DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE ABDULLAH KILIÇ c. TÜRKİYE
(Requête no 43979/17)
ARRÊT
Art 5 § 1 c) • Art 5 § 3 • Détention provisoire irrégulière et arbitraire d’un journaliste, faute de raisons plausibles de le soupçonner d’appartenir à une organisation terroriste • Interprétation et application déraisonnables des dispositions légales • Art 15 • Absence de mesure dérogatoire applicable à la situation • Irrégularité de son maintien en détention
Art 5 § 4 • Délai extrêmement long de contrôle de la légalité de la détention par la Cour constitutionnelle d’une durée d’un an, cinq mois et neuf jours
Art 5 § 5 • Indemnité par la Cour constitutionnelle, en réparation de la violation pour la détention provisoire, ne concernant pas les violations constatées par la Cour
Art 10 • Liberté d’expression • Irrégularité de la détention se répercutant sur la légalité de l’ingérence
STRASBOURG
31 janvier 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Abdullah Kılıç c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 43979/17) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M Abdullah Kılıç (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 31 mars 2017,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1, 3, 4 et 5 et les articles 10 et 18 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente requête concerne plus particulièrement la détention provisoire du requérant, un journaliste.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1972. Il a été représenté par Me Z.M. Arısoy, avocat exerçant à Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, Chef de service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
4. Le 21 juillet 2016, au lendemain de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, le Représentant permanent de la Türkiye auprès du Conseil de l’Europe a notifié au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe un avis de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention, dont le texte est reproduit dans l’arrêt Atilla Taş c. Turquie (no 72/17, § 8, 19 janvier 2021). L’état d’urgence a pris fin le 19 juillet 2018. L’avis de dérogation a été retiré le 8 août 2018. Le Gouvernement soutient qu’il convient d’examiner l’ensemble des griefs soulevés par le requérant à la lumière de cette dérogation.
1. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant
5. Le 24 juillet 2016, dans le cadre d’une instruction pénale ouverte par le parquet d’Istanbul relative à l’organisation du nom de FETÖ/PDY (organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « Organisation terroriste fetullahiste/Structure d’État parallèle »), le 2ème juge de paix d’Istanbul ordonna, à la demande du parquet, la perquisition du domicile de 41 personnes, dont le requérant.
6. Le même jour, le 1er juge de paix d’Istanbul ordonna l’application d’une mesure de restriction d’accès au dossier de l’enquête envers 41 personnes soupçonnées d’être membres du FETÖ/PDY et leurs avocats, dont le requérant et ses représentants.
7. Le 25 juillet 2016, le 4ème juge de paix d’Istanbul émit un mandat d’arrêt contre le requérant.
8. Le 26 juillet 2016, le requérant, soupçonné d’appartenance au FETÖ/PDY, fut placé en garde à vue.
9. Le 29 juillet 2016, le requérant fut interrogé par le procureur de la République d’Istanbul. À la suite de sa déposition, il fut transféré devant le juge de paix d’Istanbul, qui ordonna, faisant référence uniquement à l’article 102 § 2 (qui prévoit le délai maximum de détention) et à l’article 100 § 3 a) du code de procédure pénale, sa mise en détention provisoire.
10. Les recours formés par le requérant contre cette ordonnance furent rejetés les 24 et 25 août 2016.
11. Le 29 août 2016, le 10ème juge de paix d’Istanbul examina d’office la détention du requérant et des autres suspects et décida de les maintenir en détention provisoire. Dans sa décision, le juge de paix considéra les éléments suivants : i) un certain nombre de personnes soupçonnées d’appartenir au FETÖ/PDY avaient pris la fuite ; (ii) les personnes soupçonnées agissant sous des titres tels que correspondant, journaliste et chroniqueur avaient créé une fausse perception dans l’opinion publique en présentant l’organisation fetullahiste et ses membres comme une structure caritative et ils avaient tenté de renforcer la réputation publique des agents des forces de l’ordre – membres présumés de l’organisation en question - qui avaient été impliqués dans les différents crimes que le FETÖ/PDY avait prévu de commettre à l’époque, connus sous le nom d’opérations du « 17 - 25 décembre » ; (iii) les actes des suspects étaient de nature continue et variée ; et (iv) les éléments numériques saisis lors des perquisitions n’avaient pas été complètement analysés.
12. Par une décision rendue le 9 septembre 2016, le 1er juge de paix d’Istanbul rejeta le recours formé par le requérant et ordonna son maintien en détention provisoire.
13. Les 26 septembre, 27 octobre, 29 novembre et 30 décembre 2016, les juges de paix compétents examinèrent d’office et ordonnèrent le maintien du requérant en détention provisoire. Outre les motifs indiqués ci-dessus (voir les paragraphes 9 et 11), ils considérèrent que les éléments de preuve n’avaient pas été recueillis et que la mesure de détention était proportionnée par rapport à la lourdeur de la peine prévue par la loi pour l’infraction en question.
2. La procédure pénale engagée contre le requérant et sa remise en liberté
14. Le 16 janvier 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre plusieurs personnes, dont le requérant, à qui il reprochait d’appartenir à une organisation terroriste.
15. À l’appui de ses allégations, le parquet présenta les éléments de preuve suivants : six articles rédigés par le requérant et parus au quotidien Meydan entre les 9 octobre 2015 et 20 février 2016 ; sept tweets publiés entre les 4 juillet 2013 et 18 juillet 2016 sur le compte Twitter du requérant ; sa détention d’un compte bancaire à la BankAsya ; un tweet publié sur le compte « Fuatavni » qui aurait été prétendument contrôlé par un des dirigeants de l’organisation FETÖ/PDY et les dépositions de cinq personnes qui avaient travaillé dans les mêmes établissements que le requérant et qui le décrivaient comme proche du réseau fetullahiste.
16. Le 31 mars 2017, à l’issue de sa première audience, la 25ème cour d’assises d’Istanbul ordonna la remise en liberté de l’intéressé et de certains autres coaccusés, compte tenu de la nature de l’infraction en cause, de l’état des preuves, d’une possible requalification juridique de l’infraction en faveur des accusés et du fait que les intéressés avaient un domicile fixe. Néanmoins, le requérant ne fut pas libéré.
3. Le retour en détention provisoire
17. Le 31 mars 2017, quelques heures après l’adoption de la décision relative à la remise en liberté du requérant, le parquet d’Istanbul engagea une nouvelle enquête contre celui-ci et certains de ses coaccusés. En conséquence, avant même qu’il ne fût libéré de l’établissement pénitentiaire, le requérant fut à nouveau placé en garde à vue et conduit au poste de police, étant soupçonné cette fois-ci d’avoir tenté de renverser par la force et la violence tant l’ordre constitutionnel que le gouvernement.
18. Le 3 avril 2017, le Haut Conseil des juges et des procureurs démit de leurs fonctions, pour une durée de trois mois, les juges de la 25ème cour d’assises d’Istanbul qui avaient ordonné la remise en liberté du requérant, ainsi que celle de ses coaccusés, et le procureur de la République qui l’avait demandée. Selon les informations publiées par l’Agence Anadolu, une agence de presse étatique, la décision litigieuse relative à la remise en liberté des intéressés pouvait, d’après le Haut Conseil, porter atteinte à la dignité et la bonne réputation des magistrats.
