DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ÇİÇEK ET AUTRES c. TÜRKİYE
(Requête no 48694/10 et quatre autres
voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Imprévisibilité des condamnations des requérants à des peines de prison pour avoir participé à des manifestations et rassemblements en se couvrant le visage, en scandant des slogans en faveur du PKK et de son chef et en lançant des pierres sur les policiers
STRASBOURG
22 novembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Çiçek et autres c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 48694/10, 74018/11, 29254/12, 77545/12 et 81601/12) dirigées contre la République de Türkiye et dont cinq ressortissants de cet État, M Fecreddin Çiçek, M M.A.K, M Mehmet Ayan, M Hakim Sarıyel et M Ş.A (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant 10 et 11 de la Convention (et l’article 6 § 1 pour la requête 74018/11) et de déclarer irrecevable les requêtes pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants (les requêtes 74018/11 et 81601/12),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 18 octobre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes concernent la condamnation des requérants à des peines d’emprisonnement pour participation à des manifestations qui auraient été organisées sur les instructions du PKK (Parti des travailleurs kurdes, organisation armée illégale) à diverses dates.
EN FAIT
2. Les requérants, dont les noms figurent en annexe, sont des ressortissants turcs.
3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministère turc de la Justice, coagent de la Türkiye auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.
1. LA GENèSE DES AFFAIRES
4. Il ressort de rapports établis par la police que certains organes de presse (notamment ROJ TV sur satellite et certains sites web) dont on supposait qu’ils étaient contrôlés par le PKK avaient publié des appels à organiser des manifestations lancés par cette organisation pour protester contre la mort de 14 de ses militants, contre la dissolution du Parti pour une société démocratique (Demokratik Toplum Partisi, DTP) prononcée par la Cour constitutionnelle et contre les conditions de détention d’Abdullah Öcalan (le chef du PKK). Ces rapports indiquaient qu’à la suite de ces appels, des manifestations illégales avaient eu lieu dans diverses villes de Türkiye.
1. Les événements du 28 mars 2006
5. Le 28 mars 2006, les funérailles de quatre militants du PKK eurent lieu à Diyarbakır.
6. Le 29 mars 2006, des officiers de police établirent un rapport d’analyse d’un CD-ROM concernant les événements survenus le 28 mars 2006. Il y était indiqué que 14 militants du PKK avaient été tués par les forces de sécurité le 24 mars 2006 et que les restes de quatre d’entre eux avaient été transportés vers 7 heures dans une mosquée de Diyarbakır où des personnes s’étaient rassemblées avant de se diriger vers un cimetière pour y enterrer les défunts. Il y était également mentionné qu’après les funérailles, un groupe de personnes avaient continué à marcher et avaient brûlé des pneus, bloqué la circulation, scandé des slogans séparatistes et hostiles en turc et en kurde faisant l’apologie en soutien au PKK et à son leader, Abdullah Öcalan, et brandi des pancartes et des bannières du PKK. Il y était précisé que ces personnes avaient attaqué des édifices publics et des bâtiments privés, ainsi que des véhicules de police et des véhicules privés avec des pierres et des cocktails Molotov.
Il fut également établi que les agents de sécurité avaient averti le groupe de ne pas scander de slogans illégaux, d’ouvrir des pancartes illégales et de faire de la propagande, mais que le groupe a continué à le faire et ils ont jeté des pierres sur les policiers, ce qui les a blessés. Par la suite, les 29, 30, 31 mars et 1er avril, des incidents similaires eurent lieu.
2. Les événements du 21 octobre 2008
7. Le 21 octobre 2008, le DTP organisa dans la province de Şırnak une manifestation au cours de laquelle des slogans illégaux en faveur du PKK et d’Abdullah Öcalan furent scandés et des incidents violents se produisirent.
Au cours de cette manifestation, un communiqué de presse fut lu pour protester contre la présumée agression physique contre Abdullah Öcalan, à savoir le chef du PKK. Au cours de la manifestation, le groupe scanda des slogans tels que « le PKK est le peuple et le peuple est ici » (PKK halktır ve halk burada), « Que les mains qui atteignent Öcalan soient brisées » (Apoya uzanan eller kırılsın), « vive le président Öcalan » (Biji serok Apo), « Vengeance, vengeance” » (İntikam, intikam), « dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi Öcalan » (Dişe diş kana kan seninleyiz Öcalan), « Erdoğan, assassin » (Katil Erdoğan) « nous laisserons tomber le monde sans Öcalan sur votre tête » (Öcalansız dünyayı başınıza yıkarız), « Öcalan est notre volonté politique » (Öcalan siyasi irademizdir), « les jeunes sont les gardiens du peuple » (Gençlik halkın fedaisidir), « Frappe la guérilla, frappe, fonde le Kurdistan » (Vur gerilla vur Kurdistani kur), « Notre président est Öcalan" (Seroke me Öcalan). Le groupe porta également les affiches d’Abdullah Öcalan, attaqua les officiers de police avec des pierres et endommagea des véhicules de police et des bâtiments publics et privés. Il était établi que le requérant faisait également partie du groupe de manifestants qui avaient scandé des slogans et attaqué les forces de sécurité avec des pierres.
3. Les événements du 6 décembre 2009 à Batman
8. Le 6 décembre 2006, une manifestation de protestation contre les conditions de détention d’Abdullah Öcalan fut organisée à Batman. Un rapport de police daté du 6 décembre 2009 indiquait que des gens avaient commencé à se masser devant l’hôtel de ville à 11 heures, et qu’à midi, 3 500 à 4 000 personnes s’étaient rassemblées. Il précisait que ces personnes avaient manifesté en faveur du PKK KONGRA-GEL et de son chef de file, Abdullah Öcalan, en scandant des slogans tels que « vive le président Öcalan » (Biji serok Apo), « Öcalan, Öcalan », « Erdoğan, assassin » (Katil Erdoğan), « le PKK est le peuple et le peuple est ici » (PKK halktır ve halk burada), « les jeunes sont les gardiens du peuple » (Gençlik halkın fedaisidir), « voici le Kurdistan, il n’y a pas d’issue d’ici » (Burası Kurdistan burdan çıkış yok), « levez-vous encore et encore, notre président est Öcalan » (Disa disa serhildan seroke me Öcalan ou Yine yine başkaldırı başkanımız Öcalan), « nous laisserons tomber le monde sans Öcalan sur votre tête » (Öcalansız dünyayı başınıza yıkarız), « dent pour dent, sang pour sang, nous sommes avec toi Öcalan » (Dişe diş kana kan seninleyiz Öcalan), « ne les cherchez pas dans les montagnes, les Apoïst sont partout » (Dağlarda arama Apocular her yerde), « frappe la guérilla, frappe, fonde le Kurdistan » (Vur gerilla vur Kurdistani kur), « le Kurdistan sera une tombe pour le fascisme » (Kurdistan faşizme mezar olacak), et « pas de vie sans le leader » (Be serok jiyan nabe ou Öndersiz yaşam olmaz). Il signalait que photographies d’Abdullah Öcalan avaient également été brandies et que la foule des manifestants était dirigée par des députés du DTP ainsi que par des cadres de ce parti et des maires qui en étaient membres.
4. Les événements du 6 décembre 2009 à Diyarbakır
9. Le 6 décembre 2009, un groupe de manifestants se rassembla devant le siège régional du DTP à Diyarbakır vers 10 h 30. Les manifestants chantèrent des chansons faisant l’éloge de l’organisation et de ses actions armées, brandirent des pancartes à l’effigie du chef du PKK ainsi que des drapeaux symbolisant l’organisation et scandèrent des slogans en faveur du PKK et d’Abdullah Öcalan.
10. Le rapport de police établi sur ces événements indiquait que quelque 10 000 manifestants s’étaient rassemblés, avaient bloqué la circulation et commencé à défiler. Il signalait que la police avait adressé des sommations aux manifestants, car la manifestation était illégale et des événements violents s’étaient produits peu de temps auparavant à Diyarbakır lors de manifestations similaires. Il précisait que les manifestants reçurent l’ordre de se disperser à la suite d’un communiqué de presse, mais qu’ils commencèrent à s’ébranler et à lancer des pierres sur les policiers, blessant 29 d’entre eux et causant d’importants dommages à des bâtiments et véhicules publics et à des véhicules, magasins et autres véhicules privés.
5. Les événements du 12 décembre 2009 à Batman
11. M. Çiçek fut arrêté le 12 décembre 2009. Son arrestation fit l’objet d’un rapport d’arrestation indiquant que, à la suite de la dissolution du DTP prononcée par la Cour constitutionnelle le 11 décembre 2009, des groupes liés au PKK s’étaient rassemblés pour manifester dans diverses parties de la province de Batman le 12 décembre 2009. Ce rapport précisait qu’au cours de ces manifestations, ces groupes avaient scandé des slogans en faveur du PKK, bloqué la circulation routière en brûlant des pneus et en renversant des conteneurs à déchets et attaqué des véhicules de police avec des pierres. Il mentionnait également que des véhicules publics et des véhicules et magasins appartenant à des particuliers avaient été endommagés, que deux agents des forces de sécurité avaient été blessés et que des policiers étaient intervenus contre les groupes de manifestants qui avaient refusé d’obtempérer à leurs sommations.
2. Les procédures pénales engagées contre chaCUN DES requérantS
1. M. Çiçek (requête no 48694/10)
1. Faits et décisions
12. Le requérant fut arrêté le 12 décembre 2009 en raison de sa participation aux manifestations des 6 et 12 décembre 2009 à Batman. Le 13 décembre 2009, il fut interrogé par la police. Il exerça son droit de garder le silence et ne fit aucune déclaration à la police.
13. Le 14 décembre 2009, le requérant fit une déposition devant le procureur de Batman. Il déclara qu’il avait participé à la manifestation du 6 décembre 2009 et que des personnes qu’il ne connaissait pas lui avaient demandé de porter des banderoles et de se couvrir le visage. S’agissant des événements du 12 décembre 2009, il déclara que son frère s’était marié à Batman ce jour-là et que celui-ci l’avait appelé pour lui emprunter de l’argent. Le requérant ajouta qu’il avait rencontré un groupe de manifestants alors qu’il marchait dans la rue vers son lieu de travail pour aller y chercher de l’argent, qu’il avait tenté d’échapper au véhicule blindé de la police en traversant la foule des manifestants et qu’il avait été arrêté à ce moment-là. Il déclara également qu’il n’avait pas lancé de pierres sur les policiers et qu’il n’avait aucun lien avec l’organisation illégale.
14. Le même jour, le ministère public recueillit les déclarations de deux policiers qui étaient de service au moment des incidents. Dans leurs déclarations, ces policiers indiquèrent que le requérant lançait des pierres avec les autres manifestants au moment où il avait été arrêté.
15. Toujours le même jour, le requérant fut placé en détention provisoire.
16. Le 6 janvier 2010, le procureur de Diyarbakır déposa un acte d’accusation contre le requérant auprès de la 5e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır, qui avait à l’époque des faits une compétence spéciale pour juger un certain nombre d’infractions aggravées énumérées à l’article 250 § 1 du code de procédure pénale.
17. Le 11 mars 2010, la 5e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır tint la première audience dans cette affaire. à l’audience, le requérant déclara qu’il n’avait participé qu’à la manifestation du 6 décembre 2009, qu’il s’était borné à scander des slogans au sein du groupe où il se trouvait, qu’il n’avait pas jeté de pierres sur les policiers et qu’il n’avait pas pris part à la manifestation du 12 décembre 2009.
