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17/01/2023 | CEDH | N°001-222751

CEDH | CEDH, AFFAIRE FEDOTOVA ET AUTRES c. RUSSIE, 2023, 001-222751


GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE FEDOTOVA ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14)

ARRÊT


Art 8 • Obligations positives • Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe • Obligation positive confirmée de leur offrir un cadre juridique comportant une reconnaissance et une protection adéquates • Jurisprudence antérieure de la Cour européenne consolidée par une tendance nette et continue de la législation d’une majorité des États parties et les positions convergentes de plusieurs org

anes internationaux • Marge d’appréciation réduite s’agissant de l’octroi d’un cadre juridique ...

GRANDE CHAMBRE

AFFAIRE FEDOTOVA ET AUTRES c. RUSSIE

(Requêtes nos 40792/10, 30538/14 et 43439/14)

ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridique des couples de même sexe • Obligation positive confirmée de leur offrir un cadre juridique comportant une reconnaissance et une protection adéquates • Jurisprudence antérieure de la Cour européenne consolidée par une tendance nette et continue de la législation d’une majorité des États parties et les positions convergentes de plusieurs organes internationaux • Marge d’appréciation réduite s’agissant de l’octroi d’un cadre juridique et plus étendue pour décider de la nature exacte de la forme de la reconnaissance et du contenu de la protection • Forme du mariage non exigée • Motifs invoqués au titre de l’intérêt général ne prévalant pas sur l’intérêt des requérants • Marge d’appréciation outrepassée en l’espèce

STRASBOURG

17 janvier 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

Table of Contents

PROCÉDURE

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Les démarches entreprises par les requérants en vue de se marier

B. Les procédures judiciaires

1. Mmes I. Fedotova et I. Shipitko

2. MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

3. Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

I. Le droit et la pratique internes

A. La Constitution russe

B. Le code russe de la famille

C. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

II. Le droit et la pratique internationaux

A. Les Nations Unies

1. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme

2. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels

B. Le Conseil de l’Europe

1. Le Comité des Ministres

La Recommandation CM/Rec (2010)5

2. L’Assemblée parlementaire

3. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

4. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

C. L’Union européenne

1. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

2. La jurisprudence de la CJUE

3. Le Parlement européen

D. La Cour interaméricaine des droits de l’homme

III. Éléments de droit comparé

EN DROIT

I. QUESTIONS LIMINAIRES

A. Sur la question de savoir si la Cour est compétente pour connaître de l’affaire

B. Sur la poursuite de l’examen des requêtes

C. Sur l’objet de l’affaire portée devant la Grande Chambre

II. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement

A. Sur le défaut allégué de la qualité de victime des requérants

B. Sur le non-épuisement des voies de recours internes

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

A. L’arrêt rendu par la chambre

B. Thèses des parties devant la Grande Chambre

1. Les requérants

2. Le Gouvernement

3. Observations des tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

b) LGB Alliance

c) L’association ACCEPT, Youth LGB Organization Deystviye, National LGBT Rights Organisation LGL, l’association « Love Does Not Exclude », Polish Society for Antidiscrimination Law, l’ONG Iniciativa Inakost, l’ONG Insight Public Organization, l’ONG Sarajevo Open Centre, agissant conjointement

d) Russian LGBT Network et la Fondation Sphère, agissant conjointement

e) Le Human Rights Centre de l’université de Gand

f) Le Centre AIRE, conjointement avec la Commission internationale de juristes et avec Network of European LGBTIQ+ Families Associations (NELFA)

g) Le Centre eurorégional pour les initiatives publiques (ECPI) et le Global Justice Institute (GJI)

C. Appréciation de la Cour

1. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

a) Vie privée

b) Vie familiale

c) Conclusion

2. Sur le respect de l’article 8 de la Convention

a) Sur l’existence d’une obligation positive de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe

b) Sur l’étendue de la marge nationale d’appréciation

c) Sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive

d) Conclusion

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8

A. Arrêt de la chambre

B. Arguments des parties

C. Appréciation de la Cour

V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

A. Dommage

B. Frais et dépens

DISPOSITIF

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PAVLI À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE MOTOC

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POLÁČKOVÁ

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LOBOV

ANNEXE

En l’affaire Fedotova et autres c. Russie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Marko Bošnjak,
Krzysztof Wojtyczek,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pere Pastor Vilanova,
Alena Poláčková,
Tim Eicke,
Darian Pavli,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges,
et de Søren Prebensen, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 avril 2022 et 12 octobre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes dirigées contre la Fédération de Russie dont six ressortissants de cet État, dont les noms et les renseignements personnels figurent sur la liste annexée au présent arrêt (« les requérants »), ont saisi la Cour les 20 juillet 2010, 5 avril 2014 et 17 mai 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants ont été représentés par Mes E. Daci et B. Cron, avocats à Genève, jusqu’au 6 avril 2022. Après cette date, Mme Fedotova (requête no 40792/10), MM. Chunusov et Yevtushenko (requête no 30538/14) et Mme Shaykhraznova (requête no 43439/14) ont été représentés par Me O. Gnezdilova, avocate à Berlin.

3. Le gouvernement russe (« le Gouvernement ») a été représenté successivement par M. G. Matyushkin, M. M. Galperin et M. A. Fedorov, anciens représentants de la Fédération de Russie devant la Cour européenne des droits de l’homme, puis, devant la Grande Chambre, par M. M. Vinogradov, leur successeur dans cette fonction.

4. Les requérants se plaignaient de l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance et une protection juridiques de leurs relations de couples en raison du refus des autorités russes de leur permettre de se marier et en l’absence de toute autre forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe en Russie.

5. Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 2 mai 2016, en application de l’article 54 § 3 du règlement de la Cour, le président de la section déclara irrecevables les griefs tirés de l’article 12 de la Convention. Les griefs concernant les articles 8 et 14 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement.

6. Le 13 juillet 2021, une chambre de la troisième section composée de Paul Lemmens, président, Georgios A. Serghides, Dmitry Dedov, María Elósegui, Anja Seibert-Fohr, Peeter Roosma et Andreas Zünd, juges, ainsi que de Milan Blaško, greffier de section, a rendu un arrêt dans lequel, à l’unanimité, elle prononçait la jonction des trois requêtes, déclarait celles-ci recevables, concluait à la violation de l’article 8 de la Convention et décidait qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le bien-fondé des griefs formulés sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. À l’arrêt se trouvait joint le texte d’une opinion séparée commune rédigée par les juges Lemmens et Zünd.

7. Par une lettre du 12 octobre 2021, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 22 novembre 2021, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Une audience publique a été fixée au 27 avril 2022.

9. Tant les requérants que le Gouvernement ont produit des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

10. Mme Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire »), a exercé son droit de prendre part à la procédure et a présenté des observations écrites (articles 36 § 3 de la Convention et 44 § 2 du règlement).

11. Par ailleurs, des observations ont été reçues de :

. LGB Alliance,

. l’Association Accept, conjointement avec Youth LGBT Organisation Deystviye, National LGBT Rights Organisation LGL, Love Does Not Exclude Association, Polish Society for Antidiscrimination Law, Iniciativa Inakost, Insight public Organisation et Sarajevo Open Centre,

. le Human Rights Centre de l’Université de Gand,

. la Euroregional Center for Public initiatives (ECPI), conjointement avec Global Justice Institute (GJI),

- l’AIRE Center, conjointement avec la International Commission of Jurists (ICJ) et la Network of European LGBTIQ[1]. Families Associations (NELFA),

. la Russian LGBT Network, conjointement avec la Fondation Sphère.

Le président les avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite en vertu des articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement.

12. Le 16 mars 2022, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté, dans le cadre d’une procédure lancée en vertu de l’Article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, la résolution CM/Res(2022)2 selon laquelle la Fédération de Russie a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe à compter du 16 mars 2022.

13. Le 22 mars 2022, la Cour, siégeant en séance plénière conformément à l’article 20 § 1 de son règlement, a adopté la « Résolution de la Cour européenne des droits de l’homme sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Elle y a indiqué que la Fédération de Russie cesserait d’être une Haute Partie Contractante à la Convention à compter du 16 septembre 2022.

14. Dans une lettre du 28 mars 2022, le Gouvernement a indiqué que « dans les présentes circonstances, la Fédération de Russie considère que l’audience prévue pour le 27 avril 2022 n’est pas nécessaire ». Les requérants ont été invités à s’exprimer sur ce point. Par une lettre du 1er avril 2022, Mes Daci et Cron ont indiqué s’être entretenus avec les requérants, lesquels souhaitaient le maintien de l’audience qu’ils estimaient nécessaire.

15. Le 4 avril 2022, le président de la Cour a décidé que l’audience du 27 avril 2022 serait maintenue et a invité les parties à fournir la liste des comparants. Le Gouvernement n’a pas donné suite à cette invitation.

16. Le 6 avril 2022, Mes Daci et Cron ont informé le greffier qu’ils avaient cessé de représenter les requérants et ont indiqué que ceux-ci seraient représentés à l’audience par un nouveau conseil.

17. Par un courrier du 8 avril 2022, sur instruction du président, le greffier a sollicité auprès de Mes Daci et Cron la production des coordonnées actuelles des requérants, ainsi que de leur nouveau conseil, et a rappelé l’obligation incombant aux parties de communiquer la liste des personnes qui comparaitraient à l’audience pour les représenter.

18. Ce courrier étant resté sans réponse, le président de la Cour, par l’intermédiaire du greffier, a imparti aux requérants, par une lettre du 14 avril 2022, un nouveau délai pour présenter la liste des comparants à l’audience, étant précisé qu’en l’absence de réponse, il serait présumé que les requérants ne seraient pas représentés à l’audience. Une copie de cette lettre, adressée à Mes Daci et Cron, a été également envoyée aux adresses postales et électroniques des requérants communiquées à la Cour lors de l’introduction des requêtes.

19. Le 15 avril 2022, l’un des requérants, M. Chunusov, a adressé un courrier à la Cour affirmant n’avoir été informé de la procédure pendante devant la Grande Chambre que par le courrier du greffier du 14 avril 2022. Il a indiqué souhaiter qu’une audience ait lieu, tout en demandant un report de celle-ci afin de permettre à son nouvel avocat, Me O. Gnezdilova, de s’y préparer.

20. Le 21 avril 2022, constatant que ni le Gouvernement ni les requérants n’avaient communiqué les noms des comparants à l’audience du 27 avril 2022, le président de la Cour a décidé d’annuler celle-ci. Le président a également rejeté la demande de M. Chunusov tendant à reporter l’audience à une date ultérieure et a décidé que la Cour délibère sur l’affaire le 27 avril 2022.

21. Par une lettre du 17 mai 2022, le greffe de la Cour a pris acte du souhait de M. Chunusov de poursuivre la procédure. Parallèlement, par des courriers envoyés le même jour aux adresses postales et électroniques communiquées à la Cour lors de l’introduction des requêtes, les cinq autres requérants ont été invités à indiquer s’ils entendaient maintenir leurs requêtes.

22. Par des courriers du 30 mai 2022, les requérants Fedotova, Yevtushenko et Shaykhraznova ont informé la Cour qu’ils entendaient, à l’instar de M. Chunusov, maintenir leurs requêtes. Ils indiquaient avoir donné mandat à Me Gnezdilova pour les représenter dans la suite de la procédure. Les requérantes Shipitko et Yakovleva n’ont pas donné suite auxdites communications de la Cour.

23. Des délibérations ont eu lieu les 27 avril 2022 et 12 octobre 2022. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 23 § 2, 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

1. Les démarches entreprises par les requérants en vue de se marier

24. Les six requérants formaient trois couples de même sexe. À diverses dates, ils introduisirent une demande de mariage (заявление о вступление в брак) auprès de bureaux locaux de l’état civil (органы записи актов гражданского состояния). Mmes I. Fedotova et I. Shipitko déposèrent leur demande le 12 mai 2009 auprès du bureau de l’état civil de Tverskoy, à Moscou, tandis que les autres requérants entreprirent la même démarche le 28 juin 2013, auprès du quatrième bureau de l’état civil de Saint-Pétersbourg.

25. Le bureau de l’état civil de Tverskoy, à Moscou, examina la demande du premier couple et la rejeta le 12 mai 2009. Le quatrième bureau de l’état civil de Saint-Pétersbourg refusa d’examiner les demandes des deux autres couples et les rejeta le 29 juin 2013. Les autorités se fondèrent sur l’article 1 du code russe de la famille, qui définit le mariage comme l’« union conjugale librement consentie entre un homme et une femme ». Les couples des requérants n’étant pas formés par « un homme et une femme », leurs demandes de mariage ne pouvaient pas être traitées selon ces autorités.

26. Les requérants contestèrent ces décisions devant les juridictions nationales.

2. Les procédures judiciaires
1. Mmes I. Fedotova et I. Shipitko

27. Mmes I. Fedotova et I. Shipitko contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal du district Tverskoy de Moscou.

28. Elles plaidèrent que cette demande satisfaisait aux exigences du code de la famille et que le refus d’autoriser leur mariage emportait la violation de leurs droits découlant de la Constitution et des articles 8 et 12 de la Convention.

29. Le 6 octobre 2009, le tribunal du district Tverskoy les débouta de leur demande, estimant que celle-ci ne remplissait pas les conditions énoncées par le code de la famille, en ce que la condition du « libre consentement d’un homme et d’une femme » faisait défaut puisqu’il n’y avait pas d’homme dans leur couple. Le tribunal observa que ni le droit international ni la Constitution n’imposaient aux autorités une obligation de promouvoir ou de faciliter les unions entre deux personnes de même sexe. Enfin, le tribunal souligna qu’un formulaire de demande de mariage comportait deux champs, « Monsieur » et « Madame », et ne pouvait donc pas être utilisé par des couples homosexuels.

30. Les requérantes formèrent appel, plaidant que le code de la famille ne prohibait pas le mariage entre deux personnes de même sexe. Elles précisèrent que la liste des empêchements au mariage prévus par l’article 14 du code de la famille ne mentionnait pas les couples homosexuels.

31. Le 21 janvier 2010, le tribunal de Moscou confirma le jugement en appel, faisant sien le raisonnement suivi par le tribunal de district. Par ailleurs, il déclara que l’absence d’interdiction expresse du mariage entre personnes de même sexe ne pouvait pas être assimilée à une acceptation par l’État de ce type de mariage.

2. MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko

32. MM. D. Chunusov et Y. Yevtushenko contestèrent le rejet de leur demande de mariage auprès du tribunal de Gryazi (région de Lipetsk).

33. Ils plaidèrent que le code de la famille n’apportait pas de restriction au droit pour les couples homosexuels de se marier. Ils arguèrent également que divers instruments internationaux, notamment la Convention, prohibaient toute forme de discrimination fondée notamment sur l’orientation sexuelle et imposaient aux États contractants l’obligation de protéger la vie privée et familiale. Les requérants se référèrent notamment aux articles 8, 12 et 14 de la Convention.

34. Le 2 août 2013, le tribunal de Gryazi jugea que le refus du bureau de l’état civil d’examiner au fond la demande en question était entaché d’illégalité au motif que le droit russe prescrivait un tel examen pour toute demande de mariage. Cependant, concernant le refus d’autoriser le mariage entre deux personnes de même sexe, le tribunal se référa à la décision rendue par la Cour constitutionnelle dans la cause de M. E. Murzin, dans laquelle la haute juridiction avait déclaré que ni la Constitution ni la législation ne conféraient le droit au mariage à des couples homosexuels (voir paragraphe 44 ci-dessous). Il ajouta que le mariage entre personnes de même sexe heurtait les traditions nationales et religieuses, la conception du mariage « en tant qu’union biologique entre un homme et une femme », la politique de l’État en matière de protection de la famille, de la maternité et de l’enfance, et l’interdiction de promouvoir l’homosexualité. Le tribunal déclara également que la Convention n’imposait pas aux États contractants l’obligation d’autoriser les mariages entre personnes de même sexe.

35. Les requérants interjetèrent appel de ce jugement, plaidant que le droit russe ne définissait pas le mariage comme l’union de deux personnes de sexe différent et que le code de la famille ne prohibait pas le mariage entre deux personnes de même sexe. Ils exposèrent qu’ils n’avaient aucun autre moyen de conférer un statut juridique à leur relation car le mariage était la seule forme d’union légalement reconnue.

36. Le 7 octobre 2013, la cour régionale de Lipetsk rejeta l’appel des requérants. Elle déclara que les arguments des intéressés n’étaient rien de plus que leur avis personnel, fondé sur une interprétation erronée du droit de la famille et des traditions nationales.

37. Le 12 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk refusa aux requérants l’autorisation de former un pourvoi en cassation.

3. Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva

38. Mmes I. Shaykhraznova et Y. Yakovleva contestèrent le rejet de leur demande de mariage devant le tribunal de Gryazi (région de Lipetsk), en présentant pour l’essentiel les mêmes arguments que ceux soumis par Mmes I. Fedotova et I. Shipitko (paragraphe 28 ci-dessus). Entre autres, les requérantes invoquèrent les articles 8, 12 et 14 de la Convention.

39. Le 12 août 2013, le tribunal les débouta de leurs actions. Il déclara que, si la demande de mariage des requérantes avait pu sembler avoir été rejetée sans examen au fond, tel n’avait pas été le cas. Le tribunal ajouta que le bureau de l’état civil avait dûment examiné la demande en question et que c’était en toute légalité qu’il l’avait rejetée. Il réitéra les arguments présentés dans le jugement du 2 août 2013 (paragraphe 34 ci-dessus).

40. Le 18 novembre 2013, puis le 11 mars 2014, la cour régionale de Lipetsk débouta les requérantes respectivement de leur appel et de leur pourvoi en cassation, considérant que les arguments des intéressées reposaient sur une interprétation erronée des dispositions du droit de la famille et allaient à l’encontre des traditions nationales établies.

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUES PERTINENTS

1. Le droit et la pratique internes
1. La Constitution russe

41. Les dispositions pertinentes de la Constitution russe sont ainsi libellées :

Article 15

« 1. La Constitution de la Fédération de Russie a force juridique supérieure et effet direct, et elle s’applique sur l’ensemble du territoire de la Fédération de Russie. Les lois et autres actes juridiques adoptés dans la Fédération de Russie ne doivent pas être contraires à la Constitution de la Fédération de Russie.

(...)

4. Les principes et normes du droit international universellement reconnus et les traités internationaux ratifiés par la Fédération de Russie sont partie intégrante de son système juridique. Si un traité international ratifié par la Fédération de Russie énonce des règles différentes de celles établies par la loi, les règles du traité international prévalent. »

Article 17

« 1. La Fédération de Russie reconnaît et garantit les droits et libertés de l’homme et du citoyen conformément aux principes et aux normes du droit international universellement reconnus et en conformité avec la présente Constitution.

(...)

3. L’exercice des droits et libertés de l’homme et du citoyen ne doit pas violer les droits et libertés d’autrui. »

Article 19

« 1. Tous les individus sont égaux devant la loi et les tribunaux.

2. L’État garantit l’égalité des droits et des libertés à tous les citoyens indépendamment du sexe, de la race, de la nationalité, de la langue, de l’origine, de la fortune ou du statut, du lieu de résidence, de la religion, des convictions, de l’appartenance à des associations publiques, ainsi que de tout autre critère. Toute forme de limitation des droits du citoyen selon des critères d’appartenance à un groupe social, racial, national, linguistique ou religieux est interdite. »

42. Le 14 mars 2020, l’article 72 § 1 de la Constitution, qui énonce les principes relatifs au partage des pouvoirs entre les autorités fédérales et les autorités régionales, a été modifié par la loi fédérale no 1-FKZ. Celle-ci a inséré dans ladite disposition une phrase précisant que la Fédération de Russie et les régions de la Fédération de Russie exercent une compétence conjointe en matière de protection du « mariage en tant qu’union entre un homme et une femme ».

Ladite loi a également modifié l’article 114 de la Constitution, lequel énumère les domaines de compétence du gouvernement de la Fédération de Russie. Le paragraphe 1 c) dudit article 114 est désormais libellé comme suit :

« Le Gouvernement de la Fédération de Russie :

(...)

c) assure la mise en œuvre en Fédération de Russie d’une politique d’État uniforme et d’orientation sociale dans les domaines de la culture, de la science, de l’enseignement, de la santé, de la protection sociale, du soutien, du renforcement et de la protection de la famille, de la préservation des valeurs familiales traditionnelles et de la protection de l’environnement ;

(...) ».

Avant la réforme législative de 2020, ladite disposition se lisait ainsi :

« Le Gouvernement de la Fédération de Russie :

(...)

c) assure la mise en œuvre en Fédération de Russie d’une politique d’État uniforme dans les domaines de la culture, de la science, de l’enseignement, de la santé, de la protection sociale et de l’écologie ».

2. Le code russe de la famille

43. Les dispositions pertinentes du code russe de la famille sont ainsi libellées :

Article 1. Principes fondamentaux de la législation sur la famille

« 1. La famille, la maternité, la paternité et l’enfance sont protégées par l’État (...).

3. Les règles relatives aux relations familiales reposent sur les principes d’une union conjugale librement consentie entre un homme et une femme, de l’égalité des droits entre les conjoints au sein de la famille (...).

4. Est prohibée toute forme de restriction apportée au droit d’une personne de contracter mariage (...), fondée sur l’appartenance sociale, raciale, nationale, linguistique ou religieuse (...). »

Article 12. Conditions préalables au mariage

« 1. L’enregistrement d’un mariage est subordonné au consentement libre et mutuel d’un homme et d’une femme ayant atteint l’âge nubile.

2. Toutes les situations énumérées à l’article 14 du présent code empêchent l’enregistrement du mariage. »

Article 14. Empêchements au mariage

« Le mariage n’est pas autorisé entre

– des personnes dont l’une au moins est déjà mariée ;

– des parents proches (...), un frère et une sœur, un demi-frère et une demi-sœur ;

– un parent adoptif et un enfant adoptif ;

– des personnes dont l’une au moins s’est vu retirer la capacité juridique par un tribunal en raison d’un trouble mental. »

3. La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

44. Le 16 novembre 2006, la Cour constitutionnelle russe jugea irrecevable le recours formé par M. E. Murzin, qui contestait la compatibilité de l’article 12 du code de la famille avec la Constitution, dans la mesure où l’interprétation de cette disposition par les autorités nationales l’empêchait d’épouser son partenaire de même sexe. En sa partie pertinente, cette décision de la Cour constitutionnelle no 496-O se lit comme suit :

« 2. Ayant examiné les documents soumis par M. E. Murzin, la Cour constitutionnelle ne discerne aucun motif de procéder à l’examen au fond du recours de l’intéressé.

2.1. (...) [L]a Constitution russe et les règles juridiques internationales reposent sur le principe selon lequel la principale finalité de la famille consiste à mettre au monde et à élever des enfants.

Compte tenu de ce principe, ainsi que de la tradition nationale interprétant le mariage comme une union biologique entre un homme et une femme, le code de la famille dispose que les règles relatives aux relations familiales reposent sur les principes d’une union conjugale librement consentie entre un homme et une femme, sur la priorité donnée à l’éducation d’enfants au sein de la famille et sur le souci de leur bien-être et de leur épanouissement (article 1). En conséquence, le législateur fédéral, agissant dans le cadre de ses compétences, a déclaré que le consentement libre et mutuel d’un homme et d’une femme constitue l’une des conditions préalables au mariage. Ce [principe] ne saurait être considéré comme emportant violation des droits constitutionnels que le requérant invoque dans son recours.

2.2. En contestant l’article 12 § 1 du code de la famille, le requérant demande à l’État de reconnaître sa relation avec un autre homme en assurant l’enregistrement de celle‑ci sous la forme d’une union protégée par l’État.

Or, aucune obligation pour l’État de créer des conditions propres à défendre, faciliter ou reconnaître les unions homosexuelles ne découle de la Constitution ou des obligations internationales de la Fédération de Russie. L’absence de reconnaissance et d’enregistrement [des unions homosexuelles] n’a en soi aucun effet sur le niveau de reconnaissance et les garanties des droits individuels et civils du requérant au sein de la Fédération de Russie.

Que certains États européens adoptent une approche différente dans le traitement de questions démographiques et sociales ne prouve pas qu’il y ait eu atteinte aux droits constitutionnels du requérant. C’est ce que permet de conclure l’article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dans lequel le droit de se marier est reconnu spécifiquement à l’homme et à la femme. Par ailleurs, l’article 12 de la Convention prévoit expressément la possibilité de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit.

Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, (...) la Cour constitutionnelle décide (...) de ne pas procéder à l’examen au fond du recours de M. E. Murzin, qui ne remplit pas les conditions de recevabilité définies dans la loi constitutionnelle fédérale sur la Cour constitutionnelle (...) ».

45. Le 23 septembre 2014, la Cour constitutionnelle rejeta un recours portant sur la compatibilité avec la Constitution de l’article 6.21 du code des infractions administratives, lequel érigeait en infraction administrative la « promotion des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs ». Dans son arrêt 24-P, la Cour constitutionnelle déclara entre autres :

« (...) l’un des rôles de la famille est de donner naissance à des enfants et de les élever, la conception du mariage comme l’union d’un homme et d’une femme forme le socle de l’approche retenue par la législation pour résoudre les problèmes démographiques et sociaux dans le domaine des relations familiales dans la Fédération de Russie (...) ».

