TROISIÈME SECTION
AFFAIRE D.B. ET AUTRES c. SUISSE
(Requêtes nos 58817/15 et 58252/15)
ARRÊT
Art 8 • Non-reconnaissance prolongée du lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui à l’étranger et le père d’intention partenaire enregistré du père génétique • Application des principes jurisprudentiels de la Cour européenne concernant les enfants nés par GPA ayant des parents de sexes différents unis par un mariage • Intérêt supérieur de l’enfant non poursuivi • Ingérence disproportionnée dans son droit au respect de sa vie privée • Adoption de l’enfant d’un partenaire enregistré prévue tardivement par le législateur • Marge d’appréciation excédée • Vie familiale des deux parents non affectée de manière significative
STRASBOURG
22 novembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire D.B. et autres c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 58817/15 et 58252/15) dirigées contre la Confédération suisse et dont trois ressortissants de cet État, MM. D.B., Ma.B. et M.B. (« les requérants »), le dernier possédant également la nationalité américaine, ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 novembre 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 8 pris isolément et combiné avec l’article 14, et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur (le « Gouvernement ») et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires adressés par les organisations Ordo Iuris et Alliance Defending Freedom (ADF International), que le président de la section avait autorisées à se porter tierces intervenantes (article 36 § 2 de la Convention),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 juin, 27 septembre et 18 octobre 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. Les présentes requêtes concernent, d’une part, le refus des autorités suisses de reconnaître le lien de filiation entre le père d’intention et l’enfant né à l’étranger d’une gestation pour autrui (l’autre père, génétique, ayant quant à lui été reconnu) conformément au jugement et à l’acte de naissance californiens et, d’autre part, la durée de la procédure ayant abouti à l’établissement du lien de filiation. Sont en jeu l’article 8, ainsi que l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
EN FAIT
2. Les requérants à l’origine de la requête no 58817/15, D.B. (le premier requérant) et Ma.B. (le deuxième requérant), sont nés respectivement en 1973 et 1976. Ils sont représentés devant la Cour par Me K. Hochl, avocate à Winterthur. Le requérant à l’origine de la requête no 58252/15, M.B. (le troisième requérant), est né en 2011. Il est représenté devant la Cour par Me H. Graupner, avocat à Vienne, qui fut désigné par la représentante indépendante de l’enfant, Mme E. Copur.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
4. Les deux premiers requérants sont liés par un partenariat enregistré depuis le 11 février 2011.
5. En juillet 2010, ils conclurent un contrat de gestation pour autrui en Californie. Un embryon issu d’un ovule d’une donneuse anonyme et du sperme du deuxième requérant fut implanté dans l’utérus d’une mère porteuse. Une fois la grossesse confirmée, le tribunal californien rendit un jugement dans lequel il déclara que les deux hommes étaient les parents légaux de l’enfant à naître.
6. Le troisième requérant naquit en 2011. Un certificat de naissance conforme au jugement fut établi.
7. Le premier requérant cessa son activité professionnelle afin de se consacrer à l’éducation de l’enfant et au foyer. Le deuxième requérant conserva son emploi afin d’assurer l’entretien financier de la famille.
8. Le 30 avril 2011, les requérants demandèrent en Suisse la reconnaissance de la décision américaine et la transcription du certificat dans le registre de l’état civil.
9. Par décision du 21 mars 2012, l’office de l’état civil du canton de
Saint-Gall refusa de reconnaître le jugement californien et de transcrire le certificat de naissance dans les registres d’état civil.
10. Sur recours, le Département de l’intérieur du canton de Saint-Gall admit, par décision du 10 juillet 2013, l’inscription à l’état civil des deux premiers requérants en tant que pères de l’enfant.
11. Le 23 juillet 2013, l’Office fédéral de la justice (« l’OFJ ») forma un recours auprès du Tribunal administratif cantonal de Saint-Gall.
12. Par arrêt du 19 août 2014, le Tribunal administratif cantonal rejeta le recours après avoir pesé les intérêts, en l’occurrence l’interdiction de la gestation pour autrui et le bien de l’enfant. Reconnaissant ces deux principes comme faisant partie de l’ordre public suisse, il considéra en substance que l’enfant ne devait pas subir les conséquences négatives du choix – certes regrettable – de ses parents.
13. Le 25 septembre 2014, l’OFJ forma un recours contre cet arrêt.
14. Par arrêt du 21 mai 2015, le Tribunal fédéral admit le recours de l’OFJ et annula l’arrêt de la juridiction cantonale. Il releva notamment que la prohibition de toutes les formes de gestation pour autrui commandait une position rigide consistant à refuser de reconnaître le lien de filiation non génétique qui en résultait et à dire que le contournement manifeste de la loi conduisait à une violation de l’ordre public. Selon lui, nier une violation de l’ordre public aurait obligé les autorités d’application du droit à accepter comme un fait accompli un lien de filiation établi par une fraude à la loi, ce qui aurait encouragé le tourisme de procréation assistée et rendu largement inopérante l’interdiction nationale de la gestation pour autrui. Le Tribunal fédéral constata qu’on ne pouvait faire abstraction de la manière dont le lien de filiation a été établi dans le cas concret. Il estima que le fait d’avoir recouru à une gestation pour autrui en Californie afin de contourner l’interdiction prévalant en Suisse constituait une fraude à la loi juridiquement pertinente. Il reconnut l’arrêt californien en ce qui concerne le lien de filiation entre l’enfant et son père génétique (le deuxième requérant), mais refusa la reconnaissance du lien constaté par la justice américaine entre l’enfant et le premier requérant. Selon lui, malgré la non‑reconnaissance du lien de filiation entre le parent d’intention non génétique et l’enfant, la situation de ce dernier serait suffisamment protégée par le système juridique suisse et conforme au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. À cet égard, le Tribunal fédéral rappela que l’enfant vivait depuis toujours avec les deux premiers requérants, de sorte qu’ils formaient une communauté familiale protégée par l’article 8 de la Convention. L’éloignement de l’enfant de son environnement familial n’aurait pas été justifié. En outre, le troisième requérant avait acquis la nationalité suisse par l’effet de son lien de filiation avec le deuxième requérant et, dès lors, il n’était pas menacé d’apatridie. S’agissant de sa deuxième nationalité [des États-Unis], en revanche, il se trouvait, du fait de la non-reconnaissance du lien de filiation avec le premier requérant, dans une incertitude juridique. Par ailleurs, en qualité d’enfant génétique du deuxième requérant, il avait été enregistré à l’état civil et portait le nom de celui‑ci. Enfin, en cas d’empêchement du deuxième requérant, l’enfant n’aurait pas été privé de toute relation juridique avec le premier requérant, étant donné que la loi fédérale sur le partenariat enregistré entre personnes de même sexe (loi sur le partenariat) accordait au premier requérant certains droits et devoirs d’assistance.
15. Le 20 novembre 2015, les requérants introduisirent les présentes requêtes devant la Cour.
16. Le 1er janvier 2018, une modification du code civil autorisant l’adoption de l’enfant du partenaire enregistré entra en vigueur. Les requérants déposèrent le même jour une requête en ce sens.
17. Le 21 décembre 2018, les autorités cantonales prononcèrent l’adoption.
18. Le 26 septembre 2021, le peuple suisse accepta une modification du code civil résultant de l’initiative parlementaire « Mariage civil pour tous » (paragraphe 23 ci‑dessous).
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
19. L’article 119 de la Constitution fédérale de la Confédération suisse (« Cst. » ; Recueil systématique (« RS ») 101) du 18 avril 1999, est libellé comme suit :
Article 119
Procréation médicalement assistée et génie génétique dans le domaine humain
« 1 L’être humain doit être protégé contre les abus en matière de procréation médicalement assistée et de génie génétique.
2 La Confédération légifère sur l’utilisation du patrimoine germinal et génétique humain. Ce faisant, elle veille à assurer la protection de la dignité humaine, de la personnalité et de la famille et respecte notamment les principes suivants : (...)
d. le don d’embryons et toutes les formes de maternité de substitution sont interdits ; (...). [1]»
20. Les articles de la loi fédérale sur la procréation médicalement assistée (« LPMA » ; RS 810.11) du 18 décembre 1998 relatifs à la maternité de substitution sont libellés comme suit :
Article 4
Pratiques interdites
« Le don d’ovules et d’embryons ainsi que la maternité de substitution sont interdits. »
Article 2
Définitions
« Dans la présente loi, on entend par : (...)
k. mère de substitution : une femme qui accepte de porter un enfant conçu au moyen d’une méthode de procréation médicalement assistée et de le remettre définitivement à des tiers après l’accouchement ; (...). »
21. Le code civil suisse (RS 210), du 10 décembre 1907, tel qu’en vigueur aux dates du prononcé des décisions nationales litigieuses, autorisait l’adoption pour les couples mariés ou pour les personnes seules (articles 264a et 264b). Les couples liés par un partenariat enregistré n’étaient pas autorisés à adopter.
22. Les articles 264c et 268a du code civil, tel que modifié depuis le 1er janvier 2018, sont libellés comme suit :
Article 264c
Adoption de l’enfant du conjoint ou du partenaire
« 1 Une personne peut adopter l’enfant :
1. de son conjoint ;
2. de son partenaire enregistré, ou
3. de la personne avec laquelle elle mène de fait une vie de couple.
2 Le couple doit faire ménage commun depuis au moins trois ans.
3 Les personnes qui mènent de fait une vie de couple ne doivent être ni mariées ni liées par un partenariat enregistré. »
Article 268a
Procédure - Enquête
« 1 L’adoption ne peut être prononcée avant qu’une enquête portant sur toutes les circonstances essentielles n’ait été faite, au besoin avec le concours d’experts.
2 L’enquête doit porter notamment sur la personnalité et la santé du ou des adoptants et de l’enfant, leurs relations, l’aptitude du ou des adoptants à éduquer l’enfant, leur situation économique, leurs mobiles et les conditions familiales, ainsi que sur l’évolution du lien nourricier. »
23. Lors du référendum facultatif du 26 septembre 2021, le peuple accepta la modification du code civil instituant le mariage pour tous, mentionnée ci‑dessus (paragraphe 18). Elle est entrée en vigueur le 1er juillet 2022 et l’article 94 (nouveau) du code civil est libellé comme suit :
« Le mariage peut être contracté par deux personnes âgées de 18 ans révolus et capables de discernement. »
24. Les articles 25 et 27 de la loi fédérale sur le droit international privé (« LDIP » ; RS 291) du 18 décembre 1987, sont libellés comme suit :
Article 25 I
Reconnaissance / 1. Principe
« Une décision étrangère est reconnue en Suisse :
a. si la compétence des autorités judiciaires ou administratives de l’État dans lequel la décision a été rendue était donnée ;
b. si la décision n’est plus susceptible de recours ordinaire ou si elle est définitive, et
c. s’il n’y a pas de motif de refus au sens de l’art. 27. »
Art. 27 I
Reconnaissance / 3. Motifs de refus
« 1 La reconnaissance d’une décision étrangère doit être refusée en Suisse si elle est manifestement incompatible avec l’ordre public suisse.
2 (...)
3Au surplus, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond. »
Art. 70 III. Décisions étrangères
« Les décisions étrangères relatives à la constatation ou à la contestation de la filiation sont reconnues en Suisse lorsqu’elles ont été rendues dans l’État de la résidence habituelle de l’enfant ou dans son État national ou dans l’État du domicile ou dans l’État national de la mère ou du père. »
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
25. Les requérants demandent la jonction des requêtes nos 58817/15 et 58252/15. Eu égard à la similarité de leurs faits pertinents et de leur objet, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique. Dès lors, elle les joint en application de l’article 42 § 1 de son règlement.
2. DEMANDE DE RADIATION DES REQUÊTES
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
26. Le Gouvernement estime qu’il y a lieu de rayer les requêtes du rôle en vertu de l’article 37 § 1 b) de la Convention, le litige ayant été selon lui résolu. Il soutient que les faits dont les requérants tirent grief ne persistent plus.
27. Il rappelle que, le 1er janvier 2018, la modification du code civil autorisant l’adoption de l’enfant du partenaire enregistré est entrée en vigueur et, à la demande des requérants, l’adoption de l’enfant par le premier requérant fut prononcée le 21 décembre 2018.
