TROISIÈME SECTION
AFFAIRE AYGÜN c. BELGIQUE
(Requête no 28336/12)
ARRÊT
Art 8 (+ Art 9) • Vie privée et familiale • Liberté de religion • Refus d’autoriser les requérants à procéder aux funérailles de leurs fils en Türkiye, décédés de multiples blessures par balle, pendant toute la durée de l’instruction les ayant empêchés de l’enterrer dans la tombe familiale à concession illimitée conformément à leurs rites et convictions • Impossibilité de faire réévaluer la nécessité de la mesure litigieuse décidée au stade initial de l’instruction • Persistance du caractère nécessaire de l’ingérence n’ayant pas pu être vérifiée par les juridictions internes
STRASBOURG
8 novembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Aygün c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 28336/12) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont deux ressortissants de cet État, MM. Vahit Aygün et Naciye Aygün (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 11 mai 2012,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 4 octobre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le refus d’un juge d’instruction, pendant toute la durée de l’instruction, d’autoriser les requérants à transporter les corps de leurs deux fils défunts vers la Türkiye afin de leur permettre de les enterrer dans le tombeau familial selon leurs rites, croyances et traditions. Les requérants invoquent une violation des articles 8 et 9 de la Convention et se plaignent également, sous l’angle des articles 6 et 13, de l’absence d’un recours effectif pour faire valoir leurs griefs.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1948 et 1949 et résident à Meulebeke. Ils ont été représentés par Me W. Van Steenbrugge, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
1. Le contexte et le décès des fils des requérants
4. Le 18 septembre 2010, deux fils des requérants, U. et S., décédèrent de multiples blessures par balle.
5. Le même jour, une enquête pénale fut ouverte et placée sous la direction d’un juge d’instruction. M. et H., deux voisins des fils des requérants avec lesquels ils avaient eu une altercation devant de nombreux témoins le jour des faits, furent suspectés.
6. Le 19 septembre 2010, une autopsie interne et externe des corps de U. et S. fut réalisée, des photographies furent prises, des échantillons furent prélevés et une imagerie médicale intégrale des corps fut réalisée.
7. Dans une note datée du même jour, le juge d’instruction indiqua à la zone de police en charge de l’enquête qu’après l’autopsie, les corps de U. et S. devaient être remis à l’entrepreneur de pompes funèbres et devaient y rester jusqu’à la présentation par les requérants d’une preuve de la location d’une parcelle dans un cimetière en Belgique. Il précisa que les corps ne pouvaient en aucun cas être transportés à l’étranger.
8. Le 20 septembre 2010, M. et H. furent arrêtés, inculpés et placés en détention préventive. M. reconnut les faits et dit avoir agi en état de légitime défense, alors que H. contesta toute implication.
2. Les procédures intentées par les requérants
1. Requête en libération des corps
9. Le 24 septembre 2010, les requérants se constituèrent parties civiles et déposèrent une requête visant à obtenir la restitution des corps de leurs fils afin qu’ils puissent être enterrés dans le tombeau familial en Türkiye, pays d’origine des requérants, conformément à leur foi musulmane, à leurs traditions et à la volonté de leurs fils défunts. Les requérants ne fondèrent leur demande sur aucune disposition de droit interne mais invoquèrent l’article 9 de la Convention, faisant valoir que la rétention des corps ne remplissait aucune des conditions prévues par cette disposition pour être justifiée.
10. Par une ordonnance du même jour, le juge d’instruction rejeta leur demande au motif qu’elle n’était fondée sur aucune disposition légale et que, comme indiqué dans sa note (paragraphe 7 ci-dessus), les corps ne pouvaient être transportés à l’étranger en raison des besoins de l’enquête : le rapport d’autopsie n’avait pas encore été produit et le transport des corps à l’étranger était susceptible de causer un préjudice irréversible à la poursuite de l’enquête pénale. De plus, les droits de la défense s’opposaient également au transport des corps à l’étranger puisqu’à tout moment de l’enquête, des mesures d’enquête supplémentaires pouvaient être demandées par la défense. Le juge d’instruction prit également en compte le fait que les requérants pouvaient procéder à l’inhumation de leurs fils conformément à leurs convictions religieuses dans un cimetière musulman en Belgique.
11. Le 26 octobre 2010, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand déclara la demande initiale ainsi que l’appel introduits par les requérants irrecevables au motif que les requérants ne se référaient à aucune disposition légale susceptible de fonder leur demande. La chambre des mises en accusation observa en outre que la rétention des corps était une mesure d’instruction, en particulier au sens des articles 44 et 55 du code d’instruction criminelle (« CIC ») (paragraphes 40 et 28 ci-dessous) et qu’elle ne constituait en aucun cas une mesure de saisie au sens de l’article 61quater du CIC (paragraphe 37 ci-dessous). Il s’agissait d’une mesure d’instruction nécessaire dans l’intérêt de l’instruction en cours, de toutes les parties prenantes et des poursuites pénales qui en découlaient. La décision du juge d’instruction s’inscrivait dans le cadre de la mission légale qui lui était confiée en vue de permettre aux cours et tribunaux de statuer en pleine connaissance de cause et ne pouvait faire l’objet d’aucune contestation par les parties. Il en allait d’autant plus ainsi que le juge d’instruction avait libéré les corps en autorisant une mise en terre dans un cimetière musulman en Belgique.
12. Les requérants indiquent que le 9 novembre 2010, leurs avocats se rendirent dans le cabinet du juge d’instruction afin que celui-ci revoie sa position quant à la libération des corps des défunts. Le juge d’instruction leur aurait répondu que les motifs de son ordonnance du 24 septembre 2010 (paragraphe 10 ci-dessus) restaient d’application.