2. Le droit et la pratique internationaux
1. Les Nations Unies
1. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme

46. Le 29 mai 2015, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a publié un rapport intitulé « Discrimination et violence à l’encontre de personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre ». Le Haut-Commissariat a adressé aux États plusieurs recommandations visant à lutter contre la violence et la discrimination à l’égard des personnes LGBTI. Il a notamment recommandé d’

« Accorder une reconnaissance juridique aux couples de même sexe et à leurs enfants, en veillant à ce que les prestations traditionnellement accordées aux partenaires mariés – y compris celles liées aux bénéfices, aux pensions, à la fiscalité et à l’héritage – soient accordées sur une base non discriminatoire ».

2. Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels

47. Dans ses Observations finales concernant le sixième rapport périodique de la Fédération de Russie, publiées le 16 octobre 2017, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a indiqué entre autres ce qui suit :

« Non-discrimination

22. Le Comité est préoccupé par l’absence persistante de législation complète contre la discrimination, en dépit des renseignements communiqués par la délégation sur les dispositions antidiscriminatoires figurant notamment dans la Constitution de l’État partie et dans son Code pénal. Il est également préoccupé par l’ampleur de la stigmatisation et de la discrimination dans la société, qui sont fondées en particulier sur le handicap, l’origine ethnique, l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’état de santé (art. 2).

23. Le Comité recommande à l’État partie de prendre des dispositions en vue d’adopter une législation complète contre la discrimination, qui englobe tous les motifs de discrimination, notamment l’orientation sexuelle et l’identité de genre, compte tenu de son observation générale no 20 (2009) sur la non-discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels. Il lui recommande en outre :

a) De reconnaître que les individus entretenant une relation entre personnes de même sexe peuvent prétendre sur un pied d’égalité aux droits consacrés par le Pacte, notamment en leur reconnaissant les mêmes avantages qu’aux couples mariés, et d’abroger ou de modifier tous les textes de loi, notamment la loi fédérale no 135, susceptibles d’entraîner une discrimination, des poursuites ou des sanctions à l’égard de certaines personnes en raison de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre. (...) »

2. Le Conseil de l’Europe
1. Le Comité des Ministres

La Recommandation CM/Rec (2010)5

48. Dans sa Recommandation CM/Rec (2010)5 portant sur « des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre », le Comité des Ministres a recommandé aux États membres :

« 1. d’examiner les mesures législatives et autres existantes, de les suivre, ainsi que de collecter et d’analyser des données pertinentes, afin de contrôler et réparer toute discrimination directe ou indirecte pour des motifs tenant à l’orientation sexuelle ou à l’identité de genre ;

2. de veiller à ce que des mesures législatives et autres visant à combattre toute discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, à garantir le respect des droits de l’homme des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres, et à promouvoir la tolérance à leur égard soient adoptées et appliquées de manière efficace ;

(...)

IV. Droit au respect de la vie privée et familiale

(...)

23. Lorsque la législation nationale confère des droits et des obligations aux couples non mariés, les États membres devraient garantir son application sans aucune discrimination à la fois aux couples de même sexe et à ceux de sexes différents, y compris en ce qui concerne les prestations de pension de retraite du survivant et les droits locatifs.

24. Lorsque la législation nationale reconnaît les partenariats enregistrés entre personnes de même sexe, les États membres devraient viser à ce que leur statut juridique, ainsi que leurs droits et obligations soient équivalents à ceux des couples hétérosexuels dans une situation comparable.

25. Lorsque la législation nationale ne reconnaît ni ne confère de droit ou d’obligation aux partenariats enregistrés entre personnes de même sexe et aux couples non mariés, les États membres sont invités à considérer la possibilité de fournir, sans aucune discrimination, y compris vis-à-vis de couples de sexe différent, aux couples de même sexe des moyens juridiques ou autres pour répondre aux problèmes pratiques liés à la réalité sociale dans laquelle ils vivent. »

La Fédération de Russie a exprimé sa position sur cette Recommandation dans une déclaration interprétative ainsi libellée :

« 1. La Fédération de Russie considère que les dispositions de la Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre devraient être interprétées à la lumière des obligations internationales des États membres en matière d’interdiction de la discrimination et qu’elles ne devraient pas créer de conditions plus favorables aux personnes LGBT qu’aux autres groupes sociaux.

2. Toute référence aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme devrait être comprise comme s’appliquant aux circonstances particulières des affaires concernées.

(...)

6. La Fédération de Russie interprète toutes les dispositions de la partie IV « Droit au respect de la vie privée et familiale » sur la base de l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme, en vertu duquel l’exercice du droit de se marier et de fonder une famille est régi par les lois nationales, et de la position sans équivoque de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle le droit au mariage ne fait référence qu’à une union entre un homme et une femme, ce qui ne peut être interprété comme faisant obstacle aux droits des personnes LGBT et, par conséquent, ne constitue pas une discrimination et n’exige pas de renforcer ces droits.

(...)

8. La Fédération de Russie ne partage pas l’opinion selon laquelle un seul arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ou des décisions concernant un seul pays doivent servir de norme pour l’ensemble des États membres. Les arrêts de la Cour, c’est incontestable, ne sont obligatoires que pour les États concernés, en application de l’article 46 de la Convention. La Cour a elle-même déclaré à maintes reprises qu’elle n’est pas liée par ses décisions précédentes et que celles-ci ne sont applicables qu’aux circonstances particulières des affaires auxquelles elles se référaient. En outre, elle a abordé les questions concernant les personnes LGBT dans un climat très controversé et adopté dans des arrêts récents des positions diamétralement opposées dans ce domaine. Par conséquent, la Fédération de Russie s’estime liée par les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, mais pas par les décisions rendues par la Cour européenne des droits de l’homme à l’égard d’autres États membres. (...) »

49. Le 16 septembre 2020, le Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH) a publié son dernier « Rapport sur la mise en œuvre de la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres », basé sur les réponses à un questionnaire fournies par 42 des 47 États membres. Il a indiqué notamment ce qui suit :

« (...)

126. Devant la tendance observée récemment en Europe, et conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, les États membres devraient veiller à ce qu’un cadre juridique spécifique assurant la reconnaissance adéquate et la protection des couples du même sexe existe.

(...)

137. Au vu des réponses des États membres au questionnaire, le CDDH invite le Comité des Ministres à prendre note du présent rapport, encourager les États membres à poursuivre leurs efforts de pleine mise en œuvre de la Recommandation et continuer de leur apporter le soutien du Conseil de l’Europe, notamment dans le cadre du Comité directeur sur l’anti-discrimination, la diversité et l’inclusion (CDADI). »

La Fédération de Russie a fait une déclaration réitérant qu’elle s’est dissociée du contenu des commentaires sur la Recommandation CM/Rec(2010)5 pour les raisons exprimées dans la déclaration annexée au rapport initial du CDDH (document CDDH(2009)019, Annexe IV) et n’a pas participé à leur adoption.

2. L’Assemblée parlementaire

50. Dans sa Recommandation 1474 (2000) publiée le 26 septembre 2000, concernant la « situation des lesbiennes et des gays dans les États membres du Conseil de l’Europe », l’Assemblée parlementaire a recommandé au Comité des Ministres d’inviter les États membres, entre autres, à adopter une législation prévoyant le partenariat enregistré entre personnes de même sexe (point 11.3 i).

51. Le 10 octobre 2018, l’Assemblée parlementaire a adopté la Résolution 2239 (2018) intitulée « Vie privée et familiale : parvenir à l’égalité quelle que soit l’orientation sexuelle », dans laquelle elle a appelé les États membres du Conseil de l’Europe :

« (...)

4.3. à aligner leurs dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires, et leurs politiques relatives aux partenaires de même sexe, sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme dans ce domaine, et par conséquent :

4.3.1. à assurer qu’un cadre juridique spécifique prévoit la reconnaissance et la protection des unions de partenaires de même sexe ;

4.3.2. à accorder aux couples de même sexe des droits égaux à ceux des couples hétérosexuels en matière de transmission de bail ;

4.3.3. à faire en sorte que les concubins de même sexe, quel que soit le statut juridique de leur partenariat, soient considérés comme des personnes à charge aux fins de l’assurance maladie ;

4.3.4. dans le traitement des demandes de permis de séjour introduites au titre du regroupement familial, à faire en sorte, dans le cas où le mariage de personnes de même sexe n’est pas prévu, qu’il existe une autre manière permettant au partenaire de même sexe non ressortissant du pays d’obtenir un titre de séjour ; (...) »

52. Le 25 janvier 2022, l’Assemblée parlementaire a adopté la Résolution 2417 (2022) intitulée « Lutte contre la recrudescence de la haine à l’encontre des personnes LGBTI en Europe » qui, dans ses parties pertinentes, est ainsi libellée :

« 14. L’Assemblée souligne que c’est précisément lorsque l’hostilité est vive ou grandissante qu’il est le plus important de disposer de mesures pénales et de lois anti-discrimination efficaces. Elle appelle les États membres à renforcer leur cadre législatif chaque fois que cela est nécessaire pour garantir qu’il protège le droit des personnes LGBTI de vivre sans haine ni discrimination, et à l’appliquer de manière efficace dans la pratique. Conformément aux normes mentionnées ci-dessus, et sans préjudice des obligations plus spécifiques ou plus étendues qui peuvent en découler, elle appelle les États membres, en particulier : (...)

14.6. à engager, si ce n’est pas déjà fait, et à mener à bien dans tous les cas, les processus législatifs et d’élaboration de politiques qui sont nécessaires pour compléter le cadre juridique avec les autres éléments essentiels à l’égalité des personnes LGBTI, notamment en matière de reconnaissance juridique du genre, d’intégrité physique des personnes intersexes, de protection des familles arc-en-ciel, d’accès à des soins de santé spécifiques pour les personnes trans et d’exercice des droits civils tels que la liberté d’expression, la liberté d’association et la liberté de réunion.»

3. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

53. Dans son cinquième rapport concernant la Fédération de Russie, adopté le 4 décembre 2018 et publié le 5 mars 2019, l’ECRI s’est exprimé comme suit :

« 116. En ce qui concerne le droit de la famille, la législation en vigueur en Fédération de Russie ne reconnaît aucune forme de partenariat homosexuel. L’ECRI considère que cette absence de reconnaissance pourrait conduire à diverses formes de discrimination dans le domaine des droits sociaux. À cet égard, elle attire l’attention des autorités sur la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre.

117. L’ECRI recommande aux autorités d’adopter un cadre législatif qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien ».

54. Le 1er mars 2021, l’ECRI a publié une « Fiche thématique sur les questions relatives aux personnes LGBTI » visant à présenter ses principales normes sur les questions liées à l’orientation sexuelle, à l’identité de genre et aux caractéristiques sexuelles. Sa partie pertinente se lit comme suit :

« 6. Les autorités devraient définir un cadre juridique qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée officiellement et juridiquement afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien. Les autorités devraient examiner s’il existe une justification objective et raisonnable pour chacune des différences existant dans les réglementations concernant les couples mariés et les couples homosexuels, et éliminer toute différence injustifiée. »

55. Le 5 octobre 2021, l’ECRI a publié ses « Conclusions sur la mise en œuvre des recommandations faisant l’objet d’un suivi intermédiaire adressées à la Fédération de Russie ». L’ECRI a énoncé entre autres :

« Dans son rapport sur la Fédération de Russie (cinquième cycle de monitoring), l’ECRI a recommandé aux autorités russes d’abolir l’interdiction de communiquer des informations sur l’homosexualité aux mineurs (la législation sur la soi-disant « promotion des relations sexuelles non traditionnelles entre mineurs »), conformément à l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Bayev et autres c. Russie.

L’ECRI se félicite d’avoir reçu des informations de la part des autorités russes au sujet de la mise en œuvre de cette recommandation.

Toutefois, les autorités ont indiqué à l’ECRI qu’elles considèrent que cette recommandation n’est « absolument pas pertinente pour le système législatif de la Fédération de Russie ». Elles mentionnent également l’article 114 de la Constitution de la Fédération de Russie, aux termes duquel le Gouvernement de la Fédération de Russie est chargé « du soutien, du renforcement et de la protection de la famille [et] de la préservation des valeurs familiales traditionnelles ». Selon les autorités, « la notion de “valeurs familiales traditionnelles” n’inclut évidemment pas la promotion de l’homosexualité auprès des mineurs ».

Bien que l’ECRI ait été informée par des groupes de la société civile que le rapport entre le nombre de condamnations (paiement d’amendes) prononcées en vertu de l’article 6.21 du code des infractions administratives et le nombre de procédures ouvertes a continué de diminuer ces dernières années (selon les données fournies par la Cour suprême : un cas sur 15 au cours du premier semestre 2020 contre quatre sur 20 en 2019), les difficultés décrites dans le dernier rapport de l’ECRI sur la Fédération de Russie, à savoir l’ambiguïté, la portée éventuelle et l’effet paralysant de ces dispositions législatives continuent de poser problème.

En outre, l’ECRI est particulièrement préoccupée par le fait que les autorités russes considèrent que cette recommandation n’est « pas pertinente », étant donné qu’elle se fonde sur un arrêt rendu contre la Russie par la Cour européenne des droits de l’homme.

L’ECRI considère que la recommandation n’a pas été mise en œuvre. »

4. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

56. Le 21 février 2017, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a publié un document intitulé « Accès à la reconnaissance juridique pour les couples de même sexe : c’est une question d’égalité ». Ce document comporte notamment les passages suivants :

« Reconnaître juridiquement les couples de même sexe revient pourtant à respecter un principe simple : l’égalité de tous devant la loi. Le mariage civil, les unions civiles ou les partenariats enregistrés représentent des avantages, des droits et des obligations que l’État accorde à un couple entretenant une relation stable. Un consensus semble se dégager en faveur de l’idée selon laquelle un gouvernement ne peut pas pratiquer de discrimination envers les couples de même sexe et les priver de la protection dont bénéficie une union entre personnes de sexes différents reconnue officiellement.

(...)

Les États devraient poursuivre leurs efforts pour éliminer la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle dans le domaine des droits familiaux. Cela passe par plusieurs mesures :

. Les 20 États membres du Conseil de l’Europe qui n’accordent encore aucune reconnaissance juridique aux couples de même sexe devraient adopter des lois instaurant – au moins – des partenariats enregistrés permettant d’étendre aux partenaires de même sexe les privilèges, obligations ou avantages qui s’appliquent aux partenaires de sexes différents ayant conclu un mariage ou une autre forme d’union officielle.

. Tous les États devraient veiller à ce que leur législation accorde aux couples de même sexe enregistrés les mêmes droits et les mêmes avantages qu’aux couples de sexes différents mariés ou enregistrés, en ce qui concerne, par exemple, la sécurité sociale, la fiscalité, les avantages sociaux, la liberté de circulation, le regroupement familial, les droits parentaux et la succession.

. Les États devraient promouvoir le respect des personnes gays, lesbiennes et bisexuelles et combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle au moyen de l’éducation aux droits de l’homme et de campagnes de sensibilisation.

L’octroi de droits et d’avantages aux couples de même sexe n’enlève rien aux couples de sexes différents qui en bénéficient déjà. Ce n’est pas parce que des personnes plus nombreuses sont titulaires de ces droits qu’ils perdent de leur force ou de leur valeur. La tendance à la reconnaissance juridique des couples de même sexe répond aux besoins réels et quotidiens de personnes engagées dans des relations qui sont restées dans l’ombre depuis bien longtemps. Nos sociétés se composent de personnes, de relations et de familles très diverses. Il est temps de considérer cette diversité comme une richesse. »

3. L’Union européenne
1. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

57. Les dispositions pertinentes de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne se lisent comme suit :

Article 7

« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »

Article 9

« Le droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »

Article 21

« 1. Est interdite, toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle.

2. Dans le domaine d’application du traité instituant la Communauté européenne et du traité sur l’Union européenne, et sans préjudice des dispositions particulières desdits traités, toute discrimination fondée sur la nationalité est interdite. »

58. Les explications relatives à la Charte des droits fondamentaux (2007/C 303/02) sont ainsi libellées à propos de l’article 9 :

« Cet article se fonde sur l’article 12 de la CEDH qui se lit ainsi : "À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille selon les lois nationales régissant l’exercice de ce droit". La rédaction de ce droit a été modernisée afin de couvrir les cas dans lesquels les législations nationales reconnaissent d’autres voies que le mariage pour fonder une famille. Cet article n’interdit ni n’impose l’octroi du statut de mariage à des unions entre personnes du même sexe. Ce droit est donc semblable à celui prévu par la CEDH, mais sa portée peut être plus étendue lorsque la législation nationale le prévoit. »

2. La jurisprudence de la CJUE

59. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) considère que l’état des personnes, et notamment les règles relatives au mariage, relève de la seule compétence des États membres, le droit de l’Union ne portant pas atteinte à cette compétence. Les États membres sont ainsi libres de prévoir ou non le mariage pour des personnes de même sexe (arrêt du 24 novembre 2016, Parris, C 443/15, EU:C:2016:897, point 59). Toutefois, les États membres, dans l’exercice de cette compétence, doivent respecter les dispositions relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire des États membres (voir, en ce sens, arrêts du 2 octobre 2003, Garcia Avello, C 148/02, EU:C:2003:539, point 25; du 14 octobre 2008, Grunkin et Paul, C 353/06, EU:C:2008:559, point 16, ainsi que du 2 juin 2016, Bogendorff von Wolffersdorff, C 438/14, EU:C:2016:401, point 32).

60. Dans l’arrêt Coman e.a. (ECLI:EU:C:2018:385, du 5 juin 2018), la CJUE a dit pour droit que lorsqu’un citoyen de l’Union a fait usage de sa liberté de circulation pour se rendre et séjourner dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, et y a mené une vie familiale avec un ressortissant d’un État tiers de même sexe, auquel il s’est uni par un mariage, l’article 21, paragraphe 1, TFUE s’oppose à ce que les autorités compétentes de l’État membre dont le citoyen de l’Union a la nationalité refusent d’accorder un droit de séjour audit ressortissant, au motif que le droit dudit État membre ne prévoit pas le mariage entre personnes de même sexe (point 51).

La CJUE s’est fondée notamment sur les considérations suivantes :

« 45. (...) l’obligation, pour un État membre, de reconnaître un mariage entre personnes de même sexe conclu dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci, aux seules fins de l’octroi d’un droit de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers, ne porte pas atteinte à l’institution du mariage dans ce premier État membre, laquelle est définie par le droit national et relève (...) de la compétence des États membres. Elle n’implique pas, pour ledit État membre, de prévoir, dans son droit national, l’institution du mariage entre personnes de même sexe. Elle est limitée à l’obligation de reconnaître de tels mariages, conclus dans un autre État membre conformément au droit de celui-ci, et cela aux seules fins de l’exercice des droits que ces personnes tirent du droit de l’Union.

46. Ainsi, une telle obligation de reconnaissance aux seules fins de l’octroi d’un droit de séjour dérivé à un ressortissant d’un État tiers ne méconnaît pas l’identité nationale ni ne menace l’ordre public de l’État membre concerné.

47. Il importe d’ajouter qu’une mesure nationale qui est de nature à entraver l’exercice de la libre circulation des personnes ne peut être justifiée que lorsque cette mesure est conforme aux droits fondamentaux garantis par la Charte dont la Cour assure le respect (voir, par analogie, arrêt du 13 septembre 2016, Rendón Marín, C 165/14, EU:C:2016:675, point 66).

(...)

50. Or, il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que la relation entretenue par un couple homosexuel est susceptible de relever de la notion de « vie privée » ainsi que de celle de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple de sexe opposé se trouvant dans la même situation (Cour EDH, 7 novembre 2013, Vallianatos e.a. c. Grèce, CE:ECHR:2013:1107JUD002938109, § 73, ainsi que Cour EDH, 14 décembre 2017, Orlandi et autres c. Italie, CE:ECHR:2017:1214JUD002643112, § 143). »

61. Plus récemment, dans l’arrêt V.M.A. (C‑490/20, EU:C:2021:1008, du 14 décembre 2021), la CJUE s’est prononcée sur l’interprétation à donner à plusieurs dispositions du droit de l’Union, dans le cas d’un enfant mineur, citoyen de l’Union, dont l’acte de naissance établi par l’État membre d’accueil désigne comme ses parents deux personnes de même sexe. La CJUE a dit pour droit que l’État membre dont cet enfant est ressortissant est obligé de lui délivrer une carte d’identité ou un passeport et de reconnaître, à l’instar de tout autre État membre, le document émanant de l’État membre d’accueil permettant audit enfant d’exercer, avec chacune de ces deux personnes, son droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres (point 69 et dispositif).

3. Le Parlement européen

62. Le 14 septembre 2021, le Parlement européen a adopté sa « Résolution sur les droits des personnes LGBTIQ dans l’Union européenne » (2021/2679 (RSP)). Cette Résolution comprend les passages suivants :

« Le Parlement européen, (...)

2. fait part de sa plus vive préoccupation quant aux discriminations subies par les familles arc-en-ciel et leurs enfants au sein de l’Union et au fait qu’elles sont privées de leurs droits sur la base de l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre ou les caractéristiques sexuelles des parents ou partenaires; demande à la Commission et aux États membres de mettre fin à ces discriminations et de lever les obstacles rencontrés par ces familles lorsqu’elles exercent le droit fondamental à la libre circulation au sein de l’Union;

3. souligne la nécessité d’œuvrer en faveur d’un plein exercice des droits fondamentaux par les personnes LGBTIQ dans tous les États membres et rappelle que les institutions de l’Union et les États membres ont dès lors le devoir de faire respecter ces droits et de les sauvegarder, conformément aux traités et à la charte ainsi qu’au droit international ;

4. insiste sur la nécessité, pour l’Union, d’adopter une approche commune pour la reconnaissance des mariages et partenariats homosexuels ; invite plus particulièrement les États membres à adopter toute législation utile pour garantir à toutes les familles le plein respect du droit à la vie privée et familiale sans discrimination et du droit à la libre circulation, y compris par des mesures facilitant la reconnaissance, pour les parents transgenres, du genre qui est le leur en droit ;

5. rappelle que le droit de l’Union a primauté sur tout droit national, y compris sur les dispositions constitutionnelles, et que, dès lors, les États membres ne sauraient invoquer une interdiction constitutionnelle du mariage homosexuel ou une protection constitutionnelle de « la morale » ou des « politiques publiques » pour faire entrave au droit fondamental à la libre circulation des personnes au sein de l’Union et bafouer les droits des familles arc-en-ciel qui s’installent sur leur territoire. »

4. La Cour interaméricaine des droits de l’homme

63. Saisie par le Costa Rica, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu le 24 novembre 2017 un avis consultatif OC-24 /17 sur l’identité de genre, l’égalité et la non-discrimination des couples de même sexe.

En réponse à la quatrième question posée par le Costa Rica, concernant la question de savoir si l’État doit garantir la protection de l’ensemble des droits patrimoniaux découlant d’une relation entre personnes de même sexe, la Cour a indiqué :

« La Convention américaine, en vertu du droit à la protection de la vie privée et familiale (article 11 § 2), ainsi que du droit à la protection de la famille (article 17), protège le lien familial qui peut découler d’une relation entre personnes de même sexe. La Cour estime également que l’ensemble des droits patrimoniaux résultant d’un lien familial protégé entre les membres d’un couple de même sexe doivent être protégés, sans discrimination par rapport aux couples hétérosexuels, au titre du droit à l’égalité et à la non-discrimination (articles 1 § 1 et 24). Nonobstant ce qui précède, l’obligation internationale qui pèse sur les États va au-delà des simples droits patrimoniaux et englobe l’ensemble des droits de l’homme internationalement reconnus, ainsi que les droits et obligations reconnus par le droit interne de chaque État et résultant des liens familiaux au sein des couples hétérosexuels » (paragraphe 199 de l’avis ; traduction non officielle).

Ensuite, en réponse à la cinquième question posée par le Costa Rica, concernant la question de savoir si un régime juridique régissant les relations entre personnes de même sexe est requis afin de reconnaître les droits patrimoniaux qui découlent de ces relations, la Cour a énoncé :

« Les États sont tenus de garantir l’accès à tous les dispositifs existants dans leur droit interne afin d’assurer la protection de tous les droits des familles composées par des couples de même sexe, sans discrimination par rapport aux familles constituées par des couples hétérosexuels. À cette fin, il peut s’avérer nécessaire pour les États de modifier les dispositifs existants en prenant des mesures administratives, judiciaires ou législatives afin d’étendre ceux-ci aux couples de même sexe. Les États qui de façon transitoire rencontrent des difficultés institutionnelles pour adapter les dispositifs existants, tout en œuvrant de bonne foi à de telles réformes, conservent l’obligation d’assurer aux couples de même sexe l’égalité et la parité des droits avec les couples hétérosexuels, sans aucune discrimination. » (paragraphe 228 de l’avis ; traduction non officielle).

64. La Cour interaméricaine a conclu son avis en ces termes :

« Les articles 1 § 1, 2, 11 § 2, 17 et 24 de la Convention [américaine] imposent aux États de garantir le plein accès à l’ensemble des dispositifs existants dans leur droit interne, y compris le droit au mariage, afin d’assurer la protection des droits des familles constituées par des couples de même sexe, sans discrimination par rapport à celles qui sont formées par des couples hétérosexuels (...) » (point 8 du dispositif ; traduction non officielle).

