QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SÂRBU c. ROUMANIE
(Requête no 34467/15)
ARRÊT
Art 8 • Vie privée • Contrôle efficace de l’utilisation dans la procédure pénale contre le requérant d’enregistrements réalisés à son insu avec une caméra vidéo miniature attachée à un stylo par son coïnculpé dans le cadre professionnel • Art 8 applicable • Autorités ayant découvert les enregistrements à la suite d’une perquisition informatique autorisée dans un autre dossier pénal contre le requérant • Versement au dossier en cause comme élément de preuve à charge conformément à la loi • Utilisation limitée à la procédure pénale ayant offert des garanties au requérant • Enregistrements visant deux incidents ponctuels, limités dans le temps et non obtenus par une surveillance constante ou prolongée sur une longue période • Expertises scientifique et criminalistique des enregistrements
STRASBOURG
28 mars 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Sârbu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,
Vu la requête (no 34467/15) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Mihail-Ioan Sârbu (« le requérant ») a saisi la Cour le 3 juillet 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») les griefs relatifs aux articles 6 (concernant le temps mis pour rédiger l’arrêt définitif) et 8 de la Convention (concernant l’utilisation, dans le cadre de la procédure pénale, des enregistrements réalisés par un coïnculpé),
Vu les observations des parties,
Vu la décision de la présidente de la chambre de désigner le juge Branko Lubarda pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 2 du règlement de la Cour),
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 mars 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’équité et la durée de la procédure pénale pour corruption passive dont a fait l’objet le requérant. L’intéressé, qui invoque les articles 6 et 8 de la Convention, se plaint notamment du temps mis pour rédiger l’arrêt définitif et de l’utilisation, à sa charge, des enregistrements effectués par un coïnculpé à l’aide d’une caméra vidéo miniature.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1962 et réside à Lancrăm. Il a été représenté par Me D. Ludoşan, avocate à Alba Iulia.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
4. Au moment des faits, le requérant était employé en tant que conseiller par la direction générale des finances publiques de Alba. En cette qualité, il pouvait effectuer des contrôles auprès des sociétés commerciales pour vérifier que celles-ci s’étaient acquittées de leurs obligations fiscales. Il résulte des éléments soumis à la Cour que le requérant et son collègue, I.D., ont fait l’objet de deux procédures pénales pour des faits de corruption commis dans le cadre de leurs fonctions.
5. Ainsi, le 6 décembre 2010, alors que le requérant et I.D. faisaient déjà l’objet d’une enquête pour des faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, le parquet se saisit d’office et ouvrit une seconde enquête pour des faits de corruption passive (luare de mită). Les intéressés étaient soupçonnés d’avoir accepté de rédiger, en échange d’une somme d’argent remise par L.E., le gérant d’une société commerciale, un rapport de contrôle qui mentionnait une diminution de l’impôt auquel la société en question était assujettie.
6. Le 19 mai 2011, des poursuites pénales furent déclenchées.
7. Le 31 mai 2011, le requérant fut informé par le parquet de l’accusation portée contre lui.
8. Par un réquisitoire du 20 juin 2011, le parquet renvoya en jugement le requérant, I.D. et L.E.
9. Les déclarations des intéressés figuraient au dossier du parquet. Le requérant et I.D. avaient nié les faits tandis que L.E. avait reconnu les avoir commis et avait fait une déposition détaillée.
10. Deux enregistrements réalisés les 4 et 5 juin 2009 par les propres moyens de L.E. étaient également contenus dans le dossier du parquet. Ces enregistrements comportaient les conversations de L.E. avec le requérant et I.D. lors du contrôle opéré par ces derniers au siège de sa société commerciale. Il ressort du dossier que L.E. avait utilisé une caméra vidéo miniature qui était attachée à un stylo.
11. Devant la Cour, le requérant soutient que les enregistrements en question ont été découverts de manière accidentelle par le parquet. Pour sa part, le Gouvernement argue que ces enregistrements proviennent d’un autre dossier pénal visant le requérant et I.D.
12. Il ressort du dossier que les enregistrements réalisés par L.E. avaient été téléchargés par un tiers, V.C.V., sur l’ordinateur de ce dernier et que cet ordinateur avait fait l’objet d’une perquisition informatique autorisée dans le cadre de l’autre procédure pénale dirigée contre I.D. et le requérant. Dans le cadre de cette procédure, V.C.V. comparut ensuite en qualité de témoin.
13. Une expertise scientifique fut effectuée par l’Institut des technologies avancées. Selon le rapport d’expertise technico-scientifique du 22 février 2011, les enregistrements réalisés par L.E. se poursuivaient sans interruption, ils avaient été faits en continu. De même, les transcriptions des enregistrements étaient correctes. En outre, certaines altérations du son avaient été notées ; elles étaient spécifiques aux enregistrements réalisés par des dispositifs portables.