19. Le 14 avril 2017, le 2ème juge de paix d’Istanbul ordonna la remise en détention provisoire du requérant. Il nota qu’il ressortait des transcriptions des communications versées au dossier que l’intéressé avait de fréquentes conversations téléphoniques avec les membres de haut rang de l’organisation FETÖ/PDY, notamment avec T.B. et H.B.Ö. (membres présumés du conseil des mollahs de l’organisation). Le juge considéra également qu’il était en contact avec d’autres membres de cette organisation, tels que E.Ş., B.Ş., A.F.Y. et F.S. et qu’il avait déposé, entre 2013 et 2015, de l’argent à la BankAsya sur l’appel du leader de l’organisation Fetullah Gülen. Il nota en outre que l’intéressé avait participé à la protestation organisée pour manifester contre la nomination d’un mandataire ad hoc à la tête du journal Zaman et des chaînes de télévision Bugün TV et Kanaltürk, dans le but de créer une perception de victimisation dans l’opinion publique. Selon le juge de paix, le requérant et ses coaccusés menaient des activités au sein de la structure de presse et publication de l’organisation terroriste armée FETÖ/PDY et dans ce contexte, il existait un consensus entre eux et ils menaient des activités pour influencer le public en faveur de la tentative de coup d’État. D’après lui, il y avait de forts soupçons que les intéressés aient commis les infractions visées aux articles 309 § 1 et 312 § 1 du code pénal, lesquelles figurent parmi les infractions « cataloguées ». Il estima également que les mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes, compte tenu de la limite inférieure de la peine prévue par la loi pour ces infractions.
4. La deuxième action pénale et la jonction des procès
20. Le 5 juin 2017, le parquet d’Istanbul déposa un nouvel acte d’accusation contre le requérant et ses coaccusés. Il requit la condamnation de l’intéressé à la réclusion à perpétuité aggravée pour tentative de renversement par la force et la violence tant de l’ordre constitutionnel que du gouvernement.
21. Lors de l’audience du 18 août 2017, la cour d’assises d’Istanbul, estimant qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre ce procès et le précédent, décida de joindre les deux affaires.
22. Le 8 mars 2018, la cour d’assises d’Istanbul condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois pour appartenance à une organisation terroriste.
23. Le 22 octobre 2018, la cour d’appel d’Istanbul confirma ce jugement.
24. Le 10 septembre 2020, le requérant fut remis en liberté.
25. Il ressort des dernières informations fournies par les parties en 2020 que la procédure pénale est en cours devant la Cour de cassation.
5. La saisine de la Cour constitutionnelle par le requérant
26. Le 27 septembre 2016 et le 26 avril 2018, le requérant introduisit deux recours individuels devant la Cour constitutionnelle. Cette haute juridiction jugea opportun d’examiner ensemble ces recours dans le dossier référencé sous le numéro 2016/25356, compte tenu de leur similitude quant à leur objet, et elle rendit son arrêt le 8 janvier 2020.
27. S’agissant des griefs du requérant tirés de la légalité et de l’opportunité de son placement en détention provisoire, la Cour constitutionnelle estima qu’il convenait de les examiner uniquement au regard de la légalité de la détention provisoire de l’intéressé, telle que protégée par l’article 19 § 3 de la Constitution. Considérant que le requérant avait été placé en détention provisoire « deux fois », elle décida de se pencher d’abord sur la légalité de sa détention initiale. Elle constata ainsi que cette détention avait une base légale, à savoir l’article 100 du code de procédure pénale. Elle vérifia ensuite s’il existait de forts soupçons quant à la commission par l’intéressé de l’infraction reprochée. À cet égard, elle releva que l’instance à l’origine de la décision relative au placement en détention provisoire en cause n’avait pas évalué l’existence de tels soupçons pour le requérant. Cela étant, la haute juridiction constitutionnelle, considérant les preuves apportées par le parquet lors du dépôt de l’acte d’accusation, conclut qu’il y avait suffisamment d’éléments pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.
28. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina si la détention provisoire de l’intéressé poursuivait un but légitime. À cet égard, elle estima que les circonstances apparues au lendemain de la tentative de coup d’État pouvaient nécessiter que des suspects fussent mis en détention provisoire en vue d’empêcher notamment leur évasion ou de prévenir la destruction ou l’altération des preuves. Elle releva en outre que l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale et que la peine prévue par la loi était lourde. En conséquence, elle jugea que la mise en détention provisoire du requérant poursuivait un but légitime.
29. La Cour constitutionnelle estima enfin que la détention provisoire du requérant était proportionnée au but poursuivi. En conséquence, elle déclara le grief relatif à la « première détention provisoire » subie par le requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
30. Concernant le grief relatif à la détention provisoire subie par le requérant à partir du 14 avril 2017, la Cour constitutionnelle releva que les deux détentions étaient fondées sur les mêmes faits. En conséquence, elle conclut que, même si la qualification juridique des infractions était différente, il s’agissait de facto de deux détentions prononcées concernant la même infraction pénale. Selon la Cour constitutionnelle, la décision relative à la « deuxième détention provisoire » n’avait pas démontré les raisons nécessitant la mise en détention de l’intéressé et la proportionnalité de cette mesure pour une infraction pour laquelle il avait été remis en liberté.
31. Ensuite, la Cour constitutionnelle examina s’il y avait eu violation du droit à la liberté et à la sûreté au regard de l’article 15 de la Constitution, qui prévoyait la suspension de l’exercice des droits et libertés fondamentaux en cas de guerre, de mobilisation générale, d’état de siège ou d’état d’urgence et jugea que la détention provisoire subie par le requérant était hors de proportion avec les strictes exigences de la situation et que le droit à la liberté et à la sûreté de l’intéressé, tel que protégé par l’article 19 § 3 de la Constitution, avait été violé.
32. La Cour constitutionnelle considéra en outre qu’il n’y avait pas lieu d’examiner le grief relatif à la liberté d’expression et de la presse du requérant et elle rejeta les griefs du requérant concernant l’illégalité de la décision de détention après condamnation et l’indépendance et l’impartialité des juges appelés à se prononcer sur sa détention.
33. La Cour constitutionnelle accorda au requérant respectivement 25 000 livres turques (TRY) (soit environ 3 725 euros (EUR)) et 3 534,20 TRY (soit environ 535 EUR) au titre du dommage moral et des frais et dépens.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. LES DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA CONSTITUTION TURQUE
34. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution turque sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, §§ 57-60, 20 mars 2018).
2. LES DISPOSITIONS PERTINENTES DU CODE PÉNAL
35. L’article 314 § 2 du code pénal, qui prévoit le délit d’appartenance à une organisation illégale, se lit comme suit :
« 2. Est passible d’une peine de cinq à dix ans d’emprisonnement quiconque adhère à une organisation visée au premier paragraphe du présent article. »
3. LES DISPOSITIONS PERTINENTES DU CODE DE PROCÉDURE PÉNALE
36. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale sont exposées dans l’arrêt de la Cour dans l’affaire Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 150-157, 22 décembre 2020).
EN DROIT
1. OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
37. La Cour rappelle que, s’agissant d’une détention provisoire, la période à prendre en considération commence lorsque l’individu est arrêté (Tomasi c. France, 27 août 1992, § 83, série A no 241‑A) ou privé de sa liberté (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 34, série A no 207) et qu’elle prend fin lorsque l’intéressé est libéré et/ou qu’il est statué, même par une juridiction de première instance, sur les accusations dirigées contre lui (voir, entre autres, Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7, et Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, § 85, 5 juillet 2016).
