CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE C8 (CANAL 8) c. FRANCE
(Requêtes nos 58951/18 et 1308/19)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Lourdes sanctions pécuniaires contre la société de télévision C8 par le conseil supérieur de l’audiovisuel en raison du contenu de séquences diffusées dans l’émission « Touche pas à mon poste » entourées de garanties procédurales • Prévu par la loi • Séquences attentatoires à l’image des femmes et de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles et à porter atteinte à la vie privée • Impact, en particulier auprès d’un jeune public • Manquements répétés de la société requérante à ses obligations déontologiques • Motifs suffisants • Large marge d’appréciation • Sanction proportionnée
STRASBOURG
9 février 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire C8 (Canal 8) c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Lado Chanturia,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
les requêtes (nos 58951/18 et 1308/19) dirigées contre la République française et dont une société de droit français, C8 (« la société requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») les 12 et 11 décembre 2018 respectivement,
la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 janvier 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes concernent des sanctions prononcées contre la société de télévision C8 par le conseil supérieur de l’audiovisuel (« CSA ») en raison du contenu de séquences diffusées dans l’émission « Touche pas à mon poste ». La société requérante dénonce une violation de l’article 10 de la Convention.
EN FAIT
2. La société requérante a son siège à Issy-les-Moulineaux. Elle est représentée par Me E. Glaser, avocat.
3. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Par une décision du 10 juin 2003, le CSA a autorisé la société Bolloré Media à utiliser une ressource radioélectrique pour l’exploitation d’un service de télévision à caractère national diffusé en clair par voie hertzienne terrestre en mode numérique, alors dénommé « Direct 8 ». Désormais dénommé « C8 », tout comme la société éditrice, ce service propose une programmation généraliste à destination du grand public.
5. Une convention conclue le même jour entre le CSA et la société requérante fixe les obligations de cette dernière ainsi que les prérogatives du CSA pour en assurer le respect. Cela inclut notamment une obligation de maîtrise de l’antenne et des obligations déontologiques (paragraphe 40 ci‑dessous).
1. L’émission « Touche pas à mon poste »
6. « Touche pas à mon poste » est une émission télévisée de divertissement consacrée à l’actualité de la télévision et des médias diffusée en soirée par la société requérante. Animée par C.H., qui est accompagné de plusieurs chroniqueurs et chroniqueuses réguliers, l’émission consiste en des discussions autour de l’actualité des chaînes de télévision, ainsi qu’en des jeux et des séquences humoristiques. Des invités peuvent être présents en plateau.
7. À l’époque des faits litigieux, l’émission « Touche pas à mon poste » était, outre sa diffusion en direct, rediffusée sur plusieurs créneaux horaires : durant la nuit suivant sa diffusion en direct d’1 heure 30 à 3 heures ; le lendemain, de 10 heures 30 à 12 heures ; le surlendemain, de 9 heures à 10 heures 30.
8. Elle a suscité de nombreuses polémiques et de multiples plaintes des téléspectateurs auprès du CSA.
2. Les interventions du CSA en raison de séquences diffusées antérieurement aux faits de l’espèce
9. Le 30 mars 2010, le CSA mit la société requérante en demeure de respecter, à l’avenir, les dispositions des articles 1er et 15 de la loi du 30 septembre 1986, et les stipulations des articles 2-3-3 et 2-3-4 de la convention du 10 juin 2003, en raison de la diffusion le 4 décembre 2009 d’une séquence montrant un individu arrachant les sous-vêtements de jeunes femmes sur la voie publique.
10. Le 1er juillet 2015, le CSA mit la société en demeure de respecter à l’avenir les stipulations des articles 2-2-1 et 2-3-3 de la convention du 10 juin 2003, en raison d’une séquence diffusée le 11 mai 2015 dans l’émission « Touche pas à mon poste », au cours de laquelle un invité, commentant la participation de personnes autistes et trisomiques étrangères à un concours international de chanson auquel concourait aussi la France avait déclaré « on va les niquer les trisomiques ».
11. Le 16 octobre 2015, le CSA mit en garde la société requérante contre le renouvellement de manquements à l’article 2-3-4 de la convention du 10 juin 2003 notamment, en raison d’une séquence diffusée le 3 septembre 2015 dans l’émission « Touche pas à mon poste », au cours de laquelle la photo d’un enfant mineur avait été exposée sans le consentement de ses parents, un gros plan avait été effectué sur une partie de son anatomie, et des commentaires moqueurs et humiliants avaient été exprimés par C.H. et des chroniqueurs.
12. Le 6 mai 2016, le CSA rappela les dispositions de l’article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003 et mit en garde la société requérante à la suite d’une séquence diffusée dans l’émission « Touche pas à mon poste » le 19 avril 2016, au cours de laquelle un des chroniqueurs avait été frappé. Le CSA avait déploré le défaut de maîtrise de l’antenne de la part de la chaîne et souligné que « même en prenant en compte le ton prétendument humoristique (...), conduit à intervenir pour la quatrième fois en moins d’une année concernant cette émission, [il] exprim[ait] par une mise en garde sa vive préoccupation du fait de la récurrence de tels débordements ».
13. Le 23 novembre 2016, le CSA mit la société requérante en demeure de respecter les dispositions de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 relatif au respect des droits des femmes dans le domaine de l’audiovisuel, à la suite de la diffusion les 13 et 14 décembre 2016 dans l’émission « Touche pas à mon poste » d’une séquence au cours de laquelle un invité avait embrassé une femme au niveau de la poitrine, par surprise et malgré son refus réitéré. Cette mise en demeure fit l’objet d’un recours devant le Conseil d’État, rejeté par une décision du 4 décembre 2017.
14. Le 23 décembre 2016, le chroniqueur mentionné au paragraphe 12 ci‑dessus ayant à nouveau été l’objet d’humiliations à l’antenne le 27 septembre 2016 dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », le CSA, renvoyant à l’article 2-3-4 de la convention du 10 juin 2003, mit « très fermement en garde les responsables de la chaîne contre le renouvellement de tels manquements ».
3. L’émission « Touche pas à mon poste » du 7 décembre 2016 et ses suites (requête no 58951/18)
1. L’émission du 7 décembre 2016
15. Le 7 décembre 2016 à 20 heures 45, dans le cadre d’une chronique dont l’objet est de montrer aux téléspectateurs ce qui se passe « hors‑antenne », la société requérante diffusa une séquence qui s’était déroulée pendant une interruption publicitaire, au cours de laquelle l’animateur C.H., prétextant un jeu, avait amené une des chroniqueuses de l’émission, C.A., qui avait les yeux fermés, à poser la main sur son pantalon, au niveau de son sexe, sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli.
16. Cette séquence s’est déroulée de la manière suivante :
« [Un chroniqueur :] Bon je vous rassure, [C.H.] ne s’amuse pas qu’à ça pendant la pub. Non, il a d’autres jeux plus évolués.
[Lancement de la séquence enregistrée]
[C.H. s’adresse à la chroniqueuse C.A. :] Regarde, je vais te faire toucher une partie de mon corps, ferme tes yeux, tu dois trouver ce que c’est. »
[C.H. s’adresse au public :] Je dois lui faire toucher une partie de mon, corps, elle doit trouver ce que c’est.
[C.H. pose la main de C.A. sur sa poitrine et dit :] C’est quoi, c’est quoi ?
[C.A. :] C’est ta poitrine.
[C.H. :] Ouais !
[C.H. pose la main de C.A. sur son bras]
[C.A. :] Là ton bras.
[C.H. pose la main de C.A. sur son pantalon au niveau du sexe]
[C.A. :] Ahhhh !
[Rires de C.H, de C.A. et du public]
[Une autre chroniqueuse] : Il t’a mis la main sur son sexe ?
[C.A. :] Comme d’hab hein !
[Fin de la séquence et retour en plateau. Huées du public]
[C.H.] Comme d’hab ?! Ahah, j’adore, mais c’est énorme ! [Il tape dans la main du chroniqueur]
[Le chroniqueur] : Comme d’hab hein,
[C.H. :] Comme d’hab hein !
[Le chroniqueur :] Oui, [C.H.] aime bien qu’on lui touche le zizi. Il dit que ça porte bonheur. Enfin surtout à lui.
[Rire de C.H.] ».
17. Cette séquence suscita plus de mille trois cent cinquante plaintes auprès du CSA, et plusieurs associations de défense des droits des femmes le saisirent d’une demande tendant à ce que la société requérante soit mise en demeure.
2. La décision du CSA du 7 juin 2017
18. Daté du 22 mai 2017, le rapport du rapporteur indépendant, chargé de l’engagement des poursuites et de l’instruction préalable de l’affaire, en application de l’article 42-7 de la loi du 30 décembre 1986, dans sa version alors applicable (voir § 39 ci-dessous), releva les éléments suivants :
« (...) 6. Matérialité et gravité des faits reprochés
(...) La question est de savoir si cette séquence peut être analysée comme une atteinte à l’image des femmes et, eu égard aux modalités de sa diffusion, comme caractérisant une absence de maîtrise de l’antenne, contrevenant ainsi à l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 [et] à l’article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003 (...).
6-1. Sur l’atteinte à l’image des femmes
La société estime, en premier lieu, que l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 se limite à donner pour mission au CSA de veiller à l’image des femmes sans énoncer aucune obligation positive et tangible à la charge des éditeurs de services.
Cette interprétation ne peut être retenue.
Tout d’abord, les atteintes à l’image des femmes contreviennent à l’égalité des femmes et des hommes, qui est proclamée par le troisième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 et dont le respect s’impose à tous. Les inégalités entre les femmes et les hommes trouvent en effet bien souvent leur origine dans les stéréotypes que véhiculent les médias : la domination des hommes et la soumission des femmes.
Ensuite, l’article 42 de la loi du 30 septembre 1986 autorise, d’une part, le CSA à mettre en demeure les éditeurs de services de communication audiovisuelle de respecter les obligations qui leur sont imposées par les principes définis à l’article 3-1 et, d’autre part, ce qui a été réalisé en l’espèce, les associations de défense des droits des femmes de demander au CSA d’engager la procédure de mise en demeure.
Enfin, la décision (...) du 23 novembre 2016 qui met en demeure la société [requérante] de respecter, à l’avenir, sur le service C 8, les dispositions de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 vient conforter cette obligation.
La société soutient, en second lieu, que les manquements imputés à C8 ne sont pas avérés au double motif que l’existence d’une atteinte à la dignité de la personne – dont découlerait l’atteinte à l’image des femmes – ne serait retenue que dans des hypothèses très radicales et que les faits, pris dans leur contexte, ne présenteraient pas le degré de gravité requis.
Il est vrai que la notion de dignité de la personne ne doit pas être galvaudée mais la présente procédure n’est pas fondée sur une atteinte à ce principe. Elle repose sur l’atteinte à l’image des femmes qui, comme il a été dit, constitue un fondement distinct et procède de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Or, même replacés dans leur contexte, les faits dénotent une atteinte à l’image des femmes même s’ils apparaissent ultérieurement comme acceptés par l’animatrice qui en est le jouet : ils consistent, dans le cadre d’une relation hiérarchique de travail, en un geste à connotation sexuelle évidente, effectué par un homme sans le consentement explicite de la chroniqueuse et renvoient une image stéréotypée et même dégradante de la femme.
6-2. Sur le défaut de maîtrise de l’antenne
La société estime, à titre subsidiaire, ce grief infondé dès lors que cette séquence s’est déroulée en off et que sa diffusion relève d’un choix éditorial délibéré et non d’une absence de maîtrise d’antenne.
Cette interprétation restrictive n’est retenue ni par le CSA (décision no 2014-562 du 19 novembre 2014 relevant une absence de maîtrise de l’antenne, quand bien même l’émission n’était pas en direct) ni par le Conseil d’État qui juge que la diffusion des propos tenus par le responsable éditorial d’un service de radio, et non par les auditeurs, a pu à bon droit être retenue par le CSA comme révélant un défaut de maîtrise de l’antenne (CE, 11 juillet 2014, Association Comité de défense des auditeurs de radio solidarité, no 364156).
Je considère donc que la matérialité et la gravité des faits sont établies.
7. Proposition
Toute sanction doit être nécessaire, adéquate et proportionnée. II convient donc de se demander si la gravité des faits mentionnés ci-dessus nécessite une sanction, dans l’affirmative quel type et quel degré de sanction.
Une sanction ne doit jamais être automatique. Elle ne doit pas excéder par sa nature ou ses modalités ce qu’exige la réalisation du but poursuivi, à savoir, en l’espèce, le respect de l’image de la femme et, à travers lui, l’égalité entre les femmes et les hommes. Si ces images n’avaient jamais été diffusées, le CSA n’aurait pas eu à intervenir. Mais elles ont été diffusées de façon délibérée. Or, l’émission « Touche pas à mon poste », avec ses variantes, qui est un succès d’audience indéniable, est très suivie par un public jeune, composé de jeunes adultes mais aussi des collégiens et lycéens. Une partie de ce public peut considérer qu’il est normal d’avoir des gestes déplacés au détriment des femmes et ce, d’autant plus que les animateurs incitent ce public à en rire, avec toutes les conséquences qui peuvent en découler.
Ainsi, la diffusion des images en cause me paraît nécessiter une sanction.
Quelle peut être cette sanction ?
J’écarte d’emblée la suspension de l’émission, qui me paraîtrait disproportionnée au regard de la liberté de communication, de même que la réduction de la durée de l’autorisation dans la limite d’une année. J’écarte également l’insertion d’un communiqué à lire lors de l’émission compte tenu de son faible impact. Reste donc la sanction pécuniaire.
