tout à fait distincte. Il s’agit d’une question cruciale dont les implications sont vastes, et la conclusion qui apparaît pouvoir être aisément tirée sur cette problématique précise au regard des principes ne devrait pas occulter la question sous‑jacente qui porte sur l’étendue des pouvoirs de contrôle de la Cour. À cet égard, nous pensons que, pour plusieurs raisons, la Cour aurait dû faire preuve de retenue.
3. La position adoptée par la majorité élargit considérablement l’applicabilité de l’article 8 – du moins lorsqu’il est invoqué conjointement avec l’article 14 – dans le domaine des prestations sociales. C’est là le point essentiel, et qui nous préoccupe principalement, en l’espèce.
4. Il est notoire que la Cour a précédemment retenu une interprétation très large de la notion de « biens » sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1. Cette notion a été étendue de manière à englober aussi diverses créances de droit interne nées de prestations sociales. D’ailleurs, la question se pose en l’espèce parce que la Suisse n’a pas ratifié le Protocole no 1 et n’est donc pas liée par celui‑ci. Il ressort des observations du Gouvernement que la décision de ne pas ratifier le Protocole no 1 avait été prise essentiellement dans le but d’éviter l’application de la Convention dans le domaine des demandes de prestations sociales. La décision prise par un État membre du Conseil de l’Europe de ne pas adhérer au Protocole no 1 à la Convention est une décision politique souveraine qui peut avoir pour finalité de préserver certaines réglementations nationales et d’assurer un équilibre global dans l’octroi de certains bénéfices et avantages de nature diverse. Dans la mesure où l’article 8 est étendu aux questions relatives aux droits pécuniaires qui relèveraient normalement de la protection garantie par l’article 1 du Protocole no 1, élargir l’empire de l’article 8 pourrait être considéré comme un moyen de contourner la volonté d’un État de ne pas être lié par une obligation internationale spécifique et pourrait ainsi saper la confiance que le système de la Convention doit inspirer. Or, paradoxalement, la situation exposée ci‑dessus conduit désormais la Cour à procéder à un élargissement de l’applicabilité de l’article 8 en matière de protection sociale – avec effet pour tous les États contractants. Nous estimons qu’une telle démarche est douteuse sur le plan des principes.
5. Les répercussions juridiques et les nouvelles incertitudes qui en résulteront toucheront désormais l’ensemble du système de la Convention dans tous les ressorts de son espace géographique. Par exemple, il convient de noter que l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 ont des vocations premières différentes. Alors que le premier protège le droit de propriété, ce qui inclut globalement les droits acquis en eux‑mêmes ou, en conjonction avec l’article 14, l’obligation d’offrir ces droits sans discrimination, l’article 8 protège le droit au respect de la vie familiale, qui mettra l’accent sur la façon dont les différentes prestations influeront sur ce volet de la vie de chacun. Du point de vue des principes généraux, les méthodes d’application de ces deux dispositions ne sont pas les mêmes. L’application en parallèle, dans le domaine des prestations sociales, des deux dispositions, que celles‑ci soient prises isolément ou en combinaison avec l’article 14, fait ainsi naître de nombreuses questions et incertitudes juridiques.
6. Dans la présente affaire, la Grande Chambre aurait pu mettre les choses au point dans un sens limitatif, or la majorité a plutôt choisi d’élargir l’applicabilité de l’article 8 dans ce domaine. Alors que l’arrêt prétend s’appuyer sur des critères déjà énoncés dans la jurisprudence antérieure et s’y tenir, l’évolution qui découle du raisonnement détaillé et de la conclusion à laquelle celui‑ci aboutit a pour conséquence réelle non pas de contenir mais d’étendre la portée de l’article 8 dans le domaine des prestations sociales. C’est ce que montrent plusieurs points du raisonnement.