38. La Cour note qu’en l’espèce, le 26 juillet 2016, le requérant a été placé en garde à vue, étant soupçonné d’appartenance au FETÖ/PDY. Le 29 juillet 2016, l’intéressé a été mis en détention provisoire. Le 16 janvier 2017, le parquet d’Istanbul a déposé devant la cour d’assises d’Istanbul un acte d’accusation contre le requérant, auquel il reprochait d’appartenir à une organisation terroriste. Le 31 mars 2017, à l’issue d’une audience tenue devant elle, la 25ème cour d’assises d’Istanbul a ordonné la remise en liberté du requérant. Pourtant, avant l’élargissement de l’intéressé, le parquet d’Istanbul a déclenché une nouvelle enquête pénale contre celui-ci sur le fondement des mêmes faits, en changeant uniquement la qualification juridique des infractions reprochées. En conséquence, le requérant est demeuré privé de sa liberté, sans possibilité d’être effectivement élargi. Par la suite, le 14 avril 2017, le requérant a été replacé en détention provisoire. Par ailleurs, par un acte d’accusation du 5 juin 2017, le parquet d’Istanbul a requis la condamnation de celui-ci pour tentative de renversement par la force et la violence tant de l’ordre constitutionnel que du gouvernement. Ensuite, le 18 août 2017, la cour d’assises d’Istanbul, estimant qu’il y avait des liens juridiques et factuels entre les deux procès, a décidé de joindre les deux procédures pénales. Par un jugement du 8 mars 2018, elle a condamné le requérant à une peine d’emprisonnement de six ans et trois mois pour appartenance à une organisation terroriste et la cour d’appel d’Istanbul a confirmé ce jugement le 22 octobre 2018. Le requérant a été remis en liberté le 10 septembre 2020.
39. En l’occurrence, la Cour relève que, formellement, la privation de liberté du requérant se décompose donc en deux périodes distinctes : la première du 26 juillet 2016 au 31 mars 2017 et la seconde du 31 mars 2017 au 8 mars 2018. Cependant, conformément à sa jurisprudence en la matière (Atilla Taş c. Turquie (no 72/17, §§ 71-79, 19 janvier 2021 et Murat Aksoy c. Turquie, no 80/17, §§ 57-65, 13 avril 2021), elle estime qu’il serait contraire à l’objet et au but de l’article 5 de la Convention, lequel consiste essentiellement à protéger l’individu contre une privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 461, CEDH 2004-VII), d’interpréter la détention subie par le requérant comme deux détentions provisoires différentes. En effet, la Cour ne peut pas ignorer le fait que, en l’espèce, l’intéressé n’a pas été remis en liberté malgré la décision de la cour d’assises d’Istanbul rendue le 31 mars 2017. Accepter que la détention provisoire du requérant ait pris fin par cette décision sans qu’une remise en liberté de l’intéressé fût possible équivaudrait à permettre un contournement du droit. En effet, en pareil cas, les autorités judiciaires pourraient continuer à priver les personnes de leur liberté simplement en déclenchant de nouvelles enquêtes pénales pour les mêmes faits. La Cour rappelle dans ce contexte sa jurisprudence selon laquelle l’ouverture d’une nouvelle enquête pénale concernant des faits jugés insuffisants pour justifier une détention, en recourant à une nouvelle qualification juridique, est de nature à permettre aux autorités de contourner le droit (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 440, 22 décembre 2020).
40. En l’espèce, la Cour juge établi que c’est pour empêcher la mise en application de la décision du 31 mars 2017 de la cour d’assises d’Istanbul ayant ordonné la remise en liberté du requérant que ce dernier a été replacé en garde à vue. Cela est encore plus évident compte tenu du fait que les éléments de preuve sur le fondement desquels le requérant a été placé en détention provisoire étaient les mêmes dans les deux procédures.
41. Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la période à prendre en considération a débuté le 26 juillet 2016, date du placement en garde à vue du requérant, et qu’elle s’est terminée le 8 mars 2018, date du jugement rendu par la cour d’assises d’Istanbul. La détention provisoire subie par le requérant a donc duré un an, sept mois et dix jours, et la Cour est compétente pour se prononcer sur l’ensemble des griefs de l’intéressé concernant cette période.
2. QUESTION PRÉLIMINAIRE SUR LA DÉROGATION DE LA TÜRKİYE
42. Le Gouvernement indique qu’il convient d’examiner tous les griefs du requérant en ayant à l’esprit la dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe au titre de l’article 15 de la Convention. Il estime à cet égard que, ayant usé de son droit de dérogation à la Convention, la Türkiye n’a pas enfreint les dispositions de cette dernière. Dans ce contexte, il argue qu’il existait un danger public menaçant la vie de la nation en raison des risques engendrés par la tentative de coup d’État militaire et que les mesures prises par les autorités nationales en réponse à ce danger étaient strictement exigées par la situation.
43. Le requérant, se référant à la jurisprudence de la Cour dans les affaires Mehmet Hasan Altan c. Turquie (no 13237/17, 20 mars 2018) et Şahin Alpay c. Turquie (no 16538/17, 20 mars 2018), conteste la thèse du Gouvernement.
44. La Cour observe que la détention provisoire du requérant a eu lieu pendant la période d’état d’urgence. Elle note également que les poursuites pénales engagées contre l’intéressé au cours de cette période se sont prolongées au-delà de celle-ci.
45. À ce stade, la Cour rappelle que, dans son arrêt rendu dans l’affaire Mehmet Hasan Altan (précité, § 93), elle a estimé que la tentative de coup d’État militaire avait révélé l’existence d’un « danger public menaçant la vie de la nation » au sens de la Convention. En ce qui concerne le point de savoir si les mesures prises en l’espèce l’ont été dans la stricte mesure que la situation exigeait et en conformité avec les autres obligations découlant du droit international, la Cour considère qu’un examen sur le fond des griefs du requérant – auquel elle se livrera ci‑dessous – est nécessaire (voir également Şahin Alpay, précité, § 78).
3. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES SOULEVÉES PAR LE GOUVERNEMENT
1. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours prévu à l’article 91 § 5 du CPP
46. Le Gouvernement soutient que le requérant aurait dû d’abord former un recours contre son arrestation et garde à vue en vertu de l’article 91 § 5 du CPP. Il en conclut que la Cour doit rejeter les griefs relatifs à l’arrestation et au garde à vue du requérant pour non-épuisement des voies de recours internes.
47. Le requérant ne se prononce pas sur cette exception.
48. La Cour observe qu’aucun grief relatif à l’arrestation et au garde à vue du requérant n’a été communiqué au Gouvernement et aucune question spécifique n’a donc été posée aux parties relativement à celui-ci. Les griefs du requérant concernent plus particulièrement la détention provisoire subie par l’intéressé. Partant, elle n’estime pas nécessaire de se prononcer sur cette exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement.
2. Sur l’exception tirée du non-exercice du recours en indemnisation
49. Exposant que l’article 141 § 1 a) et d) du CPP permet aux personnes illégalement arrêtées ou injustement détenues d’obtenir une indemnisation, le Gouvernement soutient que le requérant, dont la détention provisoire s’est terminée, aurait pu, et dû, introduire une action en indemnisation sur le fondement de cette disposition au titre de ses griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.