Cette sanction pécuniaire doit, pour être proportionnée, être fixée en fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages tirés du manquement. En l’espèce, on sait que de tels manquements ont pour conséquence, si ce n’est pour objet, d’augmenter l’audience par le « buzz » qu’ils provoquent et, par suite, les recettes publicitaires. Aussi, j’estime qu’en l’espèce, une amende de 50 000 euros serait proportionnée. L’intérêt d’une telle sanction c’est qu’elle viendrait abonder le budget du Centre national du cinéma et de l’image animée en application de l’article L. 116 5 du code du cinéma et de l’image animée. »
19. Par une décision du 7 juin 2017, le CSA prononça à l’encontre de la société requérante à titre de sanction, la suspension pendant deux semaines de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l’émission « Touche pas à mon poste », ainsi que pendant les quinze minutes précédant et les quinze minutes suivant l’émission, cette sanction s’appliquant aux émissions diffusées en direct comme à celles rediffusées. La décision comporte notamment les éléments suivants :
« Considérant que l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 dispose que : « Si la personne faisant l’objet de la mise en demeure ne se conforme pas à celle-ci, le [CSA] peut prononcer à son encontre, compte tenu de la gravité du manquement, et à la condition que celui-ci repose sur des faits distincts ou couvre une période distincte de ceux ayant déjà fait l’objet d’une mise en demeure, une des sanctions suivantes : 1o La suspension de l’édition, de la diffusion ou de la distribution du ou des services d’une catégorie de programme, d’une partie du programme, ou d’une ou plusieurs séquences publicitaires pour un mois au plus (...) » ; qu’aux termes de l’article 4-2-2 de cette convention : « le conseil peut, si l’éditeur ne se conforme pas aux mises en demeure, compte tenu de la gravité du manquement, prononcer l’une des sanctions suivantes : (...) 2o la suspension pour un mois au plus de l’édition, de la diffusion ou de la distribution du service, d’une catégorie de programme, d’une partie du programme ou d’une ou plusieurs séquences publicitaires (...) » ; que l’article 4-2-4 de la convention stipule que les sanctions mentionnées à ses articles 4-2-2 et 4-2-3 sont prononcées dans le respect des garanties fixées par les articles 42 et suivants de la loi du 30 septembre 1986 modifiée ;
Considérant que, par la décision du 1er juillet 2015, la société C8 a été mise en demeure de respecter, à l’avenir, les stipulations combinées des articles 2-2-1 et 2-3-3 de la convention du 10 juin 2003 ; que, par celle du 23 novembre 2016, la société C8 a également été mise en demeure de respecter, à l’avenir, les dispositions de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 ;
Considérant qu’il ressort du compte rendu visé ci-dessus que, au cours de l’émission « Touche pas à mon poste » diffusée sur le service « C8 » le 7 décembre 2016, l’animateur-producteur, prétextant un jeu, a pris la main de l’une des chroniqueuses en lui demandant de deviner, yeux fermés, sur quelle partie de son corps il la posait ; qu’après lui avoir fait toucher sa poitrine et son bras, l’animateur a posé la main de la chroniqueuse sur son pantalon au niveau de son sexe ; qu’au surplus, ces images faisaient penser aux téléspectateurs qu’en pareille situation, le consentement de la chroniqueuse n’était pas nécessaire ; que cette séquence, qui a placé celle-ci dans une situation dégradante et véhicule une image stéréotypée des femmes, et qui, au surplus, a été présentée dans une émission qui rencontre un écho particulier auprès du jeune public, méconnaît gravement les dispositions précitées de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 ;
Considérant par ailleurs que cette scène a fait l’objet d’un enregistrement préalable, au cours d’une interruption publicitaire, et n’a par conséquent pas été diffusée en direct ; que sa diffusion lors de l’émission du 7 décembre 2016 résulte ainsi d’un choix délibéré de l’éditeur caractérisant une absence de maîtrise de l’antenne constitutive d’un manquement aux stipulations de l’article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003 ;
Considérant que l’ensemble de ces faits, qui présentent un caractère de gravité manifeste, justifient la condamnation de la société C8, à titre de sanction, à la suspension des séquences publicitaires au sein de l’émission « Touche pas à mon poste » et de ses rediffusions, ainsi que de celles diffusées pendant les quinze minutes qui précèdent et les quinze minutes qui suivent l’ensemble de ces diffusions, pendant deux semaines à compter du deuxième lundi suivant la notification de la présente décision. »
20. Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision.
3. La décision du Conseil d’État du 18 juin 2018
21. Devant le Conseil d’État, la rapporteure publique conclut à la réformation de la sanction, préconisant de retenir un montant de 50 000 euros (EUR), et au rejet de la requête pour le surplus. A l’appui de sa proposition, elle développa notamment les éléments suivants :
« (...) Ici est en cause une chroniqueuse, habituée de l’émission, qui ne pouvait ignorer la manière dont le jeu, manifestement habituel, allait se terminer et donnant de manière audible son accord à celui-ci. On est ici dans le registre de la connivence grivoise auquel [C.A.] paraît participer de son plein gré et non dans l’agression sexuelle, et il nous paraît difficile d’en faire une victime qui s’ignorerait. Quant à l’atteinte à l’image des femmes, vous nous permettrez de considérer que c’est plutôt celle des hommes qui est écornée par le comportement grossier de [C.H.]. Il n’en reste pas moins que le geste de l’animateur est déplacé, et son caractère habituel est une circonstance aggravante. Si l’émission n’en fait évidemment pas l’apologie et ne présente pas le comportement de [C.H.] comme un exemple à suivre, elle fournit, en quelque sorte, un alibi aux agresseurs : le fait d’en rire peut être regardé non pas avec la bienveillance qu’appelle les licences permises par l’humour, mais au contraire, avec la réprobation qui doit s’attacher à la banalisation d’un comportement dont ne manqueront pas de se prévaloir des milliers de harceleurs sexuels sur le lieu de travail ou ailleurs, adeptes de la « bonne blague » ou de la lourde plaisanterie.
Le CSA n’a alors pas tort quand il considère que l’émission a ainsi contrevenu aux obligations résultant de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 qui prévoit que le CSA « veille à l’image des femmes qui apparait dans les programmes, notamment en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein du couple ». Vous êtes bien dans cet ordre public immatériel, élargi en matière d’audiovisuel par la loi aux préoccupations de lutte contre les violences aux femmes. Cela justifiait-il pour autant une limitation au principe de liberté d’expression ? Nous conservons une hésitation sur ce point. La dimension d’intérêt général poursuivie par le CSA est toutefois incontestable, et vous êtes ici vraiment très loin de l’expression d’une quelconque pensée. Ce qui nous a finalement convaincue c’est que c’est un comportement et non pas une saynète humoristique qui est en cause, pas plus que l’expression d’une opinion. Ce comportement ne revêt, en lui-même, aucune dimension militante dont l’objectif serait de contribuer au débat public, fût-ce de manière subversive. Pour ces raisons, mais aussi par cohérence avec votre décision du 4 décembre 2017 (C8 préc.), nous vous proposons d’écarter le moyen tiré de l’atteinte excessive à la liberté d’expression et de considérer que la sanction était justifiée au regard des manquements constatés.
Il vous reste à apprécier si la sanction prononcée, les deux semaines d’interdiction de publicité avant, pendant et après l’émission, est, tout d’abord, légale et, ensuite, proportionnée.
Nous ne sommes pas convaincue par le raisonnement de la requête qui prétend que la suspension de la publicité ne peut être prononcée qu’en cas de manquement aux règles concernant la publicité (...).
Nous pensons que si la sanction doit être en rapport, c’est-à-dire en proportion, avec le manquement incriminé, aucun principe juridique n’impose qu’elle soit en relation directe avec ce manquement sauf à revenir à la loi du Talion et à la réciprocité du crime et de la peine, qui conduisait, au Moyen âge, à punir le voleur de la perte de la main et le menteur de celle de la langue. Il existe une échelle de sanction de gravité variable, et c’est la gravité de la sanction qu’il faut adapter au manquement relevé et non sa nature.
Le caractère proportionné de la sanction est beaucoup plus problématique. La société requérante estime à 9 500 000 EUR le montant des ressources publicitaires dont elle aurait été privée par la décision attaquée, soit 6,3 % de son chiffre d’affaires, ce qui parait excessif pour deux semaines de suspension. Le CSA, de son côté, évalue la perte de recettes à 1 500 000 EUR soit 1 % du chiffre d’affaires, ce qui semble un peu faible. Mais quelle que soit l’évaluation retenue, la sanction nous parait trop élevée au regard des faits incriminés. Le CSA vise l’efficacité, mais paraît s’affranchir du principe de proportionnalité qui doit le conduire, à tout le moins, à moduler les sanctions qu’il prononce en fonction de la gravité des manquements en litige. Nous ne voyons pas bien quelle marge de modulation conservera le CSA pour des faits encore plus pendables s’il se situe d’emblée en haut de la fourchette de sanction.
(...) Compte tenu de nos hésitations, nous vous proposons de ramener la sanction au niveau suggéré par le rapporteur indépendant, qui avait proposé de s’en tenir à une somme de 50 000 EUR seulement. Cela correspond à la pénalité infligée il y a quelques années à la radio Skyrock pour la diffusion d’une séquence décrivant « de façon crue, détaillée et banalisée des pratiques sexuelles, susceptibles de heurter la sensibilité des auditeurs de moins de seize ans » (5ème jugeant seule, 17 octobre 2008, sté Vortex, no 292547, inédit) (...). »
22. Le 18 juin 2018, le Conseil d’État rejeta la requête par une décision ainsi motivée :
« (...) Sur la qualification juridique des faits :
9. Considérant qu’il résulte de l’instruction que, le 7 décembre 2016, lors de l’émission « Touche pas à mon poste », a été diffusée une séquence, censée montrer les coulisses de l’émission, au cours de laquelle l’animateur a proposé à une chroniqueuse un « jeu » consistant à lui faire toucher, pendant qu’elle gardait les yeux fermés, diverses parties de son corps qu’elle devait ensuite identifier ; qu’après avoir fait toucher à l’intéressée sa poitrine et son bras, l’animateur a posé sa main sur son entrejambe ; que celle-ci a réagi en se récriant puis en relevant le caractère habituel de ce type de geste ; que la mise en scène d’un tel comportement, procédant par surprise, sans consentement préalable de l’intéressée et portant, de surcroît, sur la personne d’une chroniqueuse placée en situation de subordination vis-à-vis de l’animateur et producteur, ne peut que banaliser des comportements inacceptables et d’ailleurs susceptibles de faire l’objet, dans certains cas, d’une incrimination pénale ; qu’elle place la personne concernée dans une situation dégradante et, présentée comme habituelle, tend à donner de la femme une image stéréotypée la réduisant à un statut d’objet sexuel ; que le CSA a pu légalement estimer que ces faits, constituant, d’une part, une méconnaissance par la chaîne des obligations qui lui incombent en application des dispositions précitées de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986, rappelées dans la mise en demeure que lui a adressée le CSA le 23 novembre 2016, et révélant, d’autre part, un défaut de maîtrise de l’antenne, étaient, alors même qu’ils s’étaient produits dans le cadre d’une émission humoristique, de nature à justifier le prononcé d’une sanction sur le fondement de l’article 42-1 précité ; qu’eu égard tant aux pouvoirs dévolus au CSA, auquel le législateur a confié la mission de veiller à l’image donnée des femmes dans les programmes, qu’à la nature des faits décrits ci-dessus au regard des obligations qui s’imposent à la société requérante, la décision de sanctionner cette dernière ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, protégée tant par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 que par l’article 10 paragraphe 1 de la Convention (...) ;
Sur la nature et le quantum de la sanction prononcée :
10. Considérant, d’une part, que, contrairement à ce qui est soutenu, les dispositions (...) du 1o de l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 n’ont ni pour objet ni pour effet de limiter la possibilité pour le CSA d’infliger à un opérateur la sanction de la suspension des programmes publicitaires pendant une durée et dans des conditions déterminées aux cas de manquement par cet opérateur à ses obligations en matière de publicité ;
11. Considérant, d’autre part, qu’il ne résulte pas de l’instruction, compte tenu notamment de la circonstance que les faits incriminés se sont produits seulement une quinzaine de jours après la mise en demeure adressée par le CSA concernant des faits similaires observés dans la même émission, et eu égard à la nature de ces faits, que la sanction prononcée consistant en la suspension de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l’émission « Touche pas à mon poste » et de celles diffusées pendant les quinze minutes qui précèdent et les quinze minutes qui suivent la diffusion de cette émission pendant une durée de deux semaines, doive être regardée comme excessive eu égard aux manquements commis ;
12. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la société C8 n’est pas fondée à demander l’annulation de la décision qu’elle attaque ;
13. Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise, à ce titre, à la charge du CSA qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante ; qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la société C8 la somme de 3 000 euros que le CSA demande au titre de ces dispositions (...). »
4. L’émission « Touche pas à mon poste » du 18 mai 2017 et ses suites (requête no 1308/19)
1. L’émission du 18 mai 2017
23. Le 18 mai 2017, à partir de 23 heures 25, dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », C.H. s’entretint en direct avec sept personnes qui téléphonaient en réponse à une petite annonce qu’il avait publiée sur un site Internet de rencontres.
24. Dans cette petite annonce intitulée « Homme recherche rencontres sans tabou » et accompagnée d’une photo d’un torse musclé, C.H. se faisait passer pour une personne bisexuelle nommée Jean-José. Il indiquait son adresse, son âge (26 ans) et précisait ceci : « Bonjour je me présente, Jean‑José, 1 mètre 85, très sportif et super bien monté, cherche relation courte ou longue selon le feeling, bisexuel, je vous invite à déjeuner ... et qui sait, peut‑être qu’après je vous dégusterai ... Je suis joignable au (...) à partir de 22 heures ; PS : J’aime quand on m’insulte ! ».