28. Le Gouvernement estime donc que la situation dénoncée par les requérants a cessé d’exister.
29. En outre, il convient d’après lui de déterminer si la reconnaissance du lien de filiation entre le premier et le troisième requérant par l’adoption est suffisante pour effacer les éventuelles conséquences de la situation dont les requérants se plaignent devant la Cour.
30. Selon le Gouvernement, les requérants ne précisent pas quelles conséquences négatives ils auraient concrètement subies du fait du refus de reconnaître le lien de filiation entre le premier et le troisième requérant durant la période précédant l’adoption du troisième requérant le 21 décembre 2018.
31. Comme l’a retenu le Tribunal fédéral, le Gouvernement est d’avis que malgré la non‑reconnaissance d’un lien de filiation entre le premier et le troisième requérant, ce dernier était suffisamment protégé par l’ordre juridique suisse à la lumière de la Convention et de la Convention sur les droits de l’enfant durant la période précédant son adoption. Il sied de relever également que l’enfant a été adopté alors qu’il était encore en bas âge (7 ans et 8 mois).
2. Les requérants
32. Les requérants maintiennent leurs requêtes. Ils observent que leur qualité de victime demeure inchangée, les autorités nationales n’ayant pas reconnu, ni réparé la violation. Ensuite, ils arguent qu’en 2015, à la date du prononcé de la décision du Tribunal fédéral, la législation suisse ne permettait pas l’adoption de l’enfant du partenaire enregistré. Ce ne serait qu’en 2016 que le Parlement se serait ainsi saisi de la question. Les requérants auraient finalement dû attendre 8 ans après la naissance de l’enfant pour faire reconnaître légalement le lien de filiation. Durant cette période, l’enfant aurait été insuffisamment protégé par la non‑reconnaissance de son lien de filiation avec son père d’intention (le premier requérant), lequel n’aurait pas exercé l’autorité parentale. Ainsi, l’établissement du lien de filiation entre le premier requérant et l’enfant n’aurait pas eu le caractère efficace et effectif qu’exige la Cour dans l’avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC] (demande no P16-2018-001, Cour de cassation française, 10 avril 2019).
33. Les requérants soutiennent ensuite que la procédure ayant mené à l’établissement de la filiation n’était pas compatible avec ledit avis consultatif selon lequel le droit interne doit offrir un mécanisme effectif permettant la reconnaissance de ce lien et garantissant l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant.
34. Les requérants estiment qu’en l’espèce, l’adoption n’a été prononcée que 8 ans après la naissance de l’enfant. Ce dernier aurait été âgé de 7 ans et 8 mois à la date de l’adoption et, jusqu’alors, les requérants auraient été contraints de vivre dans l’incertitude et de subir des désagréments faute de lien de parenté entre le second père et l’enfant. En outre, les requérants ajoutent que le droit suisse de l’adoption ne garantit pas l’effectivité et la célérité de la mise en œuvre de la reconnaissance du lien avec le parent d’intention.
35. Eu égard à ce qui précède, les requérants soutiennent que cette affaire a une pertinence générale pour les droits fondamentaux, d’autant que de plus en plus d’enfants naissent d’une gestation pour autrui.
2. Appréciation de la Cour
36. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 37 § 1 b) de la Convention, elle peut, « à tout moment de la procédure, (...) décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure (...) que le litige a été résolu (...) ». Pour pouvoir conclure à l’applicabilité dans le cas d’espèce de la disposition précitée, elle doit répondre à deux questions successives : d’abord celle de savoir si les faits dont les intéressés se plaignent persistent ou non, et ensuite celle de savoir si les conséquences ayant pu résulter d’une violation de la Convention à raison de ces faits ont été effacées (Kaftaïlova c. Lettonie (radiation) [GC], no 59643/00, § 48, 7 décembre 2007).
37. À cet égard, il importe de noter que ce n’est que depuis le 1er janvier 2018 qu’il est possible d’adopter l’enfant du partenaire enregistré en Suisse. Ainsi, à la date de la décision de refus de reconnaissance du lien de filiation avec le parent d’intention, confirmée par le Tribunal fédéral le 21 mai 2015, il n’existait aucune autre possibilité de faire reconnaître ce lien en Suisse. Ainsi, durant presque 7 ans et 8 mois, les requérants n’avaient aucune possibilité de faire reconnaître, de manière définitive, le lien de filiation. Dès lors, la Cour considère que les conséquences d’une éventuelle violation de la Convention n’ont pas été suffisamment effacées pour lui permettre de conclure que le litige a été résolu, au sens de l’article 37 § 1 b) de la Convention.
38. De surcroît, la Cour rappelle qu’en vertu de l’alinéa 2 de l’article 37 § 1 de la Convention, elle poursuit l’examen d’une requête si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige. Or, elle considère que l’objet des présentes requêtes – le lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui et les parents d’intention qui sont de même sexe et unis par un partenariat enregistré – met en jeu une importante question d’intérêt général, en particulier pour les États parties à la Convention qui n’ont pas adopté de lois permettant la reconnaissance du lien de filiation dans des circonstances similaires à celles qui se trouvent à l’origine de la présente affaire. La poursuite de l’examen des requêtes permettrait ainsi de clarifier, sauvegarder et développer les normes de protection prévues par la Convention (voir, dans ce sens, Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, §§ 89‑90, CEDH 2012 (extraits), Karner c. Autriche, no 40016/98, §§ 25-28, CEDH 2003‑IX, et Paposhvili c. Belgique [GC] no 41738/10, §§ 129-133, 13 décembre 2016).
39. Par conséquent, la Cour rejette la demande du Gouvernement tendant à la radiation des requêtes.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION À RAISON DU REFUS DE RECONNAÎTRE LE LIEN DE FILIATION ENTRE D.B. ET M.B.
40. Les requérants voient dans le refus de reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention (premier requérant) et l’enfant (troisième requérant) une violation du droit au respect de leur vie privée et familiale. Ils estiment en outre qu’une procédure d’adoption, en lieu et place de la reconnaissance de l’acte de naissance, ne permettait pas de remédier à cette atteinte.
41. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
1. Applicabilité de l’article 8 de la Convention
42. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que le grief des requérants relève du champ d’application de l’article 8 de la Convention. Elle rappelle néanmoins que toute question touchant à sa compétence est déterminée par la Convention elle‑même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée. Il s’ensuit qu’elle se doit d’examiner la question de sa compétence ratione materiae à chaque stade de la procédure (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III, et Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010).
43. La Cour rappelle d’emblée que le respect de la vie privée exige que chaque enfant puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation (Mennesson c. France, no 65192/11, §§ 46 et 96, CEDH 2014).
44. La Cour rappelle, de surcroît, que lorsque des parents d’intention, comme le feraient des parents biologiques, s’occupent depuis la naissance d’un enfant né d’une gestation pour autrui, et que tous vivent ensemble d’une manière qui ne se distingue en rien de la « vie familiale » dans son acceptation habituelle, cela suffit à établir que l’article 8 trouve à s’appliquer sous son volet relatif à la « vie familiale » (Mennesson, précité, §§ 44 et suiv.). En l’espèce, le Tribunal fédéral a lui‑même reconnu que l’enfant vivait depuis toujours avec les deux premiers requérants, de sorte qu’ils formaient une « communauté familiale » protégée par l’article 8 de la Convention (paragraphe 14 ci-dessus).
45. La Cour conclut de ce qui précède que l’article 8 de la Convention est applicable au grief des requérants aussi bien sous son volet relatif à la « vie privée » (troisième requérant) que sous son volet relatif à la « vie familiale » (tous les requérants).
2. Sur le non‑épuisement des voies de recours internes par les requérants
46. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont allégué aucune violation de leur droit au respect de la vie familiale, ni aucune violation du droit au respect de la vie privée s’agissant des deux premiers d’entre eux. Selon lui, seul le grief concernant le bien de l’enfant peut être examiné par la Cour, les voies de droit internes n’ayant pas été épuisées s’agissant des autres griefs qu’ils ont pu soulever (article 35 § 1 de la Convention).
47. Les requérants soutiennent que les griefs susmentionnés ont été exposés devant les autorités internes, de même que dans les requêtes devant la Cour.
48. La Cour observe que les requérants ont soulevé les griefs susmentionnés dans leur recours formé devant le Tribunal fédéral et que celui‑ci y a répondu. Dès lors, ils ont épuisé les voies de recours internes.
49. Il convient donc de rejeter l’exception tirée par le Gouvernement d’un non‑épuisement des voies de recours internes.
3. Conclusion concernant la recevabilité
50. Constatant que le grief tiré du refus de reconnaître le lien de filiation entre le premier et le troisième requérant à l’aune de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les thèses des parties et les observations des tiers intervenants
a) Les requérants
51. Les requérants observent que le Gouvernement invoque l’article 27 al. 1 de la LDIP (paragraphe 24 ci‑dessus) pour justifier l’ingérence dans leur vie privée et familiale. Selon cette disposition, la reconnaissance d’un jugement étranger peut être refusée s’il est « manifestement » incompatible avec l’ordre public suisse. Les requérants en concluent que la violation de l’ordre public doit être évidente. Or, selon eux, la reconnaissance du jugement américain qui établissait un lien de filiation entre le premier et le troisième requérant n’était pas « manifestement » contraire à l’ordre public, et par conséquent, l’ingérence n’était pas prévue par la loi.
52. À cet égard, les requérants rappellent qu’en matière de reconnaissance et d’exécution des jugements étrangers, la réserve de l’ordre public posée à l’article 27 al. 1 de la LDIP doit être appliquée de manière restrictive. Il faut avant tout selon eux que la reconnaissance et l’exécution de la décision étrangère en Suisse soient considérées comme étant absolument incompatibles avec les valeurs juridiques et éthiques nationales.
53. En outre, dans son rapport sur la gestation pour autrui du 29 novembre 2013, le Gouvernement lui‑même aurait conclu qu’un lien de filiation établi à l’étranger par le biais d’une mère porteuse ne s’opposait pas formellement à l’ordre public suisse au sens de l’article 27 al. 1 de la LDIP.
54. S’agissant des buts légitimes invoqués par le Gouvernement, à savoir la protection de la mère porteuse et de l’enfant, les requérants considèrent que les objectifs poursuivis par l’interdiction en Suisse de la gestation pour autrui ne justifient pas un refus de reconnaître une filiation, établie à l’étranger, née d’une gestation pour autrui.
55. Les requérants soutiennent que le refus de reconnaissance n’est pas susceptible d’assurer la protection des mères porteuses et des enfants contre leur commercialisation. Il s’agit selon eux de considérations de prévention générale qui, certes, permettraient de justifier l’interdiction de la gestation pour autrui en Suisse, mais non de motiver un refus de reconnaissance au sens de l’article 27 al. 1 de la LDIP. Il en irait de même de la protection de l’enfant, dont les intérêts exigent la reconnaissance du lien de filiation avec les deux parents. Les requérants allèguent que si la gestation pour autrui a déjà été effectuée et que l’enfant est né, il n’est plus justifié, au regard de l’intérêt supérieur de ce dernier, de prétendre vouloir le protéger contre une commercialisation abstraite. La reconnaissance pleine et entière du jugement étranger, c’est‑à‑dire celui qui établit le lien de filiation entre l’enfant et les deux pères, devrait primer, en vertu de l’intérêt réel et concret de l’enfant. Par conséquent, l’ingérence dans les droits protégés des requérants ne poursuivrait aucun but légitime.
56. Quant à la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, les requérants sont d’avis que l’affirmation du Gouvernement selon laquelle ils n’ont fait mention d’aucun obstacle concret est fausse.
57. En effet, le premier requérant n’aurait eu aucun droit de représentation à l’égard de son fils pendant 8 ans. À la crèche, à la maternelle et à l’école, il aurait été confronté à de graves difficultés parce qu’il n’avait aucun pouvoir de décision. De même, il n’aurait pu entreprendre des voyages avec l’enfant à l’étranger qu’avec l’accord préalable du deuxième requérant.
58. Par ailleurs, avant la conclusion de la procédure devant le Tribunal fédéral en mai 2015, le troisième requérant n’aurait pas été inscrit au registre de l’état civil et n’aurait pas pu acquérir la nationalité suisse.
59. Il y a donc eu, selon les requérants, violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale.
b) Le Gouvernement
60. Le Gouvernement ne conteste pas que le refus de reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention (le premier requérant) et l’enfant (le troisième requérant) est constitutif d’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du troisième requérant (D c. France, no 11288/18, § 41, 16 juillet 2020).