18. Le 29 avril 2010, la cour d’assises tint une troisième audience, au cours de laquelle elle entendit les témoins de la défense. Ceux-ci déclarèrent que le frère de l’accusé s’était marié le jour où les événements s’étaient produits, qu’ils étaient avec l’accusé, que celui-ci s’était absenté pendant un certain temps du lieu de la cérémonie de mariage pour prêter de l’argent à son frère et qu’il avait plus tard été arrêté par des policiers. à l’issue de cette audience, la cour d’assises rendit son arrêt.
19. Dans ses attendus, la cour d’assises prit en considération le résumé des moyens de défense du requérant, les observations du procureur sur le fond de l’affaire et les éléments suivants dans le dossier : les déclarations du requérant devant le procureur et le juge, les déclarations des témoins, le rapport d’interrogatoire et de constatation, les versions imprimées de documents téléchargés sur Internet, les rapports de police décrivant les événements des 6 et 12 décembre 2009 et la part que le requérant y avait prise, des photographies extraites des séquences vidéo enregistrées par la police et des rapports médicaux.
20. Dans son arrêt, la cour d’assises s’exprima ainsi :
« a) Appréciation de la preuve de l’infraction
Il est établi que l’accusé Fecreddin Çiçek a également participé à la manifestation illégale organisée à l’appel de l’organisation, qu’il a agi avec le groupe de manifestants qui ont scandé des slogans illégaux et attaqué les forces de sécurité avec des pierres, des bâtons et des cocktails Molotov, qu’il a lancé des pierres sur les forces de sécurité et qu’il a été arrêté alors qu’il tentait, pendant que les policiers le poursuivaient, de leur lancer la pierre qu’il avait à la main.
Bien que l’accusé soutienne dans ses observations qu’il a participé à la manifestation du 6 décembre 2009 mais qu’il s’est borné à scander des slogans, qu’il n’a pas participé à la manifestation du 12 décembre 2009, qu’il assistait ce jour-là au mariage de son frère (...) et qu’il nie l’infraction qui lui est imputée, il est établi qu’il a participé à la manifestation du 6 décembre 2009, qu’il portait à cette occasion une banderole où figurait la photographie d’Abdullah Öcalan – le chef de file de l’organisation terroriste, comme le montrent les séquences vidéo enregistrées par les forces de sécurité, qu’il a scandé des slogans en faveur de celui-ci avec les autres membres du groupe dont il faisait partie, qu’il s’était couvert le visage d’une écharpe jaune et rouge afin de dissimuler son identité, que les manifestants ne se sont pas dispersés malgré les sommations lancées par les forces de sécurité et que, dans leurs déclarations relatives à la manifestation du 12 décembre 2009, les témoins O.Y. et E.T. ont indiqué qu’ils avaient vu l’accusé en personne sur les lieux de l’incident, que l’accusé leur avait lancé des pierres et qu’ils l’avaient arrêté alors qu’il s’était penché pour ramasser une autre pierre. Force est donc de constater que les moyens de défense de l’accusé ne sont pas convaincants.
b) Appréciation des actes imputés à l’accusé du point de vue de la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci
Comme indiqué dans les arrêts rendus par la 9e chambre pénale de la Cour de cassation le 29 septembre 2006 (dossier no 2006/8821, décision no 2007/1380) et le 19 octobre 2006 (décision complémentaire no 2007/3454-4255) ainsi que dans l’arrêt des chambres pénales réunies de la Cour de cassation (dossier no 2007/9-282, décision no 2008/44), « (...) les appels publics de l’organisation [illégale] ont été matérialisés par des publications parues dans des organes de presse de l’organisation et il n’est pas nécessaire que ces appels s’adressent à des personnes individuellement identifiées. Il est établi que les actes accomplis au nom de l’organisation étaient connus de celle-ci et conformes à ses vœux. Les agissements l’accusé, qui a pris part à ces actes commis au nom de l’organisation, s’analysent en une infraction à l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 220 § 6 et 314 § 3 du même code et à d’autres dispositions du droit pénal.
Au vu de ce qui précède, il est établi qu’en participant à la manifestation illégale ici en cause à l’appel de l’organisation et en résistant aux forces de sécurité, l’accusé Fecreddin Çiçek a commis l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, réprimée par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 sur la prévention du terrorisme, l’infraction réprimée par l’article 33 b) de la loi no 2911 sur les réunions et manifestations par renvoi de l’article 23 b) de la même loi, l’infraction réprimée par l’article 2 § 2 de la loi no 3713, aux termes duquel « les personnes qui commettent une infraction au nom d’une organisation terroriste sans en être membres sont également considérées comme des auteurs d’infractions terroristes », l’infraction réprimée par l’article 220 § 6 du code pénal turc (loi no 5237), qui incrimine la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci, et l’infraction consistant à aider sciemment et délibérément une organisation sans appartenance à la structure hiérarchique de celle-ci, réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal turc. En conséquence, le requérant doit être condamné, en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, de l’article 5 de la loi no 3713 et de l’article 53 du code pénal turc, pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans en être membre.
c) Appréciation des actes imputés à l’accusé au regard de la loi no 2911 sur les réunions et défilés publics
Il est établi que l’accusé Fecreddin Çiçek a participé à la manifestation non autorisée du 6 décembre 2009 organisée à l’appel de l’organisation terroriste PKK, que les manifestants ne se sont pas dispersés malgré les sommations des forces de sécurité et que la police a dû intervenir pour qu’ils se dispersent. En conséquence, le requérant doit être condamné sur le fondement de l’article 32 §1 de la loi no 2911, disposition applicable à de tels actes.
d) Appréciation des actes imputés au requérant au regard de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste
Il est établi que l’accusé Fecreddin Çiçek a participé à la manifestation illégale du 6 décembre 2009, qui s’est muée en une opération de propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK, qu’il a agi de concert avec le groupe de manifestants et au sein de celui-ci, qu’il s’est couvert le visage d’un foulard afin de dissimuler son identité, qu’il a eu un rôle actif au sein du groupe de manifestants qui ont scandé des slogans en faveur de l’organisation terroriste illégale armée PKK et de son meneur, Abdullah Öcalan, que ces actes ne peuvent être considérés comme relevant du droit à la liberté d’expression et de diffusion de la pensée et du droit de tenir des réunions et de manifester garantis par les articles 26 à 34 de la Constitution turque et la Convention européenne des droits de l’homme, que l’accusé a diffusé de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK/KONGRA-GEL – qui présente les caractéristiques d’une organisation armée au sens de l’article 314 du code pénal turc (loi no 5237), qu’il a commis l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste dès lors qu’il a apporté un soutien moral à l’organisation susmentionnée en s’affichant comme un partisan de celle-ci par le rôle actif qu’il a joué lors de la manifestation illégale au sein du groupe de manifestants qui ont scandé des slogans faisant l’apologie des membres de cette organisation et de son chef emprisonné Abdullah Öcalan. En conséquence, l’accusé doit être condamné en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 telle que modifiée par l’article 6 de la loi no 5532.
21. Dans son arrêt, la cour d’assises condamna le requérant à six ans et trois mois d’emprisonnement en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code. Elle le condamna en outre à un an et trois mois d’emprisonnement en application de l’article 32 § 1 de la loi no 2911 par renvoi de l’article 23 b) de la même loi et à quatre ans et deux mois d’emprisonnement en application de l’article 33 b) de la loi no 2911 par renvoi de l’article 23 b) de la même loi. Enfin, elle le condamna à dix mois d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. Elle ordonna également le maintien en détention du requérant.
22. Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt en question.
23. Le 25 juillet 2010, la loi no 6008 entra en vigueur.
24. Le 3 février 2011, la Cour de cassation confirma les condamnations prononcées contre le requérant par la cour d’assises relatives à la « commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans appartenance à celle-ci » et à la « propagande en faveur d’une organisation terroriste armée ». Ces condamnations devinrent définitives à la date de l’adoption de l’arrêt de la Cour de cassation.
25. En revanche, la Cour de cassation annula l’arrêt de la cour d’assises pour autant qu’il concernait les deux condamnations infligées au requérant en application de la loi no 2911. Elle jugea qu’un réexamen devait être effectué, conformément à la loi no 6008.
26. Donnant suite à cet arrêt de la Cour de cassation, la cour d’assises réexamina le dossier du requérant le 28 avril 2011 en vue de déterminer les dispositions légales et les peines applicables à la lumière des modifications apportées à la loi no 2911 par la loi no 6008.
27. Dans son arrêt du 28 avril 2011, la cour d’assises condamna le requérant à deux peines de cinq mois d’emprisonnement en application de l’article 32 § l de la loi no 2911, au motif qu’il avait participé aux deux manifestations des 6 décembre et 12 décembre 2009. Elle le condamna également à cinq mois d’emprisonnement, en application de l’article 33 § 1 de la loi no 2911, au motif qu’il avait lancé des pierres sur des policiers lors de la manifestation du 12 décembre 2009. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt.
28. La loi no 6352, intitulée « Loi portant modification de diverses lois en vue d’optimiser l’efficacité des services judiciaires et la suspension des procès et des peines imposées dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias », est entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Elle prévoit en son article premier provisoire, paragraphes 1 c) et 3, qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive consistant en une amende ou en un emprisonnement inférieur à cinq ans infligée pour la commission d’une infraction réalisée par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion, à la condition que l’infraction sanctionnée par une telle peine ait été commise avant le 31 décembre 2011.
29. Le 25 juillet 2012, le parquet de la Cour de cassation renvoya le dossier devant la cour d’assises pour réexamen de l’arrêt du 28 avril 2011 en raison de l’entrée en vigueur de la loi no 6352. Après avoir réexaminé le dossier le 22 novembre 2012, la cour d’assises rendit un arrêt identique à celui du 28 avril 2011. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt.
30. Le 21 mai 2015, la Cour de cassation annula l’arrêt attaqué. Dans sa décision, elle nota qu’en vertu de la loi no 6352, une décision sur la suspension des poursuites devait être rendue s’agissant des actes du requérant relevant du champ d’application des articles 32 et 33 de la loi no 2911.
31. Par la suite, la cour d’assises réexamina le dossier. Le 6 août 2015, elle décida de suspendre les poursuites engagées contre le requérant en vertu des articles 32 § l et 33 § l de la loi no 2911. Le requérant ne formula pas d’objection contre cette décision et celle-ci devint définitive.
2. Développements ultérieurs
a) Le déroulement de la procédure de réexamen de la condamnation du requérant (Uyarlama Yargılaması : procédure d’adaptation) après l’entrée en vigueur de la loi no 6352
32. à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6352, la cour d’assises réexamina le dossier, dans le cadre de la procédure d’adaptation, afin de reconsidérer les peines devenues définitives infligées au requérant (pour « commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste sans appartenance à celle-ci » et « propagande en faveur d’une organisation terroriste »).
33. La cour d’assises rendit sa décision le 16 octobre 2012. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle tint compte du fait que le requérant avait lancé des pierres sur les policiers pendant les manifestations et décida en conséquence de ne pas réduire la peine qui lui avait été infligée pour commission d’infractions au nom d’une organisation terroriste.
34. En ce qui concerne l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, la cour d’assises décida qu’il n’y avait pas lieu de suspendre l’exécution de la peine infligée, au motif que cette infraction ne relevait pas du champ d’application de la loi pertinente.