7. Premièrement, la majorité s’appuie sur la distinction opérée entre le « champ d’application » de l’article 8, lorsqu’il est pris isolément, et son « empire », plus large, lorsqu’il est combiné avec l’article 14 (paragraphe 62 de l’arrêt). Il est constant en effet que l’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse la jouissance des droits et libertés que la Convention impose à chaque État de garantir. L’article 14 s’applique également aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’État a volontairement décidé de protéger (voir, entre autres, Stec et autres c. Royaume‑Uni déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005‑X, et E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, 22 janvier 2008). Ainsi, alors qu’aucune disposition matérielle de la Convention, comme par exemple l’article 1 du Protocole no 1 ou l’article 8, ne fait peser sur les États contractants l’obligation positive de fournir des prestations sociales, et pourvu que la suppression d’une telle prestation conformément aux conditions initialement fixées – comme en l’espèce – ne conduise à aucune ingérence dans les droits protégés par ces dispositions, l’interdiction de discrimination pourra quand même s’appliquer à l’égard de ces prestations si le droit en question peut être considéré comme entrant « dans le champ d’application général » d’un article de la Convention.
8. Même si elle n’est pas une nouveauté dans la jurisprudence, la distinction entre les notions de « champ d’application » et d’« empire » n’impose ni ne justifie en elle‑même un élargissement de l’un quelconque des volets de l’article 8 aux questions touchant les prestations sociales. Au contraire, la Cour devrait voir dans le caractère intrinsèquement multiforme de notions telles que la vie privée ou la vie familiale non pas une permission de se saisir de n’importe quelle question qui pourrait d’une manière ou d’une autre y être incorporée, mais plutôt un appel à la réflexion sur la tâche qui devrait être celle d’une juridiction de protection des droits de l’homme.
9. Deuxièmement, l’arrêt définit de manière problématique l’« empire » du droit au respect de la vie familiale. Selon la majorité, pour que l’article 14 entre en jeu dans ce contexte spécifique, c’est‑à‑dire pour que les faits de la cause tombent sous l’« empire » de l’article 8, « la matière sur laquelle porte le désavantage allégué doit compter parmi les modalités d’exercice du droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l’article 8 » (paragraphe 72). Le sens de ce passage est difficile à saisir. La « matière sur laquelle porte le désavantage » subi par le requérant est l’impossibilité non pas de percevoir une pension de réversion lorsque ses enfants sont encore mineurs, ce à quoi il avait droit en vertu du droit interne, mais de percevoir une pension de réversion une fois que ses enfants ont atteint l’âge adulte. De manière générale, la Cour estime qu’il n’y a pas de « vie familiale », au sens de l’article 8, entre parents et enfants majeurs s’il n’existe pas d’éléments supplémentaires de dépendance (Slivenko c. Lettonie [GC], no 48321/99, § 97, CEDH 2003‑X, A.W. Khan c. Royaume‑Uni, no 47486/06, § 32, 12 janvier 2010, Narjis c. Italie, no 57433/15, § 37, 14 février 2019, Khan c. Danemark, no 26957/19, §§ 58 et 80, 12 janvier 2021). L’existence de tels éléments de dépendance n’a pas été démontrée en l’espèce. Le requérant se plaint de ne plus pouvoir se permettre de dépenses pour ses loisirs ou pour des cadeaux à ses enfants majeurs, mais de telles circonstances ne peuvent guère être qualifiées d’éléments de dépendance au sens de la jurisprudence de la Cour. On comprend donc mal en quoi la « matière sur laquelle porte le désavantage » pourrait « compter parmi les modalités » de l’« exercice de la vie familiale » tel que protégé par l’article 8, à moins qu’il ne s’agisse bien de convertir en critère juridique le fait évident que le niveau de revenu disponible a une incidence sur la manière dont un individu peut mener sa vie, y compris au sein du cercle familial. En tout état de cause, la formulation précitée ne fournit aucune indication réelle sur ce qui pourrait être considéré comme passant sous l’« empire » et ce qui pourrait rester en dehors.