3. Éléments de droit comparé

65. La Cour a procédé à une étude comparative quant aux modes de reconnaissance juridique des couples de même sexe au sein des États membres du Conseil de l’Europe.

66. Il ressort de cette étude que trente États membres offrent, à ce jour, une possibilité de reconnaissance légale des couples de même sexe. En particulier, dix-huit États (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Islande, Irlande, Luxembourg, Malte, Norvège, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Slovénie, Suède et Suisse) autorisent le mariage de personnes de même sexe, tandis que douze autres États (Andorre, Chypre, Croatie, Estonie, Grèce, Hongrie, Italie, Liechtenstein, Monaco, Monténégro, République tchèque, Saint-Marin) autorisent des formes d’unions alternatives au mariage pour les couples de même sexe. Parmi les dix-huit États qui autorisent le mariage, huit (Autriche, Belgique, France, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Slovénie et Royaume-Uni) offrent également la possibilité aux couples de même sexe de conclure d’autres formes d’unions (pour une description de certains régimes de partenariat enregistré en vigueur en 2010, voir Schalk et Kopf c. Autriche, no 30141/04, §§ 31‑34, CEDH 2010).

67. Dans la Fédération de Russie et dans les seize États membres restants (Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Géorgie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, République de Moldova, Pologne, Roumanie, Serbie, République slovaque, Türkiye et Ukraine), il n’existe, à ce jour, aucune possibilité pour les couples de même sexe de voir leur relation reconnue juridiquement.

EN DROIT

1. Questions LIMINAIRES
1. Sur la question de savoir si la Cour est compétente pour connaître de l’affaire

68. La Cour constate que l’État défendeur n’est plus membre du Conseil de l’Europe depuis le 16 mars 2022 (voir paragraphe 12 ci-dessus) et qu’il n’est, par ailleurs, plus partie à la Convention à compter du 16 septembre 2022 (voir paragraphe 13 ci-dessus).

69. Dans ces circonstances, la Cour est amenée à examiner sa compétence pour connaître des présentes requêtes, bien que cette compétence n’ait pas été contestée dans le cadre de la présente procédure par l’État défendeur, lequel a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre. En effet, dès lors que l’étendue de la compétence de la Cour est déterminée par la Convention elle-même, spécialement par son article 32, et non par les observations soumises par les parties dans une affaire donnée, l’absence d’une exception ne saurait en soi avoir pour effet d’étendre cette compétence (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑II). La Cour doit, dans chaque affaire portée devant elle, s’assurer qu’elle est bien compétente pour connaître de l’affaire et il lui faut donc examiner la question de sa compétence à chaque stade de la procédure, le cas échéant d’office (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 201, CEDH 2014 (extraits)).

70. L’article 58 de la Convention dispose :

« 1. Une Haute Partie contractante ne peut dénoncer la (...) Convention qu’après l’expiration d’un délai de cinq ans à partir de la date d’entrée en vigueur de la Convention à son égard et moyennant un préavis de six mois, donné par une notification adressée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, qui en informe les autres Parties contractantes.

2. Cette dénonciation ne peut avoir pour effet de délier la Haute Partie contractante intéressée des obligations contenues dans la (...) Convention en ce qui concerne tout fait qui, pouvant constituer une violation de ces obligations, aurait été accompli par elle antérieurement à la date à laquelle la dénonciation produit effet.

3. Sous la même réserve cesserait d’être Partie à la (...) Convention toute Partie contractante qui cesserait d’être membre du Conseil de l’Europe.

(...) »

71. Il ressort des termes de cet article 58, et plus particulièrement de ses deuxième et troisième paragraphes, que l’État qui cesse d’être partie à la Convention dès lors qu’il a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe, n’est pas délié des obligations contenues dans la Convention en ce qui concerne tout fait accompli par cet État antérieurement à la date à laquelle il n’est plus partie à la Convention.

72. Cette lecture de l’article 58 de la Convention a été confirmée par la Cour siégeant en séance plénière (conformément à l’article 20 § 1 de son règlement) dans sa « Résolution sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme », adoptée le 22 mars 2022. La Cour y a indiqué qu’elle « demeur[ait] compétente pour traiter les requêtes dirigées contre la Fédération de Russie concernant les actions et omissions susceptibles de constituer une violation de la Convention qui surviendraient jusqu’au 16 septembre 2022 » (§ 2 de la Résolution).

73. Dans le cas d’espèce, les faits sur lesquels se fondent les violations de la Convention alléguées par les requérants se sont produits avant le 16 septembre 2022. Les requêtes ayant été introduites en 2010 et 2014 devant la Cour, celle-ci est compétente pour en connaître.

2. Sur la poursuite de l’examen des requêtes

74. Par des courriers envoyés le 17 mai 2022, le greffe de la Cour a pris acte du souhait de M. Chunusov de poursuivre la procédure et a invité les cinq autres requérants à indiquer s’ils entendaient maintenir leurs requêtes, étant donné qu’ils n’étaient plus représentés par Mes Daci et Cron. Les requérants Fedotova, Shaykhraznova et Yevtushenko ont répondu le 30 mai 2022 qu’ils souhaitaient poursuivre la procédure à l’instar de M. Chunusov, tandis que Mmes Shipitko et Yakovleva n’ont pas réagi auxdits courriers (voir paragraphes 19, 21 et 22 ci-dessus).

75. Conformément à l’article 37 § 1 a) de la Convention, « [à] tout moment de la procédure, la Cour peut décider de rayer une requête du rôle lorsque les circonstances permettent de conclure [...] que le requérant n’entend plus la maintenir ».

76. En l’espèce, la Cour prend note, tout d’abord, de la confirmation expresse des requérants Fedotova (requête no 40792/10), Chunusov et Yevtushenko (requête no 30538/14) et Shaykhraznova (requête no 43439/14) de poursuivre la procédure. La Cour n’a aucune raison de remettre en cause la volonté de ces quatre requérants de maintenir leurs requêtes.

77. La Cour note ensuite que Mmes Shipitko (requête no 40792/10) et Yakovleva (requête no 43439/14), contrairement à leurs co-requérantes respectives, n’ont pas répondu au courrier qui leur a été adressé le 17 mai 2022. Elle n’a connaissance d’aucune circonstance particulière ayant empêché ces deux requérantes d’entrer en contact avec elle pour confirmer la persistance de leur intérêt à la poursuite de la procédure. Dans ces conditions, la Cour considère que Mmes Shipitko et Yakovleva n’entendent plus maintenir leurs requêtes (mutatis mutandis, Ana Pavel c. Roumanie (satisfaction équitable – radiation), no 4503/06, § 5, 29 mai 2012).

78. Quant à la question de savoir si la Cour est appelée à poursuivre l’examen de l’affaire à l’égard de ces deux requérantes dès lors que « le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles l’exige » (article 37 § 1 in fine), force est de constater que les griefs soulevés par Mmes Shipitko et Yakovleva sont les mêmes que ceux invoqués par les autres requérants, au sujet desquels la Cour se prononcera ci-après. La Cour n’aperçoit dès lors aucun motif tenant au respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles qui exigerait, conformément à l’article 37 § 1 in fine, la poursuite de l’examen de l’affaire à l’égard de ces deux requérantes (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 58, CEDH 2012, et Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 134, 21 octobre 2014).

79. En conclusion, la Cour décide de rayer du rôle les requêtes nos 40792/10 et 43439/14 pour autant qu’elles concernent Mmes Shipitko et Yakovleva et de poursuivre l’examen de l’affaire à l’égard des autres requérants.

3. Sur l’objet de l’affaire portée devant la Grande Chambre

80. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement a contesté la décision de la chambre d’examiner l’affaire sous l’angle des articles 8 et 14 de la Convention, estimant que celle-ci porte principalement sur le droit de se marier consacré par l’article 12 de la Convention (voir paragraphes 109-112 ci-dessous).

81. La Cour relève que dans leurs requêtes initiales, les requérants alléguaient en premier lieu que le refus des autorités russes de leur permettre de se marier avait emporté la violation de l’article 12 de la Convention. En deuxième lieu, ils invoquaient la violation des articles 8 et 14 de la Convention et se plaignaient de l’impossibilité d’obtenir toute forme de reconnaissance légale de leur relation.

82. Le 2 mai 2016, le président de la troisième section a décidé de donner connaissance des requêtes au Gouvernement russe sous l’angle de l’article 8 pris isolément et de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. En ce qui concerne le reste des griefs – en l’occurrence ceux tirés de l’article 12 – le président de la section, siégeant en formation de juge unique, les a déclarés irrecevables pour défaut manifeste de fondement par une décision définitive (article 27 § 2 de la Convention et article 54 § 3 du règlement).

83. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour, « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est donc la requête telle qu’elle a été déclarée recevable, à laquelle s’ajoutent les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, §§ 171‑172 et 177, 21 novembre 2019, S.M. c. Croatie [GC], no 60561/14, § 216, 25 juin 2020, Big Brother Watch et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 58170/13 et 2 autres, § 268, 25 mai 2021, Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 98, 1er juin 2021, et Savran c. Danemark [GC], no 57467/15, § 169, 7 décembre 2021). Il s’ensuit que la Grande Chambre ne peut pas examiner les griefs qui ont été préalablement déclarés irrecevables par un juge unique (Albert et autres c. Hongrie [GC], no 5294/14, §§ 104 et 105, 7 juillet 2020, et X. et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 141, 2 février 2021).

84. La Cour ne voit aucune raison de se départir, en l’espèce, de sa jurisprudence. À l’instar de la chambre, la Grande Chambre concentrera dès lors son examen sur les griefs formulés par les requérants sous l’angle de l’article 8 et de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Elle n’examinera pas la question de savoir si, comme les requérants le soutenaient dans leurs requêtes, l’article 12 de la Convention impose à l’État défendeur l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe, la Cour ayant déjà répondu négativement à cette question dans la présente affaire aux termes d’une décision définitive.

2. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement

85. Dans ses observations présentées devant la Grande Chambre, le Gouvernement soulève pour la première fois deux exceptions préliminaires. Il invoque, d’une part, la perte de qualité de victime des requérants et, d’autre part, le défaut d’épuisement des voies de recours internes.

1. Sur le défaut allégué de la qualité de victime des requérants

86. Le Gouvernement considère que les requérants ne sont plus victimes des violations alléguées devant la Cour. Il affirme pour la première fois devant la Grande Chambre que les requérantes de la requête no 40792/10 se seraient mariées à Toronto en 2009, puis qu’elles se seraient séparées. Selon le Gouvernement, M. Chunusov, requérant de la requête no 30538/14, se serait marié en 2014 avec un autre ressortissant russe en Danemark, puis il se serait installé avec celui-ci en Allemagne. Enfin, le Gouvernement avance que les requérantes de la requête no 43439/14 se seraient séparées et que l’une d’elles, Mme Shaykhraznova, se serait installée en Allemagne. Pour ces raisons, le Gouvernement estime que les requérants ont perdu leur qualité de victime ainsi que tout intérêt pour les griefs soulevés dans leurs requêtes. Il considère par ailleurs que, compte tenu des circonstances, les requêtes pourraient même être rayées du rôle en application de l’article 37 § 1 c) de la Convention, car il ne se justifie plus de poursuivre leur examen.

87. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 55 de son règlement, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002 X, et Konstantin Markin c. Russie [GC], no 30078/06, § 95, CEDH 2012 (extraits)). Lorsqu’elle est tardive au sens de cet article, une exception se heurte à la forclusion et doit dès lors être rejetée, sauf si le Gouvernement n’était pas en mesure de respecter le délai prescrit à l’article 55 du règlement (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 196, CEDH 2012, et Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 82, CEDH 2014 (extraits).

88. En l’espèce, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le point de savoir si le Gouvernement est forclos à soulever l’exception susmentionnée relative à la perte de la qualité de victime car rien ne l’empêche d’examiner proprio motu cette question qui touche à sa compétence (Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 70, 5 juillet 2016, et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 93, 27 juin 2017).

89. Il appartient en l’occurrence à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu une reconnaissance par les autorités nationales, au moins en substance, de la violation invoquée par les requérants et, d’autre part, si ceux-ci se sont vu offrir un redressement approprié et suffisant (voir, parmi beaucoup d’autres, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 193, CEDH 2006‑V, et Konstantin Markin, précité, § 82). En l’espèce, les requérants allèguent que l’impossibilité d’obtenir la reconnaissance et la protection juridiques de leur couple en Russie a méconnu leur droit au respect de la vie privée et familiale et a opéré à leur égard une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Or, il ne ressort pas du dossier soumis à la Cour que les autorités nationales auraient reconnu, explicitement ou en substance, ni réparé les violations alléguées par les requérants. Au contraire, le Gouvernement soutient devant la Cour que cette impossibilité d’obtenir une reconnaissance est compatible avec la Convention.

90. Pour le reste, les choix de vie des requérants consécutifs au refus des autorités russes de faire droit à leur demande de mariage et partant de leur accorder la seule forme de reconnaissance juridique possible de leur couple en droit russe ne sauraient avoir un impact sur leur qualité de victimes (mutatis mutandis, Yevgeniy Dmitriyev c. Russie, no 17840/06, § 37, 1er décembre 2020). Il ne peut d’ailleurs être exclu que ces éventuels changements concernant les requérants résultent précisément de l’impossibilité pour eux de faire reconnaître et de protéger leur couple en Russie, cette impossibilité étant au cœur des griefs des requérants devant la Cour.

91. Compte tenu de ce que précède, la Cour ne saurait considérer que les requérants ne peuvent plus se prétendre victimes des violations alléguées de l’article 8 et de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention. Pour les mêmes raisons, la Cour ne saurait conclure qu’il ne se justifie plus de poursuivre l’examen de l’affaire. Il y a lieu partant de rejeter la première exception préliminaire du Gouvernement.

2. Sur le non-épuisement des voies de recours internes

92. Le Gouvernement excipe ensuite du non-épuisement des voies de recours internes, sous un double volet. Tout d’abord, il estime que les requérants auraient dû se pourvoir en cassation en recourant à la procédure en cassation dite « à deux niveaux ». Il se réfère à cet égard à la décision Abramyan et autres c. Russie ((déc.), nos 38951/13 et 59611/13, du 12 mai 2015), par laquelle la Cour a établi que la nouvelle procédure en cassation introduite en 2012 par la loi no 353-FZ constituait désormais un remède effectif à épuiser. En outre, les requérants auraient dû dénoncer explicitement devant les juridictions nationales l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance juridique de leur relation de couple, au lieu de se borner à invoquer leur droit de se marier.

93. La Cour observe que cette exception n’a pas été soulevée antérieurement à la procédure devant la Grande Chambre. En application de l’article 55 du règlement de la Cour (voir paragraphe 87 ci-dessus), le Gouvernement est dès lors forclos à l’invoquer d’autant qu’il n’a fait état d’aucun obstacle qui l’aurait empêché de la soulever dans ses premières observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire du 15 septembre 2016 (voir, mutantis mutandis, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 61, 15 novembre 2018, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 83, 17 octobre 2019).

94. À titre surabondant, la Cour note, en ce qui concerne le premier volet de l’exception, que le recours invoqué par le Gouvernement, à savoir le pourvoi en cassation « à deux niveaux » introduit en 2012 par la loi no 353‑FZ, n’a été considéré comme un recours effectif à épuiser qu’à compter de la décision Abramyan et autres (précité, §§ 93-96) du 12 mai 2015. La Cour a affirmé que les requérants ayant introduit leur requête devant la Cour avant ladite décision, n’étaient pas tenus d’épuiser le double recours en cassation (Kocherov et Sergeyeva c. Russie, no 16899/13, §§ 66-68, 29 mars 2016). Or, les présentes requêtes ayant été introduites en 2010 et 2014, le premier volet de l’exception soulevée par le Gouvernement ne pourrait être retenu par la Cour.

95. Pour ce qui est du second volet de l’exception, la Cour note qu’il ressort à tout le moins des dossiers soumis dans les requêtes nos 30538/14 et 43439/14 que les requérants ont allégué devant les juridictions nationales que le refus de reconnaître et de protéger juridiquement leurs couples constituait une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale ainsi qu’un traitement discriminatoire, invoquant entre autres les articles 8 et 14 de la Convention. En toute hypothèse, il ne pourrait être reproché aux requérants de ne pas avoir sollicité une forme de reconnaissance autre que le mariage, en l’absence d’autre possibilité de reconnaissance offerte par le droit russe.

96. Au vu de ce que précède, la Cour rejette également la seconde exception préliminaire du Gouvernement tenant au défaut allégué de l’épuisement des voies de recours internes.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

97. Les requérants se plaignent de l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance et une protection juridiques de leurs relations de couple en Russie. Ils y voient une violation de leur droit au respect de la vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

98. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

1. L’arrêt rendu par la chambre

99. Dans son arrêt, la chambre a d’abord affirmé que les faits de l’espèce tombaient dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention et relevaient tant de la « vie privée » que de la « vie familiale » des requérants (§ 41). Selon la chambre, eu égard à la nature du grief des requérants, il appartenait à la Cour de déterminer si, à la date de l’analyse effectuée par elle, la Russie était en défaut de remplir l’obligation positive de veiller au respect de la vie privée et familiale des requérants, notamment en offrant un cadre juridique interne leur permettant de faire reconnaître et protéger leurs couples respectifs (ibidem, § 50).

100. Ayant examiné la situation des requérants, la chambre a constaté que l’impossibilité absolue de faire reconnaître légalement leur relation créait un conflit entre, d’une part, la réalité sociale que connaissent les requérants, lesquels vivent une relation stable fondée sur l’affection mutuelle et, d’autre part, le droit, qui ne protège pas les « besoins » les plus ordinaires qui existent dans le cadre d’un couple homosexuel (ibidem, § 51).

101. Considérant qu’il n’y avait pas d’intérêt prépondérant de la communauté susceptible de primer sur les intérêts individuels des requérants, la chambre a estimé que l’État défendeur n’avait pas justifié l’impossibilité pour les requérants d’obtenir une reconnaissance officielle de leurs couples respectifs. Dès lors, le juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu avait été rompu en l’espèce (ibidem, § 55). La chambre a considéré que la Russie avait outrepassé la marge d’appréciation lui permettant de choisir le mode de reconnaissance des couples de même sexe le plus approprié, dans la mesure où le droit interne ne prévoit aucun cadre juridique apte à protéger ces couples. Elle a en conséquence conclu à la violation de l’article 8 de la Convention (ibidem, § 56).

2. Thèses des parties devant la Grande Chambre
1. Les requérants

102. Les requérants contestent tout d’abord l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les faits de l’espèce relèvent du champ d’application de l’article 12 de la Convention. Ils estiment que cette dernière disposition n’est pas pertinente en l’espèce. Ils exposent que leurs allégations avaient été examinées par la chambre sous l’angle des articles 8 et 14 de la Convention et, ensuite, que les conclusions de l’arrêt de la chambre sur le terrain de l’article 8 ne concernent guère l’article 12, puisque ces deux dispositions ont des champs d’application distincts et garantissent des droits différents.

103. Les requérants soutiennent avoir entretenu des relations de couple stables et ils estiment dès lors que l’article 8 s’applique tant sous son volet « vie privée » que sous son volet « vie familiale », conformément à la jurisprudence de la Cour. Ils considèrent que l’État russe est tenu par une obligation positive de mettre en place une solution légale alternative au mariage qui leur permettrait d’exercer les droits garantis par l’article 8. Selon eux, cette solution alternative pourrait revêtir la forme d’un partenariat civil, d’une union civile, d’un pacte de solidarité civile ou toute autre forme, pourvu que les couples de même sexe se trouvent dans une position analogue à celle des couples hétérosexuels mariés.

104. Les requérants estiment que les partenaires de même sexe devraient pouvoir bénéficier des aides financières et des aides au logement que l’État alloue aux familles. Ils arguent que le fait d’être considérés comme des membres de la même famille permettrait d’ailleurs aux partenaires de même sexe de prendre des décisions importantes en cas de maladie et d’hospitalisation du conjoint et de bénéficier de congés pour l’assister. Ils ajoutent que cela permettrait d’être exempté de l’obligation de témoigner contre le partenaire lorsque celui-ci est visé par une procédure pénale. Ils déclarent en outre que les membres d’un couple de même sexe devraient avoir le droit de rendre librement visite au partenaire détenu et devraient pouvoir hériter en cas de décès de l’un d’eux. Les requérants font également référence au droit au regroupement familial, à la procréation médicalement assistée et aux dispositions concernant les pensions alimentaires en cas de séparation, affirmant qu’il s’agit là de droits réservés aux couples hétérosexuels et dont les partenaires homosexuels sont exclus en Russie.

105. Tout en reconnaissant que la marge d’appréciation des États est large quant au choix de la forme que la solution légale alternative au mariage devrait revêtir, les requérants arguent que cette marge d’appréciation ne peut s’étendre au point de réduire à néant toute forme de reconnaissance légale des couples homosexuels.

106. Les requérants estiment que l’État russe a failli à ménager un juste équilibre entre les intérêts en jeu. À leur avis, l’argumentation avancée par le Gouvernement au titre d’un intérêt supérieur de la communauté, à savoir essentiellement la défense de l’ordre moral partagé par la majorité des citoyens russes, ne justifie pas l’absence d’un cadre législatif permettant la reconnaissance des couples homosexuels.

107. Selon les requérants, en outre, le fait de garantir aux couples homosexuels une forme de reconnaissance autre que le mariage ne se heurte pas à la nécessité de protéger la famille traditionnelle ou de respecter l’attitude et le sentiment de la majorité des Russes.

108. Les requérants invitent par conséquent la Grande Chambre à confirmer les conclusions de la chambre relativement à l’article 8 de la Convention.

2. Le Gouvernement

109. Le Gouvernement considère que la chambre a interprété l’article 8 de la Convention de manière très extensive et en contradiction avec les articles 12 de la Convention et 16 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, selon lesquels le droit de se marier et de fonder une famille est réservé à deux personnes de sexe différent. Selon le Gouvernement, la chambre aurait dû fonder son examen sur le seul article 12 de la Convention et se garder d’interpréter l’article 8 de manière à imposer aux États des obligations qui ne découlent pas directement de la Convention. Le Gouvernement expose que les différentes dispositions de la Convention doivent être lues et interprétées de manière cohérente et dans le respect des règles relatives à l’interprétation des traités qui sont énoncées par les articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités.

110. Se référant à l’article 62 de la Convention de Vienne, le Gouvernement considère que tout changement fondamental de situation qui s’est produit, en regard de la situation ayant existé au moment de la conclusion d’un traité, et qui n’avait pas été prévu par les parties, ne peut pas être invoqué pour justifier que l’on abandonne l’interprétation du traité qui prévalait au moment de la conclusion. Il argue que les États membres ont procédé à la signature de la Convention en sachant que le droit de se marier et de fonder une famille était réservé à « un homme et une femme », et que leur imposer aujourd’hui une interprétation différente serait contraire à l’article 62 de la Convention de Vienne.

111. Le Gouvernement explique que, dans la mesure où les États contractants n’entendaient pas, au moment de la signature de la Convention, reconnaître le droit au mariage à deux personnes de même sexe, un tel droit relève, en l’état, du choix discrétionnaire de l’État membre. Il estime qu’il faudrait établir un nouvel accord – par le biais, par exemple, d’un nouveau protocole additionnel à la Convention – prévoyant expressément le droit au mariage pour deux personnes de même sexe. Selon lui, un tel accord pourrait également inclure l’obligation pour les États signataires de prévoir dans leur ordre juridique interne d’autres formes de reconnaissance des relations entre deux personnes de même sexe.

112. Le Gouvernement expose que les requérants ont invoqué avant tout leur droit de se marier et que l’affaire relève donc de l’article 12 de la Convention qui, en l’espèce, n’a pas été violé compte tenu de la jurisprudence de la Cour concernant cette disposition. Selon lui, ce constat est d’ailleurs confirmé par la décision de la Cour, lors de la communication de l’affaire, de déclarer irrecevable le grief fondé sur l’article 12.

113. Le Gouvernement affirme en outre qu’il n’existe aucun consensus paneuropéen sur la question de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe dès lors, indique-t-il, que la Fédération de Russie et seize États membres du Conseil de l’Europe n’offrent à ces couples aucune forme de reconnaissance légale.

114. Concernant le droit invoqué par les requérants à obtenir une forme de reconnaissance légale de leurs couples respectifs, le Gouvernement soutient que l’analyse des législations nationales garantissant ce droit aux couples homosexuels montre bien qu’aucune forme de reconnaissance légale ne permet une protection juridique analogue à celle conférée par le mariage et ne constitue donc pas une solution alternative adéquate.

115. Le Gouvernement considère par ailleurs que l’extension du mariage aux couples de même sexe serait contraire à la Constitution russe et enfreindrait l’ordre public. À son avis, introduire dans le système national une nouvelle forme d’union légale, similaire au mariage, serait déraisonnable du point de vue juridique. Selon lui, la création d’une nouvelle forme d’union légale nécessiterait une réforme du code de la famille russe. Le Gouvernement s’appuie à cet égard sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 24-P du 23 septembre 2014, selon lequel, au sens de l’article 38 de la Constitution, la famille, la maternité et l’enfance dans leurs conceptions traditionnelles constituent des valeurs fondamentales de l’ordre interne russe et doivent être spécialement préservées et protégées.