35. Le requérant forma opposition contre cette décision. Le 14 janvier 2013, la 6e chambre de la cour d’assises décida de rejeter l’opposition, estimant que la décision pertinente était conforme à la loi et aux procédures applicables.
b) La demande présentée par le requérant à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6459
36. à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6459 du 11 avril 2013 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression, publiée au Journal officiel le 30 avril 2013, le requérant demanda à la cour d’assises de faire application des dispositions pertinentes de ladite loi.
37. Le 15 mai 2013, la cour d’assises rejeta la demande du requérant. Dans son raisonnement, elle nota que la loi no 6459 n’introduisait aucune nouvelle disposition plus favorable s’agissant des infractions imputées au requérant, à savoir l’infraction d’« appartenance à une organisation terroriste armée » et l’infraction de « propagande en faveur d’une organisation terroriste armée ».
38. Le requérant forma opposition contre cette décision. Le 4 septembre 2013, la 6e chambre de la cour d’assises rejeta l’opposition en question, estimant que la décision pertinente était conforme à la loi et aux procédures applicables. Cette décision devint donc définitive.
39. Finalement, le requérant fut condamné :
. à six ans et trois mois d’emprisonnement pour l’infraction réprimée par l’article 220 § 6 du code pénal turc (loi no 5237), qui incrimine la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci, et l’infraction consistant à aider sciemment et délibérément une organisation sans appartenance à la structure hiérarchique de celle-ci, réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal turc ; en conséquence, il a été condamné, en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, de l’article 5 de la loi no 3713 et de l’article 53 du code pénal turc, pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans en être membre,
. à deux peines de cinq mois d’emprisonnement en application de l’article 32 § l de la loi no 2911, au motif qu’il avait participé aux deux manifestations des 6 décembre et 12 décembre 2009. Ensuite, il fut décidé de suspendre de suspendre les poursuites engagées contre le requérant, en vertu de la loi 6352,
. à cinq mois d’emprisonnement, en application de l’article 33 § 1 de la loi no 2911, au motif qu’il avait lancé des pierres sur des policiers lors de la manifestation du 12 décembre 2009. Ensuite, il fut décidé de suspendre de suspendre les poursuites engagées contre le requérant, en vertu de la loi 6352,
. à dix mois d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, d’avoir fait la propagande terroriste. Ensuite, il fut décidé de suspendre pour cinq ans le prononcé de la sentence.
2. M. Sarıyel (requête no 77545/12)
1. Faits et décisions
40. Le 28 mars 2006, le requérant fut arrêté pour avoir participé aux funérailles de quatre militants du PKK à Diyarbakır. Après avoir fait une déposition devant le procureur et le juge de première instance, il fut libéré.
41. Le 4 mai 2006, le parquet général de Diyarbakır déposa un acte d’accusation contre le requérant et plusieurs autres personnes auprès de la 5e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır, qui avait à l’époque des faits une compétence spéciale pour juger un certain nombre d’infractions aggravées énumérées à l’article 250 § 1 du code de procédure pénale.
42. Le 9 juin 2006, la cour d’assises tint la première audience dans cette affaire. à l’audience, le requérant déclara qu’il n’avait pas assisté aux funérailles en question, qu’il était assis devant un magasin au moment où les incidents étaient survenus et qu’il avait été arrêté par les policiers lorsqu’il avait quitté les lieux et traversé la rue. Confronté à des photographies qui avaient été prises à ce moment-là, il reconnut que la personne qui y figurait lui ressemblait, mais il déclara qu’il ne s’agissait pas de lui. Après avoir examiné les cinq photographies versées au dossier, les juges de la cour d’assises constatèrent que la personne qui y figurait était le requérant.
43. Le 11 avril 2008, la cour d’assises reconnut le requérant coupable d’avoir commis une infraction au nom de l’organisation terroriste PKK sans être impliqué dans la structure hiérarchique de celle-ci, délit réprimé par l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi de l’article 220 § 6 du même code, et elle le condamna à six ans et trois mois d’emprisonnement.
44. L’arrêt motivé de la cour d’assises s’ouvrait par un résumé de l’acte d’accusation, des observations du ministère public sur le fond de l’affaire, des moyens de défense du requérant et des éléments de preuve versés au dossier, à savoir les déclarations du requérant, les rapports sur les transcriptions des CD-ROM relatifs aux incidents, les rapports d’incident et d’arrestation, des publications imprimées faisant l’apologie de l’organisation terroriste PKK et des observations des témoins. La cour d’assises y mentionnait que le requérant avait participé avec ses coaccusés à la manifestation illégale organisée dans le centre-ville de Diyarbakır à la suite d’un appel du PKK publié sur des sites Internet contrôlés par cette organisation, qu’il avait scandé des slogans illégaux et qu’il avait attaqué les forces de sécurité en leur lançant des pierres. Elle y indiquait avoir prêté une attention particulière aux déclarations de l’agent de police S.D. selon lesquelles le requérant lui avait lancé des pierres.
45. Le requérant se pourvu en cassation contre cet arrêt.
46. Le 13 février 2012, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 11 avril 2008, estimant que les éléments recueillis avaient été examinés par la juridiction du fond, que la qualification des infractions imputées aux accusés avait été établie au regard de la nature de l’incident et des résultats de la procédure, que les conclusions de la défense avaient été rejetées pour des raisons plausibles et que l’arrêt rendu dans l’affaire sous examen était conforme à la loi et à la procédure applicables.
47. Dès que la condamnation prononcée contre le requérant devint définitive, le 18 mai 2012, celui-ci fut placé dans un établissement pénitentiaire pour y purger sa peine.
2. Développements ultérieurs
48. Le 6 juillet 2012, le requérant demanda à la cour d’assises le bénéfice de l’application des dispositions plus favorables de la loi no 6352, entrées en vigueur le 5 juillet 2012. Par un arrêt du 10 août 2012, la cour d’assises réexamina le dossier, réduisit d’un tiers la peine initiale du requérant et le condamna à quatre ans et deux mois d’emprisonnement.
49. Le requérant n’ayant pas formé opposition contre cet arrêt, celui-ci devint définitif.
50. à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6459 du 11 avril 2013 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression, publiée au Journal officiel le 30 avril 2013, le requérant saisit la cour d’assises d’une demande d’application des dispositions pertinentes de ladite loi.
51. Le 28 mai 2013, la cour d’assises rejeta la demande du requérant, au motif que la loi no 6459 n’introduisait aucune nouvelle disposition plus favorable s’agissant des infractions imputées au requérant.
52. Le requérant forma opposition contre cette décision. La 6e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır rejeta l’opposition formée par l’intéressé.
Par la suite, la dixième chambre de la cour d’assises de Bakırköy ordonna la libération conditionnelle du requérant pour bonne conduite à compter du 2 juillet 2015.
53. Finalement, le requérant fut condamné à six ans et trois mois d’emprisonnement pour l’infraction réprimée par l’article 220 § 6 du code pénal turc (loi no 5237), qui incrimine la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci, et l’infraction consistant à aider sciemment et délibérément une organisation sans appartenance à la structure hiérarchique de celle-ci, réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal turc ; en conséquence, il a été condamné, en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, de l’article 5 de la loi no 3713 et de l’article 53 du code pénal turc, pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans en être membre.
3. M. Ş.A. (requête no 81601/12)
1. Faits et décisions
54. Le 8 février 2010, le requérant fut arrêté et placé en détention pour avoir pris part aux événements susmentionnés survenus le 6 décembre 2009 à Diyarbakır.
55. Dans le cadre de l’enquête, les policiers examinèrent des séquences vidéo concernant des manifestations illégales antérieures afin de déterminer si le requérant avait participé à d’autres manifestations illégales. Après cet examen, la police établit qu’il avait participé à la manifestation organisée à Solhan (Bingöl) le 28 mars 2006 à la suite des funérailles de quatre militants du PKK et que, lors de cette manifestation, il s’était couvert le visage d’une écharpe noire pour dissimuler son identité et avait lancé des pierres sur les policiers.
56. Le 10 février 2010, les policiers recueillirent la déposition du requérant. Celui-ci nia avoir participé à une manifestation illégale, lancé des pierres sur des policiers et scandé des slogans illégaux en faveur de l’organisation terroriste.
57. Le même jour, le ministère public entendit le requérant. Il lui montra des photographies prises le 6 décembre 2009 qui le représentaient lançant des pierres, le visage couvert d’une écharpe. Le requérant reconnut être la personne figurant sur les photographies et s’être couvert le visage d’une écharpe. Toutefois, il nia avoir lancé des pierres et diffusé de la propagande en faveur de l’organisation terroriste. Il nia également les accusations relatives à la manifestation illégale organisée en mars 2006, affirmant qu’il n’y avait pas participé.
58. Le ministère public demanda le placement en détention du requérant au motif que celui-ci avait commis une infraction au nom d’une organisation terroriste sans en être membre, diffusé de la propagande en faveur de celle-ci et enfreint la loi no 2911.
59. Le requérant fut placé en détention provisoire plus tard dans la journée.
60. Le 10 février 2010, le procureur de Diyarbakır déposa devant la cour d’assises de Diyarbakır un acte d’accusation contre le requérant. Il y était notamment indiqué que celui-ci avait participé à la manifestation illégale du 6 décembre 2009, au cours de laquelle des slogans illégaux avaient été scandés en faveur du PKK, qu’il avait lancé des pierres sur des policiers, qu’il s’était couvert le visage d’une écharpe (puşi) blanche et qu’il avait fait des deux mains le signe de la victoire. Il y était également mentionné que, le 28 mars 2006, le requérant avait participé à une manifestation illégale organisée à l’occasion de funérailles, qu’il avait lancé des pierres sur des policiers et qu’il s’était couvert le visage d’une écharpe noire pendant la manifestation.
61. La première audience dans cette affaire se tint le 25 mai 2010. Le requérant présenta ses moyens de défense. Dans son mémoire en défense, il réitérait ses déclarations antérieures formulées au stade de l’enquête et niait avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Lors de l’audience, un rapport d’établissement des faits daté du 10 février 2010 et des photographies prises lors de manifestations qui s’étaient déroulées le 6 décembre 2009 furent présentés au requérant. Celui-ci contesta les éléments de preuve retenus contre lui, alléguant qu’il n’était pas l’individu représenté sur les photographies lançant des pierres, le visage couvert d’un tissu. La cour d’assises ordonna une expertise pour déterminer si la personne figurant sur les photographies était ou non le requérant.
62. Le 28 avril 2011, à l’issue de la huitième audience, la cour d’assises de Diyarbakır condamna le requérant pour les incidents survenus le 28 mars 2006 et le 6 décembre 2009.
63. S’agissant des incidents du 6 décembre 2009, la cour d’assises de Diyarbakır reconnut le requérant coupable d’avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans être impliqué dans la structure hiérarchique de celle-ci – délit réprimé par l’article 314 § 2 du code pénal par renvoi des articles 220 § 6 et 314 § 3 du même code – et le condamna à sept ans et six mois d’emprisonnement. Le requérant fut également reconnu coupable de deux infractions à la loi no 2911, pour lesquelles il fut condamné à une peine de douze mois d’emprisonnement au total. Il fut aussi reconnu coupable d’avoir résisté à des agents pour les empêcher d’exercer leurs fonctions et fut condamné à douze mois d’emprisonnement de ce chef. Enfin, il fut reconnu coupable de propagande en faveur d’une organisation terroriste et condamné à un an d’emprisonnement de ce chef.