50. Le requérant réplique que cette voie de recours n’est pas effective dans la mesure où elle n’était pas capable de mettre un terme à sa privation de liberté et qu’elle ne pouvait pas aboutir à la conclusion qu’il n’y avait pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.
51. S’agissant d’abord des griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Cour note qu’en l’occurrence, le requérant ne se plaint pas uniquement de la durée de sa détention provisoire. Dans ce contexte, elle a estimé, dans son arrêt rendu dans l’affaire Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, § 214), qu’une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne pouvait pas être considérée comme une voie de recours effective pour contester l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
52. Pour ce qui est ensuite de l’exception relative au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, la Cour rappelle que le grief du requérant concernant son impossibilité d’accéder au dossier d’enquête avait été déclaré irrecevable au moment de la communication de la requête au Gouvernement. Le seul grief communiqué sous l’angle de cette disposition concerne la durée de la procédure menée par lui devant la Cour constitutionnelle aux fins de contestation de la légalité de sa détention provisoire. Or, l’article 141 du CPP ne concerne aucunement les griefs de ce genre.
53. Il s’ensuit que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
3. Sur l’exercice du recours individuel devant la Cour constitutionnelle
54. Le Gouvernement évoque la jurisprudence de la Cour selon laquelle l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour. Il indique que le requérant a saisi la Cour alors que ses recours individuels devant la Cour constitutionnelle étaient en cours devant cette juridiction. Il estime que l’intéressé a donc utilisé la procédure devant la Cour comme un recours supplémentaire ou alternatif, plutôt que subsidiaire. Il en conclut que la Cour doit rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes.
55. Le requérant conteste l’argument du Gouvernement.
56. La Cour rappelle que l’obligation pour le requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant elle (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, elle tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête, mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017).
57. En l’occurrence, la Cour observe que la Cour constitutionnelle a rendu son arrêt le 8 janvier 2020 (paragraphes 26–33 ci-dessus), soit avant la décision de la Cour sur la recevabilité (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 193). Par conséquent, elle estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes a perdu toute pertinence.
58. Il convient donc de rejeter également cette exception soulevée par le Gouvernement.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 3 DE LA CONVENTION
59. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue qu’il n’existait aucun élément de preuve quant à l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire. Sous l’angle de l’article 5 de la Convention, il dénonce la durée de sa détention provisoire et soutient que les décisions judiciaires ayant ordonné sa mise et son maintien en détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées.
60. La Cour estime opportun d’examiner les griefs de l’intéressé sous l’angle de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
(...)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(...)
3. Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article (...) a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
1. Sur la recevabilité
61. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables (paragraphes 46–58 ci‑dessus).
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
62. Le requérant soutient qu’il a été placé en détention provisoire sans aucune preuve concrète. À ses yeux, il n’existait aucun fait ni aucune information susceptibles de persuader un observateur objectif qu’il avait commis les infractions qui lui étaient reprochées.
63. Le requérant conteste aussi les motifs retenus par les instances judiciaires pour le maintenir en détention provisoire. Selon lui, de tels motifs ne peuvent pas être considérés comme pertinents et suffisants pour priver une personne de sa liberté.
b) Le Gouvernement
64. Le Gouvernement, se référant aux principes tirés de la jurisprudence de la Cour en la matière (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58‑68, série A no 28, Fox, Campbell et Hartley c. Royaume‑Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, Murray c. Royaume‑Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300‑A, et İpek et autres c. Turquie, nos 17019/02 et 30070/02, 3 février 2009), déclare tout d’abord que le requérant a été arrêté et placé en détention provisoire lors d’une enquête pénale engagée dans le cadre de la lutte menée contre des organisations terroristes.
65. Le Gouvernement tient à préciser que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste atypique d’un genre assurément nouveau. Cette organisation aurait d’abord placé ses membres dans toutes les organisations et institutions publiques, à savoir l’appareil judiciaire, les forces de sécurité et les forces armées, et ce de façon apparemment légale. De plus, elle aurait créé une structure parallèle en mettant en place sa propre organisation dans tous les domaines, dont les médias de masse, les syndicats, le secteur financier et l’enseignement. Par ailleurs, le FETÖ/PDY, en plaçant insidieusement ses membres dans les organes de presse non rattachés à sa propre organisation, aurait essayé de guider les publications de ces organes afin de manipuler l’opinion publique pour atteindre ses propres objectifs. Le Gouvernement précise également qu’au moment de sa détention provisoire, le requérant était connu comme un journaliste qui avait travaillé dans les institutions appartenant à la structure des médias du FETÖ/PDY.
66. Le Gouvernement plaide ensuite que le parquet a déclenché une enquête pénale contre plusieurs personnes, dont le requérant, visé par des soupçons de liens avec le FETÖ/PDY, et que le 29 juillet 2016, l’intéressé a été placé en détention provisoire pour appartenance à une organisation terroriste. Dans ce contexte, il note que l’intéressé avait été placé en détention provisoire conformément à l’article 100 du CPP, lequel était, selon le Gouvernement, en conformité avec les dispositions pertinentes de la Convention.
67. Le Gouvernement argue que, selon les dépositions des témoins, lorsque le requérant travaillait à la chaîne de télévision Habertürk, il avait tenté de créer une certaine perception, conformément aux objectifs du FETÖ/PDY. Il aurait par ailleurs déposé de l’argent sur son compte bancaire à la BankAsya, conformément à l’appel de Fetullah Gülen. De plus, le fameux compte Twitter « Fuatavni » avait partagé un article du requérant. Le Gouvernement souligne également qu’il existait plusieurs éléments de preuve présenté à la cour d’assises d’Istanbul démontrant les soupçons contre le requérant.
68. Le Gouvernement est d’avis que les juridictions nationales ont rempli leur obligation de fournir des motifs pertinents et suffisants propres à justifier la détention provisoire du requérant. En outre, il considère que la détention provisoire subie par l’intéressé n’a pas excédé une durée raisonnable.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction
69. La Cour rappelle que le premier volet de l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention dans le cadre d’une procédure pénale qu’en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction. La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c). L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (voir Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 314, avec d’autres références).
70. L’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire mené pendant une détention au titre de cet alinéa est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (voir ibidem, § 315, avec d’autres références).
71. En règle générale, les problèmes liés à la « plausibilité des soupçons » se posent au niveau des faits. Il faut alors se demander si l’arrestation et la détention se fondaient sur des éléments objectifs suffisants pour justifier des « raisons plausibles » de soupçonner que les faits en cause s’étaient réellement produits. Outre l’aspect factuel, l’existence de « raisons plausibles de soupçonner » au sens de l’article 5 § 1 c) exige que les faits évoqués puissent raisonnablement passer pour relever de l’une des sections de la législation traitant du comportement criminel. Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (ibidem, § 317, avec d’autres références)
72. En outre, les faits reprochés eux‑mêmes ne doivent pas apparaître avoir été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (ibidem, § 318).
73. La Cour rappelle que, lors de l’appréciation de la « plausibilité » des soupçons, elle doit pouvoir déterminer si la substance de la garantie offerte par l’article 5 § 1 c) est demeurée intacte. À cet égard, il incombe au gouvernement défendeur de lui fournir au moins certains faits ou renseignements propres à la convaincre qu’il existait des motifs plausibles de soupçonner la personne arrêtée d’avoir commis l’infraction alléguée (ibidem, § 319).