2. Procédure en référé
13. Le 16 novembre 2010, les requérants assignèrent l’État belge en référé devant le président du tribunal de première instance, en vue de faire reconnaître un droit subjectif à organiser les funérailles de leurs fils selon leurs souhaits et d’obtenir, sous peine d’astreinte, la levée de l’interdiction faite par le juge d’instruction de transporter les corps vers la Türkiye.
14. Par une lettre du 23 décembre 2010, l’ambassadeur turc en Belgique adressa au ministre de la Justice belge l’assurance du ministre de la Justice turc que, si les corps de U. et S. étaient transportés en Türkiye, les autorités judiciaires turques exécuteraient une demande d’examen formulée par les autorités judiciaires belges, conformément aux dispositions de la Convention européenne d’entraide judiciaire en matière pénale liant notamment la Belgique et la Türkiye.
15. Le 27 janvier 2011, le président du tribunal de première instance de Bruxelles siégeant en référé rejeta la demande des requérants au motif qu’elle ne relevait pas de la procédure prévue par l’article 584 du code judiciaire (paragraphe 41 ci-dessous). Le président nota en particulier que recevoir la demande des requérants reviendrait à ce que le juge des référés civil fasse fonction d’instance d’appel d’une décision légalement prise par le juge d’instruction dans le cadre d’une procédure pénale.
16. Par un arrêt du 27 juin 2011, la cour d’appel de Bruxelles déclara l’appel interjeté par les requérants non fondé. Elle considéra qu’elle ne pouvait pas s’immiscer dans la procédure pénale sans méconnaître les lois et principes qui règlent la compétence des tribunaux pénaux. De surcroît, la demande des requérants était dirigée contre l’État belge à qui ils demandaient d’annuler une mesure décidée par un juge d’instruction. Faire droit à une telle demande irait à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs et constituerait une atteinte à l’indépendance du juge d’instruction. La cour d’appel estima, à titre surabondant, qu’elle ne pouvait prendre que des mesures provisoires qui ne portaient pas préjudice au fond de l’affaire. Or en l’espèce, faire droit à la demande des requérants impliquerait que les corps des défunts ne seraient plus disponibles pour l’instruction pénale ou, au moins, qu’ils ne pouvaient pas assurément l’être à bref délai. Les garanties données par le ministre de la Justice turc n’étaient pas convaincantes, selon la cour d’appel. Il ne ressortait d’aucun élément que le ministre de la Justice turc disposait d’une quelconque compétence lui permettant de donner de telles garanties. La cour d’appel considéra dès lors que c’était à bon droit que le premier juge s’était déclaré incompétent.
17. Par une lettre du 19 septembre 2011, le procureur de la République d’Emirdag en Türkiye indiqua que tous les devoirs d’enquête demandés par les autorités judiciaires belges seraient exécutés sans la moindre limitation.
18. Par une lettre du 28 octobre 2011, l’avocat de M. informa les avocats des requérants qu’il n’avait pas d’objection à ce que les corps des fils défunts fussent libérés.
3. Contrôle de l’instruction
19. Le 2 novembre 2011, les requérants saisirent la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand sur le fondement de l’article 136 § 2 du CIC (paragraphe 39 ci-dessous). Ils demandèrent, compte tenu de l’ensemble des éléments de l’enquête pénale, l’autorisation de transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye, afin de les enterrer selon leurs croyances religieuses.
20. Par un arrêt du 15 novembre 2011, la chambre des mises en accusation déclara la requête irrecevable en ce qu’elle concernait la mesure régulière ordonnée par le juge d’instruction consistant en l’interdiction de transporter les corps des fils des requérants en dehors du territoire belge. La chambre des mises en accusation considéra qu’il ne lui revenait pas de s’immiscer dans un acte d’instruction régulièrement ordonné par le juge d’instruction, et à propos duquel les requérants avaient déjà déposé une requête qui avait donné lieu à une décision motivée de rejet par le juge d’instruction. Pour le reste, la chambre des mises en accusation déclara la requête recevable mais non fondée. Il ressortait de l’examen fait par la chambre des mises en accusation que l’enquête était menée avec la plus grande diligence, à charge et à décharge et que, compte tenu des circonstances, elle se trouvait toujours dans les limites du délai raisonnable. Aucune raison objective ne justifiait que la chambre des mises en accusation se saisisse de l’affaire. Les intérêts subjectifs et limités des requérants ne pouvaient être pris en compte à ce stade de la procédure. Ceux-ci ne primaient pas sur l’intérêt public de la sécurité juridique et de la poursuite d’une infraction dans un délai raisonnable. Tout cela était d’autant plus vrai que le juge d’instruction avait, en fait, fait droit à la demande des requérants en libérant les corps de leurs fils défunts, certes sous quelques conditions strictes prises dans l’intérêt des poursuites. Le fait que les requérants n’avaient pas accepté ces conditions ne signifiait pas que la mesure était disproportionnée.
3. L’évolution de la PROCéDURE après l’introduction de la requête
21. Le 3 juillet 2012, les requérants demandèrent une nouvelle fois au juge d’instruction la libération des corps de leurs fils défunts, eu égard à l’état d’avancement de l’enquête et des circonstances de l’espèce. Ils indiquent n’avoir obtenu aucune réponse à cette demande.
22. Le 31 octobre 2012, H. fut remis en liberté sous condition.
23. Par un réquisitoire du 17 décembre 2012, la procureure générale de Gand requit le règlement de la procédure devant la chambre du conseil et le renvoi du seul inculpé M. devant la cour d’assises.
24. Le 1er février 2013, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Courtrai considéra qu’il existait suffisamment d’éléments à charge des deux inculpés et transféra par conséquent le dossier pénal à la chambre des mises en accusation.