116. Le Gouvernement estime que la famille, dans sa forme traditionnelle, est une valeur fondamentale de la société russe, intrinsèquement liée au but consistant à assurer la préservation et le développement de l’espèce humaine. Il observe que l’importance de la protection de la famille traditionnelle a été réaffirmée dans la nouvelle Constitution de 2020, notamment à l’article 114 § 1 c), qui la fait figurer parmi les valeurs fondamentales de l’État, ainsi qu’à l’article 72 § 1, selon lequel la protection de la famille traditionnelle relève désormais de la compétence conjointe de l’État fédéral et des entités régionales. Le Gouvernement fait valoir à cet égard que la Cour constitutionnelle a confirmé la compatibilité desdites dispositions avec l’ordre constitutionnel russe. Le Gouvernement estime que le but consistant à protéger les valeurs familiales traditionnelles n’est pas incompatible avec la Convention, puisque la Cour a affirmé dans sa jurisprudence l’importance de préserver les traditions et la diversité culturelle. Il ajoute que la Cour a toujours laissé aux États le choix du moment et des moyens opportuns pour mettre en place des réformes en matière de protection des minorités sexuelles, les autorités nationales étant mieux placées pour apprécier l’évolution de la société.

117. Le Gouvernement affirme en outre que les requérants bénéficient, à l’instar de l’ensemble des citoyens russes, de tous les droits prévus par le code civil en matière de propriété, sans aucune exclusion ni aucun obstacle découlant de leur état civil. Il expose aussi qu’en Russie chacun peut librement établir son testament et choisir ses héritiers. Il indique encore que chaque citoyen est libre selon la loi russe de conclure des contrats d’hypothèque, sans limitations fondées sur l’état civil à l’orientation sexuelle. Il ajoute que ces droits reconnus par le droit national peuvent être invoqués sans restriction devant les instances compétentes, y compris par les personnes non mariées. Concernant l’accès aux programmes de logement, le Gouvernement fait valoir que ceux-ci sont destinés à favoriser la croissance démographique de la nation, si bien que des familles traditionnelles ne répondant pas aux critères établis par la loi en sont aussi exclues. Il expose également que des programmes de financement sont prévus pour les personnes qui sont dans le besoin, non nécessairement mariées. Il en conclut que l’accès aux programmes de logement, aux aides financières ou à toute autre forme de protection sociale n’est ni régulé en fonction de l’état civil ni limité aux personnes mariées. Il explique enfin que, si nul n’est empêché en Russie de rendre visite aux patients hospitalisés, le fait d’être marié ne garantit pas le droit d’aller voir le conjoint malade en cas d’affection contagieuse.

118. Le Gouvernement soutient également que le moment n’est pas venu pour la société russe d’accepter la reconnaissance juridique des couples homosexuels. Il en veut pour preuve les conclusions de plusieurs études réalisées en 2021 par différents centres de recherche russes, notamment le centre de recherche indépendant Levada Analytical Center, qui montreraient que 69 % des citoyens russes sont intolérants vis-à-vis des personnes homosexuelles et opposés non seulement au mariage mais aussi à toute forme de reconnaissance des couples homosexuels. En outre, selon les données statistiques publiées par Levada Center, 59 % des Russes considèreraient que les homosexuels ne doivent pas bénéficier des mêmes droits que les hétérosexuels. Le Gouvernement invite la Cour à suivre sur ce point la même approche que celle adoptée dans l’affaire Oliari et autres c. Italie (nos 18766/11 et 36030/11, 21 juillet 2015) et à tenir compte, dans son examen de l’affaire, de la position de la société russe vis-à-vis des couples homosexuels.

3. Observations des tiers intervenants

a) La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

119. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (« la Commissaire ») renvoie au document publié par son prédécesseur en 2017 (paragraphe 56 ci-dessus) et considère que la reconnaissance juridique des couples de même sexe est de la plus grande importance pour que les personnes concernées puissent jouir de manière effective et sans subir de discrimination du droit au respect de leur vie privée et familiale.

120. La Commissaire déclare qu’en l’absence de reconnaissance juridique, les partenaires homosexuels se heurtent au quotidien à de sérieux obstacles. Elle évoque à cet égard l’impossibilité pour un partenaire homosexuel de prétendre à des allocations familiales ou à une assurance maladie, ou de bénéficier de conditions favorables en matière fiscale. Elle expose également que le membre d’un couple homosexuel ne peut pas bénéficier de congés pour prendre soin de son partenaire malade ou des enfants de celui-ci, ni jouir de droits successoraux en cas de décès. Elle explique en outre que les deux membres d’un couple homosexuel rencontrent souvent des difficultés pour vivre ensemble et que le partenaire de même sexe n’est pas considéré comme un « membre de la famille » aux fins du regroupement familial. Selon la Commissaire, la pandémie de Covid‑19 a aggravé la vulnérabilité de ces couples, qui bien souvent ne sont pas reconnus légalement en Europe et à travers le monde.

121. La Commissaire considère que la mise en place d’un cadre juridique permettant la reconnaissance des couples de même sexe correspond aux obligations positives qui incombent aux États en vertu de l’article 8 de la Convention. Elle se réfère à cet égard à l’affaire Oliari et autres (précitée). Elle déclare que, dès lors que le mariage n’est pas accessible aux couples homosexuels, les Parties contractantes devraient au moins prévoir une forme alternative de reconnaissance. Elle estime que, pour être réellement efficace, la reconnaissance juridique des couples homosexuels devrait être régulée au moyen d’un cadre juridique clair, être facilement accessible et énoncer expressément les droits garantis aux personnes concernées. Elle ajoute que cette reconnaissance devrait être complète, de manière à couvrir tous les aspects de la vie d’un couple engagé dans une relation stable. À ce propos, la Commissaire considère qu’il serait utile de recevoir de la Cour des indications supplémentaires sur les droits que devrait englober la reconnaissance juridique des couples homosexuels.

122. La Commissaire note que le consensus observé par la Cour dans l’affaire Oliari et autres s’est ultérieurement renforcé au fil du temps, trente États membres offrant aujourd’hui une forme de reconnaissance légale aux couples de même sexe.

123. Par ailleurs, la Commissaire avance que la marge d’appréciation des autorités nationales est restreinte en l’espèce, car la différence de traitement dénoncée repose sur l’orientation sexuelle. Elle estime donc difficile d’envisager une situation dans laquelle un intérêt communautaire légitime pourrait prévaloir sur l’intérêt des couples homosexuels à obtenir une forme de reconnaissance juridique de leur relation, y compris dans les pays qui connaissent une forte opposition de la société civile au mariage ou au partenariat entre personnes de même sexe. Pour la Commissaire, la protection de divers types de familles ne porte pas atteinte ou préjudice aux familles traditionnelles. À ses yeux, en effet, veiller à ce que les couples homosexuels puissent jouir de manière effective de leurs droits inhérents à la vie familiale n’interfère en rien avec les droits des couples hétérosexuels, qui ont déjà – et continuent d’avoir – accès à ces mêmes droits. En outre, d’importants changements sociétaux concernant les structures familiales se seraient produits au cours des cinquante dernières années, ce qui en soi rendrait discutable l’objectif consistant à protéger un type de famille par rapport aux autres.

124. Quant à l’opinion publique dominante dans un pays, la Commissaire avance que l’attitude négative de la société civile vis-à-vis des personnes LGBTI peut être le résultat d’une stigmatisation opérée par certains courants politiques. Selon la Commissaire, les études statistiques réalisées dans les pays dont les dirigeants prônent une politique homophobe montrent en effet un recul de l’acceptation des minorités sexuelles.

125. La Commissaire note que l’absence de reconnaissance légale des couples homosexuels équivaut à une discrimination à l’encontre des personnes LGBTI et que l’exclusion de la reconnaissance légale des unions homosexuelles contribue à perpétuer les préjugés concernant les relations entre personnes de même sexe, alors que, inversement, il a été démontré que l’accès à cette reconnaissance diminue l’intolérance à l’égard des personnes LGBTI.

126. La Commissaire considère enfin que les États devraient prévoir une seule forme de reconnaissance des couples et éviter de réserver aux couples homosexuels un mécanisme juridique spécifique.

b) LGB Alliance

127. LGB Alliance fait valoir l’existence d’un consensus international clair en faveur d’une obligation pour les États de reconnaître juridiquement les couples de même sexe. Elle soutient que le Parlement européen et l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ont appelé à la reconnaissance des couples de même sexe. En outre, un nombre croissant de juridictions internationales imposent l’accès au mariage pour les couples homosexuels, ce qui selon elle revient, à tout le moins, à plaider pour une forme alternative de reconnaissance. La partie intervenante se réfère par ailleurs à des décisions rendues par des juridictions du Canada, de l’Afrique du Sud, du Brésil, de Taïwan, des États-Unis, du Costa Rica et de l’Équateur.

128. LGB Alliance considère que la Cour devrait clarifier le contenu des « droits fondamentaux » des couples stables que les États devraient garantir dans le but de s’acquitter des obligations positives découlant de la Convention.

c) L’association ACCEPT, Youth LGB Organization Deystviye, National LGBT Rights Organisation LGL, l’association « Love Does Not Exclude », Polish Society for Antidiscrimination Law, l’ONG Iniciativa Inakost, l’ONG Insight Public Organization, l’ONG Sarajevo Open Centre, agissant conjointement

129. Ces tiers intervenants avancent que l’article 8 combiné avec l’article 14 de la Convention impose aux Parties contractantes l’obligation positive d’assurer la reconnaissance juridique et la protection des couples homosexuels. Ils estiment que la portée de cette obligation a été clairement définie par la Cour dans l’arrêt Oliari et autres, précité.

130. Les tiers intervenants considèrent que les couples homosexuels devraient bénéficier d’un accès au mariage dans les pays qui, à l’instar de la Russie, ne prévoient dans leurs ordres internes que cette forme de reconnaissance des couples. Selon eux, en effet, la mise en place de formes alternatives de reconnaissance spécifiques pour les personnes homosexuelles est de nature à créer ensuite une situation de discrimination à l’égard de ces personnes.

131. En l’absence de reconnaissance juridique de leur relation, les couples homosexuels seraient confrontés à des difficultés majeures au quotidien. En outre, l’absence d’un cadre juridique approprié contribuerait à renforcer les préjugés à l’encontre des personnes LGBTI. Au contraire, comme le montreraient des études sociétales, l’accès des personnes LGBTI au mariage améliorerait leur acceptation par la société.

d) Russian LGBT Network et la Fondation Sphère, agissant conjointement

132. Ces deux organisations non gouvernementales russes ont effectué un recensement et produit une liste des obstacles juridiques auxquels les couples homosexuels se heurtent en Russie. Elles avancent que, contrairement aux personnes mariées, les homosexuels en couple sont notamment privés du bénéfice des congés parentaux ou des congés pour motif familial, de l’application des règles relatives à la pension alimentaire en cas de séparation ou de décès et à l’assistance au conjoint malade, des réductions d’impôts, de la possibilité d’adopter un enfant et de la possibilité de refuser de témoigner contre le partenaire accusé dans une procédure pénale. Elles exposent en outre qu’en cas d’expulsion les autorités russes ne considèrent pas le partenaire homosexuel comme un membre de la famille.

133. Les parties intervenantes notent que les couples homosexuels peuvent obtenir en Russie certains avantages accordés aux autres couples, par la conclusion de contrats ou par le biais de procédures judiciaires. Elles observent néanmoins que le recours à de tels mécanismes est coûteux et que les procédures en question sont longues. Elles expliquent en outre que beaucoup de couples homosexuels russes sont contraints de se rendre à l’étranger, dans des pays qui permettent aux étrangers de se marier, afin d’obtenir une reconnaissance de leur couple, mais que ces mariages ne sont pas reconnus en Russie. De l’avis des parties intervenantes, la différence de traitement entre les couples homosexuels et les couples hétérosexuels n’a aucune justification objective et raisonnable. Selon elles, il en résulte un sentiment d’humiliation et de frustration qui participe d’un traitement discriminatoire fondé sur l’orientation sexuelle.

e) Le Human Rights Centre de l’université de Gand

134. Ce tiers intervenant observe que la jurisprudence de la Cour en matière de reconnaissance des unions homosexuelles a évolué au fil du temps, suivant une interprétation dynamique de la Convention, jusqu’à conclure, dans l’affaire Oliari et autres (précitée), que les Parties contractantes sont tenues par une obligation positive, au titre de l’article 8 de la Convention, de fournir un cadre juridique spécifique qui reconnaît et protège les couples homosexuels. Il estime que l’arrêt rendu par la chambre s’inscrit dans cette interprétation évolutive reflétant les conditions de vie actuelles.

135. Selon le tiers intervenant, la Cour devrait préciser les droits fondamentaux des couples homosexuels qui doivent faire l’objet d’une reconnaissance légale par les États, aux fins d’une protection homogène de ces couples dans tout l’espace européen.

f) Le Centre AIRE, conjointement avec la Commission internationale de juristes et avec Network of European LGBTIQ+ Families Associations (NELFA)

136. Renvoyant à l’arrêt rendu par la chambre dans la présente affaire ainsi qu’à l’arrêt Oliari et autres (précité), et invoquant un « consensus croissant » dans le domaine en question, ces tiers intervenants font valoir que l’article 8 de la Convention impose aux Parties contractantes l’obligation positive de mettre en place un cadre juridique capable de protéger le droit au respect de la vie privée et familiale des couples homosexuels. Ils estiment qu’un tel cadre devrait permettre à ces couples d’obtenir une reconnaissance légale de leur relation et qu’il devrait également fournir une protection des besoins les plus courants et les plus élémentaires de ces couples et contribuer à éliminer l’état d’incertitude dans lequel ceux-ci sont plongés.

137. Selon ces tiers intervenants, l’absence de toute forme de reconnaissance juridique des unions entre personnes de même sexe dépasse la marge d’appréciation accordée aux Parties contractantes au regard de l’article 8 de la Convention. Selon eux, à l’intérieur de cette marge les États sont uniquement libres de décider de la forme de reconnaissance juridique qui est la plus appropriée.

g) Le Centre eurorégional pour les initiatives publiques (ECPI) et le Global Justice Institute (GJI)

138. Ces tiers intervenants livrent des observations sur la relation entre la liberté de religion et la protection des droits des personnes LGBTI. Ils avancent tout d’abord que la définition de la famille et du mariage n’est pas liée à des conceptions religieuses particulières, mais reflète plutôt l’évolution progressive de la notion contemporaine de famille et de structure familiale. Ils exposent qu’il n’existe pas de définition religieuse unique de la famille, en particulier dans un pays aussi multiculturel et multireligieux que la Russie. Ils estiment qu’en tout état de cause ce ne sont ni les organisations religieuses ni les entités culturelles qui établissent la notion de famille. Selon eux, c’est à l’État qu’il appartient de définir la nature de la protection juridique offerte aux différents types de famille et à leurs membres. À leur avis, le droit à la liberté de religion et le droit à l’identité culturelle ne peuvent pas et ne doivent pas influer sur la définition juridique de la famille et des unions familiales.

139. Les tiers intervenants font ensuite état de la situation d’inégalité et de vulnérabilité des personnes LGBTI en Russie. Ils évoquent l’adoption de la loi contre la « propagande en faveur des relations sexuelles non traditionnelles », d’abord au niveau régional en 2006 puis au niveau fédéral en 2013, ainsi que de violentes attaques contre les personnes LGBTI qui auraient été alimentées par des groupes nationalistes et orthodoxes. Ils affirment que l’Église orthodoxe s’est opposée avec véhémence à la reconnaissance du droit à la vie familiale des personnes LGBTI. Le patriarche de l’Église orthodoxe russe aurait déclaré à plusieurs reprises que les personnes LGBTI étaient dangereuses pour l’ensemble de la société et de la civilisation russes. Ces conditions, associés à l’impunité dont bénéficieraient les délits homophobes, auraient entraîné, à partir de 2015, une aggravation de l’attitude négative de la société russe envers les personnes LGBTI.

3. Appréciation de la Cour
1. Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

140. La Cour note d’emblée que le Gouvernement n’a aucunement contesté, ni devant la chambre, ni devant la Grande Chambre, l’applicabilité aux faits de l’espèce de l’article 8 tant dans son volet « vie privée » que dans son volet « vie familiale ». La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de l’avis des parties sur ce point, pour les motifs exprimés ci-après.

a) Vie privée

141. La Cour rappelle que la « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention est une notion large non susceptible d’une définition exhaustive qui englobe le droit à l’épanouissement personnel (K.A. et A.D. c. Belgique, nos 42758/98 et 45558/99, § 83, 17 février 2005), que ce soit sous la forme du développement personnel (Bensaid c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I, et Christine Goodwin c. Royaume‑Uni [GC], no 28957/95, § 90, CEDH 2002‑VI) ou sous celle de l’autonomie personnelle, qui reflète un principe important dans l’interprétation des garanties de l’article 8 (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III).

142. L’orientation sexuelle relève de la sphère personnelle protégée par l’article 8 de la Convention (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45, E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 43, 22 janvier 2008, et Gas et Dubois c. France, no 25951/07, § 37, CEDH 2012).

143. Par ailleurs, la Cour a considéré qu’il serait trop restrictif de réduire la notion de « vie privée » aux aspects les plus intimes de la vie des individus (voir notamment Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A no 251‑B). Ainsi, l’article 8 garantit un droit à la « vie privée » au sens large, qui comprend le droit de mener une « vie privée sociale », à savoir la possibilité pour l’individu de développer son identité sociale. Sous cet aspect, ledit droit consacre la possibilité d’aller vers les autres afin de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 70, 5 septembre 2017 et jurisprudence y citée). Par conséquent, la « vie privée » d’une personne recouvre de multiples aspects de son identité sociale (López Ribalda et autres, précité, § 87, et Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 95, 25 septembre 2018). La Cour a notamment jugé que l’état civil d’une personne, qu’elle soit mariée, célibataire, divorcée ou veuve, relève de son identité personnelle et sociale protégée par l’article 8 (Dadouch c. Malte, no 38816/07, § 48, 20 juillet 2010).

144. En l’occurrence, la Cour admet que l’absence d’un régime juridique de reconnaissance et de protection ouvert aux couples de même sexe affecte l’identité tant personnelle que sociale des requérants, en tant que personnes homosexuelles désireuses de voir leurs relations de couple légitimées et protégées par le droit. L’article 8 trouve dès lors à s’appliquer sous son volet « vie privée ».

b) Vie familiale

145. La « vie familiale » au sens de l’article 8 de la Convention est d’abord une question de fait, qui dépend de l’existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001‑VII). La notion de « famille » visée par l’article 8 concerne les relations fondées sur le mariage mais aussi d’autres liens « familiaux » de facto, notamment lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital (Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, § 55, série A no 112, Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, § 140, 24 janvier 2017).

146. Concernant les relations entre personnes de même sexe, la Cour a considéré dans l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche qu’eu égard à l’évolution rapide dans de nombreux États membres quant à la reconnaissance juridique des couples de même sexe, il était artificiel de continuer à considérer qu’au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une « vie familiale » au sens de l’article 8. Elle a dès lors estimé que la relation qu’entretenaient les requérants, formant un couple homosexuel cohabitant de facto de manière stable, relevait de la notion de « vie familiale » au même titre que celle d’un couple hétérosexuel se trouvant dans la même situation (Schalk et Kopf, précité, § 94).

147. Dans l’affaire Vallianatos et autres c. Grèce, la Cour a confirmé ce principe et a ajouté que l’absence de cohabitation, pour des raisons professionnelles et sociales, ne prive pas les couples concernés de la stabilité qui les fait relever de la « vie familiale » au sens de l’article 8 (Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 73, CEDH 2013 (extraits)). À cet égard, la Cour a noté dans l’arrêt Oliari et autres c. Italie que dans le monde globalisé d’aujourd’hui, de nombreux couples connaissent des périodes pendant lesquelles ils vivent leur relation à distance, dès lors qu’ils résident dans différents pays pour des raisons professionnelles ou autres. L’absence de cohabitation n’a donc pas en soi d’incidence sur l’existence d’une relation stable ni sur la nécessité de la protéger (Oliari et autres, précité, § 169).

148. La Cour a par la suite confirmé à plusieurs reprises que l’article 8 de la Convention trouvait à s’appliquer tant en son volet « vie privée » qu’en son volet « vie familiale » dans des affaires portant sur le défaut allégué de reconnaissance et/ou de protection juridiques de couples de même sexe (Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, § 143, 14 décembre 2017, Pajić c. Croatie, no 68453/13, § 68, 23 février 2016, Chapin et Charpentier c. France, no 40183/07, § 44, 9 juin 2016, et Taddeucci et McCall c. Italie, no 51362/09, § 58, 30 juin 2016).

149. En l’occurrence, il n’est pas contesté qu’à l’époque où ils ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes, les requérants formaient des couples engagés dans des relations stables et cherchant à obtenir la reconnaissance et la protection de celles-ci. La circonstance que la situation des requérants eût pu changer après l’introduction des requêtes en raison de l’impossibilité de faire reconnaître juridiquement leurs couples en droit interne participe d’une hypothèse sur laquelle la Cour n’est pas en mesure de se prononcer. Cette impossibilité est, du reste, au cœur du grief dont la Cour a présentement à connaître.

150. Par conséquent, en l’absence d’objections du Gouvernement quant à l’applicabilité de l’article 8 en l’espèce, la Cour estime qu’il n’y a pas de raisons de parvenir à des conclusions différentes de celles à laquelle elle est déjà parvenue dans les affaires précitées portant sur le défaut allégué de reconnaissance et de protection juridiques de couples de même sexe.

c) Conclusion

151. La Cour conclut que l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer dans son volet « vie privée » comme dans son volet « vie familiale ».

2. Sur le respect de l’article 8 de la Convention

a) Sur l’existence d’une obligation positive de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe

152. La Cour rappelle que si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut également imposer à l’État des obligations positives inhérentes à un respect effectif des droits garantis par l’article 8 (Odièvre c. France [GC], no 42326/98, § 40, CEDH 2003‑II, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, § 62, CEDH 2014, et Bărbulescu, précité, § 108).

153. La Cour constate que le cas d’espèce soulève la question de savoir si de l’article 8 de la Convention découle une obligation positive pour les États parties de permettre aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques de leurs relations de couple.

154. En l’espèce, la Cour n’est pas appelée à examiner si l’impossibilité pour les requérants de se marier en Russie a emporté violation de la Convention. Elle rappelle à cet égard que le grief des requérants pris de la violation de l’article 12 de la Convention a été rejeté pour défaut manifestement de fondement aux termes d’une décision définitive (voir paragraphes 5 et 82 ci-dessus).

155. La présente affaire porte sur l’absence, en droit russe, d’une quelconque possibilité de reconnaissance juridique des couples de même sexe, indépendamment de la forme que cette reconnaissance revêt. Contrairement à ce que suggère le Gouvernement devant la Grande Chambre, l’arrêt de chambre n’a pas énoncé une obligation pour l’État défendeur d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Une telle lecture ne peut se déduire de l’arrêt de chambre, ni d’ailleurs de la jurisprudence actuelle de la Cour (voir paragraphe 165 ci-dessous).

1. L’état de la jurisprudence de la Cour

156. La jurisprudence de la Cour relative à la protection due aux personnes homosexuelles sous l’angle de l’article 8 n’a cessé d’évoluer et de gagner en consistance au fil du temps. Si la Cour a initialement été amenée à se prononcer sur des ingérences touchant aux aspects les plus intimes de la vie privée de ces personnes (voir Dudgeon, précité, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, série A no 142, et Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, série A no 259, à propos de la criminalisation des actes homosexuels commis en privé entre adultes consentants ; voir également Smith et Grady c. Royaume‑Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999-VI, et Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, 27 septembre 1999, concernant la révocation de personnes homosexuelles des forces armées), elle a progressivement été amenée à connaître de griefs portant sur l’absence ou l’insuffisance de la protection des couples constitués de personnes de même sexe (voir, par exemple, Karner c. Autriche, no 40016/98, CEDH 2003-IX, et Kozak c. Pologne, no 13102/02, 2 mars 2010, concernant la transmission du bail à une personne homosexuelle en cas de décès de son partenaire ; Gas et Dubois, précité, à propos de l’accès à l’adoption simple par un couple de même sexe ; Taddeucci et McCall, précité, et Pajić, précité, à propos de l’octroi au partenaire homosexuel d’un permis de séjour pour raisons familiales).

157. Aussi la Cour a-t-elle eu progressivement à connaître de plusieurs affaires portant sur l’absence de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe.