74. Si des soupçons plausibles doivent exister au moment de l’arrestation et de la détention initiale, il doit également être démontré, en cas de prolongation de la détention, que des soupçons persistent et qu’ils demeurent fondés sur des « raisons plausibles » tout au long de la détention (ibidem, § 320).
75. La Cour observe que, en l’espèce, dans son formulaire de requête, le requérant allègue qu’il n’existait aucune preuve concrète de l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant nécessaire son placement en détention provisoire le 29 juillet 2016.
76. Par conséquent, l’objet de ce grief est limité à la question de savoir s’il existait des raisons plausibles au moment du placement en détention provisoire du requérant (Tercan c. Turquie, no 6158/18, § 151, 29 juin 2021).
77. La Cour est d’avis que le contexte très spécifique entourant la présente affaire impose d’examiner les faits avec la plus grande attention. À cet égard, elle est prête à tenir compte des difficultés auxquelles la Türkiye devait faire face au lendemain de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016 (Mehmet Hasan Altan, précité, § 210).
78. En l’occurrence, la Cour observe que, le 26 juillet 2016, le requérant a été arrêté et placé en garde à vue et le 29 juillet 2016, l’intéressé a été traduit devant le juge de paix d’Istanbul, qui a ordonné sa mise en détention provisoire faisant référence uniquement à l’article 102 § 2 et à l’article 100 § 3 a) du CPP. La Cour note à cet égard que la décision prise par le juge de paix ne mentionnait aucun élément de preuve contre l’intéressé.
79. La Cour relève que, appelée à examiner la légalité de la détention provisoire du requérant, la Cour constitutionnelle a estimé qu’il y avait des éléments suffisants pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant. Pour ce faire, la haute juridiction constitutionnelle a relevé que l’instance à l’origine de la décision relative au placement en détention provisoire en cause n’avait pas évalué l’existence de tels soupçons (paragraphe 27 ci-dessus). Néanmoins, considérant les preuves apportées par le parquet lors du dépôt de l’acte d’accusation, elle a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments pour démontrer l’existence de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant.
80. La Cour observe donc que, pour déterminer s’il existait de forts soupçons de commission d’une infraction par le requérant, la Cour constitutionnelle s’est appuyée sur des éléments de preuve qui n’avaient pas été mentionnés dans l’ordonnance du 29 juillet 2016 relative au placement en détention provisoire de l’intéressé, puisque ladite ordonnance ne spécifiait pas les faits et les preuves ayant donné naissance aux soupçons. Ces éléments de preuve n’ont été présentés devant les juges qu’après le dépôt de l’acte d’accusation du 16 janvier 2017, soit environ six mois après la mise en détention provisoire initiale du requérant. Par conséquent, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner ces éléments de preuve pour établir la plausibilité des soupçons ayant motivé la décision initiale de placement en détention provisoire, dans la mesure où ils ont été sans conséquence sur la décision rendue le 29 juillet 2016 (voir en ce sens Atilla Taş, précité, § 131).
81. La Cour relève, à l’instar de la Cour constitutionnelle dans son arrêt, qu’en l’occurrence le juge de paix d’Istanbul n’a pas justifié le placement en détention provisoire du requérant en s’appuyant sur un quelconque élément de preuve concret (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour rappelle qu’une référence vague et générale aux dispositions du CPP ne saurait être considérée comme suffisante pour justifier la plausibilité des soupçons censés avoir servi de base à la mise en détention provisoire du requérant, en l’absence, d’une part, d’une appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier et, d’autre part, d’informations pouvant justifier les soupçons pesant sur l’intéressé ou d’autres types d’éléments et de faits vérifiables (Alparslan Altan, précité, § 142). En conséquence, la Cour relève qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’ont été exposés ou présentés durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure privative de liberté contre l’intéressé. Aussi la Cour estime-t-elle que, au moment du placement en détention provisoire du requérant, il n’existait aucun fait ni aucun renseignement propre à convaincre un observateur objectif que l’intéressé avait commis les infractions reprochées (Atilla Taş, précité, § 132).
82. Dans ces conditions, la Cour estime qu’en l’espèce, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire.
83. Quant à l’article 15 de la Convention et à la dérogation de la Türkiye, la Cour note que le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté pendant l’état d’urgence plusieurs décrets-lois par lesquels il a apporté d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Cependant, dans la présente affaire, c’est en application de l’article 100 du CPP que le requérant a été placé en détention provisoire. Il convient notamment d’observer que cette disposition, qui exige la présence d’éléments factuels démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. Ainsi, la détention provisoire dénoncée dans la présente affaire a été prise sur le fondement de la législation qui était applicable avant et après la déclaration de l’état d’urgence. Par conséquent, elle ne saurait être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) de la Convention (Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 158, 10 décembre 2019).
84. Il s’ensuit qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 5 § 1 de la Convention, compte tenu de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction pénale.
b) Sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention
85. La Cour renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji (précité, §§ 87‑91) et Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 222‑225, 28 novembre 2017).
86. En l’occurrence, la Cour a déjà constaté qu’aucun fait ni aucune information spécifiques de nature à faire naître des soupçons justifiant la détention provisoire du requérant n’avaient été exposés par le juge de paix d’Istanbul, au moment de la mise en détention provisoire du requérant (paragraphes 69–84 ci-dessus) et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction.
87. La Cour rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Merabishvili, précité, § 222, avec les références qui y sont citées). En l’absence de telles raisons, la Cour estime qu’il y a également eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
88. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention provisoire subie par l’intéressé ou bien si elles ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 356).
5. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
89. Le requérant estime que la Cour constitutionnelle n’a pas respecté l’exigence de « bref délai » dans le cadre du recours qu’il a introduit devant elle à l’effet de contester la légalité de sa détention provisoire.
L’article 5 § 4 de la Convention est ainsi libellé :
« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
90. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
1. Sur la recevabilité
91. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures devant les juridictions constitutionnelles nationales (voir Smatana c. République tchèque, no 18642/04, §§ 119-124, 27 septembre 2007, Žúbor c. Slovaquie, no 7711/06, §§ 71-77, 6 décembre 2011, et Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 254, 4 décembre 2018). Aussi, eu égard à la compétence de la Cour constitutionnelle turque (voir à ce sujet, à titre d’exemple, Koçintar c. Turquie ((déc.), no 77429/12, §§ 30-34, 1er juillet 2014), la Cour conclut-elle que cette disposition s’applique également aux procédures devant cette juridiction.
92. Constatant en outre que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable (paragraphes 46–58 ci-dessus).
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
93. Le requérant réitère son allégation selon laquelle la Cour constitutionnelle ne s’est pas prononcée « à bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, ce qui rend, à ses yeux, cette voie de recours ineffective. Il soutient que les juges de la Cour constitutionnelle n’ont pas rendu un arrêt dans un délai raisonnable dans la mesure où ils avaient peur d’être critiqués, comme cela avait été le cas à la suite de leurs arrêts dans les affaires Mehmet Hasan Altan et Şahin Alpay (tous les deux précités).
b) Le Gouvernement
94. Le Gouvernement soutient que le droit turc contient des garanties juridiques suffisantes permettant aux personnes mises en détention de contester effectivement leur privation de liberté. À cet égard, il indique que les détenus peuvent solliciter leur remise en liberté à tout moment de l’instruction ou du procès et que les décisions de rejet opposées à leurs demandes faites en ce sens sont susceptibles d’opposition. Il ajoute que la question du maintien en détention d’un détenu est examinée d’office à des intervalles réguliers ne pouvant excéder trente jours.