25. Par une lettre du 21 février 2013, la procureure générale de Gand indiqua aux requérants qu’elle n’aurait aucune objection, une fois l’instruction clôturée, à la libération des corps des défunts en vue de procéder à des funérailles traditionnelles en Türkiye.
26. Le 4 avril 2013, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand renvoya M. et H. devant la cour d’assises de Flandre occidentale, considérant qu’il existait suffisamment d’éléments à charge des deux inculpés.
27. Le lendemain, la procureure générale de Gand informa les requérants qu’il n’existait désormais plus d’obstacle au transport des corps de leurs fils vers la Türkiye et que son office faisait le nécessaire pour que les corps des défunts puissent être restitués aux requérants dans la journée.
28. Par un arrêt du 7 février 2014, M. fut déclaré coupable du meurtre des fils des requérants et condamné par la cour d’assises de Flandre occidentale à une peine d’emprisonnement de vingt-neuf ans. En ce qui concerne H., le jury le déclara coupable à la majorité simple du meurtre des fils des requérants, de sorte qu’il revenait aux magistrats professionnels de la cour d’assises de se prononcer. Ceux-ci ne se rallièrent pas à la position de la majorité du jury et acquittèrent H.
29. Il ne ressort pas du dossier soumis à la Cour qu’un pourvoi en cassation ait été formé à la suite de ce verdict.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
1. L’instruction pénale
30. L’article 55 du code d’instruction criminelle (« CIC ») énonce que « l’instruction [pénale] est l’ensemble des actes qui ont pour objet de rechercher les auteurs d’infractions, de rassembler les preuves et de prendre les mesures destinées à permettre aux juridictions de statuer en connaissance de cause. Elle est conduite sous la direction et l’autorité du juge d’instruction ».
31. L’instruction pénale est, en principe, inquisitoire et secrète. Ce caractère inquisitoire se justifie par l’objectif de garantir une efficacité maximale dans la recherche de la vérité, sans interférence des parties (Cour constitutionnelle, arrêt no 97/2020, 25 juin 2020, considérant B.4.1).
32. Le législateur a toutefois introduit une exception au caractère inquisitoire de la phase préliminaire du procès pénal en permettant à l’inculpé et à la partie civile de demander au juge d’instruction, sur le fondement de l’article 61quinquies du CIC, l’accomplissement d’un acte d’instruction complémentaire (paragraphe 38 ci-dessous).
2. Le statut du juge d’instruction
33. Dans un arrêt du 4 mars 2021 (arrêt no 39/2021), la Cour constitutionnelle a rappelé que « le juge d’instruction est un juge du tribunal de première instance, il est indépendant et impartial, et il est notamment appelé à autoriser ou à ordonner des mesures de contrainte. Même si les décisions qu’il prend ne sont pas revêtues de l’autorité de la chose jugée, elles participent de l’exercice de la fonction juridictionnelle et s’inscrivent dans le cadre d’une procédure judiciaire » (considérant B.1.3).
3. Les pouvoirs du juge d’instruction
34. En ses passages pertinents, l’article 56 § 1er du CIC définit les pouvoirs du juge d’instruction comme suit :
« §1er. Le juge d’instruction assume la responsabilité de l’instruction qui est menée à charge et à décharge. Il veille à la légalité des moyens de preuve ainsi qu’à la loyauté avec laquelle ils sont rassemblés.
Il peut poser lui-même les actes qui relèvent de la police judiciaire, de l’information et de l’instruction.
Le juge d’instruction a, dans l’exercice de ses fonctions, le droit de requérir directement la force publique.
Il décide de la nécessité d’utiliser la contrainte ou de porter atteinte aux libertés et aux droits individuels. (...) »
35. En vue de la recherche de la vérité, le juge d’instruction jouit de prérogatives étendues. Selon la Cour de cassation, il peut « faire tout ce qui ne lui est pas interdit par la loi, ni incompatible avec la dignité de ses fonctions » (arrêt du 2 mai 1960, Pasicrisie 1960, I, p. 1020 ; voir aussi, De Cubber c. Belgique, 26 octobre 1984, § 17, série A no 86).
36. Le juge d’instruction n’est toutefois pas compétent pour décider des suites qu’il convient de réserver à une instruction. Cette prérogative revient à la chambre du conseil et à la chambre des mises en accusation, lesquelles exercent un contrôle sur l’instruction et décident, lors du règlement de la procédure, de déférer ou non la cause devant les juridictions de jugement (articles 127 à 131, 135 et 136 du CIC).
37. L’article 61quater du CIC institue un « référé pénal ». Il permet à toute personne lésée par un « acte d’instruction relatif à ses biens » d’en demander la levée au juge d’instruction. Celui-ci statue au plus tard dans les quinze jours. Le juge d’instruction peut rejeter la demande s’il estime que les nécessités de l’instruction le requièrent, lorsque la levée de l’acte compromet la sauvegarde des droits des parties ou des tiers, lorsque la levée de l’acte présente un danger pour les personnes ou les biens, ou dans les cas où la loi prévoit la restitution ou la confiscation desdits biens. Il peut accorder une levée totale, partielle ou assortie de conditions. Le procureur du Roi et le requérant peuvent interjeter appel de l’ordonnance du juge d’instruction devant la chambre des mises en accusation qui statue dans un délai de quinze jours. Le requérant ne peut adresser ni déposer de requête ayant le même objet avant l’expiration d’un délai de trois mois à compter de la dernière décision portant sur le même objet.