64. S’agissant des incidents survenus le 28 mars 2006, le requérant fut reconnu coupable de propagande en faveur d’une organisation terroriste et condamné à un an d’emprisonnement de ce chef. Il fut également reconnu coupable de deux infractions à la loi no 2911, pour lesquelles il fut condamné à une peine de douze mois d’emprisonnement au total. Il fut aussi reconnu coupable d’avoir résisté à des agents pour les empêcher d’exercer leurs fonctions et fut condamné à douze mois d’emprisonnement de ce chef.
65. Dans son arrêt, la cour d’assises présenta un résumé des moyens de défense du requérant, des observations du ministère public sur le fond de l’affaire et des éléments de preuve versés au dossier, à savoir les déclarations du requérant, un rapport d’arrestation, un rapport d’enquête daté du 10 février 2010 portant sur l’analyse de séquences d’un CD-ROM et de la photo‑identification ainsi qu’un rapport d’expertise daté du 10 juin 2010 visant à déterminer si la personne figurant sur les photographies était ou non le requérant.
66. Dans la partie de son arrêt portant sur la manifestation du 6 décembre 2009, la cour d’assises tint pour établi que le requérant avait participé à la manifestation litigieuse à la suite d’un appel de l’organisation PKK que celle-ci avait publié par l’intermédiaire des organes de presse avec lesquels elle entretenait d’étroites relations. La cour d’assises indiqua en outre qu’en dépit des sommations de dispersion de cette manifestation illégale lancées par la police, le requérant n’avait pas mis fin à ses agissements, et qu’il figurait parmi ceux qui avaient lancé des pierres sur les forces de sécurité. Elle releva que le rapport d’expertise avait établi que le requérant avait lancé des pierres sur les forces de sécurité, qu’il s’était couvert le visage d’un tissu blanc et d’une écharpe jaune, et qu’il avait fait le signe de la victoire des deux mains. S’agissant de la manifestation du 28 mars 2006, la cour d’assises jugea établi, après avoir examiné les séquences vidéo, que le requérant avait participé à cette date à une manifestation illégale organisée à l’occasion des funérailles de quatre militants du PKK. Elle releva également que l’intéressé avait lancé des pierres sur les policiers et s’était couvert le visage d’un foulard noir pendant la manifestation.
67. Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Le 14 mars 2012, la Cour de cassation confirma la partie de l’arrêt rendu par la cour d’assises qui portait sur l’incident du 6 décembre 2009. En revanche, elle infirma la partie de l’arrêt relative à l’incident du 28 mars 2006. À cet égard, elle considéra que la question de savoir si la personne figurant sur les photographies était ou non le requérant devait faire l’objet d’un examen approfondi et ordonna que la vidéo et les photographies fussent envoyées à cet effet à une institution d’experts telle que le TÜBİTAK (Türkiye Bilimsel ve Teknolojik Araştırma Kurumu – le Conseil de la recherche scientifique et technologique de Türkiye) ou la TRT (Türkiye Radyo Televizyon Kurumu – la Société turque de radio et de télévision).
2. Développements ultérieurs
68. La loi no 6352 entra en vigueur le 5 juillet 2012. Le 10 juillet 2012, l’avocat du requérant demanda à la cour d’assises d’examiner si les dispositions modificatives de cette loi pouvaient être appliquées en faveur de son client.
69. Le 3 décembre 2012, la cour d’assises rendit un arrêt faisant application des modifications apportées par ladite loi. Elle réduisit de 1/8ème la peine d’emprisonnement infligée au requérant (qui fut ramenée de sept ans et six mois à six ans, six mois et vingt-deux jours) pour commission d’une infraction au nom d’une organisation terroriste sans implication dans la structure hiérarchique de celle-ci. En outre, la cour d’assises suspendit pour cinq ans le prononcé de la sentence condamnant le requérant à un an d’emprisonnement pour propagande en faveur d’une organisation terroriste.
70. Le 9 janvier 2013, l’avocat du requérant forma opposition contre la partie de l’arrêt relative à la propagande en faveur d’une organisation terroriste rendu le 3 décembre 2012 à l’issue de la procédure de réexamen.
71. La 7e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır examina l’opposition ainsi formée. Par un arrêt du 12 février 2013, elle jugea légale la procédure de réexamen de la peine du requérant et rejeta l’opposition dont elle était saisie.
72. Le 21 mars 2013, le requérant fut acquitté par la cour d’assises des faits dont il avait été accusé dans le cadre de la procédure portant sur les incidents du 28 mars 2006. Pour se prononcer ainsi, la cour d’assises prit en considération un rapport d’expertise pénale indiquant que les séquences vidéo analysées ne permettaient pas de déterminer formellement si la personne qui y figurait était le requérant.
73. La loi no 6459 portant modification de certaines lois au regard des droits de l’homme et de la liberté d’expression entra en vigueur le 30 avril 2013.
74. Le 7 mai 2013, l’avocat du requérant demanda à la cour d’assises d’acquitter son client du chef de commission d’une infraction au nom d’une organisation sans implication dans la structure hiérarchique de celle-ci, faisant valoir que le requérant avait déjà été condamné pour propagande en faveur d’une organisation terroriste. Appelée à rechercher si le requérant pouvait bénéficier des dispositions modifiées dans le cadre de la loi no 6459, la cour d’assises constata que les infractions commises par celui-ci ne figuraient pas au nombre de celles énumérées à l’article 7 § 4 de la loi no 3713 modifiée par la loi no 6459. Elle en conclut que le requérant ne pouvait pas bénéficier de la loi no 6459. Le requérant ne contesta pas cette décision.
75. Finalement, le requérant fut condamné :
. à six ans et six mois d’emprisonnement pour l’infraction réprimée par l’article 220 § 6 du code pénal turc (loi no 5237), qui incrimine la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci, et l’infraction consistant à aider sciemment et délibérément une organisation sans appartenance à la structure hiérarchique de celle-ci, réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal turc ; en conséquence, il a été condamné, en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, de l’article 5 de la loi no 3713 et de l’article 53 du code pénal turc, pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans en être membre,
. à douze mois d’emprisonnement en application de l’article 32 § l de la loi no 2911, au motif qu’il avait participé à une manifestation illégale,
. à douze mois d’emprisonnement, en application de l’article 33 § 1 de la loi no 2911, au motif qu’il avait résisté à des agents pour les empêcher d’exercer leurs fonctions,
. à un an d’emprisonnement en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713, d’avoir fait la propagande terroriste. Ensuite, il fut décidé de suspendre pour cinq ans le prononcé de la sentence.
4. M. Ayan (requête no 29254/12)
1. Faits et décisions
76. Le procureur général de Şırnak ouvrit une enquête contre le requérant au sujet des événements susmentionnés survenus le 21 octobre 2008 à Şırnak. Le requérant fut placé en garde à vue le 3 novembre 2008. Le 6 novembre 2008, le procureur de la République interrogea le requérant et demanda le placement de l’intéressé en détention provisoire pour « appartenance à une organisation terroriste armée ». Le même jour, le requérant fut placé en détention provisoire.
77. Le 20 novembre 2008, le procureur de Diyarbakır déposa devant la 6e chambre de la cour d’assises de Diyarbakır un acte d’accusation contre le requérant.
78. Le 12 février 2009, la première audience eut lieu dans cette affaire. Le requérant présenta ses moyens de défense en présence de son avocat. Dans son mémoire en défense, il réitérait ses déclarations antérieures formulées au stade de l’enquête et niait avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées. Lors de l’audience, la cour d’assises ordonna la réalisation d’une expertise aux fins d’examiner les séquences vidéo versées au dossier.
79. La cour d’assises condamna le requérant à six ans et trois mois d’emprisonnement pour avoir « commis une infraction au nom d’une organisation terroriste sans en être membre », délit réprimé par l’article 314 § 2 du code pénal turc (loi no 5237) par renvoi des articles 220 §§ 6 et 7 et 314 § 3 du même code. Elle le condamna en outre à dix mois d’emprisonnement pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste », infraction réprimée par l’article 7 § 2 de la loi no 3713 sur la prévention du terrorisme.
80. La cour d’assises condamna de surcroît l’intéressé à cinq mois d’emprisonnement en application de l’article 33 § 1 de la loi no 2911, à cinq mois d’emprisonnement en application de l’article 32 §2 de la même loi et à cinq mois d’emprisonnement pour avoir résisté à des agents afin de les empêcher d’exercer leurs fonctions, infraction réprimée par l’article 265 du code pénal turc par renvoi de l’article 33 § 2 de la loi no 2911. Elle ordonna la suspension du prononcé du jugement concernant les peines prononcées sur le fondement de la loi no 2911.
81. L’arrêt rendu par la cour d’assises s’ouvrait par un résumé de l’acte d’accusation, des observations du ministère public sur le fond de l’affaire, des moyens de défense du requérant et des éléments de preuve figurant au dossier, à savoir les déclarations du requérant, les rapports sur les transcriptions des CD-ROM relatifs aux incidents, des rapports d’incident et d’arrestation ainsi que des rapports d’expertise. Il y était indiqué que le requérant avait participé avec ses coaccusés à la manifestation illégale organisée dans le centre-ville de Şırnak à la suite d’un appel du PKK publié sur des sites Internet contrôlés par cette organisation, qu’il avait scandé des slogans illégaux, qu’il portait un masque et qu’il avait une pierre à la main.
82. L’avocat du requérant forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’assises.
83. Le 20 février 2012, la Cour de cassation confirma l’arrêt attaqué pour autant qu’il portait sur les condamnations infligées au requérant au motif qu’il avait commis une infraction au nom d’une organisation terroriste sans en être membre et qu’il avait diffusé de la propagande en faveur d’une organisation terroriste.
84. La décision de suspension du prononcé de la sentence relative aux peines d’emprisonnement infligées au requérant en application de la loi no 2911 devint définitive sans avoir été contestée.
2. Développements ultérieurs
85. Le 7 juillet 2012, le requérant introduisit devant la cour d’assises une demande de réexamen au titre de la loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012. Après avoir procédé au réexamen prévu par cette loi, qui était entrée en vigueur après la date de la commission des infractions dont le requérant avait été reconnu coupable, la cour d’assises le condamna à cinq ans, deux mois et quinze jours d’emprisonnement pour avoir « commis une infraction au nom d’une organisation terroriste sans en être membre » et à dix mois d’emprisonnement pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste » par un arrêt du 29 août 2012. En application de l’article 231 du code de procédure pénale, elle ordonna également la suspension du prononcé de la sentence relative à la peine d’emprisonnement infligée au requérant pour propagande en faveur d’une organisation terroriste.
86. Dans le même arrêt, la cour d’assises prononça aussi le sursis à l’exécution de la peine pour dix mois d’emprisonnement pour « propagande en faveur d’une organisation terroriste », et la libération du requérant eu égard à la durée d’emprisonnement déjà accomplie par lui.
87. Le requérant forma opposition contre cet arrêt. Toutefois, ses objections furent rejetées et la décision devint définitive le 4 décembre 2012.