61. Le Gouvernement observe que le refus de reconnaître le jugement américain concernant le lien de filiation entre le premier et le troisième requérant se fonde sur l’article 27 al. 1 de la LDIP (paragraphe 24 ci‑dessus), selon lequel la reconnaissance d’une décision étrangère doit être refusée en Suisse si elle est manifestement incompatible avec l’ordre public suisse. Il allègue que, en Suisse, la gestation pour autrui est interdite, si bien que le refus de reconnaître le jugement américain concernant le lien de filiation litigieux est prévu par la loi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
62. Le Gouvernement soutient en outre que l’interdiction de la gestation pour autrui est motivée par la protection de la femme, ainsi que par la protection du bien de l’enfant. Elle vise ainsi deux des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention : la « protection de la santé » et « la protection des droits et libertés d’autrui » (D c. France, précité, § 44).
63. Quant à la question de savoir si cette ingérence est « nécessaire dans une société démocratique », le Gouvernement distingue le droit des deux premiers requérants au respect de leur vie familiale, d’une part, et le droit du troisième requérant au respect de sa vie privée, d’autre part. Concernant le droit des deux premiers requérants au respect de leur vie familiale, il relève que ces derniers ne prétendent pas que les difficultés qu’ils évoquent aient été insurmontables ni ne démontrent que le refus de reconnaître le lien de filiation entre le premier et le troisième requérant durant la période précédant son adoption les aurait empêchés de jouir de leur droit au respect de leur vie familiale (Mennesson, précité, § 92). Ainsi, compte tenu de l’absence de conséquences concrètes du défaut de reconnaissance du lien de filiation entre le premier et le troisième requérant sur leur vie familiale, pendant la période entre la naissance de ce dernier et son adoption par le troisième requérant, et d’autre part, de la marge d’appréciation dont disposent les États en la matière, la situation à laquelle a conduit la conclusion du Tribunal fédéral en l’espèce aurait ménagé un juste équilibre entre les intérêts des requérants et ceux de l’État (Mennesson, précité, § 94).
64. Concernant le droit du troisième requérant au respect de sa vie privée, le Gouvernement estime que l’adoption de l’enfant du conjoint constitue en l’espèce un mécanisme effectif et suffisamment rapide permettant la reconnaissance du lien de filiation entre le premier et le troisième requérant.
65. En outre, pour ce qui est de la période précédant l’adoption, le Tribunal fédéral a constaté que l’enfant devait être considéré comme ayant été suffisamment protégé par l’ordre juridique suisse ainsi qu’à la lumière de la Convention et de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant dans le cas concret.
66. Selon le Gouvernement, le troisième requérant n’a pas démontré avoir concrètement subi des atteintes à sa vie privée du fait de la non‑reconnaissance du jugement américain concernant le premier requérant. L’absence de reconnaissance du lien de filiation n’aurait pas non plus fait obstacle à l’adoption de l’enfant par le premier requérant à partir de 2018.
67. Au vu de ce qui précède, le Gouvernement conclut à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention.
c) Les tiers intervenants
68. Ordo Iuris soutient que le droit et la pratique des États membres du Conseil de l’Europe font preuve d’une grande réticence à inscrire des personnes autres que les parents biologiques dans les certificats de naissance. Par ailleurs, le tiers intervenant estime qu’il n’existe pas de consensus parmi les États membres quant à la légalité des contrats de gestation pour autrui. Dès lors, l’État doit se voir accorder une marge d’appréciation étendue.
69. ADF International observe que la majorité des États du Conseil de l’Europe interdisent la gestation pour autrui et qu’il appartient à chaque État de décider comment réglementer cette question qui soulève autant de questions éthiques, morales, psychologiques, sociales et juridiques. Le tiers intervenant soutient que la pratique de la gestation pour autrui peut mener à la commercialisation et la traite des êtres humains et met en cause la dignité et sécurité des femmes et des enfants.
2. Appréciation de la Cour
a) Ingérence, base légale et but légitime
70. La Cour estime, s’agissant du cas d’espèce, qu’il n’y a pas de doute quant à l’existence d’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée du troisième requérant. Elle est également prête à admettre qu’il y a eu une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la « vie familiale » de tous les requérants (Mennesson, précité, § 49), comme reconnu par le Tribunal fédéral (paragraphes 14 et 44 ci-dessus).
71. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés au second paragraphe de cette disposition et si elle est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre. La notion de « nécessité » implique une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime poursuivi (Mennesson, précité, § 50).
72. Les requérants soutiennent que, contrairement à ce que dit le Gouvernement, l’ingérence litigieuse ne peut pas se fonder sur l’article 27 al. 1 de la LDIP, selon lequel « [l]a reconnaissance d’une décision étrangère doit être refusée en Suisse si elle est manifestement incompatible avec l’ordre public suisse ». Ils estiment que la reconnaissance du jugement américain, établissant un lien de filiation entre le premier et le troisième requérant, n’était pas « manifestement » contraire à l’ordre public et que, par conséquent, l’ingérence n’était pas prévue par la loi.
73. La Cour rappelle qu’en Suisse, la gestation pour autrui est interdite. Elle estime dès lors que le refus de reconnaître le jugement américain concernant le lien de filiation entre le premier et le troisième requérant était prévu par la loi, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention.
74. Le refus de la Suisse de reconnaître un lien de filiation entre les enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui et les parents d’intention procède de la volonté de décourager ses ressortissants à recourir hors du territoire national à une méthode de procréation qu’elle prohibe sur son territoire, dans le but, selon sa perception de la problématique, de préserver les enfants et la mère porteuse (Mennesson, précité, § 62). La Cour admet donc que le Gouvernement est fondé à dire que l’ingérence litigieuse visait deux des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 de la Convention : « la protection de la santé » et « la protection des droits et libertés d’autrui ».
b) Nécessité dans une société démocratique
75. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts, la notion de « nécessité » impliquant une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime poursuivi.
1. Les principes généraux pertinents
76. Dans l’arrêt Mennesson (précité ; voir aussi Labassee c. France, no 65941/11, 26 juin 2014), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 8 de la Convention l’impossibilité pour deux filles nées en Californie d’une gestation pour autrui d’obtenir en France la reconnaissance de la filiation légalement établie aux États-Unis entre elles et le père biologique (§ 100 de l’arrêt).
77. La Cour a conclu à la violation du droit au respect de la vie privée des enfants. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tout d’abord souligné que « le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation », et qu’« un aspect essentiel de l’identité des individus est en jeu dès lors que l’on touche à la filiation » (§ 96 de l’arrêt). Elle a ajouté que « le droit au respect de la vie privée [des enfants nés à l’étranger d’une gestation pour autrui], qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation, se trouv[ait] significativement affecté [par la non-reconnaissance en droit français du lien de filiation entre ces enfants et le père biologique] ». Elle en a déduit que se posait « une question grave de compatibilité de cette situation avec l’intérêt supérieur des enfants, dont le respect doit guider toute décision les concernant » (§§ 96 et 99 de l’arrêt Mennesson).
78. Elle s’est ensuite prononcée sur la question de la reconnaissance du lien de filiation entre les deux enfants et le père d’intention, qui était leur père biologique. Elle a jugé ce qui suit (§ 100 de l’arrêt) :
« Or non seulement le lien entre les [enfants] requérantes et leur père biologique n’a pas été admis à l’occasion de la demande de transcription des actes de naissance, mais encore sa consécration par la voie d’une reconnaissance de paternité ou de l’adoption ou par l’effet de la possession d’état se heurterait à la jurisprudence prohibitive établie également sur ces points par la Cour de cassation (...). La Cour estime, compte tenu des conséquences de cette grave restriction sur l’identité et le droit au respect de la vie privée des [enfants] requérantes, qu’en faisant ainsi obstacle tant à la reconnaissance qu’à l’établissement en droit interne de leur lien de filiation à l’égard de leur père biologique, l’État défendeur est allé au-delà de ce que lui permettait sa marge d’appréciation. »
79. Le 10 avril 2019, la Cour a rendu l’avis consultatif no P16‑2018‑001 (précité), dont le dispositif est libellé comme suit :
« Dans la situation où, comme dans l’hypothèse formulée dans les questions de la Cour de cassation, un enfant est né à l’étranger par gestation pour autrui et est issu des gamètes du père d’intention et d’une tierce donneuse, et où le lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention a été reconnu en droit interne :
1. le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale » ;
2. le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, ne requiert pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant. »
80. Plus généralement, la Cour a souligné dans l’avis consultatif que le choix des moyens à mettre en œuvre pour permettre la reconnaissance du lien enfant‑parents d’intention tombait dans la marge d’appréciation des États. Elle a observé à cet égard qu’il n’y avait pas de consensus européen en la matière (lorsque l’établissement ou la reconnaissance du lien entre l’enfant et le parent d’intention est possible, leurs modalités variant d’un État à l’autre), et que l’identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin (§ 51).
81. La Cour a ajouté encore que la nécessité d’offrir une possibilité de reconnaissance du lien entre l’enfant et la mère d’intention valait a fortiori lorsque l’enfant avait été conçu avec les gamètes du père d’intention et les gamètes de la mère d’intention, et que le lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention avait été reconnu en droit interne (§ 47).
82. Enfin, dans l’affaire D. c. France (précité), qui concernait le refus d’établissement d’un lien de filiation entre un enfant né à l’étranger d’une gestation pour autrui et sa mère d’intention, la Cour a appliqué les principes élaborés dans l’avis consultatif. Elle a conclu des affaires précédentes que, lorsqu’un enfant est né à l’étranger d’une gestation pour autrui et est issu des gamètes du père d’intention, le droit au respect de la vie privée de l’enfant requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention et entre l’enfant et la mère d’intention, qu’elle soit ou non sa mère génétique (§ 54). Il en ressort de plus que cette reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention, père biologique, et entre l’enfant et la mère d’intention qui n’est pas la mère génétique peut dûment se faire par d’autres moyens que la transcription de l’acte de naissance étranger de l’enfant (ibidem).
83. La Cour a conclu, dans cette affaire, que l’adoption de l’enfant du conjoint constituait en l’espèce un mécanisme effectif et suffisamment rapide ayant permis la reconnaissance du lien de filiation entre les première et troisième requérantes (§ 70). En conséquence, en refusant de procéder à la transcription de l’acte de naissance ukrainien de la troisième requérante sur les registres de l’état civil français pour autant qu’il désignât la première requérante comme étant sa mère, l’État défendeur n’avait pas, dans les circonstances de la cause, excédé sa marge d’appréciation (§ 71). Partant, il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention (§ 72).
2. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
α) Considérations communes à tous les requérants
84. Dans la présente affaire, il convient de noter que la situation des requérants diffère de la situation des requérants dans les affaires précitées. En l’espèce, l’enfant (le troisième requérant) est né à l’étranger d’une gestation pour autrui et issu de gamètes du père génétique (le deuxième requérant) et d’une tierce donneuse ; le lien de filiation entre celui-ci et le troisième requérant étant reconnu en droit interne. En revanche, et ceci constitue le critère distinctif principal de la présente affaire, les deux premiers requérants forment un couple de même sexe uni par un partenariat enregistré, alors que les parents requérants dans les affaires dirigées contre la France étaient des couples de sexes différents unis par un mariage. La Cour estime néanmoins que les principes élaborés dans les affaires précitées s’appliquent au cas d’espèce et plus précisément au lien de filiation entre le premier et le troisième requérant, et ce notamment pour les raisons qui suivent.
85. La Cour rappelle d’emblée que l’intérêt supérieur de l’enfant comprend inter alia l’identification en droit des personnes qui ont la responsabilité de l’élever, de satisfaire à ses besoins et d’assurer son bien‑être, ainsi que la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable (avis consultatif no P16-2018-001, précité, § 42). Pour cette raison, le droit au respect de la vie privée de l’enfant requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et le parent d’intention (ibidem, dispositif, § 1). Dès lors, la marge d’appréciation des États est limitée s’agissant du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de la filiation (ibidem, §§ 44-46). La Cour estime également que l’intérêt de l’enfant ne peut pas dépendre de la seule orientation sexuelle des parents.