158. Ainsi, dans l’affaire Schalk et Kopf, précité, les requérants alléguaient une discrimination au motif que, étant tous deux de même sexe, ils ne pouvaient ni se marier ni faire reconnaître juridiquement d’une autre manière leur relation. Examinant sous le seul angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention les griefs des requérants, la Cour a commencé par affirmer que ceux-ci se trouvaient dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui était de leur besoin de reconnaissance et de protection de leur relation (Schalk et Kopf, précité, § 99). Ensuite, concernant le grief tiré d’une absence d’une autre forme de reconnaissance juridique que le mariage, la Cour a observé que le législateur autrichien a adopté une loi sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, après l’introduction par les requérants de leur requête. Dans ces circonstances, la question à trancher n’était pas, selon la Cour, celle de savoir si l’absence de reconnaissance juridique des couples homosexuels aurait emporté violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 si telle était encore la situation au moment de l’examen de la Cour, mais seulement si l’État défendeur aurait dû fournir aux requérants un mode de reconnaissance plus tôt qu’il ne l’avait fait (ibidem, § 103). À cet égard, la Cour a estimé qu’en permettant, à partir de 2010, aux partenaires de même sexe d’obtenir un statut juridique équivalent ou similaire au mariage à de nombreux égards (ibidem, § 109), l’Autriche n’avait pas enfreint l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (ibidem, § 106).

159. L’affaire Vallianatos et autres se présentait de manière différente. Les requérants se plaignaient de ce que le « pacte de vie commune » instauré en Grèce par la loi no 3719/2008 était réservé uniquement aux couples hétérosexuels. La Cour a relevé que le partenariat civil prévu par cette loi, en tant que forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage, avait en soi une valeur pour les requérants, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celui-ci produisait. Elle a souligné que la vie en commun des couples de même sexe implique les mêmes besoins de soutien et d’aide mutuels que ceux des couples de sexe opposé. Les couples de même sexe auraient dès lors tout particulièrement intérêt à être admis au bénéfice du « pacte de vie commune » car celui-ci leur offrirait, à la différence des couples de sexe opposé, la seule base juridique en droit grec pour revêtir leur relation d’une forme reconnue par la loi. En outre, l’extension du pacte de vie commune aux couples de même sexe leur permettrait de réglementer les questions patrimoniales, de pension alimentaire et de succession non pas à titre de simples particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun mais en tant que couple officiellement reconnu par l’État (Vallianatos et autres, précité, §§ 81 et 90). Le Gouvernement n’ayant pas fait état de raisons solides et convaincantes susceptibles de justifier l’exclusion des couples de même sexe du pacte de vie commune (ibidem, § 92), la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.

160. La Cour note que dans les affaires Schalk et Kopf et Vallianatos et autres, elle ne s’est pas prononcée au regard de l’article 8 de la Convention pris isolément. En outre, dans l’affaire Vallianatos et autres, le grief des requérants ne portait pas sur un manquement de l’État grec à une obligation positive qui lui aurait été imposée de prévoir une forme de reconnaissance juridique des couples de même sexe (Vallianatos et autres, précité, § 75). Il concernait l’exclusion des couples de même sexe d’un régime juridique mis en place par le législateur en plus du mariage et dont seuls les couples hétérosexuels pouvaient bénéficier.

161. La Cour a toutefois statué ultérieurement sur des griefs pris de la violation de l’article 8 de la Convention dans d’autres affaires qui concernaient directement l’impossibilité d’obtenir une reconnaissance et une protection juridiques des couples de même sexe.

162. Ainsi, dans l’arrêt Oliari et autres, la Cour a affirmé qu’il incombait à l’État défendeur d’assurer le respect de la vie privée et familiale des couples homosexuels par la mise en place d’un cadre juridique garantissant la reconnaissance et la protection de leurs relations en droit interne (Oliari et autres, précité, § 164). Elle a rappelé que les couples homosexuels sont, à l’instar des couples hétérosexuels, capables de s’engager dans des relations stables et ont un besoin comparable de reconnaissance juridique et de protection de leurs relations (ibidem, § 165). Se tournant ensuite vers le cas d’espèce, la Cour a pris note de la position de la Cour constitutionnelle italienne, laquelle avait appelé à la reconnaissance et à la protection juridiques des droits et devoirs propres aux couples de même sexe (ibidem, § 180) et elle a observé que ladite position reflétait le sentiment de la majorité de l’opinion publique italienne (ibidem, § 181). Après avoir examiné les intérêts des requérants dépourvus d’un régime de protection de leur couple et les arguments invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général, la Cour a conclu qu’en l’absence d’un intérêt prépondérant de la communauté susceptible d’être mis en balance avec les intérêts des requérants, l’Italie avait excédé sa marge d’appréciation et n’avait pas satisfait à son obligation positive de fournir aux requérants un cadre juridique spécifique assurant la reconnaissance et la protection de leur couple de même sexe (ibidem, § 185).

163. La Cour a réitéré ces mêmes constats dans l’arrêt Orlandi et autres, en rappelant la nécessité d’accorder au titre de l’article 8 de la Convention une reconnaissance et une protection juridiques aux couples de même sexe (Orlandi et autres, précité, §§ 192 et 210). Dans le cas d’espèce, la Cour a de nouveau considéré que l’Italie avait failli à ménager un juste équilibre dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, compte tenu de l’absence d’un cadre juridique spécifique garantissant une reconnaissance juridique et une protection effective des couples de même sexe avant 2016, date de l’entrée en vigueur de la législation sur le partenariat civil ouvert également aux personnes de même sexe (ibidem, § 210).

164. Il ressort dès lors de la jurisprudence de la Cour que l’article 8 de la Convention a déjà été interprété comme imposant à un État partie la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe par la mise en place d’un « cadre juridique spécifique » (Oliari et autres, précité, § 185, et Orlandi et autres, précité, § 210).

165. En revanche, l’article 8 de la Convention n’a pas été interprété à ce jour comme imposant aux États parties une obligation positive d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Dans l’arrêt Hämälaïnen, la Cour a expressément indiqué que l’article 8 de la Convention ne pouvait être compris comme imposant une telle obligation (Hämälaïnen, précité, § 71). Cette interprétation de l’article 8 rejoint celle donnée de l’article 12 de la Convention par la Cour. Celle-ci a, en effet, constamment affirmé à ce jour que l’article 12 de la Convention ne saurait être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe (Schalk et Kopf, précité, § 63, Hämäläinen, précité, § 96, Oliari et autres, précité, § 191, et Orlandi et autres, précité, § 192). La Cour est parvenue à une même conclusion sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, considérant que les États contractants demeurent libres de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels (Schalk et Kopf, précité, §§101 et 108, Gas et Dubois, précité, § 66, et Chapin et Charpentier, précité, § 48).

2. Le degré de consensus observable au niveau national et international

166. La jurisprudence précitée de la Cour relative à l’article 8 de la Convention, dont découle une obligation positive incombant aux États parties de reconnaître et de protéger juridiquement les couples de même sexe, s’avère en phase avec l’évolution tangible et continue des droits internes des États parties comme du droit international.

167. La Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, Marckx, précité, § 41, et Christine Goodwin, précité). La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (Stafford c. Royaume-Uni [GC], no 46295/99, § 68, CEDH 2002‑IV, Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 104, 17 septembre 2009, et Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102, CEDH 2011). Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence précitée, si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (voir en ce sens Christine Goodwin, précité, § 74 où la Cour a jugé qu’en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 8, les États parties étaient désormais tenus d’assurer la reconnaissance des changements de sexe des transsexuels opérés, notamment en permettant aux intéressés de faire modifier leur état civil; voir également Scoppola, précité, § 104, concernant l’interprétation de l’article 7 de la Convention, et Bayatyan, précité, § 98, en ce qui concerne l’article 9 de la Convention).

168. Un grand nombre d’arrêts rendus par la Cour illustre cette démarche interprétative prenant appui sur l’évolution des droits des États membres du Conseil de l’Europe pour interpréter la portée des droits garantis par la Convention (voir, par exemple, Mazurek c. France, no 34406/97, § 52, CEDH 2000‑II où, après avoir constaté « une nette tendance à la disparition des discriminations à l’égard des enfants adultérins » au sein des États membres du Conseil de l’Europe, la Cour a considéré qu’« elle ne saurait négliger une telle évolution dans son interprétation nécessairement dynamique des dispositions litigieuses de la Convention »).

169. Concernant plus spécialement les personnes de même sexe et leur protection due au titre de l’article 8 de la Convention, la Cour a indiqué, il y a plus de quarante ans, dans l’arrêt Dudgeon précité, à propos de lois incriminant les actes homosexuels accomplis en privé par des hommes consentants, qu’« on comprend mieux aujourd’hui le comportement homosexuel qu’à l’époque de l’adoption de ces lois et l’on témoigne donc de plus de tolérance envers lui: dans la grande majorité des États membres du Conseil de l’Europe, on a cessé de croire que les pratiques du genre examiné ici appellent par elles-mêmes une répression pénale; la législation interne y a subi sur ce point une nette évolution que la Cour ne peut négliger (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Marckx, précité, p. 19, par. 41, et l’arrêt Tyrer, précité, § 31) ».

170. En d’autres termes, ce qui pouvait passer pour « licite et normal » au moment où la Convention fut rédigée, peut s’avérer par la suite incompatible avec celle-ci (Marckx, précité, § 41).

171. En l’occurrence, la Cour a pris note, au fil de sa jurisprudence, d’une tendance continue en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États parties.

172. Ainsi, en 2010, dans l’affaire Schalk et Kopf, la Cour constatait que « se fait jour un consensus européen tendant à la reconnaissance juridique des couples homosexuels et que cette évolution s’est en outre produite avec rapidité au cours de la décennie écoulée. Néanmoins, les États qui offrent une reconnaissance juridique aux couples homosexuels ne constituent pas encore la majorité. Le domaine en cause doit donc toujours être considéré comme un secteur où les droits évoluent, sans consensus établi, et où les États doivent aussi bénéficier d’une marge d’appréciation pour choisir le rythme d’adoption des réformes législatives » (Schalk et Kopf, précité, § 105). Dans le cas d’espèce, la Cour estima que la loi autrichienne sur le partenariat enregistré, entrée en vigueur le 1er janvier 2010, reflétait l’évolution décrite ci-dessus et « [s’inscrivait] (...) dans le cadre du consensus européen qui [était] en train d’apparaître » (ibidem, § 106).

173. En 2013, dans l’arrêt Vallianatos et autres, la Cour releva que « bien qu’il n’y ait pas de consensus au sein des ordres juridiques des États membres du Conseil de l’Europe, une tendance se dessine actuellement quant à la mise en œuvre de formes de reconnaissance juridique des relations entre personnes de même sexe » (Vallianatos et autres, précité, § 91). À l’époque, neuf États membres autorisaient le mariage entre personnes de même sexe, tandis que dix-sept États membres prévoyaient des formes de partenariat civil pour les couples de même sexe. Au total, dix-neuf États membres autorisaient une forme de reconnaissance (mariage et/ou partenariat enregistré) pour les couples de même sexe (ibidem, § 25).

174. En 2015, dans l’affaire Oliari et autres, la Cour constata que la tendance à la reconnaissance juridique des couples homosexuels « avait continué à se développer rapidement en Europe depuis l’arrêt Schalk et Kopf ». En effet, une « petite majorité » d’États membres du Conseil de l’Europe (vingt-quatre sur quarante-sept) avait légiféré à l’époque pour accorder une reconnaissance légale aux couples de même sexe, que ce soit par l’institution du mariage ou la mise en place d’une autre forme d’union. Le même développement rapide pouvait d’ailleurs être identifié dans plusieurs pays au-delà du Conseil de l’Europe (Oliari et autres, précité, §§ 65, 135 et 178).

175. La dynamique déjà observée par la Cour dans ces affaires se confirme clairement aujourd’hui. Selon les données en possession de la Cour, trente États parties prévoient actuellement une possibilité de reconnaissance légale des couples de même sexe. Dix-huit États ouvrent le mariage aux personnes de même sexe. Douze autres États ont institué des formes de reconnaissance alternatives au mariage. Parmi les dix-huit États autorisant le mariage des couples de même sexe, huit États offrent également la possibilité à ces couples de conclure d’autres formes d’union (voir paragraphes 66 et 67 ci-dessus). Dans ces conditions, il est permis de parler actuellement d’une tendance nette et continue au sein des États parties en faveur de la reconnaissance légale de l’union de personnes de même sexe (par l’institution du mariage ou d’une forme de partenariat), une majorité de trente États parties ayant légiféré en ce sens.

176. Cette tendance nette et continue observée au sein des États parties se voit consolidée par les positions convergentes de plusieurs organes internationaux. La Cour rappelle à cet égard que la Convention ne peut s’interpréter dans le vide (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 123, 8 novembre 2016). Elle tient compte des éléments de droit international autres que la Convention et des interprétations faites de ces éléments par les organes compétents (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 85, CEDH 2008, Bayatyan, précité, § 102, et Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, § 181, 18 janvier 2018). Elle prend en considération les instruments et rapports internationaux pertinents, en particulier ceux d’autres organes du Conseil de l’Europe, pour interpréter les garanties offertes par la Convention et déterminer s’il existe dans le domaine concerné une norme européenne commune (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 176, CEDH 2010).

177. En l’occurrence, plusieurs organes du Conseil de l’Europe ont souligné la nécessité d’assurer la reconnaissance et la protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres (paragraphes 48-56 ci‑dessus). La Cour prend également note des développements intervenus au niveau international (voir notamment paragraphes 46 et 61 ci-dessus). Elle relève enfin que la Cour interaméricaine des droits de l’homme a estimé dans son avis consultatif OC-24/17 que les États parties à la Convention américaine des droits de l’homme étaient tenus de garantir l’accès à tous les dispositifs existants dans leur droit interne afin d’assurer la protection des droits des familles constituées par les couples de même sexe, sans discrimination par rapport à celles qui sont formées par des couples de sexe différent (paragraphe 64 ci-dessus).

3. Conclusion

178. Au vu de sa jurisprudence (paragraphes 156-164 ci-dessus) consolidée par une tendance nette et continue au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour confirme que ceux‑ci sont tenus, en vertu des obligations positives leur incombant sur le fondement de l’article 8 de la Convention, d’offrir un cadre juridique permettant aux personnes de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection adéquates de leurs relations de couple.

179. Cette interprétation de l’article 8 de la Convention est dictée par le souci d’assurer une protection effective de la vie privée et familiale des personnes homosexuelles. Elle s’avère également en harmonie avec les valeurs de la « société démocratique » promue par la Convention, au premier rang desquels figurent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture (Young, James et Webster c. Royaume-Uni, 13 août 1981, § 63, série A no 44, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 112, CEDH 1999-III, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 128, ECHR 2014). La Cour rappelle à cet égard que toute interprétation des droits et libertés garantis par la Convention doit se concilier avec son esprit général qui vise à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une « société démocratique » (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A no 161, Svinarenko et Slyadnev, précité, et Khamtokhu et Aksenchik c. Russie [GC], nos 60367/08 et 961/11, 24 janvier 2017).

180. En l’occurrence, permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance et d’une protection juridiques sert incontestablement ces idéaux et valeurs en ce que pareilles reconnaissance et protection confèrent une légitimité à ces couples et favorisent leur inclusion dans la société, sans égard à l’orientation sexuelle des personnes qui les composent. La Cour souligne que la société démocratique au sens de la Convention rejette toute stigmatisation fondée sur l’orientation sexuelle (Bayev et autres c. Russie, nos 67667/09 et 2 autres, § 83, 20 juin 2017). Elle a pour socle l’égale dignité des individus et elle se nourrit de la diversité qu’elle perçoit comme une richesse et non comme une menace (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005‑VII).

181. La Cour observe à cet égard que de nombreux organes et instances considèrent que la reconnaissance et la protection des couples de même sexe constituent un outil de lutte contre les préjugés et la discrimination à l’égard des personnes homosexuelles (paragraphes 46, 48 et 125 ci-dessus).

182. Il convient à présent de déterminer la marge d’appréciation dont les États parties disposent dans la mise en œuvre de l’obligation positive énoncée ci-dessus.

b) Sur l’étendue de la marge nationale d’appréciation

183. Dans la mise en œuvre de leurs obligations positives inhérentes au respect de l’article 8 de la Convention, les États parties disposent d’une marge d’appréciation dont l’étendue varie en fonction de différents facteurs. La Cour rappelle à cet égard les principes se dégageant de sa jurisprudence (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 77, CEDH 2007‑I, Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 178, 15 novembre 2016, Paradiso et Campanelli, précité, § 182 ; S.H. et autres c. Autriche, [GC], no 57813/00, § 94, CEDH 2011, Hämäläinen, précité, § 67, et Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et cinq autres, § 273, 8 avril 2021). Lorsqu’un aspect essentiel ou particulièrement important de l’existence ou de l’identité d’un individu se trouve en jeu, la marge laissée à l’État est d’ordinaire restreinte (voir par exemple Dudgeon, précité, § 60, Christine Goodwin, précité, § 90, et Mennesson c. France, no 65192/11, § 80, CEDH 2014 (extraits)). En revanche, lorsqu’il n’y a pas de consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe, que ce soit sur l’importance relative de l’intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger, la marge d’appréciation est plus large, en particulier lorsque l’affaire soulève des questions morales ou éthiques délicates (voir par exemple S.H. et autres, précité, § 97, Paradiso et Campanelli, précité, §§ 194-195, et Dubská et Krejzová, précité, §§ 182-184).

184. Sur le premier point, la Cour a déjà affirmé que des aspects essentiels ou particulièrement importants de l’identité de l’individu étaient en jeu dans des affaires portant sur sa filiation (Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-V, et Mennesson, précité, § 80), l’accès aux informations concernant ses origines et l’identité de ses géniteurs (Odièvre, précité, § 29), son identité ethnique (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 58, CEDH 2012) ou encore son identité sexuelle (A.P., Garçon et Nicot c. France, nos 79885/12 et 2 autres, § 123, 6 avril 2017).

185. En l’occurrence, la Cour considère que la revendication par des personnes de même sexe de la reconnaissance et de la protection juridiques de leur couple touche à des aspects particulièrement importants de leur identité personnelle et sociale.

186. Ensuite, quant à l’existence d’un consensus, la Cour a déjà constaté une tendance nette et continue au niveau européen en faveur d’une reconnaissance et d’une protection juridiques des couples de même sexe au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus).

187. Par conséquent, dès lors que des aspects particulièrement importants de l’identité personnelle et sociale des personnes de même sexe se trouvent en jeu (paragraphe 185 ci-dessus) et qu’en outre, une tendance nette et continue est observée au sein des États membres du Conseil de l’Europe (paragraphe 175 ci-dessus), la Cour estime que les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation sensiblement réduite s’agissant de l’octroi d’une possibilité de reconnaissance et de protection juridiques aux couples de même sexe.

188. Néanmoins, ainsi qu’il ressort déjà de la jurisprudence de la Cour (Schalk et Kopf, précité, § 108, Gas et Dubois, précité, § 66 ; Oliari et autres, précité, § 177 et Chapin et Charpentier, précité, § 48), les États parties bénéficient d’une marge d’appréciation plus étendue pour décider de la nature exacte du régime juridique à accorder aux couples de même sexe, lequel ne doit pas prendre nécessairement la forme du mariage (voir paragraphe 165 ci‑dessus). En effet, les États ont « le choix des moyens » pour s’acquitter de leurs obligations positives inhérentes à l’article 8 de la Convention (Marckx, précité, § 53). Cette latitude reconnue aux États porte tant sur la forme de la reconnaissance à conférer aux couples de même sexe que sur le contenu de la protection à leur accorder.

189. La Cour observe à cet égard que si une tendance nette et continue se manifeste en faveur de la reconnaissance et de la protection juridiques des couples de même sexe, il ne se dégage pas un consensus semblable quant à la forme de cette reconnaissance et le contenu de cette protection. Aussi, conformément au principe de subsidiarité qui sous-tend la Convention, il incombe avant tout aux États contractants de décider des mesures nécessaires pour assurer la reconnaissance des droits garantis par la Convention à toute personne relevant de leur « juridiction » et il n’appartient pas à la Cour de définir elle-même le régime juridique à accorder aux couples de même sexe (voir Christine Goodwin, précité, § 85, et Marckx, précité, § 58).

190. Toutefois, la Convention ayant pour but de protéger des droits concrets et effectifs et non théoriques ou illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, et M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 162, 9 juillet 2021), il importe que la protection accordée par les États parties aux couples de même sexe soit adéquate (paragraphe 178 ci-dessus). À cet égard, la Cour a déjà pu faire référence dans certains arrêts à des questions, notamment matérielles (alimentaires, fiscales ou successorales) ou morales (droits et devoirs d’assistance mutuelle), propres à une vie de couple qui gagneraient à être réglementées dans le cadre d’un dispositif juridique ouvert aux couples de même sexe (voir Vallianatos et autres, précité, § 81, et Oliari et autres, précité, § 169).

c) Sur la question de savoir si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive

191. Au vu de ce qui précède, il appartient à présent à la Cour de vérifier si l’État défendeur a satisfait à son obligation positive de reconnaissance et de protection à l’égard des requérants (paragraphe 178 ci-dessus). À cette fin, il convient d’examiner si, compte tenu de la marge d’appréciation dont il dispose, l’État défendeur a ménagé un juste équilibre entre les intérêts supérieurs qu’il invoque et les intérêts revendiqués par les requérants (Hämäläinen, précité, § 65 ; voir également Oliari et autres, précité, § 175, et Orlandi et autres, précité, § 198).

192. La Cour partira de la situation telle qu’elle existait au moment où les requérants ont entrepris leurs démarches devant les autorités russes en vue d’obtenir la reconnaissance légale de leur couple et elle examinera si la situation qu’ils dénoncent a, le cas échéant, évolué depuis l’introduction de leurs requêtes, en tenant compte de ce que la compétence de la Cour à l’égard de la Russie ne s’étend pas aux faits survenus à compter du 16 septembre 2022 (paragraphe 72 ci-dessus).

193. À cet égard, il n’est pas contesté qu’au moment où les requérants ont sollicité cette reconnaissance devant les autorités internes, le droit russe ne permettait pas cette possibilité (a contrario, Chapin et Charpentier, précité, §§ 49-51, où à défaut de la possibilité de se marier, les requérants disposaient, à l’époque des faits, de la faculté de conclure un pacte civil de solidarité). Il n’est pas davantage contesté que le droit russe n’a aucunement évolué postérieurement à l’introduction des présentes requêtes (a contrario, Schalk et Kopf, précité, §§ 102-106, où, au moment de l’introduction de leur requête en 2004 devant la Cour, les requérants n’avaient aucune possibilité de faire reconnaître leur relation en droit autrichien mais ont disposé par la suite de la possibilité de conclure un partenariat enregistré consécutivement à la modification de la législation entrée en vigueur le 1er janvier 2010).

194. La Cour note que l’État défendeur n’a pas émis, devant elle, l’intention de modifier son droit interne en vue de permettre aux couples de même sexe de bénéficier d’une reconnaissance officielle et d’un régime de protection. Au contraire, le Gouvernement soutient que cette impossibilité de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe est compatible avec l’article 8 de la Convention et s’avère justifiée afin d’assurer la protection d’intérêts prétendument supérieurs. La Cour constate d’ailleurs que la protection de la famille traditionnelle fondée autour de l’union entre un homme et une femme a été récemment consolidée par la réforme de la Constitution intervenue en 2020 (voir paragraphe 42 ci-dessus).

195. La situation de l’État défendeur se distingue dès lors notablement de celle d’un très grand nombre d’États parties qui ont entrepris des modifications de leur droit interne en vue d’assurer aux personnes de même sexe une protection effective de leur vie privée et familiale (voir notamment les affaires Schalk et Kopf, Orlandi et autres, Chapin et Charpentier, toutes précitées, ainsi que les éléments de droit comparé exposés aux paragraphes 66 et 67 ci-dessus).

1. Les intérêts individuels des requérants

196. Les requérants se plaignent de l’impossibilité d’obtenir en Russie une reconnaissance juridique de leurs couples respectifs. Ils allèguent en outre que le vide juridique auquel leurs couples sont confrontés les prive de toute protection légale et les expose à des difficultés conséquentes dans leur vie quotidienne. Ils se réfèrent à l’impossibilité d’accéder, en tant que couples homosexuels, aux programmes de logement et de financement destinés aux familles, à l’impossibilité d’hériter du partenaire décédé et à celle de bénéficier d’une pension alimentaire en cas de séparation ou d’un décès. Ils avancent également que le fait de ne pas être considérés comme un couple à part entière les empêche de bénéficier d’un congé pour assister le partenaire malade et les exclut de la prise de décisions importantes relativement aux prestations hospitalières. Ils allèguent encore qu’une personne homosexuelle n’est pas exemptée du devoir de témoigner contre l’autre partenaire impliqué dans une procédure pénale et qu’elle n’a pas davantage la possibilité de lui rendre librement visite en prison (voir paragraphe 104 ci-dessus).

197. Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations concernant l’impossibilité pour les partenaires homosexuels de bénéficier de pensions alimentaires en cas de séparation ou de décès d’un des partenaires ou d’accéder à d’autres moyens d’assistance. En revanche, il avance que les requérants bénéficient, à l’instar de n’importe quel citoyen, des droits prévus par la loi russe en matière de propriété et de succession et peuvent conclure des contrats d’hypothèque. Le Gouvernement soutient que le droit russe offre une protection adéquate des droits des requérants et ne limite aucunement leur accès aux instances compétentes (paragraphe 117 ci-dessus).