95. De plus, eu égard à la charge de travail de la Cour constitutionnelle, et à la notification de dérogation du 21 juillet 2016, le Gouvernement considère qu’il n’est pas possible de conclure que la haute juridiction n’a pas respecté l’exigence de « bref délai ».
96. Se référant principalement aux arrêts Mehmet Hasan Altan (précité) et Şahin Alpay (précité), le Gouvernement indique que, d’après lui, les motifs que la Cour a pris en compte dans ces arrêts pour conclure à l’absence de violation de l’exigence posée à l’article 5 § 4 de la Convention sont également valables en l’espèce.
2. L’appréciation de la Cour
97. La Cour rappelle les principes pertinents découlant de sa jurisprudence relativement à l’exigence de « bref délai » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention, lesquels sont résumés notamment dans son arrêt Ilnseher (précité, §§ 251-256). Elle se réfère également à ses conclusions dans les arrêts Mehmet Hasan Altan (précité, §§ 161-167) et Şahin Alpay c. Turquie (no 16538/17, §§ 133-139, 20 mars 2018), concernant la durée de la procédure devant la Cour constitutionnelle turque après la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016.
98. Dans ce contexte, la Cour rappelle aussi que le but premier de l’article 5 § 4 est d’assurer à des personnes privées de leur liberté un contrôle judiciaire à bref délai de la légalité de la détention, ce contrôle pouvant conduire, le cas échéant, à leur libération. Elle considère donc que l’exigence de célérité de l’examen de la légalité de la détention est pertinente tant que cette détention continue. Après la mise en liberté des personnes détenues, même si la garantie de bref délai n’est plus pertinente au regard du but de l’article 5 § 4, la garantie concernant l’effectivité du réexamen continue à s’appliquer, puisqu’un ancien détenu peut toujours avoir un intérêt légitime à ce que la légalité de sa détention soit établie même après sa libération (Žúbor, précité, § 83).
99. En l’espèce, la Cour observe que le requérant a introduit son premier recours individuel devant la Cour constitutionnelle le 27 septembre 2016 et que sa détention provisoire s’est terminée avec le jugement rendu par la cour d’assises le 8 mars 2018. Ce jugement a mis fin à la violation alléguée de l’article 5 § 4 résultant du fait que la Cour constitutionnelle n’avait pas examiné à bref délai son recours concernant l’illégalité de sa détention provisoire (Žúbor, précité, § 85, et les références qui y sont citées). La Cour est donc invitée à examiner dans la présente affaire le grief du requérant tiré du non-respect de l’exigence du bref délai au sens de l’article 5 § 4 dans la procédure constitutionnelle pour autant qu’il concerne la période comprise entre la date du dépôt de son recours constitutionnel et celle du jugement de condamnation prononcé par la cour d’assises d’Istanbul. La période à prendre en considération est donc d’un an, cinq mois et neuf jours.
100. Le Gouvernement soutient principalement que le délai d’examen en question peut s’expliquer par la charge de travail considérable à laquelle la haute juridiction s’est trouvée confrontée après la déclaration de l’état d’urgence.
101. La Cour a déjà estimé qu’un engorgement du rôle d’une juridiction n’engage pas en principe la responsabilité internationale de l’État si celui-ci recourt, avec la promptitude voulue, à des mesures propres à surmonter pareille situation exceptionnelle (Kavala, précité, § 187). Certes, eu égard à la complexité et à la diversité des questions juridiques soulevées par les affaires portées devant la Cour constitutionnelle après la tentative de coup d’État, et compte tenu du nombre très élevé de ces affaires, il semble normal que cette haute juridiction ait mis un certain temps pour avoir une vue d’ensemble de ces questions et se prononcer par des arrêts de principe (Akgün c. Turquie (déc.), no 19699/18, §§ 35-44, 2 avril 2019). Cela étant, la Cour a déjà souligné que la surcharge de travail de la Cour constitutionnelle ne pouvait éternellement justifier des délais extrêmement longs, tels qu’en l’espèce (Kavala, précité, § 188). En effet, il appartient à l’État d’organiser son système judiciaire de manière à permettre à ses tribunaux de se conformer aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (G.B. c. Suisse, no 27426/95, § 38, 30 novembre 2000).
102. À cet égard, la Cour relève qu’elle a déjà constaté qu’un délai d’un an, quatre mois et trois jours et un délai d’un an, cinq mois et vingt-neuf jours ne sauraient être considérés comme « bref » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention (Şahin Alpay, précité, §§ 133-139 et Kavala, précité, §§ 185‑196). Dans l’affaire Şahin Alpay, elle n’a pas trouvé de violation de l’article 5 § 4, tandis que dans l’affaire Kavala, elle a conclu à la violation de cette disposition. Dans cette dernière, elle a plus particulièrement pris en compte le fait que la lenteur procédurale constatée était imputable aux autorités (ibidem, § 190).
103. En l’occurrence, dans la mesure où le Gouvernement n’a même pas tenté de démontrer que la lenteur procédurale constatée n’était pas imputable aux autorités, elle souscrit au raisonnement et à la conclusion dans l’affaire Kavala (précité), qui sont dans une large mesure pertinents pour le présent requérant. En effet, la Cour peut admettre qu’en l’espèce, les questions dont la haute juridiction constitutionnelle a été saisie étaient relativement complexes. Toutefois, rien dans les éléments dont elle dispose ne permet de dire que le requérant ou son avocat ont contribué à l’allongement de la durée du contrôle juridictionnel par la haute juridiction de la mesure en question.
104. La Cour rappelle également que dans les affaires Mehmet Hasan Altan (précité, § 166) et Şahin Alpay (précité, § 138), elle avait précisé que sa conclusion de non-violation ne signifiait pas que la Cour constitutionnelle ait carte blanche relativement à des griefs similaires soulevés sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention. À cet égard, elle souligne également que la période à prendre en considération dans la présente affaire dépasse les délais d’examen observés dans ces deux affaires (voir également Atilla Taş, précité, §§ 155‑163, Murat Aksoy, précité, §§ 132-139, Öğreten et Kanaat c. Turquie (nos 42201/17 et 42212/17, §§ 110-117, 18 mai 2021, et İlker Deniz Yücel c. Turquie, no 27684/17, §§ 113-120, 25 janvier 2022).
105. La Cour rappelle par ailleurs que dès lors que la liberté d’un individu est en jeu, elle applique des critères très stricts pour déterminer si, comme il en a l’obligation, l’État a statué à bref délai sur la régularité de la détention (Idalov c. Russie [GC], no 5826/03, § 157, 22 mai 2012 et Kavala, précité, § 192).
106. Par ces motifs, la Cour conclut que le délai en question est extrêmement long et ne saurait être considéré comme « bref » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention.
107. Pour autant que le Gouvernement demande la prise en compte, dans le cadre de la présente affaire, de la dérogation que la Türkiye avait déposée auprès du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, la Cour note que le Gouvernement n’apporte aucun élément de nature à établir qu’en l’occurrence le délai de traitement des affaires introduites devant la Cour constitutionnelle par un journaliste privé de sa liberté avait été rendu nécessaire par l’état d’urgence déclaré à la suite de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016.