88. Finalement, le requérant fut condamné :
. à six ans et trois mois d’emprisonnement pour l’infraction réprimée par l’article 220 § 6 du code pénal turc (loi no 5237), qui incrimine la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci, et l’infraction consistant à aider sciemment et délibérément une organisation sans appartenance à la structure hiérarchique de celle-ci, réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal turc ; en conséquence, il a été condamné, en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, de l’article 5 de la loi no 3713 et de l’article 53 du code pénal turc, pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans en être membre,
. à cinq mois d’emprisonnement en application de l’article 32 § l de la loi no 2911, au motif qu’il avait participé à une manifestation illégale. Ensuite, il fut décidé de suspendre du prononcé de la sentence,
. à cinq mois d’emprisonnement en application de l’article 32 § 2 de la loi no 2911, au motif qu’il avait résisté à des agents pour les empêcher d’exercer leurs fonctions. Ensuite, il fut décidé de suspendre du prononcé de la sentence,
. à cinq mois d’emprisonnement, en application de l’article 33 § 1 de la loi no 2911, au motif au motif qu’il avait lancé des pierres sur des policiers lors de la manifestation. Ensuite, il fut décidé de suspendre du prononcé de la sentence.
5. M. M.A.K. (requête no 74018/11)
1. Faits et décisions
89. Le 20 avril 2010, le requérant assista à la lecture publique d’un communiqué de presse devant le palais de justice de Diyarbakır. Reconnu par la police sur des photographies prises lors de cette réunion, l’intéressé fut par la suite arrêté, puis placé en garde à vue. Le rapport d’arrestation indique que les funérailles de quatre militants du PKK avaient eu lieu à Diyarbakır le 28 mars 2006.
90. Le 20 avril 2010, des policiers recueillirent la déposition du requérant au siège de la police de Diyarbakır. Ils lui demandèrent s’il était membre d’un parti politique ou d’une organisation non gouvernementale, s’il avait participé à deux manifestations organisées à Diyarbakır le 6 février 2005 et le 28 mars 2006 et, dans l’affirmative, s’il avait lancé des pierres sur les forces de sécurité. Le requérant affirma qu’il était membre du BDP (Parti pour la paix et la démocratie) et qu’il n’avait pas participé aux manifestations organisées aux dates susmentionnées.
91. Le 21 avril 2010, le requérant fut interrogé par le procureur général de Diyarbakır. Il reconnut qu’il était l’homme représenté sur les photographies. Toutefois, il soutint qu’il n’avait participé à aucune violence et qu’il n’avait pas scandé de slogans illégaux, et observa que l’on ne savait pas au juste si les photographies avaient été prises lors des manifestations litigieuses.
92. Le même jour, le requérant fut placé en détention provisoire.
93. Le 22 avril 2010, le procureur général de Diyarbakır déposa un acte d’accusation contre le requérant. Il lui reprochait d’avoir commis une infraction au nom de l’organisation terroriste PKK sans être impliqué dans la structure hiérarchique de celle-ci, délit réprimé par les articles 220 § 6 et 314 du code pénal, et d’avoir enfreint la loi no 2911 sur les réunions et défilés publics. Se fondant sur un enregistrement vidéo et sur des photographies tirées de cet enregistrement, il l’accusait d’avoir participé à la manifestation du 28 mars 2006 organisée à l’appel du PKK et d’avoir lancé des pierres sur la police.
94. Le 15 juin 2010, la cour d’assises de Diyarbakır tint la première audience dans cette affaire. À l’audience, le requérant soutint qu’il n’avait pas participé à la manifestation du 28 mars 2006 à Diyarbakır. Il ajouta que l’on ne savait pas au juste si les photographies qui l’incriminaient avaient été prises à cette date et pendant la manifestation en cause. Pour sa part, le procureur soutint derechef que les photographies tirées de l’enregistrement vidéo montraient le requérant lançant des pierres sur la police le 28 mars 2006.
95. Le 26 octobre 2010, la cour d’assises de Diyarbakır reconnut le requérant coupable des infractions réprimées par les articles 220 § 6 et 314 §§ 3 et 4 du code pénal et les articles 28 § 1, 32 et 33 de la loi no 2911 sur les réunions et défilés publics. Elle le condamna à huit ans et quatre mois d’emprisonnement au total. Pour se prononcer ainsi, elle se fonda sur un rapport d’expertise de l’enregistrement vidéo des forces de police établi le 22 avril 2010, sur le rapport d’arrestation, sur le rapport d’incident et sur le rapport relatif aux photographies. Dans son arrêt, la cour d’assises estima qu’il était établi que la manifestation du 28 mars 2006 avait été organisée à l’appel du PKK, que le requérant n’avait pas quitté les lieux de la manifestation malgré les sommations de dispersion faites par la police et qu’il avait lancé des pierres sur les policiers. Elle renvoya à un arrêt de la Cour de cassation (arrêt no 2008/44) dans lequel celle-ci s’était exprimée ainsi :
« Il n’est pas nécessaire que les appels publics à manifester lancés par l’organisation (le PKK) s’adressent à une personne déterminée. Les actes (manifestations) accomplis au nom de l’organisation sont connus de celle-ci et conformes à ses vœux. Il s’ensuit que les actes d’un accusé ayant participé à de telles manifestations sont constitutifs de l’infraction (...) réprimée par l’article 314 § 2 du code pénal. »
96. Dans son arrêt, la cour d’assises releva que le rapport d’expertise daté du 22 avril 2010 faisait état de l’existence de photographies montrant le requérant fracassant des pavés et se préparant avec d’autres à lancer des pierres le jour de la manifestation.
97. Le 5 décembre 2010, le requérant se pourvu en cassation contre l’arrêt du 26 octobre 2010. Dans son pourvoi, il soutenait que la photographie qui le montrait une pierre à la main n’avait pas été prise lors d’une manifestation et qu’elle était le seul élément de preuve sur lequel reposait sa condamnation.
98. Le 30 mai 2011, la Cour de cassation confirma la partie de l’arrêt de la cour d’assises condamnant le requérant aux motifs qu’il avait commis une infraction au nom du PKK, délit réprimé par les articles 220 § 6 et 314 du code pénal, et qu’il était resté sur les lieux de la manifestation et avait lancé des pierres sur la police, infractions réprimées par les articles 32 et 33 de la loi no 2911. En revanche, elle infirma la partie de l’arrêt condamnant le requérant sur le fondement de l’article 28 § 1 de la loi no 2911, estimant qu’il n’était pas été établi que l’intéressé avait été l’un des organisateurs de la manifestation du 28 mars 2006.
2. Développements ultérieurs
99. À l’issue d’un réexamen effectué en application de la loi no 6352, la peine infligée au requérant fut ramenée à quatre ans et deux mois d’emprisonnement le 4 août 2012.
100. Finalement, le requérant a été condamné à quatre ans et deux mois d’emprisonnement pour l’infraction réprimée par l’article 220 § 6 du code pénal turc (loi no 5237), qui incrimine la commission d’une infraction au nom d’une organisation sans appartenance à celle-ci, et l’infraction consistant à aider sciemment et délibérément une organisation sans appartenance à la structure hiérarchique de celle-ci, réprimée par l’article 220 § 7 du code pénal turc ; en conséquence, il a été condamné, en application de l’article 314 § 2 du code pénal turc par renvoi des articles 314 § 3 et 220 § 6 du même code, de l’article 5 de la loi no 3713 et de l’article 53 du code pénal turc, pour avoir commis une infraction au nom d’une organisation sans en être membre.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
1. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Le code pénal (loi no 5237)
101. L’article 7 § 2 du code pénal prévoit qu’en cas de différence entre les dispositions légales en vigueur à la date de la commission d’une infraction et celles en vigueur après cette date, l’auteur de l’infraction doit se voir appliquer la disposition la plus favorable.
102. À l’époque des faits, l’article 220 du code pénal se lisait comme suit:
Constitution d’une organisation à des fins d’activités criminelles
« Article 220 . 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation à des fins d’activités criminelles sera puni d’une peine de deux à six ans d’emprisonnement si la structure de l’organisation, le nombre de ses membres et la quantité d’équipement et de fournitures dont elle dispose sont suffisants pour commettre les crimes projetés.
2. Quiconque devient membre d’une organisation constituée à des fins d’activités criminelles sera puni d’une peine de un à trois ans d’emprisonnement.
3. Si l’organisation est armée, les peines indiquées ci-dessus seront augmentées d’un quart à la moitié.
4. Quiconque commet un crime dans le cadre des activités de l’organisation sera puni, indépendamment des peines prévues au présent article, des peines applicables au crime en question.
5. Les dirigeants de l’organisation seront punis en tant qu’auteurs de tous les crimes commis dans le cadre des activités de l’organisation.
6. Toute personne qui commet un crime au nom de l’organisation (illégale) sera punie en tant que membre de celle-ci même si elle n’y appartient pas.
7) Quiconque prête sciemment et intentionnellement son concours à une organisation criminelle est passible des mêmes peines que les membres de cette organisation, même si elle n’appartient pas à sa structure hiérarchique.
8. Quiconque fait de la propagande en faveur de l’organisation ou des objectifs de celle-ci sera puni d’une peine de un à trois ans d’emprisonnement. Lorsque cette infraction est commise par voie de presse et de publication, la peine est augmentée de moitié. »
103. Les paragraphes 6 et 7 de l’article 220 ont été modifiés comme suit par la loi no 6352, entrée en vigueur le 2 juillet 2012 :
« 6. Toute personne qui commet un crime au nom d’une organisation (illégale) sera punie en tant que membre de celle-ci même si elle n’y appartient pas. La peine réprimant l’appartenance à une telle organisation pourra être réduite de moitié.
7. Toute personne qui apporte sciemment et intentionnellement son concours ou son soutien à une organisation (illégale) sera punie en tant que membre de celle-ci même si elle n’appartient pas à sa structure hiérarchique. La peine réprimant l’appartenance à une telle organisation pourra être réduite des deux tiers au maximum en fonction de la nature du soutien ou du concours apportés.
104. L’article 220 § 6 du code pénal a été modifié par la loi no 6459, entrée en vigueur le 11 avril 2013. Il se lit actuellement comme suit :
6. Toute personne qui commet un crime au nom de l’organisation (illégale) sera punie en tant que membre de celle-ci même si elle n’y appartient pas. La peine réprimant l’appartenance à une telle organisation pourra être réduite de moitié. Le présent paragraphe ne s’applique qu’aux organisations armées. »
105. L’article 314 du code pénal est libellé comme suit :
Organisations armées
« Article 314 – 1. Quiconque constitue ou dirige une organisation en vue de commettre les infractions énoncées aux quatrième et cinquième sections du présent chapitre sera condamné à une peine de dix à quinze ans d’emprisonnement.
2. Tout membre d’une organisation telle que mentionnée au premier paragraphe sera condamné à une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement.
3. Les autres dispositions portant sur l’infraction de constitution d’une organisation en vue de commettre une infraction s’appliquent en tant que telles à l’infraction visée au présent article. »
2. Loi no 2911 sur les réunions et défilés publics
106. L’article 23 b) de la loi no 2911 sur les réunions et défilés publics, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, qualifiait de « réunions et défilés publics illégaux » les réunions ou défilés publics dans lesquels les manifestants ou les participants étaient munis, entre autres, d’armes à feu, d’explosifs, d’outils coupants ou perforants, de pierres, de bâtons, de barres de fer ou de caoutchouc, de cordes, de chaînes, de poison, de gaz ou de fumigènes.