25. D’après le Gouvernement, les voix des personnes qui passèrent à l’antenne « ne [furent] vraisemblablement pas modifiées ».
26. Incarnant son personnage de Jean-José, C.H. s’exprimait avec une voix aiguë et maniérée, en adoptant une posture physique efféminée et un vocabulaire familier. À plusieurs reprises, il encouragea ses interlocuteurs à tenir des propos à connotation sexuelle, fit mine d’être choqué lorsque ceux‑ci lui répondaient crûment, et raccrocha.
27. Le Gouvernement renvoie aux séquences ci-dessous reproduites (extraits des observations du Gouvernement) :
« À 23 heures 28, un homme prénommé [M.], qui indique avoir quarante-trois ans et travailler dans une caisse de retraites, précise être très intéressé car « tu as l’air d’être bien monté petite salope (...) ; oui mais bon j’ai vu que tu aimes bien qu’on t’insulte ; (...) vingt-six ans ça ne me dérange pas, j’en ai déjà baisé des plus vieilles (...) ; ne t’inquiète pas on se bouffera le cul après ».
À 23 heures 31, une femme prénommée [S.], qui indique être brésilienne et vivre à Lyon, se décrit comme mesurant 1 mètre 76, ayant les yeux verts, et dit « on cherche tous les deux la même chose (...) on peut se rencontrer si tu veux (...) ; [[C.H.] : « Tu es coquine toi ? »] Ah oui, beaucoup beaucoup beaucoup ».
À 23 heures 56, un homme se présente en donnant son nom et son prénom : [A.B.]. Il dit qu’il souhaiterait rencontrer Jean-José : « j’ai vu « rencontres sans tabou » ». Il précise qu’il vit sur l’Ile de Ré. Alors que [C.H.] lui dit qu’il aime « les raies », il rebondit en disant « ça tombe bien, moi aussi ; (...) je suis aussi doux, c’est pas parce que je fais du rugby que je ne suis pas doux ; [[C.H.] : « tu aimes bien passer entre les poteaux ? »] Oui, et qu’on me rentre dedans ; (...) mon petit amour, mon petit cœur, (...) ma petite raie ; [[C.H.] : « Je te sens chaud toi »] Ça va, ça va, chez les B. on est pas mal (...) dans ma famille ». Alors qu’un chroniqueur dit « ils font ça en famille », [C.H.] finit par raccrocher.
À 23 heures 58, un homme prénommé [D.] dit : « j’étais en train d’éplucher ma banane (...) ; je prépare mes petits accras pour toi, je t’attends (...) ; tu es caucasien ou tu es coquin ? (...) j’en ai une grosse [auto-tamponneuse] chez moi ; tu ne veux pas frotter ton sexe contre mon sexe ? (...) viens frotter ça pour moi là, ouh là là, je suis déjà chaud, là ». Il se décrit comme métis et dit vivre à Nanterre.
À minuit 24, un autre homme répond à l’annonce. Il dit s’appeler [M.], être maçon et répond ainsi aux questions de [C.H.] qui emploie des termes liés à la maçonnerie pour lui poser des questions à caractère sexuel : « tu aimes bien les outils ? (...) je pourrais te passer le crépi si tu veux ; (...) je te prendrais bien dans une bonne bétonnière (...) ; et toi tu me ferais quoi ? (...) tu es jardinier ? tu me passerais bien le râteau alors ? (...) humm j’aime bien ça, ça m’excite (...) [le sexe] en tulipe ? humm ça doit être bien bon dans le trou de balle ça ».
À minuit 27, un homme prénommé [J.] dit appeler pour l’annonce et souhaiter rencontrer Jean-José. Il indique qu’il travaille « dans les chantiers ». À la demande de [C.H.], il se décrit comme « plutôt grand, plutôt mince, on va dire musclé (...), 1 mètre 87, (...) brun ». Répondant à une question de l’animateur, il évoque également la taille de son sexe. [C.H.] et son équipe réalisent rapidement que l’homme a compris qu’il était piégé par l’équipe de l’émission.
À minuit 34, un homme prénommé [K.] et indiquant être originaire de Saint-Brieuc, en Bretagne, téléphone et indique : « j’ai vu ton annonce, elle me plait (...) je suis étudiant mais j’ai 19 ans (...) mais ça me dérange pas, ton âge ; (...) tu es bien monté ? (...) j’aimerais bien qu’on se rencontre, je viens à Paris demain ; (...) boire un café et pour la suite, on verra bien, j’aimerais bien voir ta tête en premier lieu ; (...) tu ne veux pas aller plus loin ? dans ton annonce (...) ; mon zizi, ça va, ça va, mes ex ne s’en plaignent pas ; (...) j’ai été voir sur [le site Internet de rencontres] et voilà, je suis tombé sur ton annonce (...) ; je vais passer pour un teubé, c’est [C.H.] ? ». Lorsqu’il comprend qu’il s’agit d’un canular, il indique que la situation est gênante car le lendemain, il doit venir de Brest avec son meilleur ami pour assister à l’émission. »
28. Trois de ces sept personnes (S., J. et K.) furent informées par C.H. à la fin de la séquence qu’elles étaient en ligne avec lui.
29. L’émission provoqua de nombreuses réactions dès le lendemain de sa diffusion. Ainsi, notamment, le président de l’association Le Refuge, ayant pour objet social la prise en charge des jeunes homosexuels rejetés par leur famille, déclara à un magazine d’information que l’association avait reçu dans la nuit du 18 au 19 mai 2017 un appel sur sa ligne d’urgence d’un jeune homme bouleversé par cette séquence et les « propos blessants et humiliants » de C.H. Il ajouta le 21 mai 2017 que ce jeune homme était l’une des personnes piégées par C.H. et qu’il se trouvait dans un état de détresse morale épouvantable. L’avocat de l’association reconnaîtra cependant le 28 novembre 2018 que cet appel de détresse n’avait pas eu lieu.
30. Le 23 mai 2017, le CSA publia un communiqué de presse dans lequel il indiquait avoir reçu plus de vingt-cinq mille plaintes relatives à cette séquence qui, précisait-il, avait « particulièrement choqué les téléspectateurs et les associations de défense des droits LGBT », et avoir transmis ces informations au rapporteur indépendant en vue de l’instruction d’une procédure de sanction.
2. La décision du CSA du 26 juillet 2017
31. Daté du 28 juin 2017, le rapport du rapporteur indépendant, chargé de l’instruction de cette affaire, comporte les éléments suivants :
“(...) Sont en cause ici deux principes constitutionnels, le respect de la vie privée et de la dignité de la personne humaine et deux objectifs d’intérêt général la promotion des valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et qui traduisent la cohésion sociale, ainsi que la lutte contre les discriminations et les humiliations qui en découlent.
En ce qui concerne la lutte contre les discriminations et ses corollaires, la promotion des valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République :
Selon l’article 225-1 du code pénal, qui peut servir de définition, « constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement (...) de leur orientation sexuelle (...). »
[C.H.] se défend d’être homophobe et rien ne permet de soutenir le contraire. Ses excuses, sa lettre publiée dans Libération plaident en sa faveur... mais toujours est-il qu’on relève, dans son émission, plusieurs indices de nature à démontrer que des procédés ont été utilisés pour stigmatiser un groupe de personnes en raison de leur orientation sexuelle. Voici ces indices :
– L’utilisation de la photo du torse de Max Emerson, militant gay et fervent défenseur de la cause LGBT, sur le site de petites annonces (...), site qui fait l’objet d’une enquête préliminaire pour « proxénétisme aggravé », avait pour but d’attirer des homosexuels, de s’introduire dans leur vie privée et donc de les piéger.
– Si [C.H.] a repris son personnage « Jean-José », force est de constater que l’utilisation d’une voix efféminée avec des gestes maniérés pour se moquer des homosexuels est un des stéréotypes les plus anciens de l’homophobie. C’est également l’un des plus destructeurs, notamment pour les jeunes homosexuels dont le taux de suicide est beaucoup plus élevé que la moyenne. L’homosexualité a souvent été considérée dans l’histoire comme un refus de la masculinité et comme une volonté d’occuper sexuellement le rôle dévolu à la femme. Elle a souvent été regardée comme un danger pour la filiation et la transmission du patrimoine. En efféminant les homosexuels, on les stigmatise et on les expose, eux et leur famille, à la honte et aux moqueries. Cette manière que l’on a de considérer les homosexuels comme différents des autres et donc comme « anormaux » porte un nom, c’est de l’homophobie.
– Cette parodie de l’homme efféminé et maniéré est reprise de façon débridée par Gaby, qui téléphone, même si ce n’est pas pour répondre à l’annonce, en se faisant passer pour une femme, piège un chroniqueur avec la complicité de l’animateur et finalement apparaît dans les studios.
– Sur les appels reçus, un seul provient d’une femme qui dit se prénommer Sandra et qui se lance dans un jeu de séduction. [C.H.] adopte une attitude différente. Il ne lui fait aucune proposition obscène et aucun jeu de mot grossier. Il lui demande sa taille, d’où elle vient, et quel est son « style de mec » et lui indique enfin qu’elle est en direct.
– L’émission a été diffusée dans le contexte de la journée mondiale contre l’homophobie et la transphobie (le 17 mai) et de la semaine nationale de lutte contre l’homophobie et la transphobie (du 15 au 21 mai), dans le cadre de laquelle était organisée dans onze villes françaises une conférence sur le harcèlement homophobe en milieu scolaire.
– Les nombreuses excuses présentées par les responsables de la chaîne à l’antenne ou au moyen d’autres supports sont une reconnaissance au moins partielle de la gravité des faits. [C.H.] l’écrit dans Libération le 23 mai 2017 : « Cette fois-ci, ma liberté d’expression, celle que je chéris par-dessus tout et que je revendique comme mon emblème, a porté atteinte à autrui. Je n’ai donc pas, pour cet instant, mérité ma liberté d’expression. »
De ce faisceau d’indices, je retiens une discrimination contre les homosexuels, en méconnaissance des obligations de promotion des valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et de lutte contre les discriminations figurant à l’article 2-3-3 de la convention de la société C8. Il ne s’agit pas de remettre en cause la liberté caricaturale, mais cette liberté ne permet pas d’adopter de telles postures et de tenir de tels propos sans avertissement du public de nature à écarter toute équivoque. La Cour de cassation approuve ainsi une cour d’appel qui avait sanctionné, à propos du texte d’une chanson qui, pris dans son sens littéral, constituait un appel à la haine à l’égard de personnes visées, que rien n’ait été fait pour que le téléspectateur ait une interprétation « au second degré » de cette séquence (Cass. crim., 4 nov. 1997, no 96‑84.338).
La matérialité et la gravité des faits reprochés me paraissent donc établies, sans qu’il soit besoin, en l’espèce, de rechercher si ces faits portent atteinte à la dignité humaine.
En ce qui concerne le respect de la vie privée :
L’article 2-3-4, déjà cité au point 4, stipule que l’éditeur respecte les droits de la personne relatifs à sa vie privée (...) tels qu’ils sont définis par la loi et la jurisprudence.
Il suffit de se reporter à l’article 226-1 du code pénal qui punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende « le fait, au moyen d’un procédé quelconque, volontairement de porter atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui : 1o En captant, enregistrant ou transmettant, sans le consentement de leur auteur, des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » pour constater que diffuser sur une chaîne de télévision une conversation privée dont un des participants n’a pas donné son consentement à cette diffusion porte atteinte au respect de sa vie privée sans que la liberté d’expression puisse être invoquée.
Pour la Cour de cassation, il n’est même pas besoin que les propos portent atteinte à l’intimité de la vie privée comme l’avait jugé à tort la cour d’appel de Paris : « Constitue une atteinte à l’intimité de la vie privée, que ne légitime pas l’information du public, la captation, l’enregistrement ou la transmission sans le consentement de leur auteur des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel » (Cass. 1re civ., 6 oct. 2011, no 10‑21.822 Bull. civ. 2011, I, no 161). Il suffit que ce soit des paroles prononcées à titre privé.
Contrairement à une pratique répandue, les canulars téléphoniques ne me paraissent pas possibles sans le consentement, fût-ce postérieur, de la personne qui en est l’objet.
De plus, je considère que l’atteinte au respect de la vie privée est d’autant plus grave lorsque les paroles prononcées à titre privé portent sur l’intimité de la personne et, en particulier, sur ce qu’il y a de plus intime, sa sexualité.
La société tente de minimiser la gravité de son action en indiquant que, sur les sept personnes en cause, deux ont appelé après avoir vu l’émission, une a rapidement reconnu [C.H.] et que les quatre autres personnes se sont limitées à livrer des informations très vagues. Il n’y aurait donc eu aucune certitude sur l’identité des personnes qui ont appelé l’émission.
Mais cette défense ne peut être retenue. Il faudrait, pour qu’elle emporte la conviction, qu’il soit dûment établi que l’ensemble des personnes qui ont appelé l’ont fait en toute connaissance de la diffusion de leur propos ou y ont consenti même postérieurement, ce qui n’est pas le cas. Pour ne prendre que deux exemples, l’enregistrement de l’émission montre que les personnes prénommées Mika ou Mathieu n’ont jamais su, lorsque la communication a été coupée pour des raisons d’obscénité, qu’elles s’exprimaient à l’antenne.
Par ailleurs, à aucun moment, les voix des personnes ayant appelé n’ont été modifiées pour protéger leur intimité et pour éviter qu’elles soient reconnues au moins par leurs proches, ce qu’elles ont pu à juste raison craindre lorsqu’elles ont constaté, à la fin de la conversation ou plus tard, que leurs propos avaient été diffusés en direct devant plus d’un million d’auditeurs.
La matérialité et la gravité des faits reprochés me paraissent donc établies.