10. De plus, ce passage obscur semble être en contradiction avec les critères énoncés ensuite (paragraphe 72 de l’arrêt). Selon ceux‑ci, sous l’« empire » tombent « les mesures [qui] visent à favoriser la vie familiale et (...) ont nécessairement une incidence sur l’organisation de celle‑ci ». Ici, l’accent est mis non plus sur le « désavantage » dénoncé mais sur la nature générale de la prestation sociale en cause.
11. Or ce critère reste lui aussi très flou. La référence à l’objectif de « favoriser la vie familiale » exclut diverses allocations qui ne sont pas allouées aux familles ; par ailleurs, elle est assez large et indéfinie. Le critère de « l’incidence nécessaire » sur l’organisation de la vie familiale est lui‑même potentiellement très large, car on peut facilement affirmer que l’octroi d’une allocation financière, ou son retrait, aura toujours « nécessairement une incidence » sur la manière dont la famille la vie peut être menée. Si par « nécessairement » il faut entendre « inévitablement », un autre argument peut également en être tiré : pour une famille aisée, l’incidence sur l’organisation de la vie familiale d’une allocation financière relativement modeste serait seulement minime, et encore moins « nécessaire ».
12. Il est important de noter que si le critère « l’incidence nécessaire sur l’organisation de la vie familiale » a été invoqué dans l’affaire Konstantin Markin (§ 130), le contexte était différent de celui de la présente affaire. Dans l’affaire Konstantin Markin, l’incidence nécessaire émanait des conditions mêmes de l’octroi de la prestation litigieuse, à savoir le droit au congé parental et à une allocation financière, lié à l’absence du travail pendant les premières années du nourrisson. En revanche, en l’espèce, la majorité dissocie expressément la notion d’« incidence nécessaire » des conditions d’octroi de l’allocation en question, élargissant ce critère pour englober les circonstances dans lesquelles la « nécessité » de l’incidence ne découle pas des conditions auxquelles l’allocation est soumise en droit interne : la nécessité résulte de la situation de fait particulière de l’intéressé, y compris des choix qu’il a opérés dans l’organisation de sa vie. Donc, si le critère est formulé en des termes similaires, il s’écarte clairement et radicalement de sa version initiale. Sur le fond, il est à présent très différent, et beaucoup plus étendu, que dans le contexte de l’affaire Konstantin Markin.
13. Cet élargissement des circonstances susceptibles de satisfaire au critère de « l’incidence nécessaire » apparaît explicitement au paragraphe 72, selon lequel « un éventail d’éléments » seront pertinents pour déterminer la « nature de l’allocation ». Ceux‑ci incluront, en particulier, le « but de l’allocation » – notamment non pas tel qu’énoncé par le législateur national mais tel que déterminé par la Cour ; les « conditions de l’octroi, du calcul et de l’extinction » de l’allocation ; les « effets sur l’organisation de la vie familiale tels qu’envisagés par la législation » ; et, ce qui est peut‑être le plus remarquable, les « incidences réelles » sur la situation particulière et la vie familiale de l’intéressé pendant toute la période de versement de l’allocation.
14. Nous reviendrons plus loin sur les caractéristiques éminemment problématiques de cet « éventail d’éléments » exposé par la majorité. À ce stade, nous rappellerons de manière générale que la nouvelle version du critère initialement énoncé dans l’arrêt Konstantin Markin est maintenant devenue, sur le fond, assez différente et bien plus étendue.