108. En conclusion, la Cour estime donc qu’il y a donc eu violation de cette disposition.
6. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 5 DE LA CONVENTION
109. Le requérant se plaint aussi de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir la réparation du préjudice qu’il estime avoir subi en raison de sa détention provisoire. Il allègue à cet égard une violation de l’article 5 § 5 de la Convention, lequel se lit comme suit :
« 5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
110. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties
a) Le Gouvernement
111. Le Gouvernement soutient que le présent grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement dans la mesure où le requérant avait, à sa disposition, deux voies de recours pour obtenir la réparation du préjudice qu’il estime avoir subi, à savoir le recours en indemnisation prévu par l’article 141 du CPP et le recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Il estime que ces recours étaient de nature à remédier aux griefs relatifs à la détention provisoire du requérant.
112. En outre, le Gouvernement rappelle la jurisprudence de la Cour selon laquelle le droit énoncé à l’article 5 § 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par la Cour ou par les juridictions nationales. Estimant qu’il n’y a pas eu de violation de l’article 5 de la Convention à raison de la détention provisoire du requérant, le Gouvernement estime que le grief tiré de l’article 5 § 5 doit être déclaré irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.
b) Le requérant
113. Le requérant soutient d’une manière générale que les voies de recours internes en question ne sont pas effectives.
2. Appréciation de la Cour
114. La Cour rappelle tout d’abord ses conclusions concernant l’effectivité du recours en indemnisation prévu à l’article 141 du CPP pour les griefs du requérant tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention (paragraphe 51 ci-dessus). Plus particulièrement, pour ce qui est de la possibilité de demander réparation de la violation de l’article 5 § 1, l’article 141 du CPP ne prévoit pas expressément la possibilité de demander réparation d’un préjudice subi en raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction pénale (Ahmet Hüsrev Altan c. Turquie, no 13252/17, § 190, 13 avril 2021). À cet égard, le Gouvernement est resté en défaut de produire une quelconque décision de justice relative à l’octroi d’une indemnité, sur le fondement de cette disposition du CPP, à un justiciable se trouvant dans une situation analogue à celle du requérant. Elle estime donc que le requérant n’était pas tenu d’épuiser cette voie de recours aux fins de son grief tiré de l’article 5 § 5 de la Convention et l’exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
115. S’agissant ensuite de l’exception relative au recours individuel devant la Cour constitutionnelle, la Cour observe que la haute juridiction constitutionnelle a rendu son arrêt le 8 janvier 2020, constatant une violation relative à la détention provisoire subie par le requérant à partir du 14 avril 2017 et elle a accordé à l’intéressé 25 000 TRY (soit environ 3 725 euros (EUR) au titre du dommage moral. La Cour estime que cette exception soulève des questions qui sont étroitement liées à l’examen du bien-fondé du grief formulé par le requérant. Dès lors, elle analysera ce point dans le cadre de son examen du fond du grief.
116. Enfin, en ce qui concerne l’exception d’irrecevabilité tirée de l’incompatibilité ratione materiae, à la lumière de ses conclusions concernant le bien-fondé des griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention (paragraphes 84 et 87 ci-dessus), la Cour décide qu’il y a lieu de rejeter l’exception formulée par le Gouvernement.
117. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé, ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
118. Le requérant dénonce une violation de l’article 5 § 5 de la Convention en raison de l’absence d’un recours effectif qui aurait pu lui permettre d’obtenir la réparation du préjudice en raison de sa détention provisoire.
b) Le Gouvernement
119. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant.
2. Appréciation de la Cour
120. La Cour rappelle que le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 de l’article 5 de la Convention suppose qu’une violation de l’un des autres paragraphes de cette disposition ait été établie par une autorité nationale ou par les institutions de la Convention (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X). En l’espèce, il reste à déterminer si le requérant disposait de la possibilité de demander une indemnité pour le préjudice subi.
121. En l’espèce, la Cour a estimé qu’il y avait eu violation de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.
122. La Cour note qu’en l’occurrence le requérant s’est vu octroyer une indemnité par la Cour constitutionnelle, en réparation de la violation constatée concernant la détention provisoire subie par l’intéressé à partir du 14 avril 2017. Cela étant, cette indemnité ne concernait pas les violations constatées par la Cour, dans la mesure où la Cour constitutionnelle a déclaré les griefs relatifs à la « première détention provisoire » subie par le requérant irrecevable pour défaut manifeste de fondement (paragraphes 28–29 ci‑dessus). En conséquence, malgré le paiement d’une somme à titre d’indemnité pour la violation constatée concernant la détention provisoire de l’intéressé à partir du 14 avril 2017, dans les circonstances de la présente affaire, le recours individuel devant la Cour constitutionnelle ne saurait constituer un recours effectif au sens de l’article 5 § 5 de la Convention. Dès lors, elle rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.
123. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.
7. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
124. Le requérant dénonce également une atteinte à sa liberté d’expression en raison de sa mise et de son maintien en détention provisoire. Il invoque à cet égard l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
125. Le Gouvernement conteste cette thèse.
1. Sur la recevabilité
126. Le Gouvernement argue tout d’abord que le grief du requérant tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes au motif que la procédure pénale engagée contre l’intéressé est toujours pendante devant les juridictions nationales.
127. Le requérant réplique que sa privation de liberté constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression.
128. La Cour estime que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pose des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, et donc à l’examen du bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de la joindre au fond (Mehmet Hasan Altan, précité, § 194, Şahin Alpay, précité, § 164 et Atilla Taş, précité, § 168).
129. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
130. Le requérant soutient qu’il a été détenu uniquement en raison de ses activités journalistiques. Il ajoute que sa détention l’a empêché d’exercer sa profession de journaliste d’investigation et qu’elle a obligé les autres journalistes à s’autocensurer dans leur pratique professionnelle. Il se réfère également à un certain nombre de documents internationaux, y compris le mémorandum relatif à la liberté d’expression et à la liberté des médias en Turquie, établi par le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe.
b) Le Gouvernement
131. Le Gouvernement tient d’abord à indiquer que la détention provisoire du requérant ne constitue pas une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention puisque, selon lui, l’objet des poursuites engagées contre l’intéressé ne concerne pas les activités journalistiques de ce dernier. Il précise à cet égard que le requérant a été mis et maintenu en détention provisoire en raison des soupçons pesant sur lui d’appartenir à une organisation terroriste. S’agissant de l’argument selon lequel le requérant a été empêché de mener ses activités journalistiques à cause de sa détention provisoire, le Gouvernement déclare qu’il est naturel que certains droits soient limités en conséquence d’une détention provisoire. À ses yeux, une telle limitation ne doit pas être considérée comme une ingérence dans le droit à la liberté d’expression.
132. Le Gouvernement estime que, au cas où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer cette ingérence comme ayant été « prévue par la loi », inspirée par un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre, et donc comme étant justifiée.
133. À ce sujet, il déclare que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par l’article 314 § 2 du code pénal. Il dit également que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention : la protection de la sécurité nationale ou de l’ordre public, et la prévention du désordre et de la criminalité.
134. S’agissant de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement expose que les organisations terroristes, en ayant recours aux opportunités offertes par les systèmes démocratiques, forment de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Pour le Gouvernement, l’on ne peut pas affirmer que les enquêtes pénales menées contre les individus actifs au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de ceux-ci. En ce sens, le Gouvernement indique que le FETÖ/PDY est une organisation terroriste complexe et sui generis et qu’il mène ses activités sous une apparence de légalité. Dans ce contexte, il soutient que la structure des médias du FETÖ/PDY a pour but principal de légitimer les actions de cette organisation en manipulant l’opinion publique.