107. Avant sa modification par la loi no 6008 du 25 juillet 2010, l’article 33 c) de la loi no 2911 prévoyait ce qui suit :
« L’article 33 (...) c) quiconque résiste au moyen d’une arme ou d’un article énuméré à l’article 23 b) à un ordre de dispersion lancé [lors d’une réunion ou d’un défilé public] sera puni d’une peine d’emprisonnement de cinq à huit ans (...) »
108. À la suite des modifications introduites par la loi no 6008, les parties pertinentes de l’article 33 de la loi no 2911 se lisaient ainsi :
« Quiconque participe à une réunion ou à un défilé publics muni d’une arme ou d’un article énuméré à l’article 23 b) sera puni d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement (...) »
109. Depuis les modifications introduites par la loi no 6008, l’article 32 §§ 1 et 2 de la loi no 2911 se lit comme suit :
« Tout participant à une réunion ou une manifestation illégale qui persiste à refuser de quitter les lieux de la réunion ou de la manifestation malgré des sommations de dispersion ou l’usage de la force sera puni d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement. Si l’auteur de l’infraction est l’un des organisateurs de la réunion ou du défilé publics, la peine sera augmentée de moitié.
Quiconque résiste aux forces de sécurité par la violence ou la menace malgré des sommations de dispersion ou l’usage de la force sera en outre passible de la peine réprimant l’infraction prévue à l’article 265 du code pénal (loi no 5237 du 26 septembre 2004). »
3. La loi no 3713 sur la prévention du terrorisme
110. À l’époque des faits, l’article 7 § 2 de la loi sur la prévention du terrorisme se lisait comme suit :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera puni d’une peine de un à cinq ans d’emprisonnement (...) »
111. L’article 8 de la loi no 6459 est ainsi libellé :
« Le deuxième alinéa de l’article 7 de la loi no 3713 est modifié comme suit et le paragraphe suivant est ajouté à cet article :
« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant, glorifiant ou encourageant le recours à la contrainte, la violence ou la menace sera puni d’une peine de un à cinq ans d’emprisonnement. Lorsque cette infraction est commise par voie de presse et de publication, la peine est augmentée de moitié. En outre, les rédacteurs en chef des organes de presse et de publication qui n’ont pas participé à la commission de l’infraction sont passibles d’une peine de mille à cinq mille jours-amende. Sont également punissables en vertu des dispositions du présent paragraphe :
a) Le fait de se couvrir totalement ou partiellement le visage afin de dissimuler son identité lors de réunions ou de manifestations qui font de la propagande en faveur d’une organisation terroriste,
b) Le fait, même en dehors du cadre d’une réunion ou d’un défilé public,
1. d’accrocher ou de porter des emblèmes, des images ou des symboles d’une organisation terroriste ;
2. de scander des slogans ;
3. de diffuser via des appareils audios ;
4. de porter un uniforme où figure l’emblème, l’image ou le symbole d’une organisation terroriste afin de manifester son appartenance ou son soutien à cette organisation. »
« Quiconque commet les infractions énumérées ci-après au nom d’une organisation terroriste sans en être membre ne peut être en plus puni pour l’infraction décrite à l’article 220, sixième alinéa, de la loi no 5237 :
a) l’infraction décrite au deuxième alinéa ;
b) l’infraction décrite à l’article 6, deuxième alinéa ;
c) l’infraction de participation à des réunions et manifestations illégales réprimée par l’article 28, premier alinéa, de la loi no 2911 du 6 octobre 1983 sur les réunions et manifestations. »
4. La jurisprudence de la Cour Constitutionnelle :
112. Le 10 juin 2021, la Cour constitutionnelle rendit un arrêt dans l’affaire Hamit Yakut (B. no 2014/6548, 10/6/2021), qui concernait la liberté de réunion et d’association. Dans le recours dont il l’avait saisie, le requérant alléguait que le fait d’avoir été condamné pour avoir commis une infraction au nom de l’organisation terroriste PKK sans être impliqué dans la structure hiérarchique de cette organisation, au seul motif qu’il avait participé à une manifestation, emportait violation de sa liberté de réunion et d’association.
113. Dans cette affaire, un tribunal de première instance avait condamné le requérant au motif que celui-ci avait commis une infraction au nom de l’organisation terroriste PKK sans être impliqué dans la structure hiérarchique de cette organisation (délit réprimé par l’article 220 § 6 du code pénal turc), relevant qu’il avait participé à une manifestation illégale au cours de laquelle des slogans avaient été scandés en faveur du PKK et des actes de violence avaient été perpétrés. Le tribunal avait infligé au requérant une peine de trois ans et neuf mois d’emprisonnement. Il l’avait également reconnu coupable de ne pas avoir quitté les lieux de la manifestation malgré les sommations de dispersion faites par les forces de sécurité et l’avait condamné de ce chef à six mois d’emprisonnement. En revanche, le requérant avait été acquitté des accusations de résistance aux forces de sécurité et de participation armée à la manifestation, faute de preuves suffisantes des actes qui lui étaient reprochés, à savoir le fait d’avoir lancé des pierres sur les forces de sécurité et de leur avoir résisté avec violence.
114. Dans sa décision, la Cour constitutionnelle conclut à la violation de la liberté de réunion et d’association du requérant, au motif que la base légale de la condamnation de celui-ci, à savoir l’article 220 § 6 du code pénal turc, ne répondait pas aux critères de la légalité.
2. DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. Rapports du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
115. Les passages pertinents des rapports du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe publiés le 1er octobre 2009, le 12 juillet 2011, le 10 janvier 2012, et le 20 février 2012 sont cités dans l’arrêt Gülcü c. Turquie (no 17526/10, §§ 66-69, 19 janvier 2016).
2. Rapports d’organisations non gouvernementales
1. Le rapport publié par Human Rights Watch le 1er novembre 2010
116. Les passages pertinents de ce rapport sont cités dans l’arrêt Gülcü c. Turquie (précité, § 70).
2. Rapports d’Amnesty International
117. Les passages pertinents des rapports publiés par Amnesty International le 17 juin 2010 et le 27 mars 2013 sont cités dans l’arrêt Gülcü c. Turquie (précité, §§ 71-72).
EN DROIT
1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
118. Le Gouvernement fait observer que dans la lettre de communication datée du 4 juin 2019 que la Cour lui a adressée, celle-ci a résumé l’objet de l’affaire en indiquant que M. M.A.K. avait été condamné à une peine d’emprisonnement en raison de sa participation à deux manifestations organisées à Diyarbakır le 28 mars 2006 et le 6 décembre 2009. Toutefois, il signale que le requérant a en réalité été acquitté dans le cadre de la procédure relative aux incidents du 28 mars 2006. En conséquence, il invite la Cour à limiter son examen à la procédure pénale à l’issue de laquelle le requérant a été condamné pour avoir participé à la manifestation du 6 décembre 2009.
119. La Cour constate que le requérant a effectivement été acquitté du chef de participation à la manifestation du 28 mars 2006. Faisant droit à la demande du Gouvernement, elle décide de limiter son examen aux évènements du 6 décembre 2009.
2. JONCTION DES REQUÊTES
120. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
121. Invoquant les articles 10 et 11 de la Convention, les requérants allèguent que leur condamnation pour participation à des manifestations et à des défilés emporte violation de leur droit à la liberté d’expression et de réunion (pour les événements du 6 décembre 2006 en ce qui concerne le requérant M. M.A.K., voir paragraphe 113 ci-dessus). La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant en vertu de la Convention et de ses Protocoles et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). En l’espèce, elle note que, en soumettant les griefs exposés ci-dessus, les requérants se plaignent de leur condamnation en raison de leur participation à des manifestations, faits qui relevaient essentiellement de l’exercice par eux de leur droit à la liberté de réunion pacifique.
122. Par ailleurs, la Cour estime que, dans les circonstances de la cause, l’article 10 de la Convention s’analyse en une lex generalis par rapport à l’article 11 de la Convention, lex specialis, de sorte qu’il n’y a pas lieu de le prendre en considération séparément (voir, mutatis mutandis, Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202, et, en particulier, Lütfiye Zengin et autres c Turquie, no 36443/06, § 35, 14 avril 2015, et Hakim Aydın c. Turquie, no 4048/09, § 41, 26 mai 2020). Il convient dès lors d’examiner le grief des requérants sur le terrain de l’article 11 de la Convention, lu à la lumière de l’article 10.
123. L’article 11 de la Convention dispose :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
1. Sur la recevabilité
Le Gouvernement soulève trois exceptions préliminaires, tirées respectivement du non-épuisement des voies de recours internes, du défaut de qualité de victime de certains des requérants et de l’inapplicabilité de l’article 11.
1. Sur le non-épuisement allégué des voies de recours internes
124. Le Gouvernement demande à la Cour de déclarer le grief des intéressés irrecevable pour non-épuisement des recours internes en ce qui concerne les premier, deuxième, troisième et quatrième requérants. À cet égard, il signale que les cours d’assises concernées ont révisé leurs arrêts à la suite de l’entrée en vigueur des lois nos 6352 et 6459. Il soutient qu’après le réexamen de leurs dossiers respectifs, les requérants auraient dû saisir la Cour constitutionnelle, car les décisions auxquelles ce réexamen avait abouti ont été rendues après le 23 septembre 2012, c’est-à-dire après la mise en place du système de recours individuel devant cette juridiction. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.
125. La Cour note qu’elle a déjà examiné et rejeté des exceptions identiques soulevées par le Gouvernement dans de précédentes affaires (voir Öner et Türk c. Turquie, no 51962/12, §§ 14-18, 31 mars 2015, et Özer c. Turquie (no 3), no. 69270/12, §19, 11 février 2020). Elle ne décèle aucun fait, argument ou circonstance particulière susceptibles de la mener à une conclusion différente. Dès lors, elle rejette la première exception préliminaire du Gouvernement.
2. Sur la qualité de victime des requérants
126. Par ailleurs, le Gouvernement signale que les poursuites judiciaires engagées contre les premier et quatrième requérants pour infraction à la loi no 2911 et propagande en faveur d’une organisation terroriste armée ont été suspendues, et il soutient que les intéressés ne peuvent se prévaloir de la qualité de victime à cet égard. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement.
127. La Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 73, CEDH 1999-VI ; Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, Müslüm Özbey c. Turquie, no 50087/99, § 26, 21 décembre 2006, et Ulusoy c. Turquie, no 52709/99, § 34, 31 juillet 2007).
128. La Cour observe que les requérants ont été arrêtés (pour les événements du 6 décembre 2006 en ce qui concerne le requérant M. M.A.K., voir paragraphe 113 ci-dessus), placés en détention provisoire puis condamnés pour avoir assisté à une manifestation et lancé des pierres sur les forces de sécurité lors de cette manifestation. Ils ont été privés de liberté dans le cadre de la procédure pénale engagée contre eux. Elle estime que la mesure de sursis à l’exécution de la peine était inapte à prévenir ou réparer les conséquences préjudiciables de la procédure pénale et de la condamnation directement subies par l’intéressé à raison de l’atteinte portée à sa liberté d’expression (voir, mutatis mutandis, Aslı Güneş c. Turquie (déc.), no 53916/00, 13 mai 2004, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, §§ 32 et 33, 24 janvier 2006, Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018, et Özer c. Turquie (no 3), précité, 20).
129. Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter également la deuxième exception préliminaire du Gouvernement et de conclure que les intéressés n’ont pas perdu leur qualité de victime.