15. Troisièmement, en ce qui concerne l’élargissement de l’« empire » de l’article 8, la présente affaire, en elle‑même, ne concerne que la « vie familiale » et le point de savoir quand les questions touchant les prestations sociales peuvent tomber sous l’« empire » du volet de cette disposition relatif à la « vie familiale », en combinaison avec l’article 14. Or on ne discerne aucune raison convaincante pour laquelle l’interprétation extensive de la notion d’« empire » dans le domaine des prestations sociales pourrait rester limitée au volet de l’article 8 consacré à la « vie familiale » et s’arrêter à la frontière de la « vie privée », une frontière qui elle‑même n’est pas toujours très nette. On voit mal sur quelle base une ligne de partage pourrait être maintenue entre les deux. Au contraire, on peut prédire que, tôt ou tard, cette poussée en avant débordera vers des analyses portant sur la façon dont diverses prestations sociales, ou leur retrait, auront « nécessairement une incidence » sur la vie privée des intéressés.
16. Quatrièmement, s’agissant de l’étendue globale des pouvoirs de contrôle de la Cour dans le domaine des politiques et prestations sociales, l’interprétation de l’« empire » de l’article 8 n’est pas le seul élément à retenir. L’autre élément essentiel tient à la portée de l’article 14 lui‑même, en particulier à l’interprétation des fondements sur lesquels des différences de traitement peuvent faire jouer cette disposition, en combinaison avec l’article 8 ou une autre disposition matérielle telle que l’article 1 du Protocole no 1. Si la présente affaire concerne une différence de traitement fondée sur le sexe, qui est l’un des fondements protégés expressément énumérés à l’article 14, il convient de noter les répercussions plus larges que peut avoir la manière dont la portée de cette disposition est interprétée. Plus la notion d’« autre situation », au sens de l’article 14, sera étendue de façon à englober non seulement certaines caractéristiques personnelles ou juridiques fondamentales, mais également différentes circonstances factuelles tenant à la situation de l’intéressé, plus les répercussions combinées sur l’étendue de la fonction de contrôle exercée par la Cour seront importantes. Si certaines différences de traitement sont intrinsèquement illicites ou douteuses selon le fondement invoqué, d’autres critères de distinction peuvent être des éléments essentiels et déterminants dans la définition de divers domaines de la politique, qu’ils soient économiques, fiscaux, sociaux, environnementaux ou autres. Dans le domaine des politiques de protection sociale, par exemple, l’octroi des prestations est régulièrement lié à et limité par des critères tels que le niveau de revenu, le nombre et l’âge des membres de la famille ou autres. Faire passer l’article 14 d’une interdiction de discrimination reposant sur certains fondements spécifiques en une clause générale d’égalité de traitement, susceptible d’être invoquée pour n’importe quelle différence de traitement, quelle que soit la nature du critère sur lequel cette différence est fondée, aurait des conséquences considérables sur les pouvoirs de contrôle de la Cour.
17. Ainsi, l’interprétation nébuleuse des questions d’« empire » associée à une interprétation extensive de l’étendue de la protection offerte par l’article 14 pourraient conduire à ce que l’exercice par la Cour de ses pouvoirs de contrôle ne serait soumis à aucune limite distincte. Nous estimons que la Cour, avec les procédures et les ressources qui sont les siennes, serait institutionnellement mal adaptée à de telles tâches « globales » de contrôle juridictionnel touchant les politiques nationales.
18. À ce titre, il convient de noter que le présent arrêt aborde la question de l’« empire » de l’article 8 en combinaison avec l’article 14, tandis que la question de savoir si et comment les mesures dans le domaine des prestations sociales pourraient entraîner l’application de l’article 8 pris isolément (la question du « champ d’application ») reste en dehors de l’objet de la présente affaire. Dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a toujours jugé que cette disposition, prise isolément, ne faisait peser sur les États contractants aucune « obligation positive » d’allouer des prestations sociales. Dès lors que de telles prestations sont octroyées, l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 a pour effet que ces prestations doivent être offertes dans le respect de l’article 14. À supposer même qu’une interprétation similaire prévaudrait sur le terrain de l’article 8, l’étendue des fondements sur lesquels l’article 14 pourra être invoqué aura également une incidence sur la mesure dans laquelle l’application de cette disposition pourra effectivement faire naître des obligations positives en matière de prestations sociales.