5.3. Défaut de maîtrise de l’antenne.
(...) Le défaut de maîtrise était consubstantiel à l’émission telle qu’elle avait été conçue. Pour ne prendre qu’un exemple de conversation, celle qui a eu lieu vers 0 heures 25 avec Mathieu, on peut entendre ceci :
– Tu fais quoi dans la vie ?
– Je suis maçon.
– Hmm, j’aime bien les maçons, t’as une belle truelle ?
– T’aimes bien les outils ?
– Oui j’aime bien. J’adore ça.
– Je pourrais te passer le crépi si tu veux.
– Avec plaisir !
– (...)
– Moi je suis jardinier, ajoute [C.H.]. On dit souvent que j’ai le sexe en tulipe.
Ce n’est que lorsque son interlocuteur descend encore dans l’obscénité que l’animateur va mettre fin à une conversation qui ne pouvait se terminer qu’ainsi compte tenu de la façon dont elle avait été organisée et conduite.
La matérialité et la gravité des faits reprochés me paraissent donc également établies.
7. Proposition
Toute sanction doit être nécessaire, adéquate et proportionnée. Il convient donc de se demander si la gravité des faits mentionnés ci-dessus nécessite une sanction, dans l’affirmative quel type et quel degré de sanction (...).
Ci-dessus, j’ai conclu à l’existence d’une discrimination contre les homosexuels, contraire à la fois aux valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et d’une violation du principe de respect de la vie privée.
Ces faits me paraissent très graves, beaucoup plus graves que ceux qui ont fait l’objet des deux précédentes procédures, et mériter une sanction proportionnellement très élevée.
Cette sanction pourrait être la plus élevée si les responsables de la chaîne et de l’émission n’étaient pas intervenus pour exprimer à plusieurs reprises leurs excuses. Ces excuses toutefois ne sont pas de nature à supprimer toute responsabilité, d’autant plus que les deux procédures de sanction qui étaient en cours auraient dû amener la société à une attitude plus responsable.
En l’espèce, je propose au CSA, sur le fondement de l’article 4-2-2 de la convention du 10 juin 2003 de prononcer la suspension de la diffusion et de la rediffusion de l’émission « Touche pas à mon poste » ou d’une émission analogue pendant une semaine, qu’il lui appartiendrait de fixer au mois de septembre 2017. »
32. Par une décision du 26 juillet 2017, le CSA prononça à l’encontre de la société requérante une sanction pécuniaire de 3 000 000 EUR. La décision relève notamment les éléments suivants :
« (...) 3. Considérant que, par la décision du 30 mars 2010 [paragraphe 9 ci-dessus], la société C8 a été mise en demeure de respecter, à l’avenir, les dispositions des articles 1er et 15 de la loi du 30 septembre 1986 et les stipulations des articles 2-3-3 et 2‑3-4 de la convention du 10 juin 2003 ;
(...) 5. Considérant qu’il ressort du compte-rendu visé ci-dessus de l’émission (...) diffusée le 18 mai 2017 à partir de 23 heures 05 que l’animateur a publié une petite annonce sur un site de rencontre dans laquelle il se présente comme une personne bisexuelle désireuse de faire des rencontres et, le cas échéant, d’avoir des relations sexuelles ; que le présentateur, adoptant une posture et une voix très efféminées et maniérées, visant à donner une image caricaturale des personnes homosexuelles, a discuté en direct avec plusieurs personnes ayant répondu à cette annonce et les a encouragées à tenir des propos d’une crudité appuyée, afin de les tourner en dérision auprès du public ; que ces séquences, qui véhiculent des stéréotypes de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle, caractérisent un manquement aux stipulations de l’article 2-3-3 de la convention du service aux termes desquelles l’éditeur doit veiller « à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la République et à lutter contre les discriminations », sans que l’éditeur puisse utilement se prévaloir de la liberté d’expression ;
6. Considérant par ailleurs que plusieurs victimes de ces canulars téléphoniques ont livré des informations personnelles et se sont prêtées à des confidences intimes relatives à leur sexualité sans avoir été informées de la diffusion publique de leurs propos, ni consenti à une telle diffusion ; que l’éditeur n’a mis en place aucun procédé technique destiné à protéger leur identité et leur intimité afin d’éviter qu’elles puissent être reconnues, au moins par leur entourage ; que ces faits constituent un manquement aux stipulations de l’article 2-3-4 de la convention de C8 imposant à l’éditeur de respecter « les droits de la personne relatifs à sa vie privée, son image, son honneur et sa réputation tels qu’ils sont définis par la loi et la jurisprudence » ;
7. Considérant que la gravité de ces faits justifie que soit prononcée à l’encontre de la société C8 une sanction pécuniaire d’un montant de trois millions d’euros (...). »
33. Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision.
3. La décision du Conseil d’État du 18 juin 2018
34. Devant le Conseil d’État, la rapporteure publique conclut au rejet de la requête en développant notamment les motifs suivants :
« (...) la séquence diffusée le 18 mai 2017 (...) a suscité de vives controverses. [C.H.] a présenté ce jour-là près de cinq heures d’émission en direct. (...) À partir de 23 heures 26, il s’est fait passer pour Jean-José, homme bisexuel désireux de faire des rencontres. Les échanges entre [C.H.], adoptant une posture efféminée appuyée, et les personnes appelant le numéro mentionné sur l’annonce publiée sur un site Internet spécialisé, étaient diffusés en direct, les appelants étant incités à tenir des propos très crus destinés à les tourner en dérision. Par la décision attaquée du 28 juillet 2017, le CSA a estimé que cette séquence véhiculait « des stéréotypés de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle » et que plusieurs des victimes de ces canulars téléphoniques ont livré des informations et se sont prêtées à des confidences intimes relatives à leur sexualité sans avoir été informées de la diffusion publique de leurs propos, ni consenti à une telle diffusion. Il a relevé que l’éditeur n’avait mis en place aucun procédé technique destiné à protéger leur identité et intimité et a infligé à la société C8 une sanction pécuniaire de 3 000 000 EUR.
La séquence est affligeante mais l’appréciation n’en reste pas moins délicate car en défense la chaîne invoque le « droit à la caricature », à l’aune duquel il est plus difficile d’objectiver la frontière entre le médiocre toléré et l’abject illicite. Nous n’avons pas perçu dans les extraits visionnés d’intention discriminante, d’ailleurs des femmes ont également été victimes du canular dans le contexte d’une émission spéciale diffusée tardivement, pour public averti. L’animateur maquille sa voix, avant tout comprend-on pour ne pas être reconnu, en véhiculant des clichés qui constituent des poncifs, certainement blessants, voire offensants. L’article 3-1 de la loi de 1986 prévoit, nous l’avons dit, que la représentation de la diversité française soit « exempte de préjugés ». Mais une application trop stricte de ce principe conduirait à affadir tout propos et faire peu de cas de la liberté d’expression particulièrement lorsque les humoristes s’en saisissent à travers la caricature. Nous vous invitons donc à garder une certaine distance avec ce premier motif de la sanction dont le maniement pourrait, à l’avenir, être fort délicat.
Nous sommes plus à l’aise avec la seconde motivation qui souligne l’atteinte portée à la vie privée des tiers. Leurrer de cette manière au cours d’une émission en direct des téléspectateurs, les exposant à la dérision sur des sujets relevant de leur intimité constitue un manquement grave aux obligations qui pèsent sur les chaînes. Le procédé du piège téléphonique est très souvent utilisé à la radio ou à la télévision mais rarement en direct et suppose à notre avis que soit requis le consentement, avant diffusion, du tiers piégé. En l’espèce le manquement nous parait d’autant plus blâmable qu’il met en scène et ridiculise des individus par le prisme de leur orientation sexuelle. En enfermant des victimes identifiables, sans recueillir leur consentement, dans une image aussi stéréotypée, les canulars de [C.H.] peuvent avoir des conséquences dévastatrices sur les personnes concernées, surtout qu’elles étaient poussées à donner des Informations (prénom, ville) permettant à leurs proches de les identifier.
Reste à savoir si la sanction est proportionnée. La pénalité de 3 000 000 EUR infligée à la chaîne est particulièrement lourde. Elle traduit un changement d’échelle du CSA dans le quantum des sanctions qu’il inflige, perceptible depuis quelques mois et visant probablement à accroître l’effectivité de celles-ci. Pour conserver du sens à l’échelle des peines, Il nous semble que de tels montants devraient être réservés aux manquements graves, sanctionnés sur le terrain de 1’artide 1 de la loi de 1986, c’est‑à‑dire la mise en cause de la dignité de la personne humaine ou une atteinte à l’ordre public ou à la protection de l’enfance. On peut se demander si l’atteinte portée à la vie privée des téléspectateurs ressortit à cette catégorie. La réserve du droit des tiers figure toutefois dans le considérant de principe du Conseil constitutionnel. Après réflexion, nous vous proposons de confirmer le montant de la sanction, en raison de l’impact que les séquences peuvent avoir sur la vie de ceux qui y ont participé à leur insu (...). »
35. Le 18 juin 2018, Conseil d’État rejeta la requête par une décision ainsi motivée :
« (...) 6. Considérant qu’en l’absence de tout procédé technique destiné à rendre méconnaissables les voix des personnes mises à l’antenne, sans qu’elles y aient consenti ni même qu’elles aient été avisées de la diffusion de conversations qu’elles pouvaient au contraire légitimement croire particulières, ces personnes ont été exposées au risque d’être reconnues, principalement par des membres de leur famille ou de leur entourage, eu égard notamment à certaines informations personnelles qu’elles avaient été engagées à livrer, concernant par exemple leur lieu de résidence, leur âge ou leur profession ; que l’animateur a incité ces personnes à tenir des propos d’une crudité appuyée dévoilant leur intimité et exposant leur vie privée alors même qu’elles ne pouvaient imaginer que leurs propos seraient diffusés publiquement ; que, par ailleurs, l’animateur a constamment adopté, à cette occasion, une attitude visant à donner une image caricaturale des homosexuels qui ne peut qu’encourager les préjugés et la discrimination à leur encontre ; que, compte tenu de la nature et de la gravité de ces faits, le CSA a pu légalement estimer qu’ils devaient être regardés, sans qu’y fasse obstacle le caractère humoristique de l’émission, comme une méconnaissance des prescriptions des articles 2-3-3 et 2-3-4 de la convention du service C8 (...), et justifiaient ainsi une sanction ; qu’eu égard tant aux pouvoirs dévolus au CSA, auquel le législateur a confié la mission de veiller à ce que les programmes audiovisuels donnent une image de la société française exempte de préjugés, qu’eu égard à la nature des faits décrits ci-dessus au regard des obligations qui s’imposent à la société requérante, la décision de sanctionner cette dernière ne porte pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression, protégée tant par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 que par l’article 10 § 1 de la Convention (...) ;
7. Considérant qu’aux termes de l’article 42-2 de la loi du 30 septembre 1986 : « Le montant de la sanction pécuniaire doit être fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages tirés du manquement, sans pouvoir excéder 3 % du chiffre d’affaires hors taxes, réalisé au cours du dernier exercice clos calculé sur une période de douze mois. Ce maximum est porté à 5 % en cas de nouvelle violation de la même obligation » ; qu’en fixant à 3 millions d’euros le montant de la sanction pécuniaire infligée à la société C8, soit à peu près les deux tiers du plafond fixé par ces dispositions compte tenu du chiffre d’affaires de cette société, le CSA n’en a pas fait une inexacte application, eu égard à la gravité des manquements commis (...). »
4. La décision du CSA du 4 avril 2019 et la décision du Conseil d’État du 28 septembre 2020
36. Estimant que le démenti de l’avocat de l’association Le Refuge (paragraphe 29 ci-dessus) démontrait que la sanction prononcée contre elle était fondée sur des faits matériellement inexacts et était donc injustifiée, la société requérante saisit le CSA d’une demande tendant au retrait de cette sanction.
37. Le CSA rejeta cette demande le 4 avril 2019, au motif que sa décision du 28 juin 2017 ne contenait aucun détail relatif aux plaignants ou aux victimes ni ne mentionnait l’épisode relaté par l’association Le refuge, et, au surplus, qu’il en allait de même de la décision du Conseil d’État du 18 juin 2018.
38. Le 28 septembre 2020, Conseil d’État rejeta le recours de la société requérante dirigé contre ce refus par une décision ainsi motivée :
« (...) parmi les nombreuses réactions critiques suscitées par la diffusion de [la] séquence du 18 mai 2017, figurait le témoignage d’une personne qui soutenait que son passage à l’antenne, lors de l’émission, avait eu pour elle des conséquences très graves. Ce récit, qui avait été largement relayé dans les médias avant que n’intervienne la sanction infligée à la société C8, fut toutefois démenti quelques mois plus tard. La société Groupe Canal Plus et la société C8 ont, en conséquence, demandé au CSA de retirer la sanction prononcée à raison de cette émission. Elles demandent l’annulation de la décision par laquelle le CSA a rejeté leur demande.
4. S’il est constant que les allégations du récit se présentant comme le témoignage d’un auditeur ayant participé à l’émission en litige étaient inexactes, il résulte de l’instruction que la sanction prononcée ne reposait que sur le contenu de cette émission et non sur ses conséquences supposées. Les sociétés requérantes ne sont, par suite, pas fondées à soutenir que la sanction dont elles demandaient le retrait a, à raison du caractère mensonger de ce récit, été prise sur le fondement de faits matériellement inexacts.