198. Les organisations non gouvernementales russes « Russian LGBT Network » et « Sphère », tiers intervenants devant la Grande Chambre, ont décrit différemment la situation des couples de même sexe en Russie et ont déploré les difficultés vécues au quotidien par les partenaires homosexuels, notamment pour obtenir des congés pour motif familial ou parental, des réductions d’impôts ou des pensions alimentaires en cas de séparation ou d’un décès du partenaire (voir paragraphe 132 ci-dessus), soit des besoins les plus ordinaires d’un couple vivant une relation stable.

199. L’ECRI a confirmé les difficultés rencontrées au quotidien par les couples de même sexe en raison de l’absence d’un cadre juridique adapté en Russie (paragraphe 53 ci-dessus). Elle a instamment recommandé à l’État défendeur « d’adopter un cadre législatif qui permettrait aux couples homosexuels, sans discrimination aucune, de voir leur relation reconnue et protégée afin de remédier aux problèmes concrets qu’ils rencontrent au quotidien » (ibidem).

200. La Cour admet que la reconnaissance officielle de leur couple a une valeur intrinsèque pour les requérants. Cette reconnaissance participe non seulement du développement de leur identité personnelle mais aussi de leur identité sociale que l’article 8 de la Convention leur garantit (paragraphe 144 ci-dessus).

201. La Cour a déjà affirmé qu’une forme de vie commune officiellement reconnue autre que le mariage a en soi une valeur pour les couples homosexuels, indépendamment des effets juridiques, étendus ou restreints, que celle-ci produit (Vallianatos et autres, précité, § 81). Ainsi, la reconnaissance officielle d’un couple formé par des personnes de même sexe confère à ce couple une existence ainsi qu’une légitimité vis-à-vis du monde extérieur (Oliari et autres, précité, § 174).

202. Au-delà du besoin essentiel d’une reconnaissance officielle, un couple homosexuel a également, à l’instar d’un couple hétérosexuel, des « besoins ordinaires » de protection (Oliari et autres, précité, § 169). La reconnaissance du couple ne peut, en effet, être dissociée de sa protection. La Cour a indiqué à plusieurs reprises que les couples homosexuels se trouvent dans une situation comparable à celle des couples hétérosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation (voir notamment Schalk et Kopf, précité, § 99, Vallianatos et autres, précité, §§ 78 et 81, et Oliari et autres, précité, § 165).

203. En l’espèce, la Cour ne peut que constater qu’en l’absence de reconnaissance officielle, les couples formés par les personnes de même sexe sont de simples unions de facto au regard du droit russe. Ces personnes ne peuvent régler les questions patrimoniales, alimentaires ou successorales inhérentes à leur vie de couple qu’à titre de particuliers concluant entre eux des contrats de droit commun, et non en tant que couple officiellement reconnu (voir, mutatis mutandis, Vallianatos et autres, précité, § 81). Elles ne peuvent pas davantage faire valoir l’existence de leur couple devant les instances judiciaires ou administratives. Or, le fait pour les personnes homosexuelles de devoir saisir les juridictions internes pour obtenir la protection des besoins ordinaires de leur couple constitue, en soi, un obstacle au respect de leur vie privée et familiale (Oliari et autres, précité, § 171).

204. Au vu de ce qui précède, il ne peut être considéré que le cadre juridique russe, tel qu’appliqué aux requérants, répond aux besoins fondamentaux de reconnaissance et de protection des couples de même sexe engagés dans une relation stable (voir, mutatis mutandis, Oliari et autres, précité, § 172).

2. Les motifs invoqués par l’État défendeur au titre de l’intérêt général

205. Il convient à présent d’examiner les justifications avancées par l’État défendeur quant à l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe. Celui-ci invoque les valeurs de la famille traditionnelle, le sentiment de la majorité de l’opinion publique russe et la protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Ces motifs seront successivement examinés ci-après.

α) La protection de la famille traditionnelle

206. Le Gouvernement plaide, tout d’abord, la nécessité de préserver les institutions du mariage et de la famille traditionnelles, qui constituent des valeurs fondamentales de la société russe protégées par la Constitution (voir paragraphes 115 et 116 ci-dessus). Il avance que le but de protéger les valeurs familiales traditionnelles n’est pas critiquable en soi puisque la Cour reconnait dans sa jurisprudence l’importance de préserver les traditions et la diversité culturelle (ibidem).

207. La Cour rappelle qu’il est en soi légitime, voire méritoire, de soutenir et encourager la famille traditionnelle (Marckx, précité, § 40). Elle a affirmé que la protection de la famille au sens traditionnel du terme constitue, en principe, une raison importante et légitime qui pourrait justifier une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Karner, précité, § 40, Kozak, précité, § 99, et Vallianatos et autres, précité, § 83).

208. Toutefois, le but consistant à protéger la famille au sens traditionnel du terme demeure assez abstrait, et une grande variété de mesures concrètes peut être utilisées pour le réaliser (Karner, précité, § 41, Kozak, précité, § 98, et Vallianatos et autres, précité, § 139). En outre, la notion de famille est nécessairement évolutive (Mazurek, précité, § 52), comme en attestent les mutations qu’elle a connues depuis l’adoption de la Convention.

209. Étant donné que la Convention est un instrument vivant qui doit s’interpréter à la lumière des conditions actuelles, l’État doit choisir les mesures à prendre au titre de l’article 8 pour protéger la famille et garantir le respect de la vie familiale en tenant compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel, notamment de l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possibles en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale (Vallianatos et autres, précité, § 84 et la jurisprudence y citée).

210. Ainsi, dans l’arrêt Marckx, concernant la distinction qui était opérée en droit belge entre la famille « légitime » et la famille dite « naturelle », la Cour a considéré que s’« il est en soi légitime, voire méritoire de soutenir et encourager la famille traditionnelle », « encore faut-il ne pas recourir à cette fin à des mesures destinées ou aboutissant à léser, comme en l’occurrence, la famille « naturelle »; les membres de la seconde jouissent des garanties de l’article 8 à l’égal de ceux de la première » (Marckx, précité, § 40).

211. S’agissant plus précisément des couples de même sexe, la Cour a jugé sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 que l’exclusion des partenaires homosexuels du bénéfice de la transmission du bail en cas de décès de l’un d’eux ne pouvait se justifier par la nécessité de protéger la famille traditionnelle (Karner, précité, § 41 et Kozak, précité, § 99). La Cour est parvenue à une même conclusion concernant l’impossibilité pour un partenaire homosexuel de bénéficier d’un permis de séjour pour raisons familiales dans l’affaire Taddeucci et McCall c. Italie (précité, § 98). Dans l’affaire X et autres c. Autriche, la Cour a pareillement considéré qu’il n’avait pas été démontré que l’exclusion des couples homosexuels du champ de l’adoption coparentale ouverte aux couples hétérosexuels en Autriche pouvait être justifiée par la protection de la famille traditionnelle (X et autres c. Autriche [GC], no 19010/07, § 151, CEDH 2013).

212. Dans le cas d’espèce, rien ne permet de considérer que le fait d’offrir une reconnaissance et une protection juridiques aux couples homosexuels engagés dans une relation stable pourrait, en soi, nuire aux familles constituées de manière traditionnelle ou en compromettre l’avenir voire l’intégrité (mutatis mutandis, Bayev et autres, précité, § 67). En effet, la reconnaissance des couples homosexuels n’empêche aucunement les couples hétérosexuels de se marier ni de fonder une famille correspondant au modèle qu’ils se donnent de celle-ci. Plus largement, la reconnaissance de droits aux couples de même sexe n’implique pas, en soi, un affaiblissement des droits reconnus à d’autres personnes ni à d’autres couples. Le Gouvernement n’est pas en mesure d’établir le contraire.

213. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la protection de la famille traditionnelle ne peut justifier, en l’espèce, l’absence de toute forme de reconnaissance et de protection juridiques des couples de même sexe.

β) Le sentiment majoritaire de l’opinion publique russe

214. Le Gouvernement soutient que la Cour devrait tenir compte dans son appréciation, à l’instar de son approche dans l’affaire Oliari et autres, de la position de l’opinion publique russe, largement opposée aux relations homosexuelles (voir paragraphe 118 ci-dessus).

215. La Cour note d’emblée que, dans l’affaire Oliari et autres, elle a certes pris en compte le sentiment de l’opinion publique italienne, majoritairement favorable à la reconnaissance des couples homosexuels (Oliari et autres, précité, § 181). Cependant, il ne peut être considéré que cette circonstance fut déterminante dans le raisonnement de la Cour. Cette dernière a conclu, dans cette affaire, à la violation de l’article 8 de la Convention en prenant en considération les conclusions des hautes juridictions nationales, restées sans suite législative, et en soulignant, plus largement, l’absence d’un intérêt supérieur de la collectivité susceptible de primer sur les intérêts individuels des requérants (ibidem, § 185).

216. En outre, la Cour a tenu à rappeler à maintes reprises que, bien qu’il faille parfois subordonner les intérêts d’individus à ceux d’un groupe, la démocratie ne se ramène pas à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité mais commande un équilibre qui assure aux individus minoritaires un traitement juste et qui évite tout abus d’une position dominante (voir, mutatis mutandis, Young, James et Webster, précité, § 63, Chassagnou et autres, précité, § 112, Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 90, CEDH 2004 I, et İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 109, 26 avril 2016).

217. Il importe d’observer que la Cour a constamment refusé d’avaliser des politiques et des décisions qui incarnent un préjugé de la part d’une majorité hétérosexuelle à l’encontre d’une minorité homosexuelle (Bayev et autres, précité, § 68, Smith et Grady, précité, § 97, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, §§ 34-36, CEDH 1999-IX, et L. et V. c. Autriche, nos 39392/98 et 39829/98, § 52, CEDH 2003‑I). Elle a par ailleurs indiqué sous l’angle de l’article 14 de la Convention que des traditions, stéréotypes et attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne peuvent, en soi, passer pour constituer une justification suffisante d’une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle (Khamtokhu et Aksenchik, précité, § 78).

218. Aussi, la Cour a déjà écarté l’argument du Gouvernement selon lequel la majorité des Russes désapprouvent l’homosexualité, dans des affaires en matière de liberté d’expression, de réunion ou d’association des minorités sexuelles. À l’instar de la chambre (§ 52), la Grande Chambre considère qu’il serait en effet incompatible avec les valeurs sous‑jacentes à la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à la condition que cela soit accepté par la majorité. En pareil cas, le droit des groupes minoritaires à la liberté de religion, d’expression et de réunion deviendrait purement théorique et non pratique et effectif comme le veut la Convention (Barankevitch c. Russie, no 10519/03, § 31, 26 juillet 2007, Bayev et autres, précité, § 70, et Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 81, 21 octobre 2010, voir, au-delà de l’État défendeur, Sekmadienis Ltd. c. Lituanie, no 69317/14, § 82, 30 janvier 2018, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 123, 14 janvier 2020).

219. La Cour estime que ces considérations trouvent toute leur pertinence en l’espèce, de sorte que l’attitude prétendument négative sinon hostile de la majorité hétérosexuelle en Russie ne saurait être opposée à l’intérêt des requérants de voir leurs couples reconnus et protégés adéquatement par le droit.

γ) La protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité

220. Dans ses observations présentées devant la chambre, le Gouvernement a soutenu que la reconnaissance officielle des couples de même sexe est contraire au principe essentiel de protection des mineurs contre la promotion de l’homosexualité. Il a affirmé qu’elle pourrait nuire à leur santé, à leur moralité et créer en eux « une impression fausse d’équivalence sociale entre les relations conjugales traditionnelles et les relations conjugales non traditionnelles ». Cet argument reposait sur les lois de protection des mineurs contre la « propagande de l’homosexualité » (§§ 34 et 53 de l’arrêt de la chambre).

221. Devant la Grande Chambre, le Gouvernement n’a pas explicitement réitéré ces arguments.

222. Quoi qu’il en soit, la Cour a déjà eu l’occasion de statuer sur l’interdiction législative de la promotion de l’homosexualité ou des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs dans l’arrêt Bayev et autres. Par ledit arrêt, elle a affirmé que « les dispositions législatives en question incarnaient un préjugé de la part de la majorité hétérosexuelle à l’égard de la minorité homosexuelle » (Bayev et autres, précité, §§ 68-69 et 91). Elle a conclu qu’ « en adoptant cette législation, les autorités accentuent la stigmatisation et les préjugés et encouragent l’homophobie, ce qui est incompatible avec les notions d’égalité, de pluralisme et de tolérance qui sont indissociables d’une société démocratique » (ibidem, § 83).

223. La Cour ne voit aucune raison de se départir de cette conclusion en l’espèce.

d) Conclusion

224. Au terme de son examen, la Cour constate qu’aucun des motifs invoqués par le Gouvernement au titre de l’intérêt général ne prévaut sur l’intérêt des requérants à obtenir une reconnaissance et une protection juridiques adéquates de leurs couples. La Cour conclut que l’État défendeur a outrepassé sa marge d’appréciation et a manqué à son obligation positive de garantir le droit des requérants au respect de leur vie privée et familiale.

225. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.

4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 8

226. Les requérants allèguent que l’impossibilité d’accéder à une forme de reconnaissance juridique de leur couple autre que le mariage constitue une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

1. Arrêt de la chambre

227. Eu égard au constat de violation de l’article 8, la chambre a estimé qu’il n’y avait pas lieu de rechercher si en l’espèce, il y avait également eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.

2. Arguments des parties

228. Les requérants affirment qu’en l’absence de mariage, l’impossibilité de faire reconnaitre leur couple et d’obtenir une protection juridique analogue à celle des couples mariés, les expose à une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Cette différence de traitement ne poursuit aucun but légitime.

229. Le Gouvernement soutient que les requérants ont tort de se plaindre d’une discrimination fondée sur leur orientation sexuelle puisqu’ils bénéficient des mêmes droits que ceux des couples hétérosexuels non mariés, le mariage étant la seule forme possible de reconnaissance légale d’un couple en droit russe.

3. Appréciation de la Cour

230. Eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue sur le terrain de l’article 8, la Grande Chambre, à l’instar de la chambre, ne juge pas nécessaire d’examiner séparément s’il y a eu violation de l’article 14 lu en combinaison avec l’article 8 de la Convention (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 156, CEDH 2014 ; voir également, Oliari et autres, précité, § 188 et Orlandi et autres, précité, § 212).

5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

231. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

232. Devant la chambre, les requérants ont réclamé 50 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

233. Le Gouvernement s’est opposé à cette demande.

234. La Cour rappelle que la pratique de la Cour dans les affaires ayant fait l’objet d’un renvoi en vertu de l’article 43 de la Convention consiste généralement à considérer que la demande de satisfaction équitable est la même que celle initialement présentée devant la chambre, un requérant n’étant autorisé devant la Grande Chambre qu’à soumettre ses prétentions au titre des frais et dépens exposés dans le cadre de la procédure devant celle-ci (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 63, 30 mars 2017, et Abdi Ibrahim c. Norvège [GC], no 15379/16, § 168, 10 décembre 2021).

235. Au vu des circonstances de l’espèce, la Cour considère que le constat de violation de la Convention constitue une satisfaction équitable suffisante pour tout préjudice moral pouvant avoir été subi par les requérants.

2. Frais et dépens

236. Les requérants n’ont pas soumis de prétentions au titre de frais et dépens dans le cadre de la procédure devant la Grande Chambre.

237. En application de l’article 60 de son règlement, la Cour n’alloue dès lors aucune somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Dit, à l’unanimité, qu’elle est compétente pour connaître des griefs soulevés par les requérants, pour autant que ces griefs se rapportent à des faits survenus antérieurement au 16 septembre 2022 ;

2. Décide, par seize voix contre une, de rayer du rôle les requêtes nos 40792/10 et 43439/14 pour autant qu’elles concernent Mmes Shipitko et Yakovleva et de poursuivre l’examen de l’affaire à l’égard des autres requérants ;

3. Rejette, par seize voix contre une, les exceptions préliminaires du Gouvernement ;

4. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

5. Dit, par treize voix contre quatre, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

6. Dit, par quinze voix contre deux, que le constat d’une violation de la Convention fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral subi par les requérants ;

7. Rejette, par seize voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 17 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Prebensen Robert Spano
Adjoint à la greffière Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

‑ opinion en partie dissidente du juge Pavli à laquelle se rallie la juge Motoc ;

‑ opinions dissidentes des juges Wojtyczek, Poláčková et Lobov.

R.S.
S.C.P.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PAVLI À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE MOTOC

(Traduction)

1. J’ai voté avec la majorité en faveur d’un constat sans réserve de violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce. Pour reprendre les paroles du juge Anthony Kennedy, « [l]a nature de l’injustice est telle que nous ne la voyons pas toujours à notre propre époque »[2]. Par l’arrêt d’aujourd’hui, la Cour lève le voile qui rendait invisibles les minorités sexuelles où qu’elles soient en Europe.

2. Je regrette toutefois de ne pouvoir me rallier à la majorité lorsqu’elle déclare qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief des requérants tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Ce grief repose sur l’argument selon lequel l’impossibilité d’accéder à une forme de reconnaissance juridique de leur couple autre que le mariage constitue une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle (paragraphe 226 de l’arrêt). Reposant sur la « formule Câmpeanu », la conclusion de la majorité (paragraphe 230 de l’arrêt) laisse entendre que le grief tiré d’une inégalité de traitement ne constitue pas un « aspect fondamental du litige » (Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 67, série A no 45, Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94 et 2 autres, § 89, CEDH 1999‑III, Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 53, CEDH 2005‑XII, et A.K. et L. c. Croatie, no 37956/11, § 92, 8 janvier 2013). Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je me dissocie de cette position.

3. Le traitement sommaire du grief tiré de l’article 14 est en tension avec une grande partie de l’analyse effectuée par la Grande Chambre sous l’angle de l’article 8 de la Convention qui, comme une large part de notre jurisprudence antérieure sur les questions pertinentes, regorge d’arguments fondés, d’une manière ou d’une autre, sur des considérations d’égalité (voir en particulier les paragraphes 146, 158, 159, 162, 177, 180, 181, 211 et 217 de l’arrêt). Désormais, l’approche établie de la Cour repose sur l’idée fondamentale que les couples de même sexe se trouvent « dans une situation comparable à celle d’un couple hétérosexuel pour ce qui [est] de leur besoin de reconnaissance et de protection de leur relation ». En d’autres termes, ces couples ne sont pas moins dignes de la protection de la loi, surtout pour ce qui concerne les « aspects particulièrement importants de leur identité personnelle et sociale » (paragraphe 185 de l’arrêt). L’arrêt que rend aujourd’hui la plus haute formation judiciaire de la Cour marque une étape importante dans le glissement progressif mais constant du simple « plus de tolérance envers [le comportement homosexuel] » d’il y a une quarantaine d’années (Dudgeon, précité, § 60) au plein respect de leur égale dignité (voir, parmi d’autres références, le paragraphe 180 de l’arrêt).

4. En outre, il n’est pas contesté que l’orientation sexuelle des requérants est le seul motif pour lequel ils se sont vu refuser toute forme de reconnaissance ou de protection juridique du lien créé au sein de leurs couples engagés dans la stabilité. Les motifs invoqués par le gouvernement défendeur à l’appui du régime juridique national ne laissent aucun doute sur ce point. Il est également clair que les requérants ont été traités différemment des couples hétérosexuels (c’est-à-dire constitués de deux personnes dont l’orientation sexuelle est différente de celle des requérants en l’espèce), lesquels bénéficient en droit russe de la protection juridique, des privilèges et des responsabilités attachés à l’institution juridique traditionnelle du mariage. La Grande Chambre a rejeté les trois justifications avancées par le gouvernement russe – fondées sur la protection de la famille traditionnelle, le respect des opinions et sentiments de la majorité de la population, et la protection des mineurs – en utilisant des arguments qui reposent sur les principes de non‑discrimination et de pluralisme démocratique et sur la dimension contre‑majoritaire des droits fondamentaux. Si les majorités sont en droit d’exprimer leur avis sur ce qui constitue un bon mariage, elles ne peuvent imposer cet avis aux minorités sexuelles d’une manière qui entraîne leur exclusion juridique et la négation de leurs droits les plus élémentaires en matière de vie privée et de vie familiale. À la lumière de ces considérations, je ne peux que conclure que la revendication de l’égalité de traitement est bien un « aspect fondamental » de cette affaire.

5. Pour être juste, je dois dire que l’arrêt comporte d’importantes considérations relatives à l’égalité de traitement : il déclare par exemple que la reconnaissance juridique des relations entre deux personnes de même sexe « confèr[e] une légitimité [aux] couples [de même sexe] et favoris[e] leur inclusion dans la société, sans égard à l’orientation sexuelle des personnes qui les composent » et qu’elle contribue à lutter contre leur stigmatisation (paragraphe 180 de l’arrêt). Cette reconnaissance a pour les membres des minorités sexuelles une « valeur intrinsèque » qui va au-delà des avantages pratiques ou juridiques (paragraphes 200-201 de l’arrêt). On aurait toutefois pu en dire de même si la Grande Chambre avait accepté d’examiner séparément le grief de discrimination soulevé par les requérants. Comme je l’ai récemment fait valoir dans un contexte similaire, les lois ont une dimension morale et contribuent à façonner les conceptions morales des sociétés[3]. Elles disent à leurs bénéficiaires qu’ils ne sont pas invisibles, qu’ils sont considérés et appréciés comme des membres égaux de cette société, quelles que soient leurs différences. Les régimes juridiques nationaux qui opèrent une discrimination sur le fondement de motifs illicites font tout le contraire : ils tendent à renforcer les préjugés et la ségrégation sociale, causant des dommages qui vont au-delà de la violation des droits de tel ou tel individu protégés par l’article 8. Un arrêt de la Cour qui confirme l’impératif d’une « égale jouissance des droits » a donc une grande valeur intrinsèque.

6. Il existe une dernière raison supplémentaire pour laquelle un examen approprié du bien-fondé du grief de discrimination aurait été utile aux fins des analyses d’aujourd’hui et de demain sur le terrain de l’article 8 de la Convention : je veux parler de la question de la marge d’appréciation de l’État dans ce contexte. L’arrêt rendu aujourd’hui précise que cette marge est « sensiblement réduite » s’agissant de l’octroi aux couples de même sexe d’une forme de reconnaissance et de protection juridiques, mais que la portée de cette marge est « plus étendue » pour décider de la nature exacte du régime juridique approprié, tant en ce qui concerne la forme de reconnaissance que le « contenu de la protection » à accorder (paragraphes 187-188 de l’arrêt). Les futures batailles juridiques sur les droits des couples de même sexe se dérouleront dans l’espace situé entre la marge d’appréciation de l’État qui est « sensiblement réduite » et celle qui est « plus étendue ».

7. Je ne suis pas en désaccord avec cette qualification de la marge d’appréciation pertinente. J’aurais toutefois souhaité que la Cour fasse un pas de plus en définissant, au moins de façon générale, les limites extérieures de cette marge s’agissant de la nature de la protection juridique due aux couples de même sexe, qu’elle aille au-delà de l’instruction plutôt minimaliste préconisant une protection « adéquate » (paragraphe 190 de l’arrêt). Les normes établies par la Cour dans l’arrêt Vallianatos et autres c. Grèce ([GC], nos 29381/09 et 32684/09, CEDH 2013), affaire qui a été tranchée principalement sur le fondement de l’article 14 combiné avec l’article 8, revêtent à mon sens une importance particulière. Premièrement, c’est aux gouvernements défendeurs qu’il incombe d’établir les raisons pour lesquelles les protections et avantages juridiques dont bénéficient les couples hétérosexuels peuvent légitimement être refusés aux couples de même sexe dans des situations par ailleurs comparables. Deuxièmement, « la marge d’appréciation laissée aux États [étant] étroite, dans le cas (...) d’une différence de traitement fondée sur le sexe ou l’orientation sexuelle, non seulement le principe de proportionnalité exige que la mesure retenue soit normalement de nature à permettre la réalisation du but recherché, mais il oblige aussi à démontrer qu’il était nécessaire, pour atteindre ce but, d’exclure certaines personnes – en l’espèce les individus vivant une relation homosexuelle – du champ d’application de la mesure dont il s’agit » (ibidem, § 85, avec d’autres références)[4].

8. Autrement dit, l’application de la marge d’appréciation « plus étendue » qui est reconnue dans le présent arrêt ne saurait conduire à des résultats contraires à la logique et aux principes de notre jurisprudence relative à l’article 14. Cela doit ressortir très clairement de la jurisprudence existante, qui est citée au paragraphe 156 in fine de l’arrêt, concernant « l’absence ou l’insuffisance de la protection des couples constitués de personnes de même sexe » dans des contextes juridiques spécifiques, et qui est rappelée plus loin afin d’expliquer pourquoi l’objectif visant à protéger la « famille traditionnelle » a été jugé insuffisant pour justifier l’inégalité de traitement en défaveur des couples de même sexe dans un certain nombre d’affaires antérieures (paragraphe 211 de l’arrêt). La nécessité d’interpréter les différentes dispositions de la Convention de manière à ce qu’elles soient en harmonie les unes avec les autres constitue un principe fondamental d’interprétation. Que la Cour choisisse ou non d’examiner une affaire donnée sous l’angle de l’article 14 de la Convention, on ne peut guère éviter l’action de sa force de pesanteur dans ce contexte.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE WOJTYCZEK

(Traduction)

« Plus le gouvernement approche de la république, plus la manière de juger devient fixe » (Ch. de Secondat de Montesquieu, De l’esprit des lois, livre VI, chapitre III)

Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je ne partage pas leur avis selon lequel il y a eu en l’espèce violation de l’article 8. Cette affaire soulève des questions fondamentales relatives à l’interprétation des traités, ainsi qu’à la nature de la mission de la Cour. Mes objections portent principalement sur l’approche adoptée par la majorité quant à ces deux questions.