19. À notre avis, ce sont là des questions très préoccupantes, surtout au vu des réalités actuelles à cause desquelles la Cour s’est révélée incapable d’accomplir certaines de ses fonctions essentielles dans l’application internationale des droits fondamentaux de la personne humaine. Il ne faut pas sous‑estimer le risque que, à force de poursuivre des ambitions démesurées d’omnipotence matérielle, la Cour soit de plus en plus dysfonctionnelle.
20. Enfin et surtout, les questions de politiques de protection sociale se retrouvent inévitablement au cœur des processus politiques et démocratiques au niveau national. Les formes et montants des allocations, la définition des priorités lorsque les besoins sont contradictoires et que les ressources sont maigres, ainsi que les modalités de financement nécessaires pour faire face aux coûts des politiques, varient et dépendent fortement des capacités économiques et des conditions sociales en vigueur. Celles‑ci peuvent non seulement varier considérablement d’un État à l’autre, mais aussi changer au fil du temps au sein d’un État donné. Les prestations sociales consistant en des créances payables à l’aide des deniers publics ou d’autres fonds collectés auprès de l’ensemble des cotisants, il existe un lien nécessaire et étroit entre les politiques sociales, économiques et fiscales. Il y a des choix complexes à faire, qui peuvent souvent être aussi difficiles que controversés. Il est évident que c’est à l’échelon interne de la démocratie politique que doivent demeurer les principaux champs de bataille et mécanismes correctifs en la matière. Ces fonctions ne sauraient être confiées au juge. En particulier, une juridiction internationale de protection des droits de l’homme ne saurait légitimement se placer au premier plan des litiges en matière de droits à des protections sociales ni se convertir en ultime arbitre dans les questions complexes de la redistribution des richesses et des droits sociaux. En outre, de nombreuses difficultés pratiques dans les appréciations livrées par la Cour naîtront du fait que les allocations financières ne sont que l’un des outils utilisés dans le système complexe des politiques sociales qui peuvent inclure, parmi autres éléments, un éventail de prestations gratuites ou subventionnées et des avantages fiscaux. La Cour n’a jamais été destinée à faire fonction d’organe normatif pour ces types de politiques, et elle ne devrait pas non plus aspirer à assumer un tel rôle.
21. Dans ces conditions, il est particulièrement frappant de noter que l’État défendeur en l’espèce est un État qui a une longue tradition de démocratie non seulement représentative mais aussi directe. Il semble donc quelque peu paradoxal que cette affaire donne néanmoins lieu à un arrêt de principe dans la jurisprudence de la Cour en matière d’élargissement et de renforcement du contrôle par le juge international des politiques de protection sociale.
22. À titre d’observation finale, la manière dont la majorité définit les paramètres de mise en jeu du pouvoir de contrôle de la Cour suscite des inquiétudes particulières. Nous avons relevé ci‑dessus que la majorité souligne expressément que la nature d’une prestation sociale donnée, aux fins de déterminer si elle tombe sous l’empire de l’article 8, sera déterminée en fonction non pas de ses objectifs tels qu’énoncés par le législateur interne, mais de la propre appréciation de la Cour (paragraphe 72). Dans le même contexte, il est précisé que l’analyse de la nature de l’allocation ne dépendra pas seulement de ses modalités et conditions d’octroi telles qu’elles sont énoncées dans le droit interne, mais aussi des « incidences réelles » que le bénéfice de l’allocation a eues sur les circonstances particulières de l’individu et sur sa vie. Une telle approche est problématique notamment au regard des prestations qui, par principe, ne sont pas accordées selon une évaluation des besoins individuels spécifiques (comme dans le cas des prestations prenant la forme d’aides de « dernier recours ») mais qui font partie des mécanismes d’assurance sociale, par exemple les pensions. De manière à garantir un traitement uniforme des bénéficiaires et la pérennité du financement de tels systèmes, il est essentiel que les droits aux prestations soient fondés sur des critères prédéterminés et ne dépendent pas de la manière dont un individu peut choisir d’organiser sa vie selon les revenus qu’il tirera du système. Il serait tout à fait anormal de permettre aux bénéficiaires de générer, en faisant intervenir la Cour, des droits reposant sur des dépendances qu’ils se créeraient eux‑mêmes à des prestations reçues, contrairement aux intentions et conditions énoncées dans la législation nationale en vigueur. De plus, en raison de la nouvelle définition « au cas par cas », donnée par la majorité, de l’« empire » de l’article 8, il sera difficile pour le législateur national de déterminer comment formuler le droit social d’une manière conforme à la Convention.