86. La Cour observe que l’un des arguments principaux que le Tribunal fédéral a retenu pour rejeter le recours des requérants était la contrariété, en droit suisse, de la gestation pour autrui avec l’ordre public. Or, elle considère que cette argumentation est certes pertinente, mais pas décisive en soi dans le cas d’espèce. Elle estime qu’il convient, du point de vue de la Convention, de faire abstraction du comportement éventuellement critiquable des parents de manière à permettre la recherche de l’intérêt supérieur de l’enfant, critère suprême dans de telles situations. Telle était par ailleurs également l’opinion du Tribunal administratif qui, dans son arrêt du 19 août 2014, a estimé qu’on ne devait pas faire subir les conséquences négatives du choix, certes regrettables, de ses parents (paragraphe 12 ci‑dessus).
β) Troisième requérant
87. S’agissant, ensuite, de la question de savoir si les principes élaborés dans les affaires précitées ont été respectés dans le cas d’espèce, la Cour rappelle que, pour ce qui est des moyens à mettre en œuvre pour établir ou reconnaître la filiation, la marge d’appréciation des États est plus large que sur le principe même de l’établissement ou de la reconnaissance (avis consultatif no P16‑2018‑001, précité, § 51). Or la Cour constate que, à la date de la naissance du troisième requérant, le droit interne n’offrait aux requérants aucune possibilité de reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention (le premier requérant) et l’enfant. L’adoption n’était ouverte qu’aux couples mariés, excluant les couples unis par un partenariat enregistré. Ce n’est que depuis le 1er janvier 2018 qu’il est possible d’adopter l’enfant d’un partenaire enregistré. Une fois que l’adoption était devenue possible, les requérants ont déposé une demande en ce sens qui a été acceptée par décision du 21 décembre 2018.
88. Partant, durant presque 7 ans et 8 mois (demande de reconnaissance du 30 avril 2011, adoption prononcée le 21 décembre 2018), les requérants n’avaient aucune possibilité de faire reconnaître le lien de filiation de manière définitive. Le Tribunal fédéral avait lui-même reconnu que, s’agissant de sa deuxième nationalité [des États-Unis], le troisième requérant se trouvait, du fait de la non-reconnaissance du lien de filiation avec le premier requérant, dans une incertitude juridique. La Cour estime qu’une telle durée n’est pas compatible avec les principes établis dans les affaires précitées et, en particulier, avec l’intérêt supérieur de l’enfant dans la mesure où elle peut le placer dans une incertitude juridique quant à son identité dans la société et le priver de la possibilité de vivre et d’évoluer dans un milieu stable (avis consultatif no P16-2018-001, précité, §§ 40-42, avec les références citées).
89. Dans ces circonstances, la Cour considère que le refus de reconnaître l’acte de naissance établi légalement à l’étranger concernant le lien de filiation entre le père d’intention (le premier requérant) et l’enfant, né aux États-Unis d’une gestation pour autrui, sans prévoir de modes alternatifs de reconnaissance dudit lien, ne poursuivait pas l’intérêt supérieur de l’enfant. En d’autres termes, l’impossibilité générale et absolue d’obtenir la reconnaissance du lien entre l’enfant et le premier requérant pendant un laps de temps significatif constitue une ingérence disproportionnée dans le droit du troisième requérant au respect de sa vie privée protégée par l’article 8. Il s’ensuit que la Suisse, dans les circonstances de la cause, a excédé sa marge d’appréciation en n’ayant pas prévu à temps, dans sa législation, une telle possibilité.
90. Partant, il y a eu violation du droit au respect de la vie privée du troisième requérant, au sens de l’article 8 de la Convention. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner la question de savoir si celui‑ci a également subi une violation du droit au respect de sa vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention.
γ) Premier et deuxième requérants
91. S’agissant du premier et du deuxième requérants, la Cour est appelée à vérifier si le refus de reconnaître l’acte de naissance établi à l’étranger, pour ce qui est du lien de filiation entre le premier requérant et l’enfant, est constitutif d’une violation de leur droit au respect de leur vie familiale au sens de l’article 8 de la Convention.
92. La Cour rappelle que la gestation pour autrui à laquelle le premier et deuxième requérants ont eu recours pour créer une famille était contraire à l’ordre public suisse. Elle estime que la conclusion du Tribunal fédéral selon laquelle le fait d’avoir recouru à une gestation pour autrui en Californie afin de contourner l’interdiction prévalant en Suisse constituait une fraude à la loi juridiquement pertinente n’est ni arbitraire ni déraisonnable. De surcroît, le premier et le deuxième requérant n’allèguent pas avoir ignoré que le droit suisse prohibait la gestation pour autrui et, par leur manière de procéder, ils ont mis les autorités compétentes devant un fait accompli.
93. Par ailleurs, la Cour estime que la non‑reconnaissance par les autorités suisses de l’acte de naissance n’a, en pratique, pas affecté la jouissance de leur vie familiale de manière significative. Elle rappelle que le Tribunal fédéral a considéré que les requérants formaient de toute façon une « communauté familiale » protégée par l’article 8 de la Convention (paragraphe 14 ci-dessus). Par ailleurs, les brèves allégations formulées devant la Cour, notamment relatives aux difficultés rencontrées par les parents à la crèche, à la maternelle et à l’école, ne sont pas assez étayées et, en tout état de cause, ne semblent pas assez sérieuses pour être considérées comme une ingérence disproportionnée aux buts poursuivis, à savoir l’interdiction de la gestation pour autrui comme méthode de procréation. La Cour conclut ainsi que les difficultés pratiques que les requérants pourraient rencontrer dans leur vie familiale en l’absence de reconnaissance en droit suisse du lien entre le premier et le troisième requérant ne dépassent pas les limites qu’impose le respect de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Mennesson, précité, § 93).
94. Compte tenu de ce qui précède, il n’y a pas eu violation du droit au respect de la vie familiale des premier et deuxième requérants.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA DURÉE DE LA PROCÉDURE QUI A PERMIS D’ABOUTIR À LA RECONNAISSANCE DU LIEN DE FILIATION ENTRE D.B. ET M.B.
95. Les requérants se plaignent que la procédure en reconnaissance du lien de filiation entre le premier et le troisième requérants a duré trop longtemps pour être considérée comme une procédure d’établissement rapide et efficace du lien de filiation, au sens de l’avis consultatif précité. Ils invoquent également l’article 8 de la Convention.
96. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
97. Ayant conclu à une violation du droit au respect de la vie privée du troisième requérant à raison du refus de reconnaître le lien de filiation entre lui et le premier requérant pendant un laps de temps significatif (paragraphe 90 ci‑dessus) et à une non-violation du droit au respect de la vie familiale des premier et deuxième requérants (paragraphe 94 ci‑dessus), la Cour estime que le présent grief ne soulève aucune question distincte essentielle. Dès lors, il n’y a pas lieu de statuer séparément sur celui-ci (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014).
5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
98. Les requérants soutiennent que le troisième requérant a subi une discrimination en raison de sa naissance, en ce que le refus de reconnaître son acte de naissance se serait fondé sur sa conception au moyen d’une gestation pour autrui. Ils soutiennent qu’en tant qu’enfant d’un couple de même sexe, le troisième requérant a été discriminé étant donné que jusqu’au 1er janvier 2018, il n’existait aucune possibilité pour les couples de même sexe de faire connaître leur lien de filiation avec l’enfant.
99. Ils invoquent l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. L’article 14 est libellé comme il suit :
Article 14
Interdiction de discrimination
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
100. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
101. Ayant conclu à une violation du droit au respect de la vie privée du troisième requérant à raison du refus de reconnaître le lien de filiation entre lui et le premier requérant (paragraphe 90 ci‑dessus) et à une non-violation du droit à la vie familiale des premier et deuxième requérants (paragraphe 94 ci‑dessus), la Cour estime que le grief tiré de l’article 14 de la Convention ne soulève aucune question distincte essentielle. Dès lors, il n’y a pas lieu de statuer séparément sur celui-ci (voir, dans ce sens, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 156).
6. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
102. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
103. Les requérants demandent conjointement 20 000 francs suisses (CHF ; soit environ 20 750 EUR) au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi. En revanche, ils ne formulent aucune demande au titre d’un dommage matériel.
104. Le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait une réparation suffisante du dommage moral.
105. La Cour octroie au troisième requérant 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
106. Les requérants réclament au total 72 571 CHF (environ 75 280 EUR) au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour (24 581 CHF) et ceux engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes (47 990 CHF). Ce dernier montant se ventile ainsi :
. 87 CHF pour le permis de séjour du troisième requérant,
. 7 058 CHF pour les honoraires du représentant du troisième requérant,
. 35 007 CHF pour les honoraires de la représentante des deux premiers requérants,
. 3 000 CHF pour les frais de justice devant le Tribunal fédéral
. 2 838 CHF pour les frais de la procédure d’adoption devant l’Office fédéral d’état civil du canton de St-Gall.
107. Le Gouvernement estime que ces prétentions sont exagérées. Il souligne, en ce qui concerne la procédure d’adoption, qu’il ne s’agit pas d’une procédure engagée pour faire redresser la violation constatée. Il juge approprié un montant total de 10 000 CHF pour les frais et dépens dans le cadre des procédures nationales. S’y ajoute, selon lui, le montant de 3 000 CHF pour les frais de justice devant le Tribunal fédéral et de 87 CHF pour le permis de séjour du troisième requérant, soit au total un montant de 13 100 CHF (arrondi). Pour ce qui est de la procédure devant la Cour, le Gouvernement estime qu’une représentation des requérants par deux personnes n’était pas nécessaire, les arguments étant dans une large mesure identiques. Il estime qu’un montant total de 3 000 CHF pour la procédure devant la Cour est raisonnable.
108. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour, à la lumière des explications du Gouvernement, juge raisonnable d’allouer au troisième requérant la somme de 13 000 EUR, tous chefs confondus, pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne et 7 000 EUR pour la procédure menée devant elle, à savoir un montant total de 20 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.
3. Intérêts moratoires
109. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes nos 58817/15 et 58252/15 ;
2. Rejette, à la majorité, la demande de radiation ;
3. Déclare recevable, à la majorité, le grief tiré du refus de reconnaître le lien de filiation entre le premier et le troisième requérant à l’aune de l’article 8 de la Convention ;
4. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation du droit au respect de la vie privée du troisième requérant et qu’il n’y a pas lieu d’examiner son grief à la lumière du droit au respect de la vie familiale, au sens de l’article 8 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation du droit au respect de la vie familiale des premier et deuxième requérants, au sens de l’article 8 de la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 8 de la Convention en ce qui concerne la durée de la procédure ;
7. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé sur le terrain de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention ;
8. Dit, par six voix contre une,
a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur (francs suisses) au taux applicable à la date du règlement :
1. au troisième requérant, 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
2. au troisième requérant, 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par lui à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
9. Rejette, à l’unanimité, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 novembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Georges Ravarani
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Krenc ;
– opinion en partie dissidente de la juge Elósegui ;
– opinion en partie dissidente du juge Pavli.
G.R.
M.B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE KRENC
1. Le présent arrêt conclut à la violation de l’article 8 de la Convention en raison de la méconnaissance par l’État défendeur du droit au respect de la vie privée du troisième requérant. Il rejette parallèlement les griefs de violation de l’article 8 invoqués par les premier et deuxième requérants.
2. Ayant voté en faveur de ces constats, je voudrais m’expliquer sur deux points qui ont fondé ma position dans la présente affaire. Ceux-ci portent sur la primauté donnée à l’intérêt de l’enfant dans les circonstances de l’espèce (I), ainsi que sur le poids accordé par l’arrêt au premier avis consultatif rendu par la Cour le 10 avril 2019 (II).
1. La primauté de l’intérêt de l’enfant
3. Il est, tout d’abord, incontestable que « le recours à la gestation pour autrui suscite de délicates interrogations d’ordre éthique » (Mennesson c. France, no 65192/11, § 79, CEDH 2014 (extraits) ; et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 203, 24 janvier 2017). Dans son arrêt du 21 mai 2015, le Tribunal fédéral a ainsi justifié l’interdiction de la maternité de substitution en Suisse par la protection de la femme contre un risque d’instrumentalisation, d’une part, et par la protection de l’enfant contre un risque de dégradation au rang de marchandise, d’autre part. La gestation pour autrui pose, en effet, des questions dont l’importance et la complexité ne peuvent être niées ni minorées. Il est impératif de le souligner d’emblée.
4. La présente affaire concerne plus particulièrement l’absence de reconnaissance, par les autorités suisses, du lien de filiation légalement établi à l’étranger entre un enfant né d’une gestation pour autrui (troisième requérant) et son père d’intention qui n’est pas le père biologique (premier requérant).