38. Par ailleurs, l’article 61quinquies du CIC permet à l’inculpé ainsi qu’à la partie civile de demander au juge d’instruction l’accomplissement d’un acte d’instruction complémentaire. Le juge d’instruction peut rejeter cette demande s’il estime que la mesure n’est pas nécessaire à la manifestation de la vérité ou est, à ce moment, préjudiciable à l’instruction. Un recours peut être formé contre cette ordonnance devant la chambre des mises en accusation.
39. Enfin, l’article 136 du CIC prévoit un contrôle d’office de l’instruction par la chambre des mises en accusation. En vertu de cette même disposition, si l’instruction n’est pas clôturée après une année, la chambre des mises en accusation peut être saisie par l’inculpé ou la partie civile.
4. L’autopsie
40. L’article 44 du CIC se lit comme suit :
« S’il s’agit d’une mort violente ou d’une mort dont la cause soit inconnue et suspecte, le procureur du Roi se fera assister d’un ou de deux médecins, qui feront leur rapport sur les causes de la mort et sur l’état du cadavre.
Lorsqu’une autopsie est ordonnée, les proches sont autorisés à voir le corps du défunt. Le magistrat qui a ordonné l’autopsie apprécie la qualité de proche des requérants et décide du moment où le corps du défunt pourra leur être présenté. Cette décision n’est susceptible d’aucun recours. »
5. La compétence du juge des référés
41. En vertu de l’article 584 du code judiciaire, le président du tribunal de première instance, siégeant en référé, peut se prononcer, si l’urgence est établie, sur toute demande en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 9 DE LA CONVENTION
42. Les requérants se plaignent de l’interdiction qui leur a été opposée par le juge d’instruction de transporter les corps de leurs deux fils décédés vers la Türkiye, leur pays d’origine, afin de les enterrer selon leurs rites, croyances et traditions, et ce pendant toute la durée de l’instruction. Ils invoquent conjointement les articles 8 et 9 de la Convention. Ils se plaignent également, sous l’angle des articles 6 § 1 et 13 de la Convention, de ne pas avoir disposé d’un recours effectif pour faire valoir leur grief.
43. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 104, 15 juin 2021, et Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, §§ 63-65, 16 février 2016), la Cour juge approprié d’examiner les allégations des requérants uniquement sous l’angle des articles 8 et 9 de la Convention, qui se lisent comme suit :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 9
« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
1. Applicabilité des articles 8 et 9 de la Convention
a) Thèses des parties
44. Le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 8 de la Convention, mais estime que le grief doit être uniquement examiné sous l’angle de cette disposition, et non de l’article 9, dans la mesure où les requérants avaient la possibilité de procéder à l’enterrement de leurs fils selon les rites musulmans en Belgique pendant toute la durée de l’instruction.
45. Les requérants soutiennent quant à eux qu’une question distincte se pose sous l’angle de l’article 9 de la Convention dans la mesure où l’alternative proposée par le juge d’instruction n’était pas satisfaisante. Ils font valoir que les rites pratiqués dans un cimetière musulman en Belgique ne sont pas les mêmes que ceux pratiqués en Türkiye, qu’enterrer leurs fils dans la tombe familiale en Türkiye relève de la liberté de pratiquer leur religion et qu’il est important dans la tradition des funérailles islamiques que les défunts soient enterrés dans une tombe à concession illimitée en accord avec le « principe du repos éternel », ce qui n’est pas possible en Belgique.
b) Appréciation de la Cour
1. Article 8 de la Convention
46. La Cour a déjà jugé l’article 8 applicable sous le volet « vie privée » et le volet « vie familiale » dans le cas d’un délai excessif entre l’autopsie du corps d’un enfant et sa restitution à ses parents en vue de son inhumation (Pannullo et Forte c. France, no 37794/97, §§ 35-36, CEDH 2001‑X). Elle est parvenue à une même conclusion à propos d’un refus de restituer aux requérants les corps de leurs proches et leur inhumation en un lieu inconnu (Sabanchiyeva et autres c. Russie, no 38450/05, §§ 117-123, CEDH 2013 (extraits), et Maskhadova et autres c. Russie, no 18071/05, § 212, 6 juin 2013).
47. Par ailleurs, dans l’affaire Elli Poluhas Dödsbo c. Suède (no 61564/00, § 24, CEDH 2006‑I), la Cour a considéré le refus d’autoriser le transfert de l’urne contenant les cendres du mari de la requérante comme une question tombant dans le champ d’application de l’article 8. Enfin, dans l’affaire Hadri-Vionnet c. Suisse (no 55525/00, § 52, 14 février 2008), la Cour a estimé que la possibilité pour la requérante d’assister à l’enterrement de son enfant mort-né, de même que le transport du corps et les dispositions funéraires, pouvaient également relever des notions de « vie privée » et de « vie familiale » au sens de l’article 8.
48. Au vu de cette jurisprudence, la Cour estime que l’article 8 de la Convention est pareillement applicable, en l’espèce, au refus du juge d’instruction d’autoriser les requérants à transporter les corps de leurs fils défunts à l’étranger en vue de procéder à leur inhumation. La Cour observe que l’applicabilité de l’article 8 de la Convention n’est d’ailleurs pas contestée par le Gouvernement.
2. Article 9 de la Convention
49. S’agissant de l’article 9 de la Convention, la Cour rappelle que si la liberté religieuse relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion, non seulement de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi, mais aussi individuellement et en privé (Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, § 31, série A no 260-A). L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou d’une conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Néanmoins, il ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 27, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, et Kosteski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 55170/00, § 37, 13 avril 2006).
50. La Cour a déjà jugé que la liberté de religion, telle qu’elle est garantie par l’article 9 de la Convention, s’applique à la manière d’enterrer les morts, dans la mesure où celle-ci représente un élément essentiel de la pratique religieuse (Johannische Kirche et Peters c. Allemagne (déc.), no 41754/98, 10 juillet 2001, et Polat c. Autriche, no 12886/16, § 51, 20 juillet 2021).