14. L’affaire fut enregistrée par le tribunal départemental de Alba (« le tribunal départemental »), lequel ordonna une expertise criminalistique des enregistrements réalisés par L.E.
15. Le 28 mars 2013, le laboratoire interdépartemental d’expertises criminalistiques de Cluj rendit son rapport qui, détaillé sur vingt et une pages, comportait une analyse des images et des sons enregistrés par la caméra miniature. Le rapport concluait que les deux enregistrements n’indiquaient pas de traces d’intervention, d’interruption, de suppression, de superposition, d’ajouts ou de mixage. En outre, il était hautement probable (probabilitate ridicată) que les voix fussent celles du requérant et de I.D.
16. Par un jugement du 20 mai 2013, le tribunal départemental condamna le requérant à une peine de trois ans de prison avec sursis. Il rejeta l’argument de l’intéressé selon lequel les enregistrements réalisés par L.E. étaient illégaux. Il jugea que les enregistrements en cause avaient un caractère légal parce qu’ils avaient été faits par un coïnculpé conformément au code de procédure pénale (« le CPP »), lequel ne prévoyait pas que les enregistrements de conversations réalisés par les parties devaient s’effectuer sur autorisation préalable du juge.
17. Ensuite, se fondant sur les enregistrements litigieux, les déclarations de L.E. et le rapport d’expertise criminalistique, le tribunal départemental jugea que le requérant et I.D. avaient commis les faits qui leur étaient reprochés.
18. Le requérant interjeta appel et réitéra ses arguments relatifs à l’illégalité des enregistrements. Il faisait notamment valoir que L.E. avait fait de tels enregistrements dans le but d’exercer un chantage sur lui et critiquait le fait que le juge n’avait pas préalablement autorisé les enregistrements en cause.
19. Par une décision du 11 novembre 2013, la cour d’appel de Alba-Iulia (« la cour d’appel ») rejeta l’appel. Après avoir rappelé les dispositions du CPP régissant les enregistrements en tant que moyen de preuve (paragraphes 23-25 ci-dessous), la cour d’appel jugea que le but d’exercer un chantage n’était pas prouvé et que les enregistrements avaient été obtenus légalement. Elle estima plus précisément que le code autorisait l’utilisation d’enregistrements réalisés par les tiers lorsque ces enregistrements contenaient les conversations ou les communications de ces derniers et que cette condition était remplie en l’espèce. En outre, elle confirma que selon le code l’autorisation préalable du juge n’était pas requise dans ce cas. Sur la base des conclusions du rapport d’expertise criminalistique (paragraphe 15 ci-dessus), elle écarta les arguments du requérant consistant à dire que la caméra n’avait pas été produite pendant la procédure et que les enregistrements en cause manquaient d’authenticité.
20. La cour d’appel jugea ensuite que le tribunal départemental avait correctement établi la situation de fait. Il ressort de la décision du 11 novembre 2013 que la cour d’appel a eu un accès direct, lors de la phase du délibéré, aux enregistrements en cause (prin rularea lor pe calculator în etapa deliberării), et qu’elle disposait de la transcription des conversations réalisée par les autorités de l’enquête.
21. Le requérant forma un recours (recurs) devant la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour »). Il réitéra ses arguments relatifs à l’illégalité des enregistrements.
22. Par un arrêt définitif du 27 juin 2014, la Haute Cour rejeta le recours et confirma la légalité des enregistrements en cause. L’arrêt fut mis au net le 18 mars 2015.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
23. Les articles 911 à 916 du CPP, dans sa version en vigueur au moment des faits, régissaient l’interception des communications. En particulier, l’article 911 § 1 prévoyait que les enregistrements de conversations devaient s’effectuer sur autorisation préalable du juge, à la demande du procureur, et détaillait les conditions dans lesquelles l’interception pouvait être autorisée. L’article 911 § 2 visait les catégories d’infractions (dont les infractions de corruption) pour lesquelles l’interception était possible.