23. Les observations ci‑dessus expriment nos préoccupations générales en ce qui concerne la position adoptée par la majorité et ses implications potentielles plus larges. L’arrêt a pour effet d’élargir davantage l’« empire » de l’article 8 bien au‑delà de la position exprimée dans l’arrêt Konstantin Markin. Nous ne pouvons cautionner une telle évolution vers un nouveau virage tendant à assujettir les droits sociaux à la Convention et à la compétence de la Cour.
24. En l’espèce, le requérant était bénéficiaire d’une pension de réversion. Son droit à cette pension était subordonné à sa qualité de parent survivant d’enfants mineurs. Ni la perception de la pension ni son montant n’étaient liés à ce que le requérant serait censé s’occuper à plein temps de ces enfants. La décision qu’il a prise de démissionner de son emploi et de se consacrer entièrement à son rôle de parent pendant toute la période à l’issue de laquelle ses enfants auraient atteint l’âge adulte était la sienne. Il aurait perçu la pension de réversion quelle que soit la manière dont il s’occuperait de ses enfants. Les circonstances de l’espèce se distinguent donc nettement de celles de l’affaire Konstantin Markin où, à la différence de la présente affaire, il était juste de considérer que la nature de la mesure en cause était susceptible d’avoir une « incidence nécessaire » sur la manière dont la vie familiale était organisée.
25. Par ailleurs, en l’espèce, le requérant savait dès le début que la pension était d’une durée limitée et qu’elle prendrait fin une fois les deux enfants devenus majeurs. Nous notons que la majorité met l’accent sur les contraintes qui auraient poussé le requérant à décider de démissionner et de rester sans emploi jusqu’à ce que ses enfants atteignent l’âge de la majorité, et sur les difficultés qui en auraient résulté pour lui (paragraphes 79 et 81). Une telle approche a pour conséquence implicite que chacun est en droit de faire assumer par l’ensemble des cotisants au système de protection sociale les conséquences prévisibles de ses choix de vie, même au mépris des principes sur lesquels repose le système. S’il s’agit peut‑être d’une position idéologique qu’il serait respectable d’adopter, nous refusons d’accepter qu’un organe judiciaire international tel que la Cour puisse légitimement imposer une telle approche idéologique aux institutions internes démocratiquement élues qui ont pour tâche de mettre en place, de maintenir et de financer les systèmes de protection sociale.
26. Pour les raisons exposées ci‑dessus, nous estimons, contrairement à la majorité, qu’il n’aurait pas dû être conclu que les circonstances de l’espèce tombaient sous l’empire de l’article 8. Nous avons voté en conséquence.
27. Étant donné que, selon nous, l’article 14 combiné à l’article 8 n’est pas applicable, nous avons également voté contre le constat de violation de ces dispositions. Il ne faut pas en conclure que, du point de vue des principes, nous approuvons la différence de traitement contestée. Il s’agit simplement d’une conséquence de notre position juridique, qui est que ce n’est pas une question qui devrait relever des pouvoirs de décision de la Cour.
* * *
[1] Le peuple suisse a accepté l’amendement proposé avec une majorité serrée. Le texte de cette opinion était écrit avant la votation du 25 septembre.