5. En l’occurrence, en mettant l’accent sur l’intérêt supérieur de l’enfant qui ne pourrait subir les conséquences d’un choix de procréation – fût-il critiquable – fait par ses parents (paragraphes 88 et 89), le présent arrêt s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence antérieure de la Cour et, en particulier, de l’Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention rendu le 10 avril 2019 ([GC] no P16-2018-001). Il ressort de cette jurisprudence que l’octroi d’une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et le parent d’intention qui n’est pas le parent biologique découle du droit de l’enfant au respect de sa vie privée, tel qu’il est garanti par l’article 8 de la Convention.
6. Depuis l’arrêt Mennesson, la Cour distingue, en effet, clairement la situation de l’enfant de celle des parents d’intention. Elle n’a pas consacré le droit à un enfant au titre de l’article 8 de la Convention, mais elle a mis en exergue le droit de l’enfant né à son identité. Elle considère que « chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer » (Mennesson, précité, § 81 ; Avis consultatif no P16-2018-001, précité, § 38). Or, l’absence de reconnaissance d’un lien de filiation entre un enfant et ses parents d’intention est source d’insécurité juridique pour l’enfant et a des effets hautement préjudiciables sur son identité dans la société (voir le paragraphe 88 du présent arrêt ; Mennesson, précité, §§ 96, 98 et 99 ; Avis consultatif no P16‑2018-001, § 40). L’avis consultatif no P16-2018-001 a par ailleurs ajouté : « [c]e qui est en jeu dans le contexte de la reconnaissance d’un lien de filiation entre des enfants nés à l’issue d’une gestation pour autrui et les parents d’intention dépasse en réalité la question de l’identité de ces enfants. D’autres aspects essentiels de leur vie privée sont concernés dès lors que sont en question l’environnement dans lequel ils vivent et se développent et les personnes qui ont la responsabilité de satisfaire à leurs besoins et d’assurer leur bien-être » (Avis consultatif no P16-2018-001, précité, § 45).
7. En l’espèce, j’ai estimé avec la majorité de mes collègues qu’il y avait lieu, dans le droit fil de la jurisprudence antérieure de la Cour, de faire prévaloir l’intérêt supérieur de l’enfant au titre de son droit au respect de la vie privée.
8. Il est vrai que la présente affaire a ceci de spécifique et de nouveau au regard de la jurisprudence antérieure que les parents d’intention (premier et deuxième requérants) forment un couple de même sexe. Toutefois, comme l’arrêt le relève, l’appréciation de l’intérêt de l’enfant ne pourrait être altérée par cette circonstance (voir les paragraphes 84 et 85).
9. Aussi, l’absence de reconnaissance d’un lien de filiation entre le premier et le troisième requérants durant plus de sept années constitue un laps de temps particulièrement important s’agissant des relations entre un enfant et son père d’intention qui veille à son éducation depuis sa naissance (voir paragraphe 7 du présent arrêt). La Cour exige un mécanisme effectif et suffisamment rapide permettant la reconnaissance du lien de filiation afin d’éviter que l’enfant soit maintenu longtemps dans l’incertitude juridique (Avis consultatif no P16-2018-001, précité, §§ 49 et 54). Par conséquent, il m’est impossible de considérer en l’espèce que le litige a été « résolu », au sens de l’article 37, § 1 b) de la Convention, à la suite de l’adoption du troisième requérant par le premier requérant, intervenue en 2018 (paragraphes 36 à 39 du présent arrêt).
2. La prise en compte de l’avis consultatif
no P16-2018-001
10. Le présent arrêt se fonde de manière déterminante sur l’avis consultatif no P16-2018-001 du 10 avril 2019 (voir les paragraphes 79, 80, 81, 85, 87 et 88).
11. Étant donné que, selon les termes même de l’article 5 du Protocole no 16, « les avis consultatifs ne sont pas contraignants » et que, par ailleurs, l’avis consultatif no P16-2018-001 est ici mobilisé de manière décisive (voir également D. c. France, no 11288/18, §§ 51-53, 64 et 66-67, 16 juillet 2020), qui plus est à l’égard d’un État qui n’a, à ce jour, pas ratifié ce protocole, je crois nécessaire de m’appesantir brièvement sur l’usage fait par la Cour de ses avis consultatifs dans l’exercice de sa fonction contentieuse ainsi que sur les effets qu’il convient de leur reconnaître.
12. L’arrêt Demir et Baykara s’était déjà attaché à montrer qu’au regard de la Convention, les frontières entre le « soft law » et le « hard law » ne sont pas totalement étanches (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 74-86, CEDH 2008). Le présent arrêt illustre à son tour que les cloisons entre la jurisprudence consultative de la Cour et sa jurisprudence contentieuse ne sont pas hermétiques.
1. L’intégration des avis consultatifs dans la jurisprudence contentieuse de la Cour
13. En réalité, ce n’est pas la première fois que la Cour se réfère dans un arrêt à un avis consultatif rendu sur le fondement du Protocole no 16. La Cour a déjà fait référence à de tels avis afin d’exposer les lignes directrices de sa jurisprudence (voir Vavřička et autres c. République tchèque [GC], no 47621/13 et 5 autres, § 287, 8 avril 2021, qui se réfère à l’avis consultatif no P16-2018-001, précité ; voir également Pantalon c. Croatie, no 2953/14, § 45, 19 novembre 2020 et N.Š. c. Croatie, no 36908/13, § 83, 10 septembre 2020, qui font référence à l’avis consultatif no P16-2019-001 relatif à l’utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée ; voir aussi Vegotex International S.A. c. Belgique [GC], no 49812/09, §§ 116, 120 et 121, 3 novembre 2022 ; et M.S. c. Italie, no 32715/19, § 137, 7 juillet 2022, qui se fondent sur l’avis consultatif no P16‑2021-001 concernant l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture ; voir enfin Pinkas et autres c. Bosnie-Herzégovine, no 8701/21, §§ 58 et 60, 4 octobre 2022, non définitif, qui s’appuie sur l’avis consultatif no P16-2021-002 relatif à la différence de traitement entre les associations de propriétaires « ayant une existence reconnue à la date de la création d’une association communale de chasse agrée » et les associations de propriétaires créées ultérieurement).
14. En l’occurrence, le présent arrêt confirme implicitement mais nécessairement que l’interprétation donnée de la Convention par la Cour dans ses avis consultatifs s’intègre dans la « jurisprudence » de cette dernière, au même titre que ses arrêts et décisions.
15. Il convient de noter que lors de l’adoption du Protocole no 16, il avait déjà été clairement indiqué que si « [les] avis consultatifs en vertu du présent protocole n’ont aucun effet direct sur d’autres requêtes ultérieures, (...) [ils] s’insèrent toutefois dans la jurisprudence de la Cour, aux côtés de ses arrêts et décisions » (point 27 du rapport explicatif du Protocole no 16). Il avait été expressément précisé que « [l’]interprétation de la Convention et de ses protocoles contenue dans ces avis consultatifs est analogue dans ses effets aux éléments interprétatifs établis par la Cour dans ses arrêts et décisions » (ibidem).
16. À mes yeux, l’intégration des avis consultatifs dans la « jurisprudence » de la Cour s’avère naturelle, pour deux raisons au moins.
La première procède du fait que, lorsque la Cour interprète la Convention, cette interprétation ne diffère pas selon que la Cour se prononce dans le cadre consultatif ou dans le cadre contentieux. On ne comprendrait pas en effet que la Cour interprète différemment la Convention en fonction de la forme (avis consultatif, d’un côté, ou arrêt ou décision, de l’autre) sous laquelle cette interprétation est énoncée.
La deuxième raison tient à la formation de la Cour qui est habilitée à rendre un avis consultatif. Il convient de rappeler que les avis consultatifs relèvent de la compétence exclusive de la Grande Chambre conformément à l’article 2 § 2 du Protocole no 16. L’autorité qui s’attache à ces avis découle dès lors également et inéluctablement de la prééminence de cette formation au sein de la Cour. La Grande Chambre constitue, en effet, l’instance suprême et est, à ce titre, appelée à assumer une fonction régulatrice du droit de la Convention.
17. Par conséquent, le fait que, conformément à l’article 5 du Protocole no 16, l’avis consultatif rendu par la Cour n’est pas contraignant ne signifie pas que ledit avis est de nul effet. Le Président Linos-Alexandre Sicilianos le soulignait déjà, avant même l’entrée en vigueur du Protocole no 16 : « [p]ar définition, les avis consultatifs ne seront pas contraignants. Ils auront néanmoins des effets juridiques indéniables non seulement au sein de la Cour, mais aussi au niveau national et international, en favorisant, à terme, l’aspect erga omnes de l’interprétation de la Convention » (« L’élargissement de la compétence consultative de la Cour européenne des droits de l’homme – À propos du Protocole no 16 à la Convention européenne des droits de l’homme », Rev. trim. dr. h., 2014, p. 29).
2. Les effets des avis consultatifs pour les États non parties au Protocole no 16
18. En ce sens, le présent arrêt montre que les avis rendus sur le fondement du Protocole no 16 ne peuvent être ignorés par les États qui, à l’instar de la Suisse, n’ont pas ratifié ce protocole.
19. En raison de l’autorité naturelle qui s’attache aux avis consultatifs (voir point 16 ci-dessus), il n’y a là rien de surprenant. Ceux-ci ne s’adressent pas exclusivement aux seules juridictions qui les sollicitent. En atteste notamment la pratique de la Cour consistant à interroger les parties, au stade de la communication de requêtes individuelles, sur la prise en compte des avis consultatifs par les autorités de l’ensemble des États parties (voir, par exemple, S.C. et autres c. Suisse, no 26848/18 ; A.M. c. Norvège, no 30254/18 ; et K. K. et autres c. Danemark, no 25212/21).
20. Aussi, si on se réfère à la fonction contentieuse de la Cour, on sait qu’aux termes de l’article 46 § 1 de la Convention, les arrêts définitifs rendus par elle ne sont formellement contraignants que pour le seul État défendeur au litige. Il n’en demeure pas moins qu’au-delà de l’autorité de la chose jugée qui est relative car limitée inter partes, les arrêts définitifs de la Cour disposent d’une autorité bien plus large. Cette autorité consiste en l’« autorité de la chose interprétée » qui s’entend, pour reprendre les mots autorisés de Jacques Velu, de « l’autorité propre de la jurisprudence de la Cour en tant que celle-ci interprète les dispositions de la Convention » (J. Velu, « Les effets des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », Introduire un recours à Strasbourg, coll. « Droit et justice », no 2, Nemesis-Bruylant, Bruxelles, 1986, p. 186). Le poids de cette autorité réside dans le poids du précédent et, très concrètement, dans le risque d’un constat de violation de la Convention que tout État partie encourt si l’un de ses organes ne prend pas adéquatement en considération la jurisprudence interprétative de la Cour (voir Opuz c. Turquie, no 33401/02, § 163, CEDH 2009).
21. À mon sens, il n’en va pas fondamentalement différemment des avis consultatifs rendus sur la base du Protocole no 16. À défaut d’être formellement contraignants, ces avis intéressent naturellement l’ensemble des États parties à la Convention, en ce compris ceux qui n’ont pas ratifié le Protocole no 16, pour la bonne et simple raison que la Cour y interprète les dispositions de la Convention qui lient ces États. La différence entre l’avis consultatif et l’arrêt définitif est que le premier ouvre un dialogue direct avec la juridiction qui l’a sollicité, tandis que le second intervient une fois achevée la phase nationale, après l’épuisement des voies de recours internes (article 35 § 1 de la Convention).
22. On perçoit dès lors, s’agissant des avis consultatifs, l’intérêt que peut présenter, dans certains cas, une tierce intervention sollicitée conformément à l’article 3 du Protocole no 16 par un État partie autre que celui dont émane la juridiction ayant demandé l’avis. On rappellera ainsi que dans le cadre de la demande d’avis consultatif no P16-2018-001, des observations écrites avaient été reçues des gouvernements britannique, tchèque et irlandais qui avaient demandé à intervenir dans la procédure, alors que ces trois États n’avaient pas (et n’ont toujours pas) ratifié le Protocole no 16.