51. La Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Elle conclut par conséquent à l’applicabilité de l’article 9 de la Convention, conjointement avec celle de l’article 8.
2. Conclusion sur la recevabilité
52. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
53. Les requérants estiment que la décision du juge d’instruction ne reposait sur aucune base légale. La législation applicable prévoirait la restitution du corps des victimes d’infractions après l’autopsie. En refusant de restituer les corps des défunts à la seule condition qu’une preuve de la location d’une concession dans un cimetière belge soit apportée, le juge d’instruction aurait outrepassé les pouvoirs discrétionnaires qui lui étaient concédés, d’une manière disproportionnée et non nécessaire au regard du but légitime poursuivi.
54. Les requérants soutiennent que le juge d’instruction aurait appliqué la règle selon laquelle les corps des victimes d’infractions doivent rester accessibles de manière standardisée, sans que les circonstances de l’espèce ne le requièrent. Il aurait fallu tenir compte de l’existence des rapports d’autopsie, des photos prises lors des autopsies internes et externes, des échantillons prélevés ainsi que de la virtopsie effectuée : autant de supports numériques qui assuraient pour l’avenir la disponibilité de toutes les informations nécessaires et rendaient ainsi sans objet l’exhumation des corps. Les requérants insistent également sur les circonstances claires entourant la mort de leurs fils, l’arrestation et les aveux de l’accusé M., et l’absence de toute contestation sur les causes des décès et sur les rapports d’autopsie.
55. L’alternative proposée par le juge d’instruction de procéder à l’inhumation des corps en Belgique n’était pas acceptable pour les requérants puisqu’elle ne serait ni conforme à la volonté des défunts, ni proportionnée dans les circonstances de l’espèce.
56. Par ailleurs, les requérants se plaignent qu’aucun tribunal ne s’est déclaré compétent pour contrôler la décision initiale de refus prise par le juge d’instruction. Or cette dernière n’était pas une décision juridictionnelle, mais une mesure prise par le juge d’instruction dans le cadre de sa compétence discrétionnaire et qui n’était susceptible d’aucun recours.
b) Le Gouvernement
57. Le Gouvernement souligne que l’ingérence ne doit être entendue en l’espèce que comme l’interdiction faite aux requérants de transporter les corps de leurs fils défunts en dehors du territoire belge. Cette ingérence serait doublement prévue par la loi : d’une part, par les règles strictes applicables en matière d’inhumation lorsqu’il y a un soupçon de mort violente (paragraphe 40 ci-dessus) et, d’autre part, par les dispositions légales relatives à la mission du juge d’instruction de prendre toutes les mesures nécessaires au bon déroulement de l’enquête (paragraphes 33-34 ci-dessus). L’ingérence litigieuse poursuivrait également deux buts légitimes : la poursuite d’une infraction pénale et la protection des droits d’autrui, en particulier les droits de la défense et la présomption d’innocence des accusés.
58. Enfin, le Gouvernement estime que l’ingérence ménageait un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles des droits fondamentaux des requérants. Les mesures moins restrictives auraient été étudiées et écartées en l’espèce. En particulier, les garanties diplomatiques apportées par les autorités turques ne suffisaient pas, compte tenu de la législation turque, à assurer la disponibilité des corps en cas de besoin : seules les autorités judiciaires pouvaient ordonner l’exhumation de corps, et celles‑ci n’étaient pas subordonnées aux engagements pris par le gouvernement turc. De plus, l’inhumation d’un cadavre en Belgique serait réglementée afin d’assurer l’absence de manipulations non autorisées et les autorités belges ne pouvaient imposer les mêmes mesures à l’étranger. Ainsi, l’inhumation des corps des fils des requérants en Türkiye aurait, au mieux, ralenti la procédure en Belgique et, au pire, empêché le bon déroulement de l’enquête et du procès en bafouant les droits de la défense des deux personnes accusées.
59. Par ailleurs, le Gouvernement estime que les requérants ont pu faire valoir leurs griefs auprès du juge d’instruction qui constituait une instance capable de redresser le tort dont ils estimaient être victimes et qui a répondu à leur demande de manière circonstanciée. Si le contrôle juridictionnel de cette décision a, par la suite, été limité compte tenu du pouvoir discrétionnaire du juge d’instruction en cette matière, le Gouvernement relève que plusieurs tribunaux ont tout de même examiné le bien-fondé de la mesure décidée par le juge d’instruction et l’ont approuvée (paragraphes 11, 16 et 20 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
60. De l’avis de la Cour, le refus d’autoriser les requérants à procéder aux funérailles de leurs fils défunts selon les modalités qu’ils souhaitaient pendant toute la durée de l’instruction a interféré sur leur sphère privée et familiale d’une manière et à un degré tels qu’il s’analyse en une ingérence dans l’exercice de leur droit au respect de la vie privée et familiale (paragraphes 46-48 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour prend note de l’affirmation des requérants selon laquelle ce même refus les a empêchés d’enterrer leurs fils défunts dans la tombe familiale à concession illimitée en Türkiye conformément à leurs rites et convictions (paragraphe 45 ci-dessus). Elle accepte dès lors de considérer que ce refus a également emporté une ingérence dans le droit au respect de leur liberté de religion (paragraphes 49‑51 ci-dessus). Partant, la Cour examinera conjointement la conformité de ladite ingérence avec les articles 8 et 9 Convention (voir, dans le même sens, Polat, précité).