5. Elles ne sont, ainsi, pas fondées à demander l’annulation de la décision qu’elles attaquent (...). »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication
39. Les dispositions pertinentes de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, dans sa version applicable à la date des faits litigieux, sont les suivantes :
Article 3-1, alinéa 5
« Le Conseil supérieur de l’audiovisuel assure le respect des droits des femmes dans le domaine de la communication audiovisuelle. À cette fin, il veille, d’une part, à une juste représentation des femmes et des hommes dans les programmes des services de communication audiovisuelle et, d’autre part, à l’image des femmes qui apparaît dans ces programmes, notamment en luttant contre les stéréotypes, les préjugés sexistes, les images dégradantes, les violences faites aux femmes et les violences commises au sein des couples. Dans ce but, il porte une attention particulière aux programmes des services de communication audiovisuelle destinés à l’enfance et à la jeunesse. »
Article 28
« La délivrance des autorisations d’usage de la ressource radioélectrique pour chaque nouveau service diffusé par voie hertzienne terrestre autre que ceux exploités par les sociétés nationales de programme, est subordonnée à la conclusion d’une convention passée entre le Conseil supérieur de l’audiovisuel au nom de l’État et la personne qui demande l’autorisation.
Dans le respect de l’honnêteté et du pluralisme de l’information et des programmes et des règles générales fixées en application de la présente loi et notamment de son article 27, cette convention fixe les règles particulières applicables au service, compte tenu de l’étendue de la zone desservie, de la part du service dans le marché publicitaire, du respect de l’égalité de traitement entre les différents services et des conditions de concurrence propres à chacun d’eux, ainsi que du développement de la radio et de la télévision numériques de terre.
La convention porte notamment sur un ou plusieurs des points suivants : (...)
La convention (...) définit également les prérogatives et notamment les pénalités contractuelles dont dispose le Conseil supérieur de l’audiovisuel pour assurer le respect des obligations conventionnelles. Ces pénalités ne peuvent être supérieures aux sanctions prévues aux 1o, 2o et 3o de l’article 42-1 de la présente loi ; elles sont notifiées au titulaire de l’autorisation qui peut, dans les deux mois, former un recours devant le Conseil d’État (...). »
Article 42
« Les éditeurs et distributeurs de services de communication audiovisuelle et les opérateurs de réseaux satellitaires peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires et par les principes définis aux articles 1er et 3-1.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel rend publiques ces mises en demeure (...). »
Article 42-1
« Si le titulaire d’une autorisation pour l’exploitation d’un service de communication audiovisuelle ne respecte pas les obligations ci-dessus mentionnées ou ne se conforme pas aux mises en demeure qui lui ont été adressées, le Conseil supérieur de l’audiovisuel peut prononcer à son encontre, compte tenu de la gravité du manquement, une des sanctions suivantes :
1o La suspension, après mise en demeure, de l’autorisation ou d’une partie du programme pour un mois au plus ;
2o La réduction de la durée de l’autorisation dans la limite d’une année ;
3o Une sanction pécuniaire assortie éventuellement d’une suspension de l’autorisation ou d’une partie du programme, si le manquement n’est pas constitutif d’une infraction pénale ;
4o Le retrait de l’autorisation. »
Article 42-2
« Le montant de la sanction pécuniaire doit être fonction de la gravité des manquements commis et en relation avec les avantages tirés du manquement par le service autorisé, sans pouvoir excéder 3 p. 100 du chiffre d’affaires hors taxes, réalisé au cours du dernier exercice clos calculé sur une période de douze mois. Ce maximum est porté à 5 p. 100 en cas de nouvelle violation de la même obligation.
Les sanctions pécuniaires sont recouvrées comme les créances de l’État étrangères à l’impôt et au domaine. »
Article 42-7 :
Les sanctions prévues aux articles 42-1 (...) sont prononcées dans les conditions suivantes :
1o L’engagement des poursuites et l’instruction préalable au prononcé des sanctions prévues par les dispositions précitées sont assurés par un rapporteur nommé par le vice‑président du Conseil d’État, après avis du Conseil supérieur de l’audiovisuel, parmi les membres des juridictions administratives en activité, pour une durée de quatre ans, renouvelable une fois ;
2o Le rapporteur peut se saisir de tout fait susceptible de justifier l’engagement d’une procédure de sanction ;
3o Le rapporteur décide si les faits dont il a connaissance justifient l’engagement d’une procédure de sanction.
S’il estime que les faits justifient l’engagement d’une procédure de sanction, le rapporteur notifie les griefs aux personnes mises en cause, qui peuvent consulter le dossier et présenter leurs observations dans un délai d’un mois suivant la notification. Ce délai peut être réduit jusqu’à sept jours en cas d’urgence. Le rapporteur adresse une copie de la notification au Conseil supérieur de l’audiovisuel ;
4o L’instruction est dirigée par le rapporteur, qui peut procéder à toutes les auditions et consultations qu’il estime nécessaires.
Le Conseil supérieur de l’audiovisuel met à la disposition du rapporteur, dans les conditions prévues par une convention, tous les moyens nécessaires à l’accomplissement de ses fonctions. Les personnels mis à la disposition du rapporteur sont placés sous son autorité pour les besoins de chacune de ses missions ;
5o Au terme de l’instruction, le rapporteur communique son rapport, accompagné des documents sur lesquels il se fonde, à la personne mise en cause et au Conseil supérieur de l’audiovisuel.
Sauf dans les cas où la communication ou la consultation de ces documents est nécessaire à l’exercice des droits de la défense de la personne mise en cause, le rapporteur peut lui refuser la communication ou la consultation de pièces ou de certains éléments contenus dans ces pièces mettant en jeu le secret des affaires d’autres personnes. Dans ce cas, une version non confidentielle et un résumé des pièces ou éléments en cause lui sont accessibles ;
6o Le rapporteur expose devant le Conseil supérieur de l’audiovisuel, lors d’une séance à laquelle est convoquée la personne mise en cause, son opinion sur les faits dont il a connaissance et les griefs notifiés. Le cas échéant, il propose au conseil d’adopter l’une des sanctions prévues aux articles 42-1 (...). Au cours de cette séance, la personne mise en cause, qui peut se faire assister par toute personne de son choix, est entendue par le conseil, qui peut également entendre, en présence de la personne mise en cause, toute personne dont l’audition lui paraît susceptible de contribuer à son information. Cette séance se tient dans un délai de deux mois suivant la notification du rapport par le rapporteur.
Le rapporteur n’assiste pas au délibéré.
La décision du conseil prise au terme de cette procédure est motivée et notifiée aux personnes qu’elle vise et, en cas de suspension de la diffusion d’un service, aux distributeurs ou aux opérateurs satellitaires qui assurent la diffusion du service en France et qui doivent assurer l’exécution de la mesure. Sous réserve des secrets protégés par la loi, la décision du conseil est également publiée au Journal officiel (...) ».
Article 42-8
« Les éditeurs et les distributeurs de services de communication audiovisuelle peuvent former un recours de pleine juridiction devant le Conseil d’État contre les décisions du Conseil supérieur de l’audiovisuel prises en application des articles 17-1, 42-1, 42-3 et 42-4 (...). »
2. La convention du service C8 du 10 juin 2003
40. La convention conclue le 10 juin 2003 entre le CSA et la société requérante contient notamment les stipulations suivantes :
II – Obligations générales
Article 2-2-1 : responsabilité éditoriale
« L’éditeur est responsable des émissions qu’il diffuse.
Il conserve en toutes circonstances la maîtrise de son antenne. »
III – obligations déontologiques
Article 2-3-1 : principe général
« Dans le respect des principes constitutionnels de liberté d’expression et de communication ainsi que de l’indépendance éditoriale de l’éditer, celui-ci respect les stipulations suivantes
Pour l’appréciation du respect de ces stipulations, le Conseil supérieur de l’audiovisuel tient compte du genre de programme concerné. »
Article 2-3-3 : vie privée
« L’éditeur veille dans son programme :
- à ne pas inciter à des pratiques ou comportements dangereux, délinquants ou inciviques ;
. à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public ;
. à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, du sexe, de la religion, ou de la nationalité ;
. à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité qui sont celles de la république et à lutter contre les discriminations ;
. à prendre en considération, dans la représentation à l’antenne, la diversité des origines et des cultures de la communauté nationale ;
. à respecter la délibération du Conseil relative à l’exposition des produits du tabac, des boissons alcooliques et des drogues illicites à l’antenne des services de radiodiffusion et de télévision. »
Article 2-3-4 : droit de la personne
« La dignité de la personne humaine constitue l’une des composantes de l’ordre public. L’éditeur ne saurait y déroger par des conventions particulières, même si le consentement est exprimé par la personne intéressée.
L’éditeur s’engage à ce qu’aucune émission qu’il diffuse ne porte atteinte à la dignité de la personne humaine telle qu’elle est définie par la loi et la jurisprudence.
L’éditeur respecte les droits de la personne relatifs à sa vie privée, son image, son honneur et sa réputation tels qu’ils sont définis par la loi et la jurisprudence.
L’éditeur veille en particulier :
. à ce qu’il soit fait preuve de retenue dans la diffusion d’images ou de témoignages susceptibles d’humilier les personnes ;
. à éviter la complaisance dans l’évocation de la souffrance humaine, ainsi que tout traitement avilissant ou rabaissant l’individu au rang d’objet ;
. à ce que le témoignage de personnes sur des faits relevant de leur vie privée ne soit recueilli qu’avec leur consentement éclairé ;
. à ce que la participation de non-professionnels à des émissions de plateau, de jeu ou de divertissement, ne s’accompagne d’aucune renonciation de leur part, à titre irrévocable ou pour une durée indéterminée, à leurs droits fondamentaux, notamment le droit à l’image, le droit à l’intimité de la vie privée, le droit d’exercer un recours en cas de préjudicie.
Il fait preuve de mesure lorsqu’il diffuse des informations ou des images concernant une victime ou une personne en situation de péril ou de détresse. »
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
41. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR Les VIOLATIONs ALLÉGUÉEs DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
42. La société requérante se plaint de violations de l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
43. La Cour constate que le Gouvernement ne conteste pas la recevabilité des requêtes. Elle juge néanmoins nécessaire d’apporter les précisions suivantes sur l’applicabilité de l’article 10.
44. La première des séquences litigieuses, diffusée le 7 décembre 2016, montre l’animateur de l’émission « Touche pas à mon poste », C.H., en train de jouer à un jeu avec l’une des chroniqueuses, qui consistait, alors qu’elle avait les yeux fermés, à lui prendre la main et à la poser sur une partie de son corps, en l’invitant à deviner de quelle partie de son anatomie il s’agissait. Après avoir posé la main de la chroniqueuse sur sa poitrine et son bras, il l’avait posée sur son pantalon, au niveau de l’entrejambe. La seconde des séquences litigieuses, diffusée le 18 mai 2017, montre ce même animateur s’entretenir au téléphone, dans le cadre d’un canular, avec des personnes qui téléphonaient pour répondre à une fausse annonce à connotation sexuelle qu’il avait publiée sous une identité fictive sur un site internet de rencontre, et échanger avec eux, en recourant à la caricature stéréotypée d’une personne homosexuelle, des propos personnels et, pour certains, sexuellement explicites.
45. La Cour constate que les séquences litigieuses relevaient du pur divertissement, sans aucune ambition de porter un message, une information, opinion ou idée, au sens de cette disposition ou de prendre part à un débat sur une question d’intérêt général, et avaient, dans le cadre d’une émission diffusée sur une chaîne de télévision commerciale, pour objet d’obtenir l’audience la plus large possible afin de générer des recettes publicitaires.
46. La Cour renvoie ensuite notamment, aux affaires Sigma Radio Television Ltd c. Chypre (nos 32181/04 et 35122/05, §§ 32, 203-210, 21 juillet 2011) et Sekmadienis Ltd. c. Lituanie (no 69317/14, § 76, 30 janvier 2018). Dans la première, une société exploitant une chaine de télévision avait été sanctionnée en raison de propos tenus par des acteurs incarnant des personnages de fiction dans le cadre d’une série télévisée de divertissement diffusée sur ses ondes. Dans la seconde, une enseigne de prêt-à-porter s’était vue infliger une amende pour avoir diffusé des publicités jugées contraires à la morale publique. Dans ces affaires, la Cour a examiné au fond les griefs tirés d’une violation de l’article 10 tout en constatant dans l’affaire Sigma Radio Television Ltd qu’il s’agissait d’une émission de simple divertissement et, dans l’affaire Sekmadienis, que les publicités en causes poursuivaient un but commercial et n’étaient pas destinées à contribuer à un débat public sur une question d’intérêt général.
47. L’article 10 peut donc trouver à s’appliquer lorsque, comme en l’espèce, n’est en jeu ni l’expression d’une opinion ou d’une idée, ni la diffusion ou la réception d’une information. Toutefois, dans pareille hypothèse, en ce qui concerne l’appréciation de la nécessité de l’ingérence litigieuse, la Cour reconnaît à l’État une large marge d’appréciation (paragraphe 84 ci-dessous).
48. Ceci étant, constatant que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées ni irrecevables pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) La société requérante
49. La société requérante ne conteste pas que les sanctions litigieuses étaient prévues par la loi et qu’elles poursuivaient un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 10. Elle soutient en revanche qu’elles n’étaient pas « nécessaires, dans une société démocratique ».