3. Les effets temporels de l’interprétation livrée dans les avis consultatifs
23. Enfin, il est vrai que l’avis consultatif no P16-2018-001, sur lequel le présent arrêt s’appuie, a été prononcé le 10 avril 2019, tandis que l’arrêt du Tribunal fédéral – qui constitue la dernière décision interne définitive – a été rendu le 21 mai 2015.
24. J’admets sans peine que le Tribunal fédéral ne pouvait, par hypothèse, prédire en 2015 l’avis consultatif que la Cour allait rendre près de quatre années plus tard. Je tiens en outre à souligner que le Tribunal fédéral a cherché à tirer loyalement les conséquences pour la présente affaire de l’arrêt Mennesson rendu le 26 juin 2014. Le Tribunal fédéral a retenu de celui-ci que si l’absence de reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention qui est le père biologique n’était pas compatible avec l’article 8 de la Convention, le refus de reconnaître, pour des motifs d’ordre public, la paternité du père d’intention qui n’est pas le père biologique de l’enfant était, en revanche, compatible avec la Convention. Force est de constater que cette lecture de l’arrêt Mennesson était, à l’époque, partagée par plusieurs observateurs (voir notamment les références citées par le Tribunal fédéral), jusqu’à ce que la Cour vienne préciser sa jurisprudence par son avis consultatif no P16-2018-001 à la demande de la Cour de cassation française.
25. En toute hypothèse, il est difficilement contestable que l’interprétation des dispositions de la Convention donnée par la Cour dans ses avis consultatifs comme dans ses arrêts n’est pas limitée aux situations postérieures au prononcé dudit avis ou arrêt. Cette interprétation est, en effet, censée faire corps avec le texte de la Convention. En ratifiant celle-ci et en conférant expressément à la Cour la compétence de l’interpréter (article 32 de la Convention), les États contractants ont accepté de se soumettre à des obligations dont le contenu, en raison de leur libellé, est nécessairement appelé à être précisé par la Cour. Sous cet angle, et ici encore, le présent arrêt ne présente rien de bien neuf, même si je suis parfaitement conscient des difficultés que peut susciter, dans certains cas, l’évolution de la jurisprudence interprétative de la Cour pour les juridictions nationales qui cherchent à l’appliquer loyalement (voir Beuze c. Belgique [GC], no 71409/10, § 152, 9 novembre 2018).
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE ELÓSEGUI
1. SUR LES EFFETS JURIDIQUES DES AVIS CONSULTATIFS DANS LES ÉTATS CONTRACTANTS DU CONSEIL DE l’EUROPE
1. Je ne puis souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle la Suisse a violé l’article 8 de la Convention en l’espèce, pour les raisons exposées ci-dessous.
2. L’un des premiers problèmes que pose le présent arrêt porte sur la question du caractère contraignant des avis rendus au titre du Protocole no 16. Les avis consultatifs ont été présentés comme étant facultatifs pour les juridictions nationales des pays signataires de ce protocole. Les conclusions auxquelles la Cour parvient dans ces avis ne lient pas la juridiction nationale qui a soulevé la question, et moins encore les autres États parties.
3. Cependant, et de manière quelque peu paradoxale, le rapport explicatif énonce que « [l]es avis consultatifs en vertu du présent protocole n’ont aucun effet direct sur d’autres requêtes ultérieures. Ils s’insèrent toutefois dans la jurisprudence de la Cour, aux côtés de ses arrêts et décisions. L’interprétation de la Convention et de ses protocoles contenue dans ces avis consultatifs est analogue dans ses effets aux éléments interprétatifs établis par la Cour dans ses arrêts et décisions » (rapport explicatif du Protocole no 16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, article 5, paragraphe 27). En tout état de cause, les avis consultatifs ont été conçus comme un instrument de dialogue entre les juridictions.
2. LE PRINCIPE INTERNATIONAL D’INTERTEMPORALITÉ
4. L’utilisation, dans le présent arrêt, d’un avis consultatif rendu après la survenance des faits ici en cause (l’avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], demande no P16- 2018-001, Cour de cassation française, 10 avril 2019) est de nature à enfreindre le principe d’intertemporalité du droit international. Le règlement de cette question appellerait un renvoi de la présente affaire devant la Grande Chambre. Les faits de la présente espèce se sont déroulés selon la chronologie suivante : le 21 mai 2015, le Tribunal fédéral suisse a statué sur l’affaire des requérants par un arrêt appliquant à la lettre la jurisprudence de la Cour en la matière, notamment l’arrêt Mennesson c. France (no 65192/11, CEDH 2014 (extraits)). Des deux requérants à l’origine de la requête no 58817/15, celui qui était le père biologique a vu sa paternité reconnue et enregistrée à la suite de cet arrêt du 21 mai 2015. En revanche, le Tribunal fédéral suisse a refusé de reconnaître la filiation du père d’intention. Par la suite, le 1er janvier 2018, une modification du code civil autorisant l’adoption de l’enfant du partenaire enregistré entra en vigueur. La demande déposée à cet effet par les deux premiers requérants aboutit à l’adoption de l’enfant, le 21 décembre 2018 (§§ 16-17 du présent arrêt).
5. Dans ces conditions, l’intertemporalité est un aspect important de cette affaire puisque la situation juridique litigieuse a été modifiée en 2018. Il ressort du présent arrêt que les solutions dégagées dans l’avis consultatif de 2019 et l’arrêt D c. France (no 11288/18, 16 juillet 2020) – et non l’arrêt Mennesson adopté en 2014, qui concernait un père biologique et aurait donc été inopérant en l’espèce – doivent s’étendre à la présente affaire et donc s’appliquer à une situation antérieure remontant aux années 2011-2018 qui avait déjà été modifiée au niveau national avant même l’adoption dudit avis et de l’arrêt D. c. France (précité). En d’autres termes, le présent arrêt vise à faire progresser la jurisprudence de la Cour, non pas pour l’avenir ni à l’égard du seul État défendeur, mais rétroactivement et non sans incidences sur les autres États contractants (étant entendu que ces incidences ne sont plus pertinentes pour la Suisse, dont la loi a déjà été modifiée). Enfin, il importe de relever que depuis 2018, la situation objet du présent grief de violation de l’article 8 de la Convention ne peut plus se présenter en Suisse, puisqu’en raison des modifications apportées à la législation helvétique en 2018 et 2020, tous les pères ou mères d’intention peuvent adopter, qu’ils soient de même sexe ou de sexe différent, en partenariat enregistré ou unis par le mariage. En réalité, la violation du droit au respect de la vie familiale que la majorité a cru devoir constater dans le chef de l’enfant jusqu’au septième anniversaire de celui-ci a été résolue et revêtait en tout état de cause un caractère provisoire. De surcroît, cette conclusion ne présente qu’un intérêt général pour les autres États parties à la Convention, mais non pour le pays contre lequel la requête est dirigée, à savoir la Suisse.
6. La doctrine de l’instrument vivant ne doit pas être prise à la légère : elle ne nous permet pas de remonter le temps en appliquant rétroactivement des principes juridiques qui n’étaient pas reconnus à l’époque pertinente et de constater une violation de la Convention à cette époque-là. À mon avis, la Suisse a été exposée à cette forme de rétroactivité par le présent arrêt, alors même que sa législation était déjà conforme dès 2018 à l’avis consultatif de 2019, et que le père d’intention avait déjà adopté l’enfant. Par conséquent, c’est à juste titre que dans ses observations, le gouvernement suisse a invité la Cour à déclarer les requêtes irrecevables, car il n’existait aucun préjudice au moment de l’introduction de celles-ci auprès d’elle, le législateur suisse ayant résolu le problème par une modification apportée à la loi en 2018. De plus, l’avis consultatif précité reflète une certaine évolution des mentalités sociales. Or le passé ne doit pas être jugé à la lumière des évolutions sociales ultérieures, sous peine d’anachronisme.
Par ailleurs, bien que le fait que la Suisse n’ait pas signé le Protocole facultatif no 16 n’empêche pas les conclusions énoncées dans les avis consultatifs de devenir des principes, je pense que la manière dont ce protocole a été appliqué en l’espèce risque d’avoir un effet dissuasif sur d’autres États parties à la Convention qui se sont abstenus de le signer en raison de cette « forme de rétroactivité » ainsi que sur les tribunaux des pays signataires, qui pourraient se montrer réticents à recourir à la procédure de l’avis consultatif s’ils en venaient à y voir une forme de rétroactivité.
7. En outre, l’application d’un avis consultatif aux pays membres du Conseil de l’Europe crée une certaine incohérence du point de vue de la sécurité juridique et jurisprudentielle, car si un avis n’est pas contraignant – même pour la juridiction du pays dont émane la demande, il s’agrège par la suite aux principes de la jurisprudence de la Cour et devient ainsi indirectement opposable à tous les autres pays, même à ceux qui n’ont pas accepté la procédure de l’avis consultatif. Comme le montre clairement la présente affaire, ce phénomène est source d’incertitude quant aux obligations conventionnelles des États membres, en particulier lorsqu’il s’applique à des situations passées. Selon le principe stare decisis issu de la common law, les juridictions inférieures sont tenues par les décisions des juridictions supérieures, la jurisprudence devenant ainsi une source de droit, mais à condition que les juridictions supérieures soient clairement déterminées et étant entendu que leurs précédents ne valent que pour l’avenir. Ce principe autorise néanmoins les juges à s’écarter d’un précédent dans telle ou telle affaire si cela est justifié ou s’il est démontré que celle-ci s’en distingue.
3. ABSENCE D’INCONVéNIENT SIGNIFICATIF. LA SUISSE A RESPECTÉ LA JURISPRUDENCE de la Cour de strasbourg
8. Malgré cela, les requérants et la majorité font valoir que l’enfant a été privé sept ans durant de toute possibilité d’obtenir la reconnaissance juridique de son lien de filiation avec son père d’intention. Pourtant, il ressort des faits de l’espèce que le Tribunal fédéral a reconnu en 2015 la filiation du père biologique et qu’en sa qualité de partenaire enregistré, le père d’intention avait un certain nombre de droits à l’égard de l’enfant (§§ 14 et 31 du présent arrêt). Par ailleurs, la situation ici en cause n’est pas semblable à celle qui a donné lieu à l’avis consultatif demandé par la France au sujet de la reconnaissance de la mère d’intention des filles de la famille Mennesson.
9. Par ailleurs, l’article 8 et l’arrêt Mennesson ont pour objectif de protéger la vie familiale du mineur et non celle de ses parents putatifs. Selon la jurisprudence constante de la Cour, la Convention ne garantit pas le droit d’avoir des enfants, ni celui d’en adopter. Je souhaite insister sur le fait que la Convention ne confère pas un droit à l’adoption en tant que tel, ni le droit d’avoir des enfants (Fretté c. France, no 36515/97, § 32, CEDH 2002‑I, et Moretti et Benedetti c. Italie, no 16318/07, § 47, 27 avril 2010). De plus, ni la Convention ni la jurisprudence de la Cour n’ont reconnu jusqu’à présent le droit d’avoir des enfants au moyen d’une gestation pour autrui.
10. À mon avis, la Suisse n’a pas violé la Convention en l’espèce. Les requêtes ici en cause auraient dû être rayées du rôle. La Suisse a respecté tous les principes généraux de la jurisprudence pertinente de la Cour (Mennesson, précité, et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, 24 janvier 2017). On ne peut donc rien lui reprocher. La loi suisse a permis à celui des requérants qui n’est pas le père biologique d’être père adoptif. Selon l’avis consultatif concernant la famille Mennesson, il suffit que les juridictions nationales résolvent la question de la filiation de l’enfant. De plus, contrairement à ce qui s’était produit dans l’affaire Mennesson, le père biologique a pu en l’espèce faire enregistrer l’enfant sans délai à l’état civil, lui conférer la nationalité suisse et fonder une famille. La loi française en cause dans l’affaire Mennesson, précitée, ne permettait pas aux deux filles Mennesson d’avoir la nationalité française ni à leur père biologique d’être reconnu comme père. La Cour a d’abord dû rendre un arrêt pour remédier à ces deux inconvénients, puis un avis consultatif relatif à la famille Mennesson préconisant la reconnaissance de la mère d’intention, par un moyen ou par un autre, compte tenu du lien qui s’était créé entre elle et les deux filles de la famille après dix-huit ans de vie commune.