61. Une ingérence dans l’exercice des droits garantis par les articles 8 et 9 de la Convention ne peut se justifier au regard du paragraphe 2 de ces dispositions que si elle est prévue par la loi, vise l’un des buts légitimes énumérés dans ces paragraphes et est nécessaire dans une société démocratique.
a) Base légale
62. Les requérants soutiennent que le refus du juge d’instruction de restituer les corps de leurs fils n’était fondé sur aucune base légale (paragraphe 53 ci-dessus).
63. Dans son arrêt du 26 octobre 2010, la chambre des mises en accusation de la cour d’appel de Gand a considéré que la rétention des corps était une mesure d’instruction au sens des articles 44 et 55 du CIC qui s’inscrivait dans le cadre de la mission légale confiée au juge d’instruction (paragraphe 11 ci‑dessus).
64. Rappelant qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Ernst et autres c. Belgique, no 33400/96, § 97, 15 juillet 2003, Tillack c. Belgique, no 20477/05, § 58, 27 novembre 2007, et Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 126, 1er juin 2021), la Cour ne voit aucune raison de remettre en cause la lecture des dispositions de droit interne opérée par la chambre des mises en accusation en l’espèce.
65. La Cour admet que la décision du juge d’instruction refusant aux requérants le droit de transporter les corps de leurs fils défunts à l’étranger s’inscrivait dans le cadre de la mission légale qui lui était confiée de conduire l’instruction pénale. Cette dernière est définie en droit belge comme l’ensemble des actes qui ont pour objet de rechercher les auteurs d’infractions, de rassembler les preuves et de prendre les mesures destinées à permettre aux juridictions de statuer en pleine connaissance de cause (article 55 alinéa 1 du CIC ; paragraphe 28 ci-dessus). À cette fin, le code d’instruction criminelle habilite expressément le juge d’instruction à utiliser la contrainte et à porter atteinte aux libertés et aux droits individuels (article 56 § 1 alinéa 4 du CIC). La mesure litigieuse reposait de la sorte sur cette dernière disposition lue à la lumière de celle relative à la définition de l’instruction (voir, mutatis mutandis, Ernst et autres, précité, § 97, et Tillack, précité, § 58).
66. Toutefois, la manière dont les dispositions pertinentes du CIC ont été appliquées en l’espèce peut jouer dans l’appréciation par la Cour de la nécessité de l’ingérence (Ernst et autres, précité, § 97, Tillack, précité, § 58, et Modestou c. Grèce, no 51693/13, § 38, 16 mars 2017).
b) Buts légitimes poursuivis
67. La Cour convient, avec le Gouvernement, que la mesure litigieuse visait la défense de l’ordre et la prévention des infractions (dans le même sens, Pannullo et Forte, précité, § 36) et qu’elle tendait par ailleurs à la protection des droits d’autrui au sens de l’article 8 § 2 et de l’article 9 § 2 de la Convention, en particulier, les droits de la défense des accusés M. et H., également protégés par la Convention en son article 6.
c) Nécessité dans une société démocratique
68. Il reste à examiner si l’ingérence était nécessaire dans une société démocratique.
69. La Cour rappelle qu’une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi (Sabanchiyeva, précité, § 131).
70. En l’espèce, le juge d’instruction a indiqué, dans une note adressée à la zone de police en charge de l’enquête, qu’après l’autopsie, les corps de U. et S. devaient rester à l’entreprise de pompes funèbres jusqu’à la présentation par les requérants d’une preuve de la location d’une parcelle dans un cimetière en Belgique. Le juge d’instruction a précisé que les corps ne pouvaient en aucun cas être transportés à l’étranger (paragraphe 7 ci-dessus). Quelques jours plus tard, les requérants ont demandé au juge d’instruction de pouvoir transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye (paragraphe 9 ci-dessus). Le juge d’instruction a rejeté cette demande le même jour aux termes d’une ordonnance. Il a considéré que les corps ne pouvaient être transportés à l’étranger en raison des besoins de l’enquête : le rapport d’autopsie n’avait pas encore été produit et le transport des corps à l’étranger était susceptible de causer un préjudice irréversible à la poursuite de l’enquête pénale. De plus, selon le juge d’instruction, les droits de la défense s’opposaient également au transport des corps à l’étranger puisqu’à tout moment de l’enquête, des mesures d’enquête supplémentaires pouvaient être demandées par la défense (paragraphe 10 ci-dessus).
71. La Cour souligne d’emblée que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter en veillant à l’harmonie et à la cohérence interne de ses différentes dispositions (Mihalache c. Roumanie [GC], no 54012/10, § 92, 8 juillet 2019).
72. Elle observe que des droits fondamentaux concurrents entraient en ligne de compte en l’espèce : d’une part, le droit à un procès équitable et les droits de la défense des deux accusés tels que garantis par l’article 6 de la Convention et, d’autre part, le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention, ainsi que leur droit au respect de leur liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention. De part et d’autre, il s’agit de droits qui méritent a priori un égal respect (dans le même sens, N.N. et T.A. c. Belgique, no 65097/01, § 43, 13 mai 2008).
73. À cela s’ajoute que l’article 2 de la Convention imposait aux autorités de mener une enquête sur les décès de U. et de S. En effet, cette disposition impose l’obligation procédurale de mener une enquête effective lorsqu’il y a des raisons de croire qu’un individu a subi des blessures potentiellement mortelles dans des circonstances suspectes, nonobstant l’absence de la qualité d’agent de l’État de l’auteur présumé de l’atteinte à la vie de l’intéressé (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 171, 14 avril 2015). Pour pouvoir être qualifiée d’« effective » au sens où cette expression doit être comprise dans le contexte de l’article 2 de la Convention, l’enquête doit d’abord être adéquate, c’est-à-dire qu’elle doit être apte à conduire à l’établissement des faits et, le cas échéant, à l’identification et à la sanction des responsables (Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 219, 29 janvier 2019). L’absence d’une enquête effective peut engager la responsabilité de l’État partie sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Solska et Rybicka c. Pologne, nos 30491/17 et 31083/17, §§ 118‑120, 20 septembre 2018).