3. Sur l’applicabilité de l’article 11 en l’espèce
130. Enfin, s’appuyant sur les décisions Kartal c. Turquie ((déc.), no 29768/03, 16 décembre 2008) et Çıraklar c. Turquie (no 19601/92, décision de la Commission du 19 janvier 1995), le Gouvernement soutient que l’article 11 de la Convention n’est pas applicable au grief des requérants, sauf en ce qui concerne le quatrième d’entre eux. Il estime que les manifestations litigieuses et les faits commis par les intéressés dans ce cadre ne relèvent pas du champ d’application de l’article 11. À cet égard, il souligne que, lors des manifestations, des slogans illégaux ont été scandés, des incidents violents se sont produits et des actes de violence ont été perpétrés par les requérants. Ces derniers contestent les arguments du Gouvernement.
131. La Cour rappelle que l’article 11 de la Convention ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes (voir Stankov et l’Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 77, CEDH 2001-IX). Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux où les organisateurs ou les participants sont animés par des intentions violentes, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 45, 23 octobre 2008, Alexeïev c. Russie, nos 4916/07, 25924/08 et 14599/09, § 80, 21 octobre 2010, Fáber c. Hongrie, no 40721/08, § 37, 24 juillet 2012, Gün et autres. c. Turquie, no 8029/07, § 49, 18 juin 2013, Taranenko c. Russie, no 19554/05, § 66, 15 mai 2014, et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 92, CEDH 2015). Il convient donc de déterminer si les faits des présentes requêtes relèvent du champ d’application de l’article 11 de la Convention.
132. La Cour rappelle que le simple fait que des actes de violence se produisent au cours d’un rassemblement ne saurait, à lui seul, suffire à faire conclure que les organisateurs du rassemblement avaient des intentions violentes (voir Karpyuk et autres c. Ukraine, nos 30582/04 et 32152/04, § 202, 6 octobre 2015).
133. La Cour a déjà examiné un certain nombre d’affaires où étaient en cause des manifestations dans lesquelles des manifestants s’étaient livrés à des actes de violence. Elle a conclu que les manifestations en question relevaient du champ d’application de l’article 11 de la Convention au motif que les organisateurs de ces rassemblements n’avaient pas exprimé d’intentions violentes et qu’il n’y avait aucune raison de croire que les rassemblements n’étaient pas censés être pacifiques (Nurettin Aldemir et autres c. Turquie, nos 32124/02, 32126/02, 32129/02, 32132/02, 32133/02, 32137/02 et 32138/02, § 45, 18 décembre 2007, Protopapa c. Turquie, no 16084/90, §§ 76 et 104, 24 février 2009, Uzunget et autres c. Turquie, no 21831/03, § 52, 13 octobre 2009, Asproftas c. Turquie, no 16079/90, § 106, 27 mai 2010, Gün et autres c. Turquie, no 8029/07, § 50, 18 juin 2013, Gülcü précité, §§ 91-97, Yaroslav Belousov c. Russie, nos 2653/13 et 60980/14, §§ 169-172, 4 octobre 2016). Elle note que lorsque les deux camps ‑ manifestants et policiers – ont pris part à des actes violents, il est parfois nécessaire de rechercher qui a commis les premières violences et si le requérant lui-même figurait parmi les responsables des premiers heurts ayant contribué à la détérioration du caractère initialement pacifique du rassemblement (Primov et autres c. Russie, no 17391/06, § 157, 12 juin 2014).
134. Dans l’affaire Primov et autres c. Russie, des manifestants avaient bloqué la route avec des barricades. Lorsque les policiers, après de longues négociations, avaient tenté de la dégager afin d’y rétablir la circulation, un certain nombre de manifestants avaient commencé à leur lancer des pierres et à les attaquer avec des barres de fer, des bâtons et des couteaux. Un rapport d’enquête interne avait établi que les manifestants avaient été les premiers à attaquer les policiers, et que ceux-ci avaient réagi par des tirs d’armes à feu pour se protéger (§ 158). Dans la partie de l’arrêt concernant l’applicabilité de l’article 11 de la Convention, la Cour, sans rechercher au préalable si le requérant s’était ou non livré à des actes de violence, a mis l’accent sur l’arrestation de l’intéressé en raison de sa participation à une manifestation et a conclu à l’existence d’une ingérence dans les termes suivants : « indépendamment de la question de savoir si le requérant a participé ou non à une action violente, la Cour estime que son arrestation peut être considérée, de manière défendable, comme une « ingérence » dans les droits de celui-ci tels que garantis par l’article 11 » (§ 100).
135. Dans un certain nombre d’affaires où était en cause un rassemblement sur la place Bolotnaïa de Moscou, la Cour a constaté que celui-ci tombait sous l’empire de l’article 11 de la Convention et elle a admis que les requérants pouvaient prétendre à la protection de cette disposition au motif qu’ils ne figuraient pas parmi les responsables des premières agressions ayant contribué à la détérioration du caractère pacifique du rassemblement (voir, entre autres, Yaroslav Belousov c. Russie, nos 2653/13 et 60980/14, § 172, 4 octobre 2016, Stepan Zimin c. Russie, nos 63686/13 et 60894/14, §72, 30 janvier 2018, et Lutskevich c. Russie, nos 6312/13 et 60902/14, § 94, 15 mai 2018).
136. La Cour rappelle également que, pour déterminer si un requérant peut prétendre à la protection de l’article 11, la Cour vérifie : i) si le rassemblement visé était censé être pacifique ou si ses organisateurs avaient des intentions violentes ; ii) si le requérant n’a pas manifesté des intentions violentes dans le cadre de sa participation à la réunion ; iii) si le requérant n’a pas infligé des lésions corporelles à autrui (Shmorgunov et autres c. Ukraine, nos 15367/14 et 13 autres, § 491, 21 janvier 2021).
137. En l’espèce, la Cour observe que si les rapports de police indiquent que les manifestions et rassemblements ont été organisés à l’appel du PKK et si les juridictions internes ont entériné ces constatations, aucun élément objectif du dossier ne donne à penser que ces manifestions et rassemblements n’étaient pas censés être pacifiques ou que leurs organisateurs avaient des intentions violentes. Les autorités internes n’ont pas examiné ce point et le Gouvernement n’a pas démontré le contraire.
138. En outre, rien dans les décisions des juridictions internes ne démontre que les requérants nourrissaient des intentions violentes dans le cadre de leur participation aux manifestations, ou qu’ils figuraient parmi les responsables des premiers heurts ayant contribué à la détérioration du caractère pacifique des rassemblements.
139. S’il est vrai que les requérants ont été condamnés pour avoir lancé des pierres sur des policiers, leur condamnation concernait des incidents survenus à des moments de tension où la police était intervenue pour disperser les manifestants. Il convient de souligner que les éléments du dossier ne permettent pas d’établir que les requérants avaient lancé des pierres sur les policiers dès le début de la manifestation. En conséquence, il ne ressort pas des éléments du dossier que les requérants aient eu d’emblée des intentions violentes.
140. De plus, bien que les rapports de police versés au dossier indiquent que des policiers ont été blessés lors des manifestations ici en cause et que des biens tant publics que privés ont été endommagés, la Cour constate que les éléments de preuve relatifs à la responsabilité individuelle des requérants ne sont pas clairs.
141. Dès lors qu’il n’existe pas d’éléments concrets démontrant que les requérants figuraient parmi les responsables des premiers heurts (voir, mutatis mutandis, Yaroslav Belousov, précité, § 172, Stepan Zimin, § 72, et Lutskevich, précité § 94, ainsi que la jurisprudence y est citée), que ni les organisateurs des rassemblements ici en cause ni les requérants n’avaient manifesté des intentions violentes et qu’il n’y avait donc aucune raison de croire que les rassemblements n’étaient pas censés être pacifiques, la Cour conclut que les requérants peuvent prétendre à la protection de l’article 11 de la Convention en ce qui concerne leur participation aux rassemblements et manifestations en question (voir, mutatis mutandis, Nurettin Aldemir et autres, précité, § 45, Gülcü, précité, §§ 93-97, et Kudrevičius et autres, précité, § 98).
142. Par conséquent, il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement.
4. Conclusion
143. Constatant que les griefs des requérants ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Les requérants
144. Les requérants estiment que leur condamnation pour participation aux manifestations et rassemblements susmentionnés s’analyse en une ingérence injustifiée dans leur droit à la liberté de réunion.
145. M. Çiçek reconnaît avoir participé à la manifestation du 6 décembre 2009 à Batman et avoir scandé des slogans avec le groupe de manifestants dont il faisait partie, mais il nie avoir lancé des pierres sur les policiers. Il ajoute que ce comportement ne constitue pas un crime et estime qu’il devrait être considéré comme une modalité d’exercice de la liberté d’expression et de réunion, raison pour laquelle l’article 11 devrait être examiné à la lumière de l’article 10 de la Convention dans la présente affaire. Selon lui, le dossier de l’affaire ne comporte aucun élément démontrant qu’il avait jeté des pierres sur la police, hormis les déclarations des policiers ayant déposé.
146. M. Sarıyel nie avoir pris part aux défilés organisés à la suite des funérailles des militants du PKK, et il soutient que même à admettre qu’il y avait participé, sa condamnation de ce chef n’en emporte pas moins violation de son droit à sa liberté de réunion.
147. M. Ş.A. affirme avoir participé à un seul événement le 6 décembre 2009, à savoir la lecture publique d’un communiqué de presse organisée par le DTP. Il soutient que les heurts qui ont opposé la police aux manifestants ne pouvaient justifier qu’on l’empêchât de jouir de son droit de réunion, qu’il avait exercé pacifiquement. Selon lui, sa condamnation à dix ans et six mois d’emprisonnement pour participation à cet événement pacifique emporte violation de son droit à sa liberté de réunion.
148. M. Ayan soutient que sa condamnation pour participation à une manifestation organisée par le DTP viole son droit à la liberté de réunion.
149. M. M.A.K. allègue que ses droits tels que garantis par les articles 10 et 11 de la Convention ont été violés en ce que sa condamnation par la cour d’assises de Diyarbakır n’était ni prévue par la loi ni proportionnée.
b) Le Gouvernement
150. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu d’ingérence dans les droits des requérants à la liberté de réunion. Il fait observer que tous les requérants ont été condamnés sur le fondement des articles 220 § 6 et 314 §§ 2 et 3 du code pénal, et que certains d’entre eux ont aussi été condamnés sur la base de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et des articles 32 § 1 et 33 § 1 de la loi no 2911. Il ajoute que même si la Cour devait considérer que les faits reprochés aux requérants relèvent du champ d’application de l’article 11, force-lui serait de constater que les dispositions pertinentes étaient accessibles et prévisibles.
151. En outre, le Gouvernement soutient que l’ingérence litigieuse poursuivait les objectifs légitimes de protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de la sécurité publique, ainsi que la prévention du crime. S’agissant de la nécessité de l’ingérence, il avance que la condamnation pénale des requérants répondait à un besoin social pressant et était nécessaire dans une société démocratique eu égard à leur comportement et aux incidents violents survenus lors des manifestations organisées par le PKK. À cet égard, il indique que les requérants ont scandé des slogans en faveur du PKK et lancé des pierres sur les policiers. Il souligne que le PKK a été inscrit sur une liste d’organisations terroristes par plusieurs États et organisations internationales, dont les États-Unis d’Amérique, les Nations unies et l’OTAN.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
152. La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, il ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres, précité § 91, et Kemal Çetin c. Turquie, no 3704/13, § 37, 26 mai 2020).