11. En outre, la qualité de père ayant en l’espèce été reconnue au père d’intention, les requêtes ont perdu leur objet. Je ne puis souscrire à la conclusion de la majorité énoncée au paragraphe 89 de l’arrêt, selon laquelle le fait, pour le premier requérant, d’avoir été privé pendant sept ans de toute possibilité d’adopter emporte violation de la Convention. En réalité, il ressort des faits de l’espèce que l’intérêt de l’enfant était parfaitement protégé car son père biologique avait pu obtenir son enregistrement à l’état civil et l’enfant jouissait de la plénitude de ses droits. Dans ces conditions, toutes les exigences découlant de l’intérêt supérieur de l’enfant étaient remplies. Je marque également mon désaccord avec la conclusion selon laquelle l’absence de reconnaissance du père d’intention était disproportionné à l’époque pertinente. La jurisprudence a évolué par la suite. Le constat de violation de l’article 8 opéré dans le présent arrêt méconnaît la marge d’appréciation reconnue aux États dans ce domaine très controversé. Il est totalement disproportionné au regard de l’ingérence infime qui est ici en cause, qui relevait de la marge d’appréciation de l’État, et à laquelle celui-ci a déjà remédié (§ 89 du présent arrêt).
12. La majorité considère que l’espèce se distingue de l’affaire Mennesson pour le motif suivant : « [e]n revanche, et ceci constitue le critère distinctif principal de la présente affaire, les deux premiers requérants forment un couple de même sexe uni par un partenariat enregistré, alors que les parents requérants dans les affaires dirigées contre la France étaient des couples de sexes différents unis par un mariage (§ 84 du présent arrêt). Cette approche dénature le problème qui se pose ici, car la plupart des pays du Conseil de l’Europe interdisent la gestation pour autrui à toutes les personnes, qu’elles soient hétérosexuelles ou homosexuelles. Le genre ou l’orientation sexuelle n’est pas ici une différence discriminatoire[2]. Et en cas de fait accompli, seul compte en définitive l’intérêt de l’enfant. Le droit à d’adopter à tout prix n’existe pas. Si ce que la Suisse a fait avec la loi de 2018 (qui permet aux couples ayant conclu un partenariat enregistré d’adopter des enfants) et après 2020 (en reconnaissant aux personnes de même sexe le droit de se marier) relève de sa marge d’appréciation, il ne s’agit pas là d’une obligation que la Convention ou la jurisprudence de la Cour imposeraient à tous les États membres du Conseil de l’Europe.
13. Je souhaite attirer l’attention sur une affaire récente, A.M. c. Norvège (no 30254/18, 24 mars 2022), où la Cour a conclu à la non-violation de la Convention par la Norvège malgré l’absence de reconnaissance juridique de la qualité de parent d’une mère d’intention qui n’avait pas de lien biologique avec un enfant né d’une gestation pour autrui à l’étranger. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que les juridictions nationales avaient soigneusement mis en balance l’ensemble des intérêts concurrents en jeu, y compris les intérêts généraux protégés par l’interdiction de la gestation pour autrui, concluant que l’État défendeur n’avait pas dépassé sa marge d’appréciation et qu’aucune question de discrimination ne se posait. Voir également l’affaire Valdís Fjölnisdóttir et autres c. Islande (no 71552/17, 18 mai 2021), qui concernait un couple de femmes qui s’étaient rendues à l’étranger pour y avoir recours à une gestion pour autrui et à qui les autorités islandaises avaient refusé l’inscription au registre national en qualité de mères d’intention. Dans cette affaire, la Cour a conclu à la non-violation de la Convention après avoir constaté que l’État défendeur avait trouvé une solution juridique à la situation litigieuse en donnant à l’enfant un tuteur légal et en attribuant le droit de garde à l’une des femmes et le droit de visite à l’autre au motif qu’elles n’avaient jamais été mariées, qu’elles avaient rompu leur relation et qu’elles vivaient avec de nouvelles partenaires.
4. LE RAISONNEMENT CORRECT DU TRIBUNAL FÉDÉRAL SUISSE
14. Le Tribunal fédéral suisse a ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu dans son arrêt de 2015. Les requérants ont organisé une gestation pour autrui en Californie précisément afin de contourner l’interdiction imposée en Suisse. Leur procédé constitue une fraude à la loi pertinente. Dans son arrêt rendu en 2014 dans l’affaire Mennesson, précitée, la Cour s’est contentée de conclure que l’enfant avait droit à une vie familiale et que le père ou la mère biologique/génétique devait être reconnu. Par la suite, dans son avis consultatif du 10 avril 2019, elle a jugé en substance que s’agissant du lien de filiation entre l’enfant et le partenaire du père ou de la mère biologique, le droit interne devait offrir une possibilité de reconnaissance de ce lien selon des modalités garantissant l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant (§ 79 du présent arrêt).
15. Ce sont les droits de l’enfant que la Cour protège par cette jurisprudence. Or en l’espèce, les droits de l’enfant étaient suffisamment protégés avant même son adoption par le père d’intention puisque son lien de filiation avec son père biologique a été enregistré début 2015 et qu’il avait donc tous les droits reconnus aux autres enfants suisses, un nom, une nationalité, un père, une famille monoparentale juridiquement reconnue et une famille de fait comprenant le père d’intention, qui formait avec le père biologique un couple lié par un partenariat enregistré (§ 14 du présent arrêt). En outre, en cas d’empêchement du père biologique, l’autre partenaire n’est pas privé de toute relation juridique avec l’enfant. En effet, le droit suisse confère au partenaire enregistré un certain nombre de droits et lui impose des devoirs en matière de prise en charge lorsque les circonstances l´exigent (voir l’arrêt précité du Tribunal fédéral suisse, § 6. 43).
16. Les juridictions internes et le gouvernement défendeur ont en l’espèce correctement mis en balance les intérêts concurrents qui étaient en cause et ont suffisamment motivé leurs décisions. De plus, la prétendue ingérence, qui était justifiée, a été réparée en 2018. En outre, les États ont le droit de chercher à prévenir la commercialisation de la gestation pour autrui et d’empêcher les personnes de tirer profit de leur comportement frauduleux en se retranchant derrière les droits de l’enfant. Depuis que la Suisse a ouvert l’adoption aux couples homosexuels en 2018, il ne leur est plus nécessaire de recours à un moyen illégal tel que la gestation pour autrui pour avoir un enfant.
5. LA QUESTION DES DROITS DES FEMMES ET LA COMMERCIALISATION DE LA gestation pour autrui – LA CLAUSE D’ORDRE PUBLIC
17. Par ailleurs, les arguments du Tribunal fédéral et du Gouvernement suisses relatifs à l’ordre public et à la protection des mères porteuses sont conformes à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et poursuivent un but légitime : « [l]e fait qu’aucun reproche ne puisse être adressé à l’enfant au sujet de la démarche de ses parents d’intention ne saurait changer quoi que ce soit au sens donné à la violation de l’ordre public par fraude à la loi. Il est certes possible que la reconnaissance d’un jugement étranger relatif à une maternité de substitution soit dans l’intérêt de l´enfant. Il est tout aussi concevable que l’enfant issu d’une gestation pour autrui se considère plus tard comme l’objet d´une démarche interdite par la loi. Dans ce cas, la validation de la transgression de l’interdiction équivaudrait à lui dénier tout droit de se sentir une victime (Fabre-Magnan, [« Les trois niveaux d´appréciation de l’intérêt de l’enfant. À propos de la gestation pour autrui », in Recueil Dalloz 4/2015,] p. 226). Quoiqu’il en soit, il est certain que la protection de l’enfant contre une dégradation au rang de marchandise que l’on peut commander auprès de tiers mais aussi la protection de la mère porteuse contre la commercialisation de son corps seraient vidées de leurs sens si la fraude à la loi par les parents d’intention était déclarée valable après coup. Nier une violation de l’ordre public obligerait les autorités d’application du droit à accepter comme fait accompli un lien de filiation établi par une fraude à la loi, ce qui encouragerait le tourisme de la procréation assistée et rendrait largement inopérante l’interdiction nationale de la maternité de substitution (voir Fabre-Magnan, op. cit, p. 226) » (arrêt précité du Tribunal fédéral suisse, § 5.3.3)
18. Il faut tenir compte, dans la balance, des objectifs du gouvernement suisse, que celui-ci a exposés de la manière suivante (paragraphe 62 du présent arrêt) : « [l]e Gouvernement soutient en outre que l’interdiction de la gestation pour autrui est motivée par la protection de la femme, ainsi que par la protection du bien de l’enfant. Elle vise ainsi deux des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention : la « protection de la santé » et « la protection des droits et libertés d’autrui » (D c. France, précité, § 44) ».
19. Par ailleurs, l’interdiction de la gestation pour autrui relève de la marge d’appréciation des États. Très peu de pays du Conseil de l’Europe autorisent la gestation pour autrui (l’Ukraine, la Grèce, la Géorgie et le Royaume-Uni (à des fins non commerciales)). Dans ces pays, cette autorisation conduit à une exploitation commerciale des femmes. La plupart des pays européens interdisent la gestation pour autrui sur leur propre territoire parce qu’ils considèrent que cette pratique, surtout lorsqu’elle est commercialisée, est contraire aux droits humains de la femme qui est utilisée comme mère porteuse. Ce postulat les conduit logiquement à essayer d’empêcher leurs ressortissants de se livrer à cette pratique en se rendant à l’étranger avant de revenir sur le territoire national pour y revendiquer l’inscription à l’état civil de l’enfant ainsi né. Toutefois, la position des pays qui prohibent la gestation pour autrui a dû évoluer face à la nécessité de protéger les mineurs emmenés sur leur territoire par leurs parents coupables d’une fraude à la loi. C’est pourquoi un certain nombre de pays ont cherché des solutions pour permettre aux parents biologiques et d’intention de ces mineurs d’être inscrits à l’état civil ou juridiquement reconnus en tant que parents adoptifs afin de préserver le droit de l’enfant à avoir une famille, avant même que la Cour de Strasbourg ne se prononce sur cette question. Nombreux sont les couples hétérosexuels ou homosexuels à avoir bénéficié de ces solutions, sans distinction aucune.
20. En concluant en l’espèce à la violation de l’article 8, au prix d’une application à mon avis rétroactive de la jurisprudence pertinente et sans aucunement mentionner les problèmes que soulève la gestation pour autrui à caractère commercial monnayée par des agences (voir Paradiso et Campanelli, précité, §§ 202 et 203), la majorité en vient finalement à ouvrir la porte à la gestation pour autrui en laissant entendre que cette pratique est conforme à la Convention.
21. Je suis d’accord avec l’idée que les intérêts du mineur et le droit à la vie familiale doivent être protégés. Mais, compte tenu des faits de l’espèce, j’estime que les conditions requises pour que la Cour puisse conclure à la violation de Convention par la Suisse ne sont pas réunies. Cette condamnation de la Suisse, fondée sur une prétendue violation des droits d’un mineur dont la vie familiale était en réalité protégée, ignore les droits des femmes exploitées qui sont de l’autre côté de la balance et le droit de l’enfant à connaître ses origines. Certes, il existe des gestations pour autrui altruistes, mais elles ne sont pas les plus fréquentes à en croire les statistiques. D’ailleurs, les deux premiers requérants ont en l’espèce fait appel à une agence commerciale pour concevoir leur enfant avec le sperme de l’un d’eux (§ 5 du présent arrêt). De plus, le droit de leur enfant au respect de sa vie familiale était parfaitement garanti puisqu’il vivait également de facto avec son père d’intention.