74. La Cour a toutefois souligné que les impératifs d’effectivité de l’enquête doivent se concilier au plus haut degré possible avec le droit des intéressés au respect de leur vie privée et familiale (Solska et Rybicka, précité, § 121, et Polat, précité, § 79). Il en va de même s’agissant de leur droit au respect de leur liberté de religion.
75. Il reste que, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la Convention, il appartient au premier chef aux autorités nationales de procéder à la mise en balance des différents droits concurrents protégés par la Convention. Celles-ci disposent d’une ample marge d’appréciation en pareil cas (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, et Khoroshenko c. Russie [GC], no 41418/04, § 120, CEDH 2015). La Cour a pour tâche de vérifier si, dans les limites de cette marge, les autorités nationales ont ménagé un juste équilibre entre les différents droits et intérêts en jeu.
76. La Cour ne perd pas de vue le caractère inquisitoire de l’instruction dont l’objectif est de garantir son efficacité dans la recherche de la vérité (paragraphe 31 ci-dessus) et qui tend, en cas d’homicide, à répondre aux obligations qui incombent aux autorités nationales sur le fondement de l’article 2 de la Convention (paragraphe 73 ci-dessus).
77. La Cour note qu’en l’espèce, la décision litigieuse a été adoptée par un juge d’instruction, soit un juge, ce qui distingue la présente ingérence d’autres ingérences prises par des autorités ne présentant pas les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité (voir et comparer Solska et Rybicka, précité, concernant une décision du procureur d’exhumer les dépouilles des époux défunts des requérantes).
78. Dans le système juridique belge, le juge d’instruction est un magistrat réunissant a priori toutes les garanties d’indépendance et d’impartialité (paragraphe 33 ci-dessus ; voir, a contrario, Thiam c. France, no 80018/12, § 71, 18 octobre 2018, à propos du ministère public). La Cour n’a pas de raison de mettre en doute le fait qu’un tel juge offre les garanties d’un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (voir, sur les caractéristiques d’un « tribunal » au sens de cette disposition, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, §§ 219-220, 1er décembre 2020). Elle n’a pas davantage de raison de considérer que dans le cas d’espèce, le juge d’instruction aurait manqué à ces exigences. Les requérants n’allèguent d’ailleurs pas le contraire.
79. La Cour observe ensuite que cette décision était motivée au regard des nécessités de l’instruction (a contrario, Sabanchiyeva et autres, précité, concernant une mesure automatique de non-restitution des corps aux familles des défunts suspectés d’actes terroristes).
80. Par ailleurs, le juge d’instruction n’a pas opposé aux requérants un refus total à la libération des corps de leurs fils. Son refus porte exclusivement sur le fait de procéder à une inhumation en dehors du territoire belge. Le juge d’instruction a en effet souligné que les requérants avaient la possibilité de procéder à l’inhumation de leurs fils conformément à leurs convictions religieuses dans un cimetière musulman en Belgique (paragraphe 10 ci‑dessus).
81. Il s’ensuit que la mesure litigieuse prise par le juge d’instruction ne constituait pas une interdiction générale opposée aux requérants (comparer avec Sabanchiyeva et autres, précité), sans mise en balance des droits et intérêts concurrents en jeu (voir, a contrario, Polat, précité, §§ 89-91).
82. Il ressort également du dossier que l’instruction pénale relative à l’homicide des fils des requérants n’était pas aussi évidente que ces derniers ne le font valoir. En effet, deux personnes ont été suspectées dès le début de l’instruction et ont été accusées d’avoir commis ou participé en tant que coauteurs à l’homicide des fils des requérants (paragraphe 5 ci-dessus). Le déroulement ultérieur de la procédure pénale montre en outre que leur culpabilité – en particulier celle de l’un des deux accusés – a été vivement discutée jusque, et y compris, devant la cour d’assises (paragraphes 22-24, 26 et 28 ci-dessus).
83. Cependant, la Cour constate que les requérants n’ont pas pu procéder aux funérailles de leurs fils défunts selon leurs souhaits et leurs convictions religieuses pendant toute la durée de l’instruction pénale (paragraphe 45 ci‑dessus). Celle-ci a duré du 18 septembre 2010 jusqu’au 4 avril 2013, soit environ deux ans et six mois. Un tel laps de temps n’est pas, en soi, nécessairement déraisonnable pour une instruction relative à un double homicide, la durée raisonnable d’une procédure s’appréciant au regard des circonstances concrètes de l’espèce (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 143, 29 novembre 2016). La Cour relève néanmoins que le refus opposé par le juge d’instruction a perduré tout au long de l’instruction dont la durée était pour le moins significative.
84. Au vu des éléments rappelés ci-dessus (paragraphes 71-82), la Cour n’a pas de raisons de douter de la nécessité de la décision initiale du juge d’instruction au regard des articles 8 et 9 de la Convention. Toutefois, elle souligne que, pour être compatible avec ces dispositions, une ingérence doit rester justifiée pendant toute la période pendant laquelle les requérants en subissent les effets, c’est-à-dire, en l’espèce, pendant toute la durée de l’instruction. La nécessité d’une ingérence peut, en effet, diminuer voire disparaître au fur et à mesure que le temps passe (voir, mutatis mutandis, Éditions Plon c. France, no 58148/00, § 45, CEDH 2004‑IV).