135. Selon le Gouvernement, le requérant a été mis en détention provisoire dans le cadre d’une telle enquête pénale étant donné que les écrits et les publications sur les réseaux sociaux du requérant avaient une intention claire d’encourager et de manipuler le public contre les autorités et les mesures qu’elles prenaient contre cette organisation. Il est d’avis que, vu le contenu des écrits du requérant, l’ingérence litigieuse était proportionnée et nécessaire dans une société démocratique.
2. Appréciation de la Cour
136. La Cour observe tout d’abord que le requérant se plaint, sous l’angle de l’article 10, de sa détention provisoire. Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de cette disposition, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.
137. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, des justiciables qui n’ont pas encore été condamnés par un arrêt définitif peuvent néanmoins avoir la qualité de victime d’une atteinte à la liberté d’expression lorsqu’ils ont été exposés à certaines circonstances ayant eu un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (voir, entre autres références, Dink c. Turquie, nos 2668/07 et 4 autres, § 105, 14 septembre 2010, Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70‑75, 25 octobre 2011, et Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, § 94, 8 juillet 2014).
138. En l’espèce, la Cour note que le requérant a fait l’objet de poursuites pénales parce qu’il était soupçonné d’appartenir à une organisation terroriste, et ce, même si l’ordonnance relative à sa mise en détention provisoire ne précisait pas, entre autres, à raison de ses articles parus dans les journaux et de ses tweets (paragraphe 15 ci-dessus). Dans le cadre de la procédure pénale, l’intéressé a été mis en détention provisoire le 29 juillet 2016.
139. La Cour estime que cette privation de liberté constitue une contrainte réelle et effective et s’analyse par conséquent en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant du droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention (Şık c. Turquie, no 53413/11, § 85, 8 juillet 2014, Ragıp Zarakolu c. Turquie, no 15064/12, § 75, 15 septembre 2020, Sabuncu et autres c. Turquie, no 23199/17, § 226, 10 novembre 2020 et Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, § 182, 24 novembre 2020). Dès lors, dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10, elle ne va porter son attention que sur la détention provisoire subie par le requérant.
140. Pour les mêmes motifs, elle rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés d’une violation de l’article 10 de la Convention (paragraphe 126 ci‑dessus).
141. La Cour rappelle ensuite qu’une ingérence emporte violation de l’article 10 à moins de répondre aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il faut donc déterminer si l’ingérence constatée en l’espèce était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (Mehmet Hasan Altan, précité, § 202, et Şahin Alpay, précité, § 172).
142. La Cour rappelle également que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2, impliquent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent d’une part que celle-ci soit accessible à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et d’autre part qu’elle soit compatible avec la prééminence du droit (Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, § 29, série A no 133).
143. En l’occurrence, la Cour souligne que la privation de liberté subie par le requérant a constitué une ingérence dans les droits de l’intéressé au titre de l’article 10 de la Convention (paragraphe 139 ci-dessus). Elle note que, d’après l’article 100 du CPP, une personne ne peut être placée en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels permettant de la soupçonner fortement d’avoir commis une infraction. Dans ce contexte, elle rappelle avoir déjà conclu que la détention du requérant n’était pas fondée sur des raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté découlant de l’article 5 § 1 (paragraphes 69–84 ci-dessus), et avoir estimé que « l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire » (paragraphe 82 ci-dessus). La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut faire l’objet d’une privation de liberté. Pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016). Il en résulte que l’ingérence dans les droits et libertés du requérant au titre de l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée sous l’angle de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, Ragıp Zarakolu, précité, § 79, Sabuncu et autres, précité, § 230, et Şık (no 2), précité, § 188). Il n’y a donc pas lieu pour la Cour d’examiner si l’ingérence en cause avait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
144. La Cour note par ailleurs que la mise en détention provisoire des voix critiques crée des effets négatifs multiples, aussi bien pour la personne mise en détention que pour la société tout entière car infliger une mesure résultant en une privation de liberté, comme ce fut le cas en l’espèce, produit immanquablement un effet dissuasif sur la liberté d’expression en intimidant la société civile et en réduisant les voix divergentes au silence.
145. En ce qui concerne enfin la dérogation de la Turquie, la Cour se réfère à ses constats au paragraphe 83 de cet arrêt. En l’absence d’une raison sérieuse pour s’écarter de son appréciation relative à l’application de l’article 15 de la Convention en rapport avec l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour estime que ses conclusions valent aussi dans le cadre de son examen sous l’angle de l’article 10 (İlker Deniz Yücel, précité, § 159).
146. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut à la violation de l’article 10 de la Convention.
8. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
147. Se basant sur les mêmes faits et invoquant l’article 18 de la Convention combiné avec les articles 5 et 10, le requérant se plaint d’avoir été détenu pour avoir exprimé des opinions critiques. L’article 18 est ainsi libellé :
« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
148. Le Gouvernement conteste cette thèse.
149. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
150. La Cour rappelle que dans un certain nombre d’affaires contre la Türkiye relatives à la détention provisoire de journalistes, elle a jugé eu égard aux circonstances de ces affaires et à l’ensemble des conclusions auxquelles elle était parvenue, notamment sous l’angle des articles 5 § 1 et 10 de la Convention, qu’il n’était pas nécessaire d’examiner ce grief séparément (Mehmet Hasan Altan, précité, § 216, Şahin Alpay, précité, § 186, Atilla Taş, précité, § 196, Murat Aksoy, précité, § 171, et İlker Deniz Yücel, précité, § 164). Dans les circonstances particulières de la présente affaire, elle estime qu’il n’y a pas lieu de se départir de cette jurisprudence.
9. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
151. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
152. Le requérant demande 100 000 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
153. Le Gouvernement considère que cette prétention est non fondée et que le montant réclamé est excessif.
154. Eu égard au caractère sérieux de plusieurs violations constatées, y compris le constat d’une détention irrégulière et arbitraire imposée au requérant et à la pratique de la Cour dans les affaires similaires, et tenant compte du montant du dommage moral alloué par la Cour constitutionnelle qui s’élève à 3 725 EUR, elle octroie au requérant 12 275 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
155. Le requérant réclame 20 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés. À l’appui de sa demande, il fournit une copie de deux reçus de paiement, qui démontrent qu’il a payé 10 000 TRY (environ 550 EUR) pour la procédure menée devant les juridictions internes et 10 000 TRY pour la procédure menée devant la Cour.
156. Le Gouvernement conteste la nécessité de ces dépenses et le caractère raisonnable de leur montant.
157. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, H.F. et autres c. France [GC], nos 24384/19 et 44234/20, § 291, 14 septembre 2022). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 100 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire relative au recours individuel devant la Cour constitutionnelle concernant le grief tiré de l’article 5 § 5 de la Convention et la rejette ;
2. Joint au fond l’exception préliminaire de non-épuisement des voies de recours internes concernant le grief tiré de l’article 10 de la Convention et la rejette ;
3. Déclare la requête recevable ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
7. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
8. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
9. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 18 de la Convention ;
10. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 12 275 EUR (douze mille deux cent soixante-quinze euros) plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral
2. 1 100 EUR (mille cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
11. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président