1. Requête no 58951/18
50. La société requérante souligne que l’État défendeur justifie la sanction qui lui a été infligée par la considération que la séquence litigieuse banaliserait un comportement répréhensible et que la chroniqueuse de l’émission, en situation de subordination, n’aurait pas donné son consentement. Ce faisant, l’État aurait omis de prendre en compte les critères imposés par la jurisprudence : le contexte de l’émission, l’intention recherchée, la perception du public, la nature publique ou non du personnage concerné. Selon elle, l’application de ces critères aboutirait aux constats suivants : la séquence incriminée met en scène une chroniqueuse professionnelle, c’est-à-dire une personnalité publique participant à une émission de divertissement, le caractère public invitant à plus de souplesse ; elle consiste à filmer les coulisses de l’émission pour montrer aux téléspectateurs ce qui se passe hors antenne ; elle met en scène un simple jeu qui n’a aucune connotation humiliante ou sexuelle et auquel la chroniqueuse a consenti, comme le montre le fait qu’elle n’était pas choquée. La société requérante ajoute que le fait que la chroniqueuse était la subordonnée de l’animateur est sans incidence dès lors que le jeu auquel ils se sont livrés relève des habituelles gamineries auxquelles ils s’adonnent durant les pauses. Elle déclare aussi ne pas voir en quoi la séquence litigieuse renverrait à une image stéréotypée de la femme ; elle estime qu’il est sexiste de penser qu’une femme ne peut choisir volontairement de jouer à un tel jeu. D’après elle, considérer qu’une telle séquence porte atteinte au droit des femmes conduit à faire l’amalgame entre l’humour et des situations véritablement attentatoires au droit des femmes, telles que les violences, les discriminations et les stéréotypes.
51. Renvoyant aux arrêts Sousa Goucha c. Portugal (no 70434/12, 22 mars 2016), et Sekmadienis Ltd. (précité), la société requérante rappelle que l’absence de contribution à un débat d’intérêt général ne saurait avoir pour effet de laisser l’État bafouer la liberté d’expression.
52. Selon la requérante, la sanction qui lui a été infligée a été détournée de son objet. Elle s’inscrirait en effet dans le contexte particulier du mouvement #metoo, et l’État défendeur aurait voulu montrer en infligeant une sanction importante qu’il n’ignorait pas la cause des femmes.
53. La requérante fait en outre valoir que la sanction est disproportionnée, indiquant qu’elle a généré pour elle un préjudice qu’elle évalue dans ses demandes au titre de l’article 41 à 13 060 000 EUR : 2 620 000 EUR au titre de la perte de recette en juin 2017 et 10 440 000 EUR au titre de la perte de chiffre d’affaires, consécutif à la perte d’annonceurs publicitaires et du préjudice d’image à compter de septembre 2017 (1 250 000 EUR en 2017, 3 310 000 EUR en 2018 et 5 880 000 EUR en 2022). Elle produit à l’appui de cette évaluation un document intitulé « avis sur le préjudice subi par la chaîne C8 en raison des sanctions prononcées par le CSA en juin 2017 » rédigé en janvier 2019 par un cabinet d’expertise et de conseil qu’elle a missionné à cet effet. La société requérante note à cet égard qu’en vertu du principe de proportionnalité, le rapporteur indépendant devant le CSA et la rapporteure publique devant le Conseil d’État avaient proposé une sanction de seulement 50 000 EUR, et que la sanction prononcée contre elle est soixante-dix fois plus importante que la sanction financière maximale prononcées jusque-là pour des faits infiniment plus graves. Elle se réfère à cet égard à la sanction de 50 000 EUR prononcée en 2008 contre la radio Skyrok pour la description à l’antenne entre 21 heures et 22 heures 30 en termes crus et détaillés de pratiques sexuelles, la sanction de 10 000 EUR prononcée contre la radio Ado.FM en 2006 pour des propos diffusés à 18 heures soit à une heure de grande écoute, relatant des scènes de torture de manière détaillée, crue et complaisante, et « susceptibles de nuire gravement à l’épanouissement physique, mentale ou moral des mineurs, la sanction de 25 000 EUR prononcée contre Radio Courtoisie en 2017, pour avoir multiplié pendant près de vingt ans des propos incitant à la haine, la discrimination, l’homophobie et à la xénophobie, et à la simple diffusion d’un communiqué de presse décidée en 2017 contre France Télévision pour avoir porté atteinte à la dignité des victimes des attentats de Nice en les interviewant, encore sous le choc, à proximité du cadavre de leurs proches.
54. La requérante estime aussi que la circonstance que le CSA l’a avertie plusieurs fois avant de la sanctionner – pour des faits au demeurant différents – n’a pas d’incidence sur la proportionnalité de la sanction, celle‑ci devant être appréciée non au regard de faits passés que le CSA n’a pas poursuivis mais au regard des seuls faits ayant été sanctionnés. Elle ajoute qu’il était arbitraire de prendre contre elle une mesure de suspension des séquences publicitaires alors que le comportement qui lui était reproché était sans rapport avec la publicité sur son antenne, et que cette sanction a été décidée à l’aveugle, le CSA ne disposant pas des éléments qui lui auraient permis de mesure son impact.
2. Requête no 1308/19
55. La société requérante souligne que l’État défendeur justifie la sanction qui lui a été infligée par la considération que la séquence portait atteinte à la vie privée des personnes passées à l’antenne et véhiculait des préjugés et caricatures sur les homosexuels. Ce faisant, il aurait omis de prendre en compte les critères imposés par la jurisprudence : le contexte de l’émission, l’intention recherchée, la perception du public. Selon elle, la séquence ne porte pas atteinte à la vie privée des intéressés. Elle observe que deux des sept personnes passées à l’antenne savaient qu’il s’agissait d’un canular et que les autres n’ont livré que des informations très générales, qui ne rendait pas leur identification possible : un prénom, un âge, un métier et une ville. Elle ajoute que la séquence ne véhiculait aucun préjugé répréhensible et que son caractère caricatural ne justifiait pas une sanction, la Convention protégeant le droit à la caricature, d’autant moins que l’animateur n’a fait que jouer le rôle d’un personnage bisexuel qu’il incarne dans plusieurs émissions de télévision ou de radio, dont la gestuelle était exagérée pour faire rire. Elle renvoie à l’affaire Sousa Goucha précitée, soulignant que la Cour a jugé que l’humour, qui joue sur les caricatures et les stéréotypes et qui grossit ou exagère les traits, ne constitue pas en soi un acte de stigmatisation ou de discrimination, ainsi qu’aux conclusions du rapporteur public devant le Conseil d’État. Selon elle, le « téléspectateur raisonnable » pouvait d’autant moins s’y tromper que l’animateur est connu pour ses positions en faveur de la tolérance. Elle ajoute qu’il a présenté ses excuses dès le lendemain de la diffusion et a donné la parole aux associations de lutte contre l’homophobie, et qu’un spot sur ce sujet a été diffusé pendant la publicité de l’émission « Touche pas à mon poste ». Elle soutient que les réactions négatives nées après la diffusion de la séquence résultent de déclarations mensongères faites par le bénévole d’une association de lutte contre l’homophobie, dont le CSA aurait tenu compte sans discernement et sans chercher à savoir si les faits dénoncés par cette personne étaient vrais.
56. Afin de démontrer la disproportion de la sanction prise contre elle, la société requérante fait valoir que des sanctions moindres ont été prononcées dans des affaires beaucoup plus graves, renvoyant à cet égard aux mêmes exemples que ceux qu’elle donne dans le cadre de la requête no 58951/18. Elle ajoute que les sanctions plus importantes prononcées par le CSA sont des sanctions de 6 400 000 EUR contre la chaîne de télévision TF1 pour non‑respect de ses engagements de diffusion d’œuvres en français, 200 000 EUR contre la station de radio Skyrock pour manquement à la protection de l’enfance, 150 000 EUR contre la chaîne de télévision M6 pour violation des règles sur la publicité et 100 000 EUR contre France Télévision pour avoir fait l’annonce erronée de la mort d’un enfant lors du journal de 13 heures.
57. La société requérante reproche aussi au CSA et au Conseil d’État d’avoir rejeté sa demande tendant au retrait de la sanction, fondée sur la découverte du caractère mensonger du témoignage du président de l’association Le Refuge, selon lequel un jeune homme piégé dans cette émission aurait été reconnu par des membres de sa famille, menacé par certains d’entre eux et expulsé du domicile familial. Premièrement, le rejet de sa demande reposerait sur une appréciation inexacte des faits, dès lors qu’il ressortirait des pièces du dossier que, contrairement à ce qu’a jugé le Conseil d’État, ce témoignage mensonger aurait été déterminant. Deuxièmement, le Conseil d’État n’aurait pas démontré en quoi la découverte de ce mensonge n’était pas de nature à remettre en cause l’appréciation de la gravité du comportement qui lui était reproché, et aurait omis de procéder à la balance des intérêts en présence. Troisièmement, dans la mesure où un élément constitutif de la faute reprochée à la requérante faisait défaut, les autorités nationales auraient dû procéder à un réexamen de la proportionnalité de la sanction, qui n’était plus en corrélation avec la gravité des manquements constatés.
b) Le Gouvernement
58. Le Gouvernement reconnaît qu’il y a eu des ingérences dans l’exercice de la liberté d’expression de la société requérante. Il soutient cependant qu’elles étaient prévues par la loi, poursuivaient des buts légitimes et étaient nécessaires, dans une société démocratique, pour les atteindre.
1. Requête no 58951/18
59. S’agissement du fondement légal de l’ingérence, le Gouvernement renvoie aux articles 3-1, 28 et 42-1 de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. Il soutient par ailleurs qu’elle avait pour but légitime la protection des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2, ceux des femmes. Il fait valoir sur ce dernier point que la séquence diffusée renvoyait une image stéréotypée des femmes et laissait penser que le consentement d’une femme n’était pas requis dans une situation telle que celle qu’elle montrait, en contradiction avec le travail éducatif conduit en France tout particulièrement après des jeunes pour leur inculquer des valeurs d’égalité entre femmes et hommes et de respect d’autrui. D’après lui, « sa diffusion était par conséquent susceptible de contribuer aux violences symboliques et réelles qui touchent les femmes ».
60. Le Gouvernement soutient ensuite que la sanction infligée à la requérante par le CSA était nécessaire pour atteindre ce but et fondée sur des motifs pertinents et suffisants.
61. Le Gouvernement fait valoir que le CSA a pris en compte plusieurs éléments : le fait que le geste de l’animateur avait une connotation sexuelle et qu’il avait procédé par surprise sans avoir préalablement recueilli le consentement de la chroniqueuse ; le fait que cette dernière était en situation de subordination ; le fait que le geste de l’animateur véhiculait une image stéréotypée de la femme en la réduisant à un objet sexuel et aboutissait à banaliser ce type de comportement, pourtant susceptible de revêtir une qualification pénale. Selon le Gouvernement, les motifs retenus par le Conseil d’État, qui visaient le défaut de maîtrise de l’antenne par la chaîne et la diffusion d’images stéréotypées sexistes et dégradantes à l’égard des femmes, sont suffisants et pertinents, et répondent aux exigences de la jurisprudence de la Cour, alors même que l’émission dont il s’agit est une émission de divertissement humoristique.
62. Le Gouvernement ajoute que la séquence litigeuse n’avait ni pour objet ni pour effet de concourir à un quelconque débat d’intérêt général, de sorte qu’aucune expression d’idée ou d’opinion n’a été entravée.
63. Il considère en outre que la nécessité de la sanction doit être appréciée à l’aune de l’important impact de l’émission sur le jeune public, faisant valoir notamment que l’émission du 7 décembre 2016 au cours de laquelle la séquence litigieuse a été diffusée a réalisé une audience moyenne d’un million et-demi de téléspectateurs, y compris 226 000 mineurs, dont 96 000 avaient moins de 11 ans, et 76 000 entre 11 et 14 ans. Le Gouvernement ajoute qu’une éventuelle preuve du consentement de la chroniqueuse serait sans incidence dès lors que la sanction infligée ne visait pas la protection des droits individuels de celle-ci mais le respect des droits des femmes, et tendait plus particulièrement à lutter contre la diffusion sur les services de communication audiovisuelle de stéréotypes, préjugés sexistes et images dégradantes.
64. Le Gouvernement considère également que la circonstance que la chroniqueuse était une personnalité publique n’est pas pertinente et que, plutôt que d’exonérer la requérante de sa responsabilité, la diffusion de la séquence dans le cadre d’une émission de divertissement l’aggrave dans la mesure où elle contribue à banaliser dans l’esprit des téléspectateurs, en particulier des plus jeunes, des comportements inappropriés voire pénalement répréhensibles.
65. En dernier lieu, renvoyant à l’arrêt Fuentes Bobo c. Espagne (no 39293/98, 29 février 2000) a contrario le Gouvernement souligne que la séquence litigieuse avait été préenregistrée, si bien que sa diffusion résulte d’un choix éditorial plutôt que d’un incident imputable aux aléas du direct, ce qui renforce la responsabilité de la chaîne requérante.
66. Enfin, le Gouvernement soutient que la sanction était proportionnée au but poursuivi. Il considère tout d’abord que la requérante a surévalué son coût, qui se limiterait, selon l’estimation du CSA, à une perte de recettes publicitaires durant les deux semaines de suspension de 1 970 000 EUR. Quant au préjudice allégué par la société requérante au-delà de juin 2017, le Gouvernement déclare contester fermement les tentatives de cette dernière d’agréger à son prétendu préjudice des événements largement postérieurs et dénués de tout lien avec la sanction prononcée, tels qu’un prétendu désistement des annonceurs, et considère qu’elle n’apporte pas d’élément démontrant un quelconque préjudice d’image. Il souligne ensuite que la somme de 1 970 000 EUR ne représente qu’environ 1,3 % du chiffre d’affaires de la société requérante (qui était d’environ 150 000 000 EUR en 2016), loin du plafond de 3 % prévu par l’article 42-2 de la loi 30 septembre 1986 (soit en l’espèce 4 500 000 EUR), et que la suspension des séquences publicitaires n’était pas la sanction la plus importante que le CSA pouvait prononcer, l’article 42-1 de cette même loi prévoyant par exemple le retrait ou la réduction de la durée de l’autorisation de diffusion ou la suspension. Il rappelle en outre que la diffusion de la séquence portait manifestement atteinte aux droits des femmes, et que la société requérante s’était antérieurement et dans un bref laps de temps rendue responsable de plusieurs manquements de mêmes nature et gravité, à un horaire de diffusion susceptible d’attirer de larges audiences parmi le jeune public. Il considère que le fait que la société requérante n’a pas tenu compte des avertissements que le CSA lui avait adressés à ces occasions justifiait que ce dernier intervienne avec fermeté. Il estime par ailleurs que le choix de suspendre les séquences publicitaires était pertinent car il permettait d’associer directement l’émission en cause – programme « phare » de C8, ayant donné lieu à plusieurs débordements ayant nécessité des interventions du CSA – à la sanction. Selon lui, la sanction de 50 000 EUR proposée par le rapporteur indépendant devant le CSA puis la rapporteure publique devant le Conseil d’État, représentant environ 0,03 % du chiffre d’affaires de la société requérante, n’aurait pas eu d’effet dissuasif. Le Gouvernement ajoute que le montant de la sanction infligée à la société requérante n’a rien d’extraordinaire au vu des sanctions prononcées dans d’autres affaires. Il se réfère notamment aux sanctions (en euros constants) de 950 000 EUR prononcées en 1989 contre la société La Cinq et de plus de 1 000 000 EUR et de 7 000 000 EUR prononcées en 1992 contre la société TF1. Il indique aussi que la sanction de 25 000 EUR prononcée en 2017 contre Radio Courtoisie que mentionne la requérante représentait 3 % du chiffre d’affaires de cette station de radio.