1. La mission de la Cour

1.1. Le point de départ en l’espèce est la définition précise de la mission de la Cour. L’article 19 de la Convention définit cette mission dans les termes suivants : « assurer le respect des engagements résultant [engagements undertaken – gras ajouté] pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles ».

Le préambule de la Convention fait référence à « un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit ». Il invite ainsi la Cour européenne des droits de l’homme à interpréter les droits consacrés par la Convention en tenant compte de leur signification établie de longue date dans les ordres juridiques nationaux et en recherchant ce qui est commun aux Hautes Parties contractantes. Les engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la Convention concernent la protection de droits clairement définis ayant un contenu bien établi et appartenant à leur patrimoine commun. Les Hautes Parties contractantes ne se sont pas engagées à protéger des droits indéterminés dont le contenu précis évoluerait avec le temps et pourrait être adapté sans qu’elles y aient clairement consenti.

Par ailleurs, l’article 3 du Protocole no 1 consacre la garantie suivante :

« Les Hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

Le pouvoir législatif, c’est-à-dire le pouvoir d’adopter des règles juridiques primaires, et en particulier des règles juridiques concernant des questions sociétales fondamentales, doit donc être confié à un parlement élu. En d’autres termes, la Convention offre une garantie contre des règles juridiques primaires sur des questions sociétales fondamentales qui émaneraient de tout autre organe non élu pour exercer le pouvoir normatif. Les règles juridiques primaires peuvent prendre la forme de lois adoptées par les parlements nationaux ou de traités internationaux ratifiés avec l’accord des parlements nationaux. Le pouvoir normatif concernant des questions sociétales fondamentales ne peut pas être exercé par un organe judiciaire, pas même la Cour européenne des droits de l’homme. L’article 3 du Protocole no 1 garantit clairement que, en Europe, il n’y aura pas de transformation sociale sans représentation. Cette disposition a été adoptée en réaction à l’expérience de régimes politiques qui ne respectaient pas le principe en question.

L’article 3 du Protocole no 1 traduit l’article 21 § 3 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, lequel est ainsi libellé :

« La volonté du peuple est le fondement de l’autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s’exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote. »

1.2. La mission de la Cour doit être définie dans le contexte plus large de l’actuelle procédure d’amendement de la Convention. Les Hautes Parties contractantes sont libres d’amender et d’adapter les règles de la Convention en vigueur au moyen de nouveaux traités. Jusqu’à présent, elles ont conclu seize protocoles additionnels, dont au moins six (les Protocoles nos 1, 4, 6, 7, 12 et 13) prévoient la protection de droits nouveaux qui n’étaient pas protégés initialement par la Convention, tandis que le Protocole no 15, qui a amendé le préambule, a une certaine incidence sur la portée et la protection des droits existants.

Dans ce contexte, la mission de la Cour se limite à l’application et à l’interprétation du traité existant, dans le respect des règles applicables en matière d’interprétation des traités ; elle n’englobe pas l’adaptation ou l’amendement du traité. Ce dernier pouvoir appartient exclusivement aux Hautes Parties contractantes. L’avantage de l’octroi de droits supplémentaires au moyen de nouveaux protocoles est que les instruments concernés peuvent entrer en vigueur sans qu’il faille attendre l’adhésion de l’ensemble des quarante-six États parties à la Convention. Cette méthode permet aux États de décider si, et à quel moment, il convient d’adhérer aux protocoles, et elle correspond mieux à l’idéal du régime politique véritablement démocratique qu’évoque le préambule de la Convention. Elle évite les controverses liées à l’approche actuelle de la Cour fondée sur la référence – dans le contexte de questions clivantes – à de nettes tendances, méthode qui aboutit à imposer de nouvelles obligations conventionnelles auxquelles certains des États et des sociétés concernés peuvent être fondamentalement opposés.

2. La question de l’interprétation dynamique

2.1. La majorité adopte une interprétation dynamique de la Convention, qu’elle justifie comme suit au paragraphe 167 de l’arrêt :

« La Cour rappelle que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (...) La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (...) Ainsi qu’il ressort de la jurisprudence précitée, si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (...) »

Si cette approche est bien établie dans la jurisprudence de la Cour, elle est néanmoins difficile à approuver. La Convention est incontestablement un instrument vivant, et la Cour doit l’appliquer aux situations nouvelles et préciser le sens de ses dispositions dans ces contextes nouveaux. Avec l’évolution de la jurisprudence, les obligations juridiques découlant de la Convention doivent être clarifiées et spécifiées. Un instrument vivant est un instrument dont le contenu se précise, devient plus spécifique, fournissant des orientations plus claires à ses destinataires. À cet égard, la Convention ne diffère guère de la majorité des autres traités internationaux. La Cour ne peut éviter les décisions à valeur normative, dans la mesure où celles-ci donnent un sens plus spécifique aux formulations existantes de la Convention, qui sont générales, voire vagues. Cependant, comme indiqué ci-dessus, la mission de la Cour est limitée et l’éventuel pouvoir normatif de celle-ci, s’il existe, est secondaire et dérivé. Le point de départ est toujours un texte juridique et sa signification, qui est une frontière intransgressible. La mission de la Cour n’englobe pas l’élaboration de normes primaires, qu’il s’agisse d’adapter les règles en vigueur aux changements sociaux ou sociétaux, de combler des lacunes dans la protection des droits ou de remédier à d’autres failles de la Convention. Pareille adaptation ou amélioration ne peut se faire qu’au moyen de nouveaux traités.

Il n’est pas possible de tracer une ligne de démarcation précise entre l’interprétation des traités et la modification des traités. La classification d’un grand nombre de décisions judiciaires dans la catégorie interprétative ou dans la catégorie normative peut susciter des discussions. Il existe cependant de nombreuses décisions judiciaires dont le statut n’est pas contestable, certaines d’entre elles relevant clairement de l’interprétation des traités, d’autres de l’élaboration des traités. L’octroi de nouveaux droits qui n’étaient pas accordés initialement par la Convention relève de cette dernière catégorie et requiert l’adoption d’un nouveau traité. En tout état de cause, quelle que soit l’approche théorique que nous privilégions sur la démarcation entre l’interprétation du droit et l’élaboration du droit, un changement majeur de paradigme dans la protection des droits garantis par la Convention exige toujours l’adoption d’un nouveau protocole à celle-ci.

L’idée que la Convention est un instrument vivant, comme l’entend la majorité, correspond à une technique juridique qui transfère à la Cour européenne des droits de l’homme une part importante du pouvoir des autorités élues démocratiquement au sein des États d’élaborer des traités. Il s’agit là d’une limitation du processus décisionnel démocratique dans les États parties à ce traité. Une telle limitation est le plus souvent justifiée i) par la nécessité de protéger les groupes isolés et vulnérables qui ne sont pas suffisamment représentés au sein des parlements pour que leurs droits et intérêts soient efficacement défendus, et ii) par le postulat selon lequel les tribunaux protègent forcément mieux ces droits et intérêts que ne le font les mécanismes de la démocratie représentative. Je ne suis pas convaincu par ces arguments, qui sont une adaptation moderne de l’opinion antique selon laquelle les régimes mixtes sont préférables aux régimes démocratiques (comparer notamment avec Platon, Les lois, livre III). En particulier, ces arguments ne tiennent pas de lege lata. Ils ne prennent pas en considération la définition claire et limitée que la Convention donne de la mission de la Cour. Les droits reconnus par la Convention sont par définition des revendications contre-majoritaires, mais ils ne deviennent des revendications contre-majoritaires juridiquement exécutoires qu’une fois consacrés par la Convention et seulement dans la mesure où ils l’ont été. Pour faire partie du système de la Convention, il leur faut passer par les procédures décisionnelles majoritaires dans tous les États concernés.

Lorsque la nation désapprouve une décision adoptée par une cour constitutionnelle, le pouvoir constituant peut réagir et modifier la Constitution. C’est un élément important du mécanisme de séparation des pouvoirs et il assure l’équilibre de tout l’édifice constitutionnel. Si la majorité des Hautes Parties contractantes désapprouvait un arrêt de la Cour, l’amendement de la Convention exigerait le consentement de toutes les Hautes Parties contractantes, ce qui rend improbable une « infirmation » par la voie d’un amendement du traité. L’interception partielle par la Cour du pouvoir d’élaborer des traités est donc plus effective et plus importante que l’interception par les cours constitutionnelles nationales du pouvoir constituant. Cet élément est une raison supplémentaire d’interpréter de manière stricte la portée de la mission de la Cour, en tout cas beaucoup plus stricte que pour les cours constitutionnelles nationales.

2.2. L’approche qui est adoptée par la Cour et expliquée au paragraphe 167 de l’arrêt soulève plusieurs autres objections fondamentales. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, elle a été conçue en 1950 pour protéger les valeurs contre la sagesse dominante (pour paraphraser le juge Scalia). L’approche adoptée par la majorité relativise la teneur et la portée des droits fondamentaux de l’être humain et les fait dépendre des idées dominantes. Une Convention qui s’adapte constamment à l’opinion dominante ne peut garantir des droits réellement concrets et effectifs. De plus, si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude ne ferait pas obstacle à toute réforme ou amélioration, mais inciterait simplement les États à engager plus fréquemment les réformes et améliorations nécessaires au moyen de nouveaux traités (protocoles additionnels), qui seraient ratifiés selon des procédures constitutionnelles démocratiques, avec la participation des législateurs nationaux, élus conformément à l’article 3 du Protocole no 1.

2.3. La majorité évoque à plusieurs reprises une « tendance nette et continue » (paragraphes 171, 175, 176, 178, 186, 187 et 189 de l’arrêt). Le recours à cet argument donne généralement à penser que l’interprétation adoptée n’est pas étayée par d’autres arguments solides fondés sur les règles d’interprétation admises en droit international et applicables aux traités internationaux. De plus, c’est admettre implicitement qu’il n’existe pas de consensus, entre les Hautes Parties contractantes, sur les normes pertinentes. Il ne semble pas non plus qu’il y ait un consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre.

Ajoutons qu’il y a encore moins de consensus entre les États quant aux questions anthropologiques et morales qui sous-tendent la présente affaire. Pendant l’élaboration de la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, le représentant de la Lituanie déclara que « [l]es recommandations, qui sont suffisamment explicites et vont de soi dans certains pays, peuvent susciter des réactions contradictoires voire de la résistance dans la population d’autres pays » (Actes des Délégués des Ministres, CM/Del/Act(2010)1081, 1081e réunion, 31 mars 2010, [https://rm.coe.int/09000016805cf1bc](https://rm.coe.int/09000016805cf1bc)). En 2019, le Conseil de l’Europe a confirmé la justesse de cette observation en notant qu’« un mouvement d’hostilité aux droits de l’homme des personnes LGBT a simultanément pris de l’ampleur dans certains pays d’Europe » (Rapport du CDDH sur la mise en œuvre de la Recommandation CM/Rec(2010)5 du Comité des Ministres aux États membres sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, adopté par le CDDH lors de sa 92e réunion (26‑29 novembre 2019), § 12). Les Européens sont également très divisés sur les idées anthropologiques et morales fondamentales qui constituent le socle des droits de l’homme, et la divergence dans ce domaine a tendance à s’accentuer depuis quelques décennies. En particulier, il n’y a pas d’accord sur la question de savoir qui est l’homme et quelles sont son identité, sa nature et sa destinée finale. Selon la jurisprudence de la Cour, ce pluralisme doit être accepté comme une caractéristique des sociétés démocratiques et la diversité des opinions existant parmi les Européens et parmi les États européens doit être perçue non pas comme une menace mais comme une source d’enrichissement. Le désaccord sur les questions fondamentales est un autre argument militant contre le fait de s’écarter de ce qui a été convenu, c’est‑à‑dire le texte du traité et son interprétation initiale.

3. Un changement majeur dans le paradigme de la protection des droits

3.1. La Convention a été signée afin de « prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle » (préambule). Cet instrument doit donc être interprété à la lumière de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Selon l’article 16 de celle-ci, la famille est fondée au moyen du mariage contracté par un homme et une femme. La famille ainsi fondée est considérée comme « l’élément naturel et fondamental de la société et [elle] a droit à la protection de la société et de l’État ». La Déclaration ne prévoit aucune autre forme juridique de fondation d’une famille (sur ces questions, voir l’opinion dissidente des juges Pejchal et Wojtyczek jointe à l’arrêt Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, 14 décembre 2017).

De même, l’article 12 de la Convention indique que, à partir de l’âge nubile, l’homme et la femme ont le droit de se marier et de fonder une famille. Selon les dispositions de la Convention, la famille est fondée au moyen du mariage contracté par un homme et une femme, et ce traité ne prévoit aucun autre type d’union interpersonnelle juridiquement reconnue (voir l’opinion dissidente susmentionnée des juges Pejchal et Wojtyczek).

3.2. Dans ce contexte, imposer aux États l’obligation positive de reconnaître juridiquement, d’une manière ou d’une autre, et de protéger les couples homosexuels modifie fondamentalement le paradigme de la protection des droits découlant de la Convention dans le domaine du droit de la famille. L’État défendeur ne pouvait pas le prévoir lorsqu’il a ratifié la Convention (le 5 mai 1998). S’il avait prévu ce changement majeur dans la teneur de ses engagements, il aurait peut-être pris une décision différente quant à la ratification de la Convention. En adoptant la solution proposée par la majorité, la Cour risque d’agir ultra vires (comparer avec l’opinion en partie dissidente de la juge Fura-Sandström jointe à l’arrêt L. c. Lituanie, no 27527/03, CEDH 2007‑IV).

3.3. Le principal argument de la majorité en faveur d’un constat de violation est ainsi libellé, au paragraphe 218 de l’arrêt : « il serait en effet incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à la condition que cela soit accepté par la majorité ». Cet argument est un truisme que l’on ne peut contester en tant que tel mais qui soulève au moins deux objections. Premièrement, il passe à côté du fond du problème en l’espèce. Il ne s’agit pas ici de l’exercice de droits garantis par la Convention, mais de l’ajout de nouveaux droits à la Convention, et plus précisément de la procédure à suivre pour octroyer des droits qui n’ont pas été accordés au départ par la Convention. À mon sens, il serait incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention que des droits non initialement accordés par la Convention y soient ajoutés sans avoir été acceptés par la majorité – sur le plan national, dans tous les États concernés – dans le cadre du processus d’élaboration des traités, tel que défini par le droit constitutionnel interne des Hautes Parties contractantes.

Deuxièmement, comme indiqué ci-dessus la majorité s’appuie aussi sur une « tendance nette et continue » et souligne qu’une majorité de trente États parties ont légiféré pour reconnaître les couples de même sexe (paragraphe 175 de l’arrêt). Si l’on part du principe que l’affaire porte bien sur l’exercice de droits accordés par la Convention, alors la question se pose de savoir s’il est compatible avec les valeurs qui sous-tendent la Convention que l’exercice de droits conventionnels par un groupe minoritaire dépende de son acceptation dans la législation interne de la majorité des États.

3.4. L’approche adoptée par la Cour soulève une autre difficulté. La Cour ne peut constater une violation de la Convention, interprétée de manière dynamique, que s’il est établi que les conditions présidant à l’adoption de cette nouvelle interprétation étaient réunies au moment de la violation alléguée de la Convention. La détermination du moment à partir duquel la nouvelle interprétation de la Convention a pris effet a une importance cruciale lorsqu’il s’agit de faire la distinction entre, d’un côté, les requêtes bien fondées concernant des faits survenus sous l’empire des nouvelles normes et, de l’autre, les requêtes manifestement mal fondées concernant des actions et omissions similaires des autorités nationales mais qui se sont produites antérieurement, sous l’empire des anciennes normes.

L’arrêt indique à juste titre que la compétence de la Cour à l’égard de la Russie ne s’étend pas aux faits qui sont survenus à partir du 16 septembre 2022, mais il ne résout pas les questions de savoir à quelle date la nouvelle interprétation de la Convention établie par la Cour commence à s’appliquer, quand la violation de la Convention a commencé à se produire et si elle a duré jusqu’au 16 septembre 2022 pour l’ensemble des requérants.

Je note à cet égard que la majorité renvoie – à raison – à l’arrêt Schalk et Kopf c. Autriche (no 30141/04, CEDH 2010) en déclarant ceci :

« À cet égard, la Cour a estimé qu’en permettant, à partir de 2010, aux partenaires de même sexe d’obtenir un statut juridique équivalent ou similaire au mariage à de nombreux égards (ibidem, § 109), l’Autriche n’avait pas enfreint l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (ibidem, § 106). »

En effet, comme indiqué dans l’arrêt Schalk et Kopf (ibidem, § 106) :

« La loi autrichienne sur le partenariat enregistré, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2010, reflète l’évolution décrite ci-dessus et s’inscrit ainsi dans le cadre du consensus européen qui est en train d’apparaître. Même s’il n’est pas à l’avant-garde, le législateur autrichien ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir créé plus tôt la loi sur le partenariat enregistré (voir, mutatis mutandis, Petrovic, précité, § 41). »

Il convient de noter que les faits présentés dans la requête no 40792/10 remontent au 21 janvier 2010 (paragraphes 24-31 de l’arrêt). À la lumière de l’arrêt Schalk et Kopf (précité), les autorités russes ne sauraient se voir reprocher de ne pas avoir reconnu juridiquement, à l’époque des faits, une union entre deux personnes de même sexe. Les faits présentés dans les requêtes nos 30538/14 et 43439/14 se sont produits en 2013 et en 2014 (paragraphes 24-26 et 32-40 de l’arrêt) et, de plus, au moins deux des quatre requérants concernés ont par la suite quitté la sphère de juridiction de l’État défendeur (paragraphe 86 de l’arrêt). La plupart des textes internationaux cités dans l’arrêt (à l’exception des documents cités aux paragraphes 50, 57, 58 et 59) ont été adoptés après 2014. Au paragraphe 175 de l’arrêt, la Cour s’appuie néanmoins sur ces développements ultérieurs. Il est impossible de reprocher aux autorités russes de ne pas avoir anticipé ces événements. Se concentrant sur la situation actuelle, la majorité ne fournit aucun argument montrant qu’une violation de la Convention aurait eu lieu dès 2013 ou 2014, et pas seulement en 2022.

3.5. En préconisant un changement majeur dans le paradigme de la protection des droits, la majorité n’est pas totalement cohérente.

Dans l’opinion dissidente susmentionnée qui est jointe à l’arrêt Orlandi et autres précité (paragraphe 3 de l’opinion), le juge Pejchal et moi-même avons exprimé le point de vue suivant (dans le contexte de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques) :

« Partant, les deux instruments susmentionnés établissent une distinction entre le statut juridique des couples hétérosexuels et celui des couples homosexuels. Il ne fait aucun doute qu’entre couples hétérosexuels et couples homosexuels il existe certaines similitudes et certaines différences. Toutefois, sous l’angle axiologique des deux instruments internationaux, les différences l’emportent sur les similitudes. Il s’ensuit que leur situation n’est pas comparable aux fins de l’appréciation de la licéité de différenciations juridiques dans le domaine du droit de la famille. »

Je note dans ce contexte la contradiction suivante dans le raisonnement du présent arrêt. Au paragraphe 202 in fine, la majorité déclare ceci :

« La Cour a indiqué à plusieurs reprises que les couples homosexuels se trouvent dans une situation comparable à celle des couples hétérosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation (voir notamment Schalk et Kopf, précité, § 99 ; Vallianatos et autres, précité, §§ 78 et 81 ; Oliari et autres, précité, § 165). »

La conclusion logique consisterait à dire que la loi doit mettre toutes les formes existantes de reconnaissance juridique à la disposition des couples homosexuels comme des couples hétérosexuels. Or la majorité dit ceci au paragraphe 165 :

« En revanche, l’article 8 de la Convention n’a pas été interprété à ce jour comme imposant aux États parties une obligation positive d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe. Dans l’arrêt Hämälaïnen, la Cour a expressément indiqué que l’article 8 de la Convention ne pouvait être compris comme imposant une telle obligation (Hämälaïnen, précité, § 71). Cette interprétation de l’article 8 rejoint celle donnée de l’article 12 de la Convention par la Cour. Celle-ci a, en effet, constamment affirmé à ce jour que l’article 12 de la Convention ne saurait être compris comme imposant aux États contractants l’obligation d’ouvrir le mariage aux couples de même sexe (Schalk et Kopf, précité, § 63 ; Hämäläinen, précité, § 96 ; Oliari et autres, précité, § 191 ; Orlandi et autres, précité, § 192). La Cour est parvenue à une même conclusion sous l’angle de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, considérant que les États contractants demeurent libres de n’ouvrir le mariage qu’aux couples hétérosexuels (Schalk et Kopf, précité, §§ 101 et 108 ; Gas et Dubois, précité, § 66 ; Chapin et Charpentier, précité, § 48). »

Ce paragraphe amène à conclure que la majorité considère que la situation des couples homosexuels diffère de celle des couples hétérosexuels pour ce qui est de leur besoin de reconnaissance officielle et de protection de leur relation.

4. Les effets de l’arrêt

4.1. L’arrêt de la Cour peut produire des effets erga omnes si la Cour déduit de la Convention certains principes généraux relatifs à la protection de droits et valeurs consacrés par la Convention. Ces principes ne peuvent avoir d’effets erga omnes que si la Cour a soigneusement pris en compte l’ensemble des intérêts et valeurs privés et publics pertinents, à l’échelle européenne. En particulier, pour établir des principes applicables à tous les États du système, il est nécessaire d’identifier et d’énoncer tous les intérêts et valeurs publics pertinents pour tous ces États. La procédure doit donc permettre d’identifier et d’énoncer tous ces intérêts et ces valeurs.

4.2. La présente affaire a été tranchée dans un contexte international particulier. Le 16 mars 2022, la Fédération de Russie a été expulsée du Conseil de l’Europe. Le 16 septembre 2022, elle a cessé d’être partie à la Convention. Depuis le 16 septembre 2022, l’État défendeur, tout en demeurant responsable d’éventuelles violations de droits garantis par la Convention qui ont pu se produire avant cette date, n’est plus tenu par aucune obligation matérielle liée au respect des droits consacrés par la Convention. L’obligation de prendre des mesures propres à empêcher que des violations similaires se produisent à l’avenir (Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (recours en manquement) [GC], no 15172/13, § 162, 29 mai 2019) perd toute pertinence, car le fait de cesser d’être partie à la Convention assure automatiquement non seulement la cessation d’une violation continue mais aussi la non-répétition de violations similaires à l’avenir.

L’affaire n’a donc pas de conséquences pratiques sur l’évolution future de l’ordre juridique interne de l’État défendeur ; en revanche, les questions générales sous-jacentes revêtent une grande importance pour les quarante-six États qui demeurent dans le système de la Convention, en particulier pour ceux qui ne prévoient pas la reconnaissance juridique des unions entre deux personnes de même sexe.

Je note à cet égard que le gouvernement défendeur n’a pas donné suite à la demande qui lui avait été faite de fournir la liste des personnes qui seraient présentes à l’audience (paragraphes 14 et 15 de l’arrêt). Il apparaît qu’après le 16 mars 2022 il a perdu tout intérêt à plaider sa cause et à développer le système de la Convention. Les intérêts publics et les valeurs en jeu qui auraient pu présenter un intérêt pour d’autres États n’ont été ni identifiés ni énoncés dans la procédure menée devant la Cour.

Compte tenu de la situation internationale actuelle, il est impossible d’attribuer une valeur de précédent à cet arrêt ou à d’autres arrêts rendus après le 16 septembre 2022 dans des affaires dirigées contre la Russie, et de tels arrêts ne pourront pas produire d’effets erga omnes.

5. Conclusion

En conclusion, j’aimerais citer ce passage, qui résume bien les problèmes que soulève également la présente espèce :

« Que le fait de retirer du pouvoir au peuple pour le confier à une aristocratie judiciaire puisse produire des résultats louables que la démocratie ne pourrait pas obtenir n’est nullement étonnant et ne justifie aucunement l’évolutionnisme en matière de textes. On peut en dire autant de la monarchie et du totalitarisme. Mais une fois qu’une nation a décidé que la démocratie, avec tous ses défauts, est le meilleur système de gouvernement, la question cruciale est de savoir quelle théorie de l’interprétation des textes est compatible avec la démocratie. L’originalisme l’est incontestablement. Le non-originalisme, en revanche, impose à la société des prescriptions légales qui n’ont jamais été adoptées démocratiquement » (A. Scalia, B.A. Garner, Reading Law: The Interpretation of Legal Texts, St. Paul, Minn., 2012, p. 88)

Malgré toutes les évidentes différences qui existent entre une constitution nationale et un traité international, ainsi qu’entre l’interprétation constitutionnelle et l’interprétation des traités, le fond du problème reste le même. Une fois que la Cour a établi que la démocratie est l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle (voir, par exemple, Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98 et 3 autres, § 86, CEDH 2003‑II, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 89, CEDH 2004‑I), la question cruciale est de savoir quelle théorie de l’interprétation de la Convention est compatible avec la démocratie. L’approche choisie à cet égard par la majorité pose problème en ce qu’elle impose aux Hautes Parties contractantes de nouveaux engagements internationaux qui n’ont jamais été contractés, et encore moins selon des procédures démocratiques. En conséquence, elle érode la prééminence du droit.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE POLÁČKOVÁ

(Traduction)

1. Dans la présente affaire, j’ai voté comme la majorité concernant le premier point du dispositif de l’arrêt, qui déclare que la Cour est compétente pour connaître des griefs soulevés par les requérants.