153. Selon la jurisprudence de la Cour, toute ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux » ; le vocable « nécessaire » n’a pas la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun ». Il appartient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » d’imposer une restriction donnée dans l’intérêt général. Si la Convention laisse à ces autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.
154. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier, sous l’angle de l’article 11, les décisions rendues par celles-ci en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres, précité, § 143, Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 412, 7 février 2017, et Adana TAYAD c. Turquie, no 59835/10, § 27, 21 juillet 2020).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
1. Sur la condamnation des requérants en application des articles 220 § 6 et 314 du code pénal
155. La Cour considère que les condamnations infligées aux requérants (pour les événements du 6 décembre 2006 en ce qui concerne le requérant M. M.A.K., voir paragraphe 113 ci-dessus) sur le fondement des articles 220 § 6 et 314 § 2 du code pénal pour appartenance à une organisation illégale au motif qu’ils avaient participé aux manifestations et défilés litigieux s’analysent en une ingérence dans leur droit à la liberté de réunion Işıkırık c. Turquie (no 41226/09, 14 novembre 2017, § 54).
156. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est prévue par la loi, poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est nécessaire dans une société démocratique pour les atteindre (Kudrevičius et autres, précité, § 102, et Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020).
157. La Cour note qu’elle a déjà examiné un grief presque identique dans l’affaire Işıkırık (précité, §§ 55-70), et qu’elle avait conclu à la violation de l’article 11 de la Convention. Dans cette affaire, elle était appelée à examiner l’application faite par les juridictions internes de l’article 314 § 2 du code pénal pris isolément et combiné avec l’article 220 § 6 du même code. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour observe en particulier que M. Işıkırık n’a été condamné pour appartenance à une organisation illégale que du fait de sa participation à deux réunions publiques organisées, selon le tribunal de première instance, suivant les instructions du PKK, et du fait de ses actes à ces occasions, à savoir un signe V pendant les funérailles, comme le montrent des photographies de lui, et des applaudissements pendant la manifestation. La Cour conclut donc que les conditions requises par l’article 314 § 2 du code pénal, combiné avec l’article 220 § 6, pour prononcer une condamnation pour appartenance à une organisation illégale ont été interprétées de manière extensive au détriment du requérant (ibidem, § 66).
158. Le cas d’espèce montre que l’éventail des actes susceptibles de justifier l’application d’une sanction pénale grave prenant la forme d’une peine d’emprisonnement fondée sur l’article 220 § 6 est particulièrement large, et n’offrait pas une protection suffisante contre les ingérences arbitraires des autorités. La condamnation de M. Işıkırık, pour des actes qui relèvent du champ d’application de l’article 11 de la Convention, n’a fait aucune distinction entre l’intéressé, un manifestant pacifique, et un individu qui aurait commis des infractions dans le cadre du PKK (ibidem, § 66).
159. La Cour a en outre considéré qu’une interprétation aussi extensive d’une norme juridique ayant pour effet d’assimiler le simple exercice des libertés fondamentales à l’appartenance à une organisation illégale, en l’absence de toute preuve concrète d’une telle appartenance, ne pouvait être justifiée. Elle a conclu que la condamnation du requérant en vertu des articles 220 § 6 et 314 du code pénal pour le simple fait d’avoir participé à une réunion publique et d’y avoir exprimé son opinion portait atteinte à l’essence même du droit à la liberté de réunion pacifique et, partant, aux fondements d’une société démocratique (ibidem, § 68).
160. La Cour constate donc que l’article 220 § 6 du Code pénal, tel qu’appliqué en l’espèce, aurait inévitablement un effet particulièrement dissuasif sur l’exercice des droits à la liberté d’expression et de réunion. En outre, l’application de la disposition litigieuse était non seulement susceptible de dissuader les personnes pénalement responsables d’exercer à nouveau les droits que leur confèrent les articles 10 et 11 de la Convention, mais elle était également très susceptible de dissuader d’autres membres du public d’assister à des manifestations et, plus généralement, de participer à un débat politique ouvert (voir, mutatis mutandis, Huseynli et autres c. Azerbaïdjan, nos 67360/11 et 2 autres, § 99, 11 février 2016 ; Süleyman Çelebi et autres c. Turquie, nos 37273/10 et 17 autres, § 134, 24 mai 2016 ; et Kasparov et autres c. Russie (no 2), no 51988/07, § 32, 13 décembre 2016, Işıkırık, précité, § 69). En conséquence, elle a conclu que l’article 220 § 6 du code pénal n’était pas « prévisible » dans son application en ce qu’il n’avait pas fourni au requérant une protection juridique contre une ingérence arbitraire dans l’exercice de son droit tel que garanti par l’article 11 de la Convention (ibidem, § 70).
161. Plus récemment, dans l’arrêt de principe qu’elle a rendu le 10 juin 2021 dans l’affaire Hamit Yakut (B. no 2014/6548, 10/6/2021), où le requérant avait été condamné en raison de sa participation à une manifestation illégale au cours de laquelle des slogans avaient été scandés en faveur du PKK et des actes violents avaient été commis, la Cour constitutionnelle turque, se référant aux arrêts rendus par la Cour à ce sujet (Işıkırık, Gülcü, précités, Agit Demir c. Turquie, no 36475/10, 27 février 2018, et d’autres arrêts subséquents), a conclu que l’article 220 § 6 du code pénal turc ne répondait pas aux critères de la légalité (paragraphes 107-109 ci-dessus).
162. En l’espèce, la Cour note que les requérants ont été condamnés, en application des articles 220 § 6 et 314 § 2 du code pénal, à des peines d’emprisonnement pour avoir participé aux manifestations et rassemblements susmentionnés en se couvrant le visage, en scandant des slogans en faveur du PKK et de son chef et en lançant des pierres sur les policiers. Bien que les requérants aient été reconnus coupables d’avoir lancé des pierres sur les policiers et qu’ils aient donc pris part à des actes de violence, la Cour estime qu’il n’y a aucune raison d’adopter en l’espèce des conclusions différentes de celles auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Işıkırık c. Turquie s’agissant de la prévisibilité de l’article 220 § 6 du code pénal.
163. Dès lors, l’ingérence résultant de l’application en l’espèce de l’article 220 § 6 du code pénal n’était pas prévue par la loi. En conséquence, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
Eu égard à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher si l’ingérence poursuivait le but légitime énoncé dans l’article 11 § 2, si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».
2. Sur les procédures pénales engagées contre les requérants sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et de la loi no 2911
164. Compte tenu du constat de violation de l’article 11 de la Convention auquel elle est parvenue ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher si la procédure pénale engagée contre les requérants sur le fondement de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 et de la loi no 2911 s’analysait en une ingérence dans leur droit à la liberté de réunion et, dans l’affirmative, si elle était justifiée (voir Işıkırık, précité, § 71).
4. sur la violation alléguée de l’article 6 de la convention
165. invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, M. M.A.K. soutient que l’on ne sait pas au juste à quelles dates les photographies sur lesquelles reposait sa condamnation ont été prises, que la juridiction nationale compétente n’a pas pris en considération ses arguments et que sa décision était insuffisamment motivée.
166. Eu égard aux motifs pour lesquels elle a constaté une violation de l’article 11 de la Convention en l’espèce (paragraphes 151-158 ci-dessus), la Cour estime qu’il ne s’impose pas d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.
5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
167. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
168. Les requérants demandent les sommes suivantes au titre du dommage matériel et moral qu’ils estiment avoir subi.
Nom du requérant
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Demande pour le dommage moral
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Demande pour le dommage matériel
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Fecreddin Çiçek
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500 000 livres turques (TRY) (environ 78 125 euros (EUR) à l’époque de la demande)
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-
Hakim Sarıyel
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20 000 EUR
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-
Ş.A.
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50 000 EUR
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50 000 EUR
Mehmet Ayan
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250 000 TRY (environ 39 060 EUR à l’époque de la demande)
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200 000 TRY (environ 31 250 EUR à l’époque de la demande)
M.A.K.
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50 000 EUR
|
50 000 EUR
169. Estimant que les demandes des requérants sont dénuées de fondement et excessives, le Gouvernement invite la Cour à les rejeter.
170. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour observe que les requérants n’ont pas fourni d’informations sur leurs éventuelles pertes pécuniaires. Par conséquent, ces demandes doivent être rejetées.
171. Quant aux demandes des requérants au titre du dommage moral, la Cour considère que ceux-ci ont certainement subi un préjudice moral auquel la constatation d’une violation de la Convention dans le présent arrêt ne suffit pas à remédier. Tenant compte de la disposition légale en vertu de laquelle ils ont été condamnés, la Cour leur accorde à chacun 7 500 euros au titre du dommage moral.
2. Frais et dépens
172. Les requérants réclament les sommes suivantes au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés.
M. Çiçek réclame 12 000 TRY (soit 1 875 EUR environ à l’époque de la demande) au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et pour les besoins de la procédure suivie devant la Cour. Il indique que ce montant correspond aux honoraires de son avocat, à des frais de traduction et à des frais postaux. à l’appui de sa demande, il présente un relevé des heures que son avocat aurait consacrées à sa représentation.
M. Sarıyel réclame 1 100 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés pour les besoins de la procédure menée devant la Cour. à l’appui de sa demande, il présente un relevé des heures que son avocat aurait consacrées à sa représentation.
M. Ş.A. réclame 10 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés pour les besoins de la procédure menée devant la Cour. Toutefois, il ne détaille pas sa demande.
M. Ayan réclame 16 100 TRY (soit 2 515 EUR environ à l’époque de la demande) au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et pour les besoins de la procédure suivie devant la Cour. Toutefois, il ne détaille pas sa demande.
M.M.A.K réclame 10 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et pour les besoins de la procédure suivie devant la Cour. Toutefois, il ne détaille pas sa demande.
173. Le Gouvernement soutient que les prétentions des requérants au titre des frais et dépens ne sont pas étayées, et qu’elles doivent par conséquent être rejetées.
174. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, entre autres, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 167, 23 mars 2016). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer 1 500 EUR à M. Çiçek et 1 100 EUR à M. Sarıyel tous frais confondus, et de rejeter la demande de trois autres requérants.
C. Intérêts moratoires
175. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide, de joindre les requêtes ;
2. Déclare, les requêtes recevables quant aux griefs formulés par les requérants sur le terrain de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
4. Dit, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le fond des griefs formulés par le requérant M. M.A.K. requérants sur le terrain de l’article 6 de la Convention ;
5. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), à chacun des requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) à M. Çiçek, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
3. 1 100 EUR (mille cent euros) à M. Sarıyel, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
Appendix
Liste des requêtes
Requête No
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Nom de l’affaire
|
Introduite le
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Requérant
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Représenté par
---|---|---|---|---
48694/10
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Çiçek c. Türkiye
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20/07/2010
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Fecreddin Çiçek
1990
Diyarbakır
Turc
|
Mesut Beştaş
77545/12
|
Sarıyel c. Türkiye
|
1/10/2012
|
Hakim Sarıyel
1965
Diyarbakır
Turc
|
Fazıl Ahmet Tamer
81601/12
|
Ş.A. c. Türkiye
|
1/11/2012
|
Ş.A.
1987
Diyarbakır
Turc
|
Serkan Akbaş
29254/12
|
Ayan c. Türkiye
|
21/3/2012
|
Mehmet Ayan
1983
Şırnak
Turc
|
Büşra Demir
74018/11
|
M.A.K. c. Türkiye
|
3/11/2011
|
M.A.K.
1973
Diyarbakır
Turc
|
Serkan Akbaş