6. TRAITÉS DE DROIT INTERNATIONAL SUR L’INTERDICTION DE LA gestation pour autrui DANS LE CADRE DU CRIME DE TRAFIC D’ENFANTS
22. Il est important, pour une cour internationale des droits de l’homme, de tenir compte d’autres normes de droit international telles que la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, dont l’article 35 stipule ce qui suit :
« Les États parties prennent toutes les mesures nationales, bilatérales et multilatérales nécessaires pour prévenir l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants à quelque fin que ce soit ou sous quelque forme que ce soit. L’interdiction de la vente d’enfants est énoncée à l’article premier du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et l’utilisation d’enfants à des fins pornographiques, signé et ratifié par l’Espagne. L’article 2(a) du Protocole facultatif définit la vente d’enfants comme « tout acte ou transaction en vertu duquel un enfant est transféré par une personne ou un groupe de personnes à une autre en échange d’une rémunération ou de toute autre contrepartie. » »
23. ll ressort du rapport de la Rapporteuse spéciale sur la vente et l’exploitation sexuelle d’enfants, y compris la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants et autres contenus montrant des violences sexuelles sur enfant (ONU, A/HCR/37/60, 15 janvier 2018) que l’expression « à quelque fin que ce soit ou sous quelque forme que ce soit » employée à l’article 35 de la convention susmentionnée implique que la gestation pour autrui ne saurait être considérée comme une exception à l’interdiction de la vente d’enfants posée par l’article premier du Protocole facultatif à cette convention. La gestation pour autrui à caractère commercial relève pleinement de la définition de la « vente d’enfants » donnée par l’article 2(a) du Protocole facultatif lorsque les trois conditions qui y sont énoncées sont réunies, à savoir : a) « une rémunération ou toute autre contrepartie », b) le transfert de l’enfant aux parents d’intention par la femme qui lui a donné naissance, et c) l’échange de « a) » contre « b) » (c’est-à-dire un paiement contre la remise de l’enfant). L’accouchement auquel la mère porteuse s’est obligée ne doit pas nécessairement être actuel (situation où l’enfant est déjà né), il peut être futur, comme cela se produit dans le contrat de gestation pour autrui. Le fait qu’un enfant puisse être considéré comme l’objet d’un contrat porte gravement atteinte à la dignité et à l’intégrité morale de celui-ci – voire à son intégrité physique puisque les aptitudes des mandants ne sont pas contrôlées – et enfreint également son droit de connaître son origine biologique.
24. Il n’est donc guère étonnant que le paragraphe 115 de la résolution du Parlement européen du 17 décembre 2015 sur le rapport annuel de 2014 sur les droits de l’homme et la démocratie dans le monde et sur la politique de l’Union européenne en la matière énonce ce qui suit :
« [Le Parlement européen] condamne la pratique de la gestation pour autrui qui va à l’encontre de la dignité humaine de la femme, dont le corps et les fonctions reproductives sont utilisés comme des marchandises; estime que cette pratique, par laquelle les fonctions reproductives et le corps des femmes, notamment des femmes vulnérables dans les pays en développement, sont exploités à des fins financières ou pour d’autres gains, doit être interdite et qu’elle doit être examinée en priorité dans le cadre des instruments de défense des droits de l’homme. »
25. Le rapport précité de la Rapporteuse spéciale sur la vente et l’exploitation sexuelle d’enfants, y compris la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants et autres contenus montrant des violences sexuelles sur enfant déclare à ce sujet :
« La demande tendant à ce que les ordonnances de filiation émanant d’une autorité nationale soient reconnues partout dans le monde, sans les restrictions appropriées et sans prise en compte des préoccupations relatives aux droits de l’homme présente le risque qu’une minorité d’États ayant une approche permissive de la gestation pour autrui commerciale et dont la réglementation ne protège pas les droits des parties vulnérables contre l’exploitation puisse normaliser dans le monde entier des pratiques qui constituent des violations des droits de l’homme ».
26. Les violations des droits de la mère porteuse et de l’enfant issu de la gestation pour autrui décrites dans ce rapport coïncident avec celles qui transparaissent dans la présente affaire. Les deux premiers requérants ont conclu un contrat commercial de gestation pour autrui en Californie (voir l’arrêt du Tribunal fédéral suisse et le paragraphe 5 du présent arrêt).
27. Le contrat conclu au Mexique par le demandeur au pourvoi ayant donné lieu à l’arrêt adopté le 30 mars 2022 par le Tribunal suprême espagnol offre un exemple du contenu de ces contrats de nature commerciale : « [l]a mère porteuse et l’enfant à concevoir sont traités comme de simples objets, et non en tant que personnes dotées de la dignité propre à leur condition d’êtres humains et des droits fondamentaux inhérents à cette dignité. La mère porteuse est tenue d’emblée de remettre à un tiers l’enfant qu’elle concevra et renonce avant l’accouchement – voire avant la conception – à tous les droits découlant de sa maternité. Elle s’oblige à subir des traitements médicaux qui mettent sa santé en danger et qui entraînent des risques supplémentaires pour des grossesses futures résultant d’une relation sexuelle (« autant de transferts d’embryons que nécessaire », « réaliser jusqu’à 3 (trois) transferts d’embryons pour chaque cycle de procréation assistée », « prendre des médicaments par voie orale, par injection ou par voie intravaginale à des heures programmées pendant de longues périodes pour chaque cycle de transfert d’embryons »). Elle renonce à son droit à la vie privée et au secret médical (« en signant ce contrat, la mère porteuse renonce à tous ses droits à la confidentialité médicale et psychologique afin de permettre aux spécialistes qui l’évalueront de communiquer les résultats médicaux à la future mère », « la mère porteuse accepte que la future mère ou un représentant désigné par la société commerciale « México Surrogacy » S. de RL de CV soit présent à toutes les consultations médicales liées à la grossesse », « la future mère pourra assister à la naissance de l’enfant »). Le contrat régit notamment l’interruption de grossesse ou la réduction embryonnaire ainsi que le déroulement de l’accouchement (en principe par césarienne, « sauf si le médecin traitant recommande un accouchement vaginal »). Il détermine ce que la mère porteuse peut manger et boire, fixe ses habitudes de vie, lui interdit toute relation sexuelle, apporte à sa liberté de circulation et de domicile des restrictions qui se renforcent à mesure que la grossesse progresse, lui interdisant de quitter la ville où elle réside ou de changer d’adresse sans autorisation expresse de la future mère, l’obligeant même à résider dans un lieu déterminé autre que son domicile dans la dernière phase de la grossesse. La mère porteuse est obligée « de se soumettre sans préavis à des tests aléatoires de dépistage de l’usage de drogues, d’alcool ou de tabac, à la demande de la future mère ». En dernier lieu, le contrat confère à la future mère le droit de décider de maintenir la mère porteuse en vie au cas où celle-ci souffrirait d’une maladie ou d’une blessure potentiellement mortelle » (arrêt du Tribunal suprême espagnol, chambre civile, no 1153/2022, 30 mars 2022, fundamento tercero).
28. Enfin, la plupart des femmes qui concluent des contrats de ce type appartiennent à des groupes sociaux vulnérables. Elles « acceptent de se soumettre à ce traitement inhumain et dégradant qui porte atteinte à leurs droits les plus élémentaires à la vie privée, à l’intégrité physique et morale et à être traité comme une personne libre et autonome dotée de la dignité propre à tout être humain (...) En définitive, l’enfant à naître, privé du droit de connaître ses origines, est « réifié » parce qu’il est considéré comme l’objet du contrat, que la mère porteuse est tenue de remettre à la mandante. Aux fins de l’exécution du contrat, des limitations incompatibles avec la dignité de tout être humain sont imposées à l’autonomie personnelle de la mère porteuse et à son intégrité physique et morale » (ibidem).
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PAVLI
(Traduction)
1. Il s’agit de la première affaire tranchée par la Cour concernant l’absence de toute forme de reconnaissance légale du lien parental entre un enfant né d’une gestation pour autrui à l’étranger et le parent d’intention, qui entretient une relation homosexuelle reconnue (partenariat enregistré) avec le père biologique. J’ai voté avec la majorité sur tous les points sauf un, à savoir le point 7 du dispositif, selon lequel « il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief formulé par le troisième requérant sur le terrain de l’article 14, combiné avec l’article 8 de la Convention ». Ayant déjà conclu à une violation du droit du troisième requérant au respect de sa vie privée – conclusion que je partage pleinement – la majorité considère que le grief tiré de l’article 14 ne soulève « aucune question distincte essentielle » (paragraphe 101 de l’arrêt). Très respectueusement, je ne suis pas d’accord avec cette dernière conclusion.
2. Le grief de discrimination formulé par le troisième requérant repose sur le fait qu’en tant qu’enfant d’un couple de même sexe, il a été discriminé étant donné que jusqu’au 1er janvier 2018, il n’existait aucune possibilité pour les couples de même sexe de faire connaître leur lien de filiation avec l’enfant (paragraphe 98 de l’arrêt). En d’autres termes, pendant les sept premières années et demie de la vie de l’enfant, contrairement aux enfants élevés par des couples mariés se trouvant exactement dans la même situation, le droit suisse n’offrait pas la possibilité de faire adopter le troisième requérant par le parent d’intention (non-biologique) entretenant une relation homosexuelle légalement reconnue. Dans le même temps, le mariage n’était ouvert qu’aux couples hétérosexuels. Cela suffit à mes yeux pour conclure que le troisième requérant a avancé un grief défendable de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle de ses parents, au regard du droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. La différence de traitement alléguée peut être considérée soit comme une forme de discrimination directe, soit comme une discrimination par association (voir, mutatis mutandis, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, 19 décembre 2018 ; et Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, 28 mars 2017).
3. Le grief de discrimination mérite d’être examiné séparément sur le fond. En effet, la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle tend à être source de préjudices pernicieux et supplémentaires, au-delà des conséquences négatives engendrées dans ce contexte par la violation des droits garantis aux enfants requérants par l’article 8. Il est déjà suffisamment grave, du point de vue de l’enfant, de grandir en sachant que l’ordre juridique ne reconnaît pas l’un des parents de sa famille stable de facto du fait des circonstances de sa naissance – ce qui constitue, comme notre jurisprudence l’établit fermement, un aspect central de l’identité de tout enfant et de son besoin de sécurité juridique. Mais c’est encore pire si l’on considère que ce sort est réservé aux enfants élevés par des couples d’une certaine orientation sexuelle, qui ne peuvent pas choisir de s’unir légalement par les liens du mariage. Comme le reconnaît l’arrêt, et comme l’ordre juridique suisse l’a effectivement reconnu au début de l’année 2018, « l’intérêt de l’enfant ne peut pas dépendre de la seule orientation sexuelle des parents » (paragraphe 85). Comme on peut le comprendre, le gouvernement défendeur n’a avancé aucun argument à l’appui de la différence de traitement des couples de même sexe en la matière.
4. Les lois ont une dimension morale et contribuent à façonner les conceptions morales des sociétés ; c’est ce que notre jurisprudence considère, par exemple, comme la « valeur intrinsèque » que représente pour les personnes entretenant une relation homosexuelle l’accès à une forme de reconnaissance juridique de cet engagement (Vallianatos et autres c. Grèce, nos 29381/09 et 32684/09, § 81, 7 novembre 2013). De même, une loi discriminatoire crée un préjudice inhérent, au-delà de la violation des droits de l’enfant découlant de l’article 8. Par conséquent, lorsqu’elle choisit de rejeter un grief véritable de violation de l’article 14 en retenant le motif commode qu’il ne soulève « aucune question distincte essentielle », la Cour semble rester sourde aux conséquences pernicieuses et distinctes d’une éventuelle discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Je suis convaincu que ce n’est qu’une question de temps avant que la logique impérieuse de l’égalité ne s’impose dans la plupart (sinon la totalité) des affaires impliquant un traitement défavorable fondé sur l’orientation sexuelle.
5. Il appartiendra alors aux gouvernements défendeurs de démontrer qu’un tel traitement est compatible avec l’article 14 dans les circonstances particulières de l’espèce. La marge d’appréciation étant étroite dans ce domaine, les gouvernements doivent démontrer que leurs différences de politiques poursuivent des objectifs légitimes ; et qu’afin d’atteindre ces objectifs, il est nécessaire et proportionné – et non pas simplement opportun ou convenable – d’exclure les couples de même sexe de leur champ d’application (Vallianatos et autres, précité, § 85). Ce ne sera pas une tâche facile dans l’Europe d’aujourd’hui.
* * *
[1] Dans la jurisprudence de la Cour, le terme « gestation pour autrui » est plus fréquemment utilisé. Il le sera dans le cadre du présent arrêt même si le droit suisse emploie plutôt l’expression « maternité de substitution ».
[2] J’ai voté en faveur des constats de discrimination à l’égard des homosexuels auxquels la Cour est parvenue dans plusieurs affaires, notamment Fedotova et autres c. Russie, nos 40792/10 et 2 autres (arrêt non définitif, affaire renvoyée devant la Grande Chambre). Voir aussi Zhdanov et autres c. Russie, n° 12200/08, 16 juillet 2019, où la Cour a jugé que les autorités russes avaient violé les droits des requérants au titre des articles 11 et 14 combinés avec l’article 11 de la Convention ; et Alekseyev et autres c. Russie, nos 14988/09 et 50 autres, 27 novembre 2018.