2. Requête no 1308/19
67. S’agissant du fondement légal de l’ingérence, le Gouvernement renvoie aux articles 28, 42-1 et 42-2 de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, ainsi qu’aux articles 2-3-3 et 2‑3‑4 de la convention du service C8 du 10 juin 2003. Il soutient par ailleurs qu’elle avait pour but légitime la protection « des droits d’autrui », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, dès lors qu’elle visait à sanctionner un comportement discriminatoire et préjudiciable aux droits de la personne en matière de vie privée, d’image, d’honneur ou de réputation.
68. Le Gouvernement soutient ensuite que la sanction infligée à la requérante par le CSA était nécessaire pour réaliser ce but et était fondée sur des motifs pertinents et suffisants.
69. Il fait valoir que le CSA a pris en compte plusieurs éléments : l’absence de procédé technique de nature à rendre méconnaissable la voix des personnes mises à l’antenne sans y avoir préalablement consenti ou même avoir été informées de la diffusion de ces conversations ; la diffusion d’informations personnelles ; la teneur des propos tenus par l’animateur, à savoir la crudité marquée des termes employés, dévoilant l’intimité de ces personnes et exposant leur vie privée ; le résultat, véhiculant une image caricaturale et stéréotypée des personnes homosexuelles de nature à encourager les préjugés et les discriminations à leur encontre.
70. Le Gouvernement met l’accent sur les éléments suivants. En premier lieu, plusieurs victimes du canular téléphonique ont livré publiquement, dans le cadre d’une émission diffusée en direct, des informations identifiantes (lieu de résidence, âge, profession, prénom, voire nom de famille, caractéristiques physiques) et se sont prêtées à l’antenne, dans une émission bénéficiant d’une audience importante, à des confidences intimes relatives à leur sexualité sans avoir été informées de la diffusion publique de leurs propos, et sans que la société requérante n’ait pris aucune mesure pour protéger leur identité et leur intimité. En deuxième lieu, la séquence litigieuse, qui avait pour objet de révéler, en piégeant des individus à leur insu, des pratiques sexuelles relevant de l’ordre de l’intime, ne relevait ni de la satire sociale ni du spectacle, et a conduit à véhiculer des stéréotypes de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle. En troisième lieu, alors que la révélation publique de l’orientation homosexuelle ou bisexuelle d’un individu peut entraîner de graves conséquences dans son existence, la requérante a piégé à l’antenne des personnes homosexuelles ou bisexuelles, sans se préoccuper de savoir si elles avaient rendu leur orientation sexuelle publique. En quatrième lieu, la séquence litigieuse n’avait ni pour objet, ni pour effet de participer à un débat d’intérêt général si bien que l’intervention du CSA n’a entravé l’expression d’aucune idée ou opinion particulière. En cinquième lieu, la séquence litigieuse, qui a été diffusée le lendemain de la journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, a été regardée par 740 000 téléspectateurs, dont 30 000 âgés de 4 à 10 ans et 20 000 âgés de 11 et 14 ans, et a donc eu un impact important auprès du jeune public. En sixième lieu, la circonstance que le témoignage d’un auditeur faisant état de la gravité des conséquences de son passage dans l’émission a été finalement démenti est sans incidence sur la teneur des faits reprochés à la société requérante, la sanction prononcée par le CSA n’étant pas fondée, ainsi que l’a jugé le Conseil d’État, sur les conséquences supposées de l’émission mais sur le contenu de cette dernière. Le caractère mensonger de ce témoignage ne saurait dès lors affecter l’exactitude matérielle des faits sur lesquels repose la sanction litigieuse. En septième lieu, la circonstance que la séquence a été diffusée dans le cadre d’une émission de divertissement n’est pas de nature à exonérer la requérante de sa responsabilité. En huitième lieu, la responsabilité de la requérante est renforcée par le fait que la séquence avait été planifiée, si bien que sa diffusion résultait d’un choix éditorial.
71. S’agissant de la proportionnalité de la sanction prononcée par rapport au but poursuivi, le Gouvernement rappelle que la diffusion de la séquence donnait une image caricaturale et stéréotypée des personnes homosexuelles et portait atteinte à la vie privée des personnes qui y ont participé, et que le CSA avait déjà dû intervenir à de multiples reprises vis-à-vis de la requérante. Selon lui, la répétition des manquements malgré de tels avertissements, et dans le cadre d’une émission susceptible d’attirer de larges audiences parmi le jeune public, justifiait que le CSA intervienne de manière ferme à l’égard de la requérante. Le Gouvernement considère en outre que le montant de la sanction infligée à la requérante était raisonnable et proportionné, et que l’appréciation des faits en l’espèce par le CSA et le Conseil d’État n’a été ni arbitraire ni manifestement déraisonnable, et n’a pas dépassé la marge d’appréciation conférée aux autorités nationales. Il souligne que le montant de la sanction, 3 000 000 EUR, correspond à seulement 1,98 % du chiffre d’affaires de la société requérante en 2016, qui était d’environ 150 000 000 EUR, ce qui est nettement inférieur au maximum légal de 3 %. Il ajoute qu’il doit être mis en rapport avec la gravité des faits en cause, constitutifs d’une atteinte au droit au respect de la vie privée des victimes du canular et à l’objectif de lutte contre les discriminations, dans le cadre d’une émission très regardée, notamment par des jeunes. Renvoyant aux mêmes exemples que ceux qu’il évoque dans ses observations sur la requête no 58951/18, le Gouvernement fait enfin valoir que le montant de la sanction infligée à la société requérante n’a rien d’extraordinaire au vu des sanctions prononcées dans d’autres affaires.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
72. Renvoyant à l’affaire Sigma Radio Televison LTD (précité, § 204), la Cour reconnaît que les sanctions prononcées par le CSA contre la société requérante constituent des ingérences d’une autorité publique dans l’exercice du droit garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
b) Sur la justification des ingérences
73. Pareilles ingérences enfreignent la Convention si elles ne remplissent pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 10. Il y a donc lieu de déterminer si elles étaient « prévues par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaires, dans une société démocratique, pour les atteindre ».
1. « Prévues par la loi »
74. La Cour note que la société requérante ne conteste pas que les sanctions litigieuses étaient prévues par la loi.
75. Sur ce point, la Cour relève que l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication prévoit que le CSA peut, lorsque le titulaire d’une autorisation pour l’exploitation d’un service de communication audiovisuelle ne se conforme pas à des mises en demeure qu’il lui avait adressées, prononcer à son encontre la suspension d’une partie du programme pour un mois au plus, ou une sanction pécuniaire. Elle relève ensuite que la suspension de séquences publicitaires décidée le 7 juin 2017 par le CSA à la suite de la diffusion de l’émission du 7 décembre 2016 était fondée sur un manquement aux dispositions de l’article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 et de l’article 2-2-1 de la convention du 10 juin 2003, et que le CSA avait antérieurement mis la société requérante en demeure de respecter ces dispositions (requête no 58951/18). Il en va de même de la sanction pécuniaire prononcée le 26 juillet 2017 par le CSA à la suite de la diffusion de l’émission du 18 mai 2017, pour manquement aux dispositions des articles 2-3-3 et 2-3-4 de la convention du 10 juin 2003 (requête no 1308/19). Il s’ensuit que les ingérences litigieuses étaient prévues par la loi.
2. « But légitime »
76. La société requérante ne conteste pas davantage que les sanctions litigieuses poursuivaient un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 10.
77. Sur ce point, la Cour relève que les mesures litigieuses visaient à sanctionner la société requérante à la suite de la diffusion sur son antenne de séquences jugées, s’agissant de la première, attentatoire à l’image des femmes et, s’agissant de la seconde, de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle et à porter atteinte à la vie privée, à l’image, à l’honneur ou à la réputation. Il s’ensuit que les ingérences litigieuses visaient à la protection des droits d’autrui, au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.
3. « Nécessaires, dans une société démocratique »
α) Principes généraux
78. Les principes suivants ont été dernièrement rappelés par la Grande Chambre dans l’arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldova [GC] (no 28470/12, § 177, 5 avril 2022) :
« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...).
ii. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.
iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux autorités nationales compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (...) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (...). »
79. L’expression sur un sujet d’intérêt général bénéficie d’un niveau élevé de protection. Les États défendeurs ne disposent alors que d’une marge d’appréciation restreinte (voir, par exemple, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016, ainsi que les références qui y figurent). Leur marge d’appréciation est élargie en l’absence de contribution ou de participation à un débat d’intérêt général (voir, par exemple, Hachette Filipacchi Associés (Ici Paris) c. France, no 12268/03, §§ 43 et 55, 23 juillet 2009).
80. La Cour a également précisé que les États disposent d’une ample marge d’appréciation dès lors qu’est en cause un discours commercial et publicitaire (Sekmadienis Ltd., précité, §§ 73 et 76).
81. L’équité de la procédure, les garanties procédurales accordées au requérant et la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression (voir, par exemple, Baka, précité, §§ 159 et 161, ainsi que les références qui y figurent).
82. Lorsque le droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention doit être mis en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé à l’article 8 de la Convention, l’issue ne saurait varier selon que la requête a été portée devant la Cour sous l’angle de l’article 8 ou sous l’angle de l’article 10, ces droits méritant en principe un égal respect. Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son appréciation à la leur (voir, par exemple, Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, § 198, CEDH 2015 (extraits)).
β) Application de ces principes aux cas d’espèce
‒ Considérations liminaires
83. En premier lieu, la Cour souligne que, s’agissant des deux ingérences litigieuses, la société requérante a bénéficié de garanties procédurales. Conformément aux dispositions de l’article 42-7 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, les procédures de sanction ont en effet été précédées d’une mise en demeure, et la décision de les engager a été prise par un rapporteur indépendant, membre de la juridiction administrative, nommé par le vice-président du Conseil d’État. Dans chacune des deux affaires, à l’issue d’une instruction contradictoire dans le cadre de laquelle la société requérante a pu présenter ses observations, le rapporteur indépendant a rédigé un rapport circonstancié, exposant les faits, les griefs et la procédure, se prononçant sur la matérialité des faits et leur gravité, et comportant une proposition de sanction. Une audience contradictoire a ensuite eu lieu devant le CSA, au cours de laquelle il a entendu le rapporteur indépendant, des représentants de la société requérante et l’avocat de celle‑ci, et à l’issue de laquelle ont été prises les sanctions litigieuses dont la motivation comporte les circonstances de fait et de droit sur lesquelles s’est fondée cette autorité administrative indépendante. La société requérante a eu la possibilité de contester ces décisions devant un organe judiciaire investi d’un pouvoir de pleine juridiction en saisissant le Conseil d’État de recours en annulation, qui ont été rejetés par deux décisions motivées, à l’issue d’une procédure contradictoire dont la société requérante ne met pas en cause l’équité.
84. En deuxième lieu, la Cour rappelle (paragraphe 45 ci-dessus), que les séquences litigieuses n’étaient porteuses d’aucune information, opinion ou idée, au sens de l’article 10 de la Convention. Rien de ce qui y est exprimé, que ce soit par les mots, les comportements ou les images, ne se rattache en effet d’une quelconque manière à un sujet d’intérêt général. Elles s’inscrivent dans le cadre d’une émission de pur divertissement qui n’a d’autre ambition que d’attirer, dans un but commercial, le plus large public possible, y compris au moyen de mises en scènes délibérément provocatrices, voire choquantes. La Cour en déduit que l’État défendeur disposait d’une large marge d’appréciation (comparer avec, précités, Hachette Filipacchi Associés, §§ 43 et 55, et Sekmadienis Ltd., § 76) pour juger de la nécessité de sanctionner la société requérante, au titre de la protection des droits d’autrui, en raison du contenu de ces séquences.
85. S’agissant, en troisième lieu, de la circonstance, mise en avant par la société requérante, que les séquences litigieuses se voulaient humoristiques et s’inscrivaient dans le cadre d’une émission de pur divertissement, la Cour rappelle que, si le discours humoristique ou les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, y compris lorsqu’ils se traduisent par la transgression ou la provocation, et qu’elles ne peuvent être appréciées ou censurées à l’aune des seules réactions négatives ou indignées qu’elles sont susceptibles de générer, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de cette disposition. Le droit à l’humour ne permet pas tout, et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume, selon les termes de ce paragraphe, « des devoirs et des responsabilités » (voir, dans un autre contexte, Z.B. c. France, no 46883/15, §§ 56-57, 2 septembre 2021).