85. Or les requérants n’ont, en l’espèce, disposé d’aucun recours permettant de solliciter un réexamen de la nécessité du refus initial du juge d’instruction, au regard de l’avancement de celle-ci (voir, mutatis mutandis, concernant l’obligation positive de l’État de mettre en place un cadre juridique permettant d’examiner la proportionnalité des restrictions aux droits protégés par l’article 8 s’agissant de l’exhumation de la dépouille d’un proche décédé, Drašković c. Monténégro, no 40597/17, §§ 50-58, 9 juin 2020).
86. En effet, toutes les tentatives des requérants de faire réexaminer la décision prise par le juge d’instruction leur interdisant de transporter les corps de leurs fils défunts vers la Türkiye se sont avérées vaines. D’abord, l’appel interjeté par les requérants contre l’ordonnance du juge d’instruction a été déclaré irrecevable par la chambre des mises en accusation (paragraphe 11 ci-dessus). Ensuite, le président du tribunal de première instance et la cour d’appel ont rejeté le recours en référé introduit par les requérants au motif que le juge des référés ne peut s’immiscer dans le cours d’une procédure pénale sans méconnaître les règles de compétence (paragraphes 15 et 16 ci-dessus). Enfin, saisie par les requérants dans le cadre du contrôle de l’instruction, la chambre des mises en accusation a déclaré la demande des requérants irrecevable dans la mesure où elle concernait une mesure régulièrement ordonnée par le juge d’instruction (paragraphe 20 ci-dessus).
87. S’il est vrai, comme le fait valoir le Gouvernement (paragraphe 59 ci‑dessus), que la chambre des mises en accusation a indiqué que le refus du juge d’instruction était régulier (paragraphe 20 ci-dessus), la Cour estime que cela ne suffit pas pour justifier la persistance de la nécessité de la mesure au regard des articles 8 et 9 de la Convention puisque la chambre des mises en accusation a déclaré la requête irrecevable en ce qu’elle concernait la mesure régulière ordonnée par le juge d’instruction.
88. Le Gouvernement n’a pas établi devant la Cour que le droit interne offrait un recours permettant aux requérants de faire réévaluer la nécessité de l’ingérence résultant de la décision litigieuse du juge d’instruction.
89. Du fait de l’absence d’un tel recours, les assurances complémentaires fournies par le procureur de la République d’Emirdag en septembre 2011 (paragraphe 17 ci-dessus) n’ont été examinées ni par le juge d’instruction ni par toute autre instance juridictionnelle. Lesdites assurances visaient pourtant à répondre aux préoccupations exprimées par la cour d’appel de Bruxelles siégeant en référé qui avait estimé que les premières assurances fournies par le ministre de la Justice turc n’étaient pas suffisantes (paragraphe 16 ci‑dessus). Il n’a pas non plus été possible aux requérants de demander que fût pris en compte le rapport d’autopsie qui n’avait pas encore été produit au moment de la décision initiale du juge d’instruction (paragraphes 6 et 10 ci‑dessus).
90. Par ailleurs, la Cour note que rien n’obligeait le juge d’instruction à réévaluer la nécessité de sa décision initiale, même lorsque, comme en l’espèce, l’instruction s’étale sur une période considérable. Elle prend également note de l’affirmation des requérants, non contestée par le Gouvernement, selon laquelle ils s’étaient adressés une nouvelle fois, le 3 juillet 2012, au juge d’instruction en vue d’obtenir la libération des corps de leurs fils défunts afin de les inhumer en Türkiye mais n’ont pas reçu de réponse à leur demande (paragraphe 21 ci‑dessus).
91. En définitive, la Cour estime que l’impossibilité, pour les requérants, de faire réévaluer la nécessité de la mesure litigieuse décidée au stade initial de l’instruction, laquelle a duré environ deux ans et six mois, a eu pour conséquence que la persistance du caractère nécessaire de l’ingérence dans les droits des requérants n’a pas pu être vérifiée par les juridictions internes au regard des articles 8 et 9 de la Convention.
92. Partant, il y a eu violation de ces deux dispositions.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
93. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
94. Les requérants demandent 55 713,60 euros (EUR) au titre du dommage matériel résultant de la conservation des dépouilles de leurs fils défunts par l’entrepreneur des pompes funèbres pendant 940 jours. Ils demandent également 40 000 EUR au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi du fait de la longue disproportionnée de l’attente avant de pouvoir enterrer leurs fils et de commencer le processus de deuil (articles 8 et 9 de la Convention). Ils demandent en outre 10 000 EUR au titre du dommage moral subi du fait de la violation alléguée des articles 6 et 13 de la Convention.
95. Se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement estime raisonnable la somme de 10 000 EUR par requérant pour la violation des articles 8 et 9 de la Convention, et 5 000 EUR aux requérants conjointement pour la violation de l’article 13 de la Convention.
96. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué dans la mesure où la violation constatée par la Cour découle de l’impossibilité pour les requérants de faire établir la persistance du caractère nécessaire de l’ingérence dans leurs droits tout au long de l’instruction. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Toutefois, elle octroie conjointement aux requérants un montant total de 10 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
97. Les requérants réclament 39 924,58 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et la procédure menée devant la Cour.
98. Le Gouvernement estime raisonnable la somme de 3 460,81 EUR pour les frais et dépens. Il demande à la Cour de rejeter la somme demandée de 36 463,77 EUR qui a été prise en charge par l’assureur des requérants.
99. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour constate qu’un montant de 36 463,77 EUR a été pris en charge par l’assureur des requérants. Dès lors, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants la somme totale de 3 460,81 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation des articles 8 et 9 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
1. 10 000 EUR (dix mille euros) aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 3 460,81 EUR (trois mille quatre cent soixante euros et quatre‑vingt-un centimes), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Georges Ravarani
Greffière adjointe Président