Les requêtes en l’espèce ont été introduites devant la Cour en 2010 et en 2014. Les faits sur lesquels les requérants se fondent pour alléguer la violation de la Convention se sont produits avant le 16 septembre 2022. Il est donc évident que selon l’article 58 de la Convention – comme la Cour l’a confirmé en séance plénière dans la « Résolution de la Cour européenne des droits de l’homme sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme », adoptée le 22 mars 2022 (paragraphe 2 de la Résolution) – la Cour est compétente pour connaître de ces faits.

2. Toutefois, à mon grand regret et pour les raisons exposées ci-dessous, je ne puis souscrire à l’avis de mes collègues sur un point procédural, selon lequel la composition de la Grande Chambre ayant délibéré le 12 octobre 2022 a été arrêtée conformément aux articles 23 § 2, 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement de la Cour (paragraphe 23 de l’arrêt).

L’article 23 § 2 de la Convention se lit ainsi :

« Les juges restent en fonction jusqu’à leur remplacement. Ils continuent toutefois de connaître des affaires dont ils sont déjà saisis. »

Les parties pertinentes de l’article 26 §§ 4 et 5 de la Convention sont ainsi libellées :

« 4. Le juge élu au titre d’une Haute Partie contractante partie au litige est membre de droit de la chambre et de la Grande Chambre. En cas d’absence de ce juge, ou lorsqu’il n’est pas en mesure de siéger, une personne choisie par le président de la Cour sur une liste soumise au préalable par cette partie siège en qualité de juge.

5. (...) Quand l’affaire est déférée à la Grande Chambre en vertu de l’article 43, aucun juge de la chambre qui a rendu l’arrêt ne peut y siéger, à l’exception (...) du juge ayant siégé au titre de la Haute Partie contractante intéressée. »

En ses parties pertinentes, l’article 24 (Composition de la Grande Chambre) du règlement énonce ceci :

« 1. La Grande Chambre se compose de dix-sept juges et d’au moins trois juges suppléants.

2. (...)

b) Le juge élu au titre d’une Partie contractante concernée (...) est membre de droit de la Grande Chambre, conformément à l’article 26 §§ 4 et 5 de la Convention.

(...)

3. Si des juges ne peuvent siéger, ils sont remplacés par les juges suppléants (...)

4. Les juges et juges suppléants désignés conformément aux dispositions précitées siègent jusqu’à l’achèvement de la procédure. Leur mandat expiré, ils continuent de participer à l’examen de l’affaire s’ils en ont déjà connu au fond (...) »

3. L’État défendeur en l’espèce a cessé d’être membre du Conseil de l’Europe le 16 mars 2022. Il a cessé d’être Partie à la Convention le 16 septembre 2022.

4. Selon l’article 20 de la Convention, la Cour se compose d’un nombre de juges égal à celui des Hautes Parties contractantes. La règle découlant de cet article revêt à mes yeux un caractère fondamental et va de pair avec l’esprit de la Convention, selon lequel le nombre des juges de la Cour ne doit jamais dépasser celui des Hautes Parties contractantes à la Convention.

À mon avis, cette règle implique également qu’une fois qu’un État a cessé d’être une Haute Partie contractante à la Convention, le juge qui avait été élu au titre de cet État n’a plus de mandat pour continuer à participer à l’examen des affaires dont il a déjà connu.

5. Même si les juges, après avoir pris leurs fonctions, siègent à la Cour à titre individuel, comme l’indique l’article 21 § 2 de la Convention, cet élément ne peut à mon sens être interprété comme une règle fondamentale égale à celle énoncée à l’article 20 de la Convention, autrement dit comme signifiant que, au regard de l’article 21 § 2 de la Convention, si un État a cessé d’être une Haute Partie contractante à la Convention, cela n’a aucune incidence sur le nombre de juges à la Cour.

6. Pour autant que le raisonnement de la majorité sur ce point puisse être compris comme impliquant que l’article 23 § 2 de la Convention, l’article 26 §§ 4 et 5 de la Convention et l’article 24 du règlement s’appliquent par analogie à la situation actuelle, cela n’est pas possible à mon avis, tout simplement parce que la situation envisagée par ces dispositions diffère considérablement de la situation présente.

Si la situation prévue par les dispositions en question concerne le remplacement des juges et présuppose l’existence d’une Haute Partie contractante à la Convention qui a le droit de désigner des candidats pour l’élection des juges, en l’espèce il n’y a plus de base légale pour qu’un juge élu au titre de l’État membre qui a cessé d’être une Haute Partie contractante à la Convention puisse poursuivre son mandat au-delà de la date à laquelle cette qualité a cessé.

7. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se pencher sur sa composition après qu’un État membre a cessé d’être une Haute Partie contractante à la Convention.

8. Par une note verbale du 12 décembre 1969, le gouvernement grec notifia au Secrétaire général sa décision de se retirer du Conseil de l’Europe, conformément à l’article 7 du Statut du Conseil de l’Europe. La Résolution (70) 34, adoptée par les Délégués des Ministres le 27 novembre 1970, précise ceci : « la notification du retrait de la Grèce prendra effet à la fin de l’année 1970. »

En son paragraphe 11, cette Résolution énonce qu’« [a]près le 31 décembre 1970, il n’y aura plus lieu de solliciter de la part du Gouvernement grec des candidatures aux élections de juges à la Cour européenne des Droits de l’Homme, l’article 39 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales réservant la présentation de tels candidats aux seuls États membres du Conseil de l’Europe ».

9. Dans son arrêt De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (18 juin 1971, § 11, série A no 12), la Cour, siégeant en séance plénière, a déclaré que « M. le Juge G. Maridakis, qui avait assisté aux audiences, n’a pu participer à l’examen des présentes affaires au-delà du 31 décembre 1970, le retrait de la Grèce du Conseil de l’Europe ayant pris effet à cette date ».

10. Dans la Résolution CM/Res(2022)2 sur la cessation de la qualité de membre de la Fédération de Russie du Conseil de l’Europe, adoptée par le Comité des Ministres le 16 mars 2022 lors de la réunion 1428ter des Délégués des Ministres, le Comité des Ministres a décidé, dans le cadre de la procédure lancée en vertu de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, que la Fédération de Russie cessait d’être membre du Conseil de l’Europe à compter du 16 mars 2022.

À la suite de la Résolution susmentionnée, et conformément à la Résolution sur les conséquences de la cessation de la qualité de membre du Conseil de l’Europe de la Fédération de Russie à la lumière de l’article 58 de la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée en séance plénière le 22 mars 2022, la Cour plénière a formellement pris acte, le 5 septembre 2022, du fait que, puisque la Fédération de Russie allait cesser d’être une Haute Partie contractante à la Convention le 16 septembre 2022, la fonction de juge à la Cour au titre de la Fédération de Russie cesserait également d’exister.

11. En examinant les deux affaires, celle d’aujourd’hui et celle de 1970, je ne décèle rien qui permette de distinguer les aspects procéduraux de l’une et de l’autre. La seule différence réside dans le fait qu’en 1970 le juge grec siégeait dans une formation en tant que « juge ordinaire », alors qu’en l’espèce le juge russe était le « juge national », qui devait être membre de droit de la Grande Chambre conformément aux articles 26 § 4 de la Convention et 24 § 2 b) du règlement.

À mon avis, cet élément ne saurait justifier de manière déterminante l’approche différente que la majorité a adoptée. La qualité de « juge national » présuppose l’existence d’un mandat de juge en tant que tel, mandat qui en l’espèce a cessé d’exister après le 16 septembre 2022.

12. À mon sens, l’arrêt de la Cour, pour ce qui concerne la procédure, s’écarte de manière regrettable non seulement du précédent grec susmentionné mais aussi de la propre jurisprudence de la Cour sur l’article 6 de la Convention, en particulier les principes relatifs à un tribunal établi par la loi (voir, par exemple, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande [GC], no 26374/18, § 289, 1er décembre 2020).

13. À mes yeux, la présence de l’ancien juge russe aux deuxièmes délibérations qui se sont tenues le 12 octobre 2022 – donc après le 16 septembre 2022 –, lors desquelles la Grande Chambre a procédé au vote définitif dans cette affaire, fait de la composition de la Grande Chambre un « tribunal non établi par la loi », en l’occurrence par l’article 20 de la Convention. Cet élément a eu pour effet de vicier l’ensemble des décisions adoptées par la formation de la Grande Chambre dans cette affaire.

14. La deuxième phrase de l’article 23 § 2 du règlement de la Cour énonce ceci : « Les abstentions ne sont pas admises pour les votes définitifs portant sur la recevabilité ou sur le fond d’une affaire ». De toute évidence, cette disposition ne permet pas à un juge de s’abstenir lors d’un vote définitif. C’est pourquoi j’ai voté contre tous les autres points du dispositif de l’arrêt.

OPINION DISSIDENTE DU JUGE LOBOV

1. J’ai voté contre le constat de violation de l’article 8 de la Convention dans la présente affaire. L’état actuel de la jurisprudence et l’absence manifeste de consensus européen sur ce sujet ne permettent pas, à mon avis, d’interpréter la Convention comme imposant une obligation positive générale de reconnaissance juridique des couples de même sexe.

1. Rappel des faits et du contexte

2. Les faits à l’origine de la requête de Mmes Fedotova et Shipitko remontent à treize ans. La demande de mariage déposée par le couple ainsi que le refus des autorités datent de 2009. La requête des intéressées contre ce refus fut introduite devant la Cour le 20 juillet 2010, soit quatre semaines après le prononcé de l’arrêt dans une affaire similaire, Schalk et Kopf c. Autriche (no 30141/04, CEDH 2010). Faisant siennes l’opinion de trois juges dissidents[5], les requérantes demandèrent purement et simplement à la Cour de revenir sur les conclusions qu’elle avait formulées dans l’arrêt Schalk et Kopf[6].

3. Or ce dernier devint définitif le 22 novembre 2010, avec le rejet du renvoi en Grande Chambre. En conséquence, la requête de Mmes Fedotova et Shipitko, largement calquée sur celle de MM. Schalk et Kopf, aurait dû aussitôt être tranchée par les mêmes constats de non-violation, voire être déclarée irrecevable. Il en allait en effet du respect élémentaire, par la Cour, de la logique juridique et de sa propre jurisprudence.

4. Contrairement à cette logique, l’affaire s’est vu réserver un sort radicalement opposé. Mûrie dans les armoires pendant plus de dix ans, elle a été choisie comme l’affaire phare pour véhiculer un revirement de jurisprudence par la « nouvelle génération » des juges de Strasbourg. En 2021, les requérantes sont ainsi parvenues à convaincre la chambre d’accueillir leur requête initiale de 2010, irrecevable à l’époque, par un constat de violation unanime[7].

5. La méthode utilisée par la Cour me semble d’emblée largement contestable, d’autant plus qu’il s’agit d’un revirement sur une question sociétale sensible pour un bon nombre de pays. En outre, tant la chambre unanime que la majorité de la Grande Chambre se sont hâtées de présumer l’existence d’une « vie familiale » entre les requérants respectifs, sans que le dossier contienne aucune indication en ce sens et malgré la perte manifeste d’intérêt de certains d’entre eux, qui est révélatrice d’un manque d’engagement (voir le paragraphe 151 de l’arrêt et comparer, entre autres, avec Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09 et 32684/09, § 73, CEDH 2013 (extraits), où la Cour a subordonné la reconnaissance de la « vie familiale », au sens de l’article 8, à la stabilité des relations).

2. Le décalage entre la jurisprudence dominante et la position de la majorité

6. La position de la majorité en faveur d’une obligation positive de reconnaissance juridique des couples de même sexe me semble en décalage avec la ligne dominante de la Cour qui sanctionnait jusqu’ici des manquements bien circonscrits aux droits spécifiques des personnes, tels que la criminalisation des actes homosexuels[8], le refus d’engager des personnes homosexuelles dans un corps de métier spécifique[9], le refus du droit à la transmission d’un bail[10], et bien d’autres.

7. L’affaire Fedotova et autres, tout comme l’affaire Schalk et Kopf précitée, avaient en revanche une ambition bien différente. Elles portaient toutes deux sur la prétendue obligation positive généralisée de l’État de reconnaître juridiquement les unions homosexuelles. Au lieu de se plaindre de préjudices spécifiques dont ils se prétendaient victimes en matière civile, fiscale, sociale ou autre, les requérants ont délibérément choisi de ne réclamer qu’un droit inexistant au mariage pour les couples de même sexe, en s’engageant ainsi dans des procédures judiciaires nationales manifestement stériles.

8. Certes, l’approche ciblée et nuancée de la Cour axée sur des violations spécifiques avait connu deux exceptions notables, à l’égard de la Grèce puis de l’Italie, qui auraient méconnu une obligation positive générale de reconnaître des unions entre personnes de même sexe (Vallianatos et autres, précité, Oliari et autres c. Italie, nos 18766/11 et 36030/11, 21 juillet 2015, et Orlandi et autres c. Italie, nos 26431/12 et 3 autres, 14 décembre 2017).

9. Toutefois, ces affaires concernaient des situations de droit et de fait complètement distinctes de celle de la présente affaire. L’arrêt Vallianatos ne sert pas de précédent en l’espèce, dès lors que l’affaire recelait un traitement discriminatoire en rapport avec un « pacte de vie commune ». La Russie ne prévoyant pas de pacte de vie commune ou d’institutions analogues, aucune discrimination ne peut exister sur ce terrain.

10. Les arrêts Oliari et autres et Orlandi et autres avaient donc été jusqu’ici les seuls à imposer à un seul et unique État une obligation positive générale de reconnaissance juridique des unions entre personnes de même sexe (paragraphe 164 de l’arrêt). Or, ces deux arrêts ont été adoptés par une chambre dans un contexte très spécifique, voire exceptionnel, qui n’avait rien à voir ni avec celui de la Russie ni avec celui des seize autres États européens qui n’accordent toujours pas une telle reconnaissance.

11. En effet, les constats de violation formulés à l’égard de l’Italie ont été expliqués, en premier lieu, par la nécessité de faire évoluer et d’harmoniser les différents régimes applicables aux unions homosexuelles dans ce pays (Oliari et autres, précité, §§ 168-171). Ensuite, la Cour s’est résolument prévalue d’arrêts réitérés des juridictions suprêmes italiennes – la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation –, qui avaient toutes deux insisté sur la nécessité d’une législation des unions entre personnes de même sexe (ibidem, § 180). Cet élément a pesé tellement lourd dans le raisonnement de la Cour que trois des sept juges de la chambre en ont fait l’élément central justifiant leur vote concordant en faveur du constat de violation, sans pour autant reconnaître l’existence d’une obligation positive générale[11]. Enfin, la Cour s’est également reposée sur les sentiments de la majorité de la population italienne qui, selon les données reconnues par le Gouvernement, acceptait les couples homosexuels et soutenait leur reconnaissance (ibidem, § 181-182).

12. Il est ainsi impossible de concevoir que l’affaire Oliari et autres et l’affaire Orlandi et autres, qui a suivi deux ans plus tard malgré l’opposition virulente de deux juges dissidents[12], eussent été tranchées par la chambre de la même manière en l’absence des éléments contextuels susmentionnés.

13. Imposer cette jurisprudence d’une chambre, à la fois contextuelle et contestée, aux dix-sept États européens qui ne font pas partie de la « tendance nette et continue » manque à la fois de fondement juridique et de rigueur intellectuelle.

3. L’importance d’un consensus européen et des réalités sociales

14. L’absence d’un consensus européen sur la reconnaissance juridique des unions entre personnes de même sexe constitue un autre obstacle de taille que la majorité peine à surmonter en se reposant sur la notion plus glissante de « tendance nette et continue » en faveur d’une telle reconnaissance. Les risques de cette substitution pour l’intégrité de la jurisprudence strasbourgeoise largement basée sur la notion de consensus, déjà en souffrance, sont plus que flagrants. Le silence assourdissant au sujet de l’arrêt A, B, et C c. Irlande ([GC], no 25579/05, CEDH 2010), dans lequel la Grande Chambre a accepté les contraintes sociétales d’un seul État pour justifier l’interdiction de l’avortement malgré l’existence d’un impeccable consensus européen en sens inverse est également révélateur d’un malaise.

15. Il faut en tout cas souligner que la majorité de trente États s’inscrivant dans « la tendance » en l’espèce n’atteignait même pas les deux tiers des États parties au moment de la saisine de la Grande Chambre, sans parler du fait que les dix-sept États « minoritaires » représentaient alors près de la moitié de la population des États membres du Conseil de l’Europe. En prônant le droit des minorités sexuelles à une reconnaissance obligatoire de leurs unions, la Grande Chambre a ainsi passé outre aux sensibilités et aux contraintes sociétales de cette grande minorité d’États qui ne sont pas prêts à rejoindre la « tendance ». La défense par la majorité du pluralisme au plan interne cadre d’ailleurs mal avec l’imposition farouche d’une approche unique au plan européen en dépit de contextes nationaux extrêmement variés.

16. Il est significatif à cet égard qu’aucun des textes internationaux ou régionaux abondamment cités par l’arrêt (paragraphes 46-64) n’imposait jusqu’ici d’obligation positive générale de reconnaissance juridique des couples de même sexe. Le seul texte négocié par les gouvernements du Conseil de l’Europe, assorti de nombreuses réserves, se limite prudemment à inviter les États « à considérer la possibilité » de fournir aux couples de même sexe « des moyens juridiques ou autres pour répondre aux problèmes pratiques liés à la réalité sociale dans laquelle ils vivent » (paragraphe 25 de la Recommandation CM/Rec (2010)5 du Comité des Ministres, citée au paragraphe 48 de l’arrêt ; italiques ajoutés).

17. Le présent arrêt est donc le premier à forcer le pas en ce qu’il impose, nonobstant le contexte national et la position sans équivoque de la Cour constitutionnelle, une obligation de reconnaissance juridique des couples de même sexe, ne laissant qu’une petite liberté sur la forme d’une telle reconnaissance (paragraphe 188 de l’arrêt). Or, une mesure de cette envergure sur des questions reconnues par la Cour elle-même comme sensibles et touchant à l’éthique et à la morale[13] relève largement des législateurs nationaux en vertu de leurs compétences institutionnelles. La volonté croissante d’une cour internationale de promouvoir des tendances qu’elle estime progressistes ne lui permet pas d’user à volonté de la contrainte judiciaire pour forcer brutalement les évolutions sociétales dans les États contractants. En effet, le mécanisme vivant que se veut la Convention aurait du mal à survivre si la Cour le portait trop loin de ses racines. Aussi la Cour devrait-elle éviter d’utiliser le principe d’interprétation évolutive (paragraphe 167 de l’arrêt) pour déduire à l’égard d’un État contractant de nouvelles obligations qu’il n’avait pas – et n’aurait toujours pas – acceptées dans le cadre du traité lui-même (voir, mutatis mutandis, Johnston et autres c. Irlande, série A no 112, § 57, 18 décembre 1986, ainsi que la position sans équivoque et répétée de l’État défendeur, présentée aux paragraphes 48-49 du présent arrêt). Le présent arrêt donne ainsi un exemple d’utilisation démesurée du principe de l’interprétation évolutive, que la majorité a poussée au-delà de ses justes limites, allant à l’encontre du droit des traités.

Conclusion

18. Lorsqu’ils ont discuté de l’avenir à plus long terme du système de la Convention, les quarante-sept États parties ont conclu à juste titre que « [L]’autorité de la Cour est vitale pour son efficacité et pour la viabilité du système de la Convention dans son ensemble » et que « [L]’ensemble de ces éléments repose sur la qualité, la rigueur et la cohérence des arrêts de la Cour, et l’acceptation qui s’ensuit par tous les acteurs du système de la Convention, y compris les gouvernements, les parlements, les juridictions nationales, les requérants et le grand public dans son ensemble »[14] (italiques ajoutés).

19. Force est de constater que le présent arrêt ne s’inspire pas de cette sagesse. Il est ainsi voué à poser d’énormes problèmes de légitimité et d’acceptation, et à saper davantage encore l’autorité de la Cour et de sa jurisprudence. Ses méfaits se feront surtout sentir au-delà de l’État défendeur dès lors que celui-ci n’est plus partie à la Convention. D’une manière plus générale, la Cour était malvenue de rehausser le standard de la Convention au point d’obliger à la reconnaissance juridique des unions homosexuelles nonobstant les importantes circonstances sociétales objectives auxquelles de nombreux États parties font face en la matière. Au lieu de rechercher « une union plus étroite » sur des bases véritablement communes et partagées conformément au statut du Conseil de l’Europe, l’arrêt risque plutôt de creuser la division et d’attiser la confrontation qui résulte de visions sociétales divergentes en Europe.

ANNEXE

Liste des requêtes

No.

|

Requête No

|

Nom de l’affaire

|

Introduite le

|

Requérant
Année de naissance

|

Représenté par

---|---|---|---|---|---

1.

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40792/10

|

Fedotova et Shipitko c. Russie

|

20/07/2010

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Irina Borisovna FEDOTOVA
1978


Irina Vladimirovna SHIPITKO
1977

|

Olga Anatolyevna GNEZDILOVA

2.

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30538/14

|

Chunosov et Yevtushenko c. Russie

|

05/04/2014

|

Dmitriy Nikolayevich CHUNOSOV
1984


Yaroslav Nikolayevich YEVTUSHENKO
1994

|

Olga Anatolyevna GNEZDILOVA

Olga Anatolyevna GNEZDILOVA

3.

|

43439/14

|

Shaykhraznova et Yakovleva c. Russie

|

17/05/2014

|

Ilmira Mansurovna SHAYKHRAZNOVA
1991


Yelena Mikhaylovna YAKOVLEVA
1990

|

Olga Anatolyevna GNEZDILOVA

* * *

[1] LGBTIQ est un acronyme pour personnes Lesbiennes, Gays, Bisexuelles, Transgenres, Intersexes et Queer.

[2] Obergefell v. Hodges, 576 U.S. 644 (2015, avis de la majorité).

[3] D. B. et autres c. Suisse (nos 58817/15 et 58252/15, 22 novembre 2022, non définitif), opinion en partie dissidente du juge Pavli.

[4] Certes, la différence de traitement examinée dans l’affaire Vallianatos et autres portait sur le refus d’accorder aux couples de même sexe l’accès à l’ensemble du régime juridique de reconnaissance et de protection des couples hétérosexuels. Cela étant, des principes similaires devraient s’appliquer à la discrimination dans l’octroi d’avantages ou de protections spécifiques, étant donné que les distinctions juridiques fondées sur l’orientation sexuelle sont généralement suspectes (Vejdeland et autres c. Suède, § 55, 9 février 2012 ; voir aussi, concernant une différence de traitement fondée uniquement sur l’orientation sexuelle, E.B. c. France [GC], §§ 93 et 96, 22 janvier 2008, Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, § 36, CEDH 1999‑IX, et X et autres c. Autriche [GC], § 99, CEDH 2013) et la marge d’appréciation globale dans ce domaine demeure étroite. ²

[5] Opinion dissidente commune aux juges Rozakis, Spielmann et Jebens dans l’arrêt Schalk et Kopf précité.

[6] « [L]es requérantes demandent à la Cour d’étendre (...) le raisonnement susmentionné des juges dissidents (...) à la présente espèce pour conclure que la Fédération de Russie a violé leurs droits à la vie privée et familiale en les privant de toute reconnaissance de leur relation familiale entre personnes de même sexe. »

[7] La chambre y a joint deux autres requêtes rédigées dans des termes identiques et introduites par deux autres couples en 2014 (Chunosov et Yevtushenko c. Russie, no 30538/14, et Shaykhraznova et Yakovleva c. Russie, no 43439/14).

[8] Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, série A no 142, et Modinos c. Chypre, 22 avril 1993, série A no 259.

[9] Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, CEDH 1999‑VI.

[10] Karner c. Autriche, no 40016/98, CEDH 2003‑IX.

[11] Opinion concordante du juge Mahoney, à laquelle se sont ralliés les juges Tsotsoria et Vehabović dans l’affaire Oliari et autres.

[12] Opinion dissidente des juges Pejchal and Wojtyczek dans l’affaire Orlandi et autres.

[13] « [L]a Cour admet que l’objet de la présente affaire peut être lié à des questions morales ou éthiques délicates qui confèrent une plus ample marge d’appréciation en l’absence de consensus parmi les États membres (...) » (Oliari et autres c. Italie, § 177).

[14] « L’avenir à plus long terme du système de la Convention européenne des droits de l’homme », rapport du Comité directeur pour les droits de l’homme (CDDH), Conseil de l’Europe, 2016, pp. 111-112.


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