‒ Sur le principe des sanctions litigieuses
La sanction prononcée le 7 juin 2017
86. La Cour relève que, pour sanctionner la société requérante en raison de la séquence du 7 décembre 2016, le CSA a notamment retenu que cette séquence portait atteinte à l’image des femmes dans la mesure où elle consistait, dans le cadre d’une relation hiérarchique de travail, en un geste à connotation sexuelle évidente, effectué par un homme sans le consentement explicite de la chroniqueuse, renvoyant, ce faisant, une image stéréotypée et dégradante de la femme. Dans le cadre du recours de pleine juridiction dont il a été saisi à l’encontre de cette décision, le Conseil d’État a procédé à la même qualification juridique des faits litigieux. Après avoir, relevé que dans cette séquence C.H. jouait avec une chroniqueuse à lui faire toucher, pendant qu’elle gardait les yeux fermés, diverses parties de son corps qu’elle devait ensuite identifier, qu’après lui avoir fait toucher sa poitrine et son bras, il avait posé sa main sur son entrejambe, et que celle-ci avait réagi en se récriant puis en relevant le caractère habituel de ce type de geste, il a considéré que la mise en scène d’un tel comportement, procédant par surprise, sans consentement préalable de l’intéressée et portant, de surcroît, sur la personne d’une chroniqueuse placée en situation de subordination vis-à-vis de l’animateur et producteur, ne pouvait que banaliser des comportements inacceptables susceptibles de faire l’objet, dans certains cas, d’une incrimination pénale. Ajoutant qu’elle plaçait la personne concernée dans une situation dégradante et, présentée comme habituelle, ce qui tendait à donner de la femme une image stéréotypée la réduisant à un statut d’objet sexuel, il a conclu qu’eu égard notamment à la nature des faits et aux obligations qui s’imposaient à la société requérante, la décision de la sanctionner ne portait pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression.
87. La Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants.
88. En particulier, au vu de la séquence litigieuse, elle considère que la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci a suscités véhiculent une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes. Or les stéréotypes constituent souvent la base de la discrimination et de l’intolérance, et sont utilisés par ceux qui prétendent justifier celles-ci. La Cour a, à de nombreuses reprises, souligné que la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important des États membres du Conseil de l’Europe (voir, par exemple, Carvalho Pinto de Sousa Morais c. Portugal, no 17484/15, § 46, 25 juillet 2017).
La sanction prononcée le 26 juillet 2017
89. La Cour relève que la décision du CSA de sanctionner la société requérante en raison de la séquence du 18 mai 2017, repose sur le constat, d’une part, qu’elle véhiculait des stéréotypes de nature à stigmatiser un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle et, d’autre part, qu’elle avait porté atteinte au droit au respect de la vie privée de plusieurs des victimes du canular téléphonique. Sur le premier point, le CSA s’est fondé sur les éléments suivants : après avoir publié une petite annonce sur un site de rencontre dans laquelle il se présentait comme une personne bisexuelle désireuse de faire des rencontres et, le cas échéant, d’avoir des relations sexuelles, C.H. avait discuté en direct avec plusieurs personnes qui y avaient répondu, en les encourageant à tenir des propos d’une crudité appuyée, afin de les tourner en dérision auprès du public, et en adoptant une posture et une voix très efféminées et maniérées, visant à donner une image caricaturale des personnes homosexuelles. Sur le second point, le CSA s’est appuyé sur le fait que les victimes du canular téléphonique avaient livré des informations personnelles et s’étaient prêtées à des confidences intimes relatives à leur sexualité sans avoir été informées de la diffusion publique de leurs propos, ni a fortiori consenti à cette diffusion, et alors que la société requérante n’avait mis en place aucun procédé technique destiné à protéger leur identité et leur intimité afin d’éviter qu’elles puissent être reconnues. Dans le cadre du recours de pleine juridiction dont il a été saisi à l’encontre de cette décision, le Conseil d’État a procédé à la même qualification juridique des faits litigieux et a conclu qu’eu égard notamment à la nature des faits et aux obligations qui s’imposaient à la société requérante, la décision de la sanctionner ne portait pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression.
90. De même que pour la séquence du 7 décembre 2016, la Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants.
91. Au vu de la séquence litigieuse, elle considère que, tant par son principal objet que par l’attitude de l’animateur vedette et la situation dans laquelle il a délibérément placé les personnes qu’il avait piégées, le canular téléphonique véhicule une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles. La Cour renvoie aux développements relatifs aux stéréotypes qui figurent au paragraphe 88 ci-dessus. Elle rappelle aussi que le pluralisme et la démocratie reposent sur la reconnaissance et le respect véritables de la diversité, et qu’une interaction harmonieuse entre personnes et groupes ayant des identités différentes est essentielle à la cohésion sociale (voir, par exemple, Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 107, 14 janvier 2020).
92. En outre, il est manifeste que la diffusion à la télévision de propos d’une personne relatifs à ses préférences ou pratiques sexuelles ou à son anatomie intime, sans son consentement préalable et sans dispositif destiné à prévenir son identification, constitue une atteinte à sa vie privée. La liberté d’expression dont la société requérante se prévaut au titre de l’article 10 doit donc ici être mise en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé par l’article 8 de la Convention, étant rappelé, d’une part, que l’article 8 met à la charge des États parties l’obligation positive de garantir le respect de ce droit, jusque dans les relations des individus entre eux (voir, par exemple, Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013), et, d’autre part, que l’issue de cette mise en balance ne saurait varier selon que l’on examine les faits sous l’angle de la première ou de la seconde de ces dispositions (paragraphe 82 ci-dessus). Compte-tenu de la large marge d’appréciation dont l’État défendeur disposait en l’espèce au regard de l’article 10 de la Convention (paragraphe 84 ci‑dessus) et du fait que des éléments intimes de la vie privée des victimes du canular se sont trouvés exposés au public, la Cour souscrit à la solution retenue par le CSA et le Conseil d’État qui, après avoir souligné que la séquence litigieuse véhiculait des stéréotypes de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles, ont fait prévaloir le droit au respect de la vie privée des personnes piégées par le canular téléphonique sur la liberté d’expression de la société requérante.
93. La présente affaire se distingue de l’affaire Sousa Gucha précitée dont se prévaut la société requérante. Dans cette affaire, les juridictions internes avaient rejeté la plainte pour diffamation et insulte déposée par un présentateur de télévision célèbre, qui avait publiquement déclaré son orientation sexuelle, contre une chaîne de télévision, en raison d’une allusion moqueuse à son homosexualité dans une émission télévisée de divertissement. Estimant que les juridictions internes avaient ménagé un juste équilibre entre le droit au respect de la vie privée du premier et la liberté d’expression de la seconde, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 8. Mais, dans cette affaire, était en cause une moquerie à l’encontre d’une personnalité publique, alors qu’en l’espèce, le litige est relatif à un canular téléphonique qui a piégé des anonymes en cherchant à ce qu’elles exposent leur intimité à la télévision, y compris en allant jusqu’à révéler des éléments identifiants. Le degré d’intrusion dans leur vie privée était donc significativement plus élevé que dans le cas du requérant Sousa Gucha.
94. Enfin, si la société requérante reproche au CSA et au Conseil d’État d’avoir rejeté sa demande tendant au retrait de la sanction relative à la séquence du 18 mai 2017, fondée sur la découverte du caractère mensonger du témoignage du président de l’association Le Refuge selon lequel la diffusion de cette séquence avait eu de graves conséquences pour l’une des victimes du canular (paragraphes 29 et 57 ci-dessus), la Cour considère toutefois qu’aucune conséquence ne saurait être tirée de cette circonstance, dans la mesure où la décision litigieuse ne se réfère ni ne se fonde sur ce témoignage et que, comme l’a souligné le Conseil d’État, la sanction prononcée ne vise que le contenu et non les conséquences de l’émission en cause.
Conclusion
95. La Cour déduit de ce qui précède que les motifs retenus par les autorités nationales suffisent à justifier dans leur principe les sanctions prononcées contre la société requérante.
96. Par ailleurs, la Cour relève que la décision du CSA de sanctionner la société requérante en raison des séquences litigieuses repose également sur la prise en compte du comportement de cette dernière qui, en particulier dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », avait précédemment multiplié les manquements à ses obligations déontologiques et passé outre aux mises en garde et mises en demeures qui lui avaient été subséquemment adressées (paragraphes 9-14 ci-dessus). À cela s’ajoute la circonstance relevée par le CSA dans sa décision eu 7 juin 2017 (paragraphe 19 ci-dessus) et soulignée par le Gouvernement dans ses observations (paragraphes 63 et 70 ci-dessus) que cette émission rencontre un écho particulier auprès du jeune public, si bien qu’un nombre significatif de mineurs et jeunes adultes s’est ainsi trouvé exposé à des séquences de nature à banaliser la dégradation de l’image des femmes et des personnes homosexuelles. La Cour relève enfin le fait (paragraphes 31 et 70 ci-dessus) que la séquence du 18 mai 2017, objet de la décision 26 juillet 2017, a été diffusée le lendemain de la journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie.
‒ Sur la sévérité des sanctions litigieuses
97. Il reste à déterminer si ces sanctions, eu égard à leur nature et à leurs effets, étaient proportionnées au but poursuivi.
98. La Cour relève l’indéniable sévérité des sanctions prononcées contre la société requérante : la suspension pendant deux semaines de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l’émission « Touche pas à mon poste », ainsi que pendant les quinze minutes précédant et les quinze minutes suivant l’émission, cette sanction s’appliquant aux émissions diffusées en direct comme aux émissions rediffusées, prononcée par le CSA le 7 juin 2017 en raison de l’émission du 7 décembre 2016 (requête no 58951/18) ; la sanction pécuniaire de 3 000 000 EUR, prononcée par le CSA le 26 juillet 2017 en raison de l’émission du 18 mai 2017 (requête no 1308/19).
99. S’agissant de la première des deux sanctions litigieuses, la Cour note que les parties sont en désaccord quant au montant de la perte que la décision du 7 juin 2017 a causée à la société requérante. Cette dernière, produisant un avis rédigé en 2019 par un cabinet d’expertise et de conseil qu’elle a missionné à cet effet, fait état d’un préjudice de 13 060 000 EUR : 2 620 000 EUR au titre de la perte de recettes publicitaires en juin 2017 ; 10 440 000 EUR au titre de la perte de chiffre d’affaires et du préjudice d’image à compter de septembre 2017. Le Gouvernement réplique que la perte de recettes correspondant aux deux semaines de suspension s’élève, selon l’estimation du CSA, à 1 970 000 EUR, et dénonce le caractère spéculatif du surplus de l’évaluation de la société requérante.
100. Il n’y a pas lieu pour la Cour d’entrer dans un tel débat, qui s’est d’ailleurs tenu devant le Conseil d’État dans le cadre du recours de pleine juridiction dont il était saisi, dont elle considère, pour les motifs exposés ci‑dessous, qu’il n’est pas nécessaire de le trancher pour apprécier la proportionnalité de la sanction en litige.
101. Pour apprécier la lourdeur des sanctions prononcées, il convient de les mettre en rapport avec le chiffre d’affaires de la société requérante (comparer par exemple, mutatis mutandis, avec Steel et Morris c. Royaume‑Uni, no 68416/01, § 96, CEDH 2005-II, Société de conception de presse et d’édition et Ponson c. France, no 26935/05, § 62, 5 mars 2009, et Hachette Filipacchi presse automobile et Dupuy c. France, no 13353/05, § 51, 5 mars 2009) qui, d’après les indications fournies par le Gouvernement dans ses observations et non contredites par l’intéressée, s’élevait à environ 150 000 000 EUR en 2016. Dans ces conditions, à supposer même que les conséquences financières pour la requérante de la sanction prononcée le 7 juin 2017 atteignirent, ainsi qu’elle le soutient, la somme de 13 060 000 EUR, un tel montant, ne représente qu’environ 8,7 % de son chiffre d’affaires pour l’année 2016. Quant à la sanction prononcée le 26 juillet 2017, elle correspond à 2 % de celui-ci. La Cour constate en outre que ces sanctions n’ont pas mis en péril la société requérante, qui est toujours en activité, ni n’ont eu pour conséquence la déprogrammation de l’émission « Touche pas à mon poste » (comparer avec Ashby Donald et autres c. France, no 36769/08, §§ 43-44, 10 janvier 2013).
102. La lourdeur de ces sanctions, dont le caractère pécuniaire est particulièrement adapté, en l’espèce, à l’objet purement commercial des comportements qu’elles répriment, doit par ailleurs être relativisée à la lumière de l’échelle des sanctions prévue par l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication (paragraphe 39 ci‑dessus). Le CSA avait en effet la possibilité de prendre des mesures encore plus sévères : suspendre l’autorisation d’exploitation ou d’une partie du programme pour une durée allant jusqu’à un mois ; réduire la durée de l’autorisation dans la limite d’une année ; prendre ensemble une sanction pécuniaire et une mesure de suspension ; retirer l’autorisation.
103. En conclusion, les séquences litigieuses n’étant porteuses d’aucune information, opinion ou idée, au sens de l’article 10 de la Convention, n’ayant en aucune manière contribué à un débat d’intérêt général, et étant attentatoires à l’image des femmes, pour l’une, et de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles et à porter atteinte à la vie privée, pour l’autre, la Cour considère, eu égard aussi à leur impact, en particulier auprès d’un jeune public, aux manquements répétés de la société requérante à ses obligations déontologiques, aux garanties procédurales dont elle a bénéficié dans l’ordre interne, et à la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les sanctions prononcées contre cette dernière les 7 juin et 26 juillet 2017 n’ont pas méconnu son droit à la liberté d’expression.
104. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Martina Keller Georges Ravarani
Greffière adjointe Président