24. L’article 912 § 5 était rédigé ainsi :
« Les conversations ou les communications interceptées et enregistrées peuvent être utilisées dans une autre affaire pénale s’il résulte de leur contenu des données ou des informations concluantes et utiles relatives à la préparation ou à la commission d’une autre infraction prévue à l’article 911 §§ 1 et 2. »
25. L’article 916 § 2 était rédigé ainsi :
« Les enregistrements prévus dans la présente section, effectués par les parties ou par d’autres personnes, représentent des éléments de preuve lorsqu’ils concernent leurs propres conversations ou les communications établies avec des tiers. Tout autre enregistrement peut servir de moyen de preuve s’il n’est pas interdit par la loi. »
26. Dans sa décision du 19 octobre 2006, la Cour constitutionnelle a écarté une exception d’inconstitutionnalité des dispositions de l’article 916 § 2 du CPP. Elle a exprimé l’avis que le CPP offrait à la partie qui était en possession d’une preuve utile à la recherche de la vérité la possibilité de la présenter au procès et que l’utilisation des enregistrements ainsi obtenus dans un procès pénal était en conformité avec les dispositions de la Constitution, qui permettaient la restriction de certains droits. Ainsi, le droit au respect de la vie intime, familiale et privée pouvait être soumis à des restrictions en application d’une loi et en vue de protéger des valeurs sociales importantes, tel le déroulement de l’instruction pénale ou la prévention du crime. Ensuite, la Cour constitutionnelle a noté que les normes de procédure pénale offraient des garanties suffisantes contre les abus. Les enregistrements pouvaient notamment être soumis à une expertise technique que les parties pouvaient contester.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
27. Le requérant se plaint du délai, qu’il estime excessif, dans lequel la Haute Cour a rédigé l’arrêt définitif du 27 juin 2014. Il invoque l’article 6 de la Convention, qui, dans ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
28. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité. Il expose, en premier lieu, que l’article 6 de la Convention n’est pas applicable à la phase de rédaction de l’arrêt définitif. Ensuite, il avance que ce grief est irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes puisque le requérant n’a pas exercé le recours indemnitaire déjà confirmé par la Cour dans l’arrêt Brudan c. Roumanie (no 75717/14, §§ 88‑89, 10 avril 2018). Il fait encore valoir que ce grief est irrecevable pour absence de préjudice significatif, tardivité et défaut de fondement.
29. Le requérant allègue qu’il ne disposait pas d’un recours en droit interne pour se plaindre d’un manquement des autorités.
30. La Cour rappelle qu’elle a récemment examiné une affaire similaire relative à la durée de rédaction des arrêts définitifs (Mierlă et autres c. Roumanie (déc.), nos 25801/17 et 2 autres, §§ 74 et suiv., 2 juin 2022) et qu’elle a notamment conclu que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable à de tels griefs sous son volet relatif à l’examen d’une cause dans un délai raisonnable (ibid., § 83). L’article 6 de la Convention s’applique donc au grief du requérant et celui-ci doit donc être entendu comme visant la durée de la procédure pénale.
31. Ensuite, la Cour rappelle qu’elle a conclu dans l’arrêt Brudan (précité, §§ 88-89) qu’un recours indemnitaire était disponible aux personnes qui alléguaient des griefs tirés de la durée, excessive selon elles, de la procédure et qu’elles étaient tenues de l’exercer à compter du 22 mars 2015. Elle a également réitéré que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie, sauf exception, à la date d’introduction de la requête devant elle (ibid., § 89).
32. En effet, le 3 juillet 2015, lorsque le requérant a saisi la Cour, le recours indemnitaire présentait déjà le degré de certitude exigé par la Cour pour pouvoir et devoir être utilisé aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (voir, en ce sens, Mierlă et autres, précité, §§ 112-113). Le requérant ne l’a toutefois pas exercé et il n’a fourni devant la Cour aucune explication pour justifier cette omission.
33. Dès lors, le grief du requérant fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention et concernant la durée de rédaction de la décision définitive doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
34. Le requérant allègue une atteinte à son droit au respect de sa vie privée, en raison de l’utilisation, dans la procédure pénale dirigée contre lui, des enregistrements réalisés par son coïnculpé L.E. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1. Sur la recevabilité
35. Le Gouvernement soulève une exception d’incompatibilité ratione materiae. Il estime que le requérant ne peut pas invoquer la protection de sa vie privée parce que les enregistrements en cause ont été réalisés dans le cadre professionnel. Selon lui, l’intéressé a pris part aux conversations enregistrées alors qu’il exerçait ses activités professionnelles, lesquelles impliquaient des déplacements au siège de la personne morale faisant l’objet d’un contrôle fiscal, et le contenu des conversations était strictement limité à ses activités professionnelles.
36. Le requérant réplique que l’article 8 est applicable, estimant que les enregistrements en cause ont porté atteinte à sa vie privée.
37. Pour autant que le Gouvernement plaide l’inapplicabilité de l’article 8 de la Convention en raison du cadre professionnel dans lequel les enregistrements ont été réalisés, la Cour rappelle qu’elle a examiné en détail la question dans les arrêts Bărbulescu c. Roumanie ([GC], no 61496/08, §§ 69-81, 5 septembre 2017) et López Ribalda et autres c. Espagne ([GC], nos 1874/13 et 8567/13, §§ 87-95, 17 octobre 2019). Elle a ainsi précisé que la notion de « vie privée » peut inclure les activités professionnelles ou les activités qui ont lieu dans un contexte public (Bărbulescu, précité, § 71, avec les références qui y sont citées). Elle a également examiné un certain nombre d’éléments qui entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer si la vie privée d’une personne est touchée par des mesures prises en dehors de son domicile ou de ses locaux privés (López Ribalda et autres, précité, § 89, avec les références qui y sont citées).
38. En particulier, lorsque des informations à caractère personnel ont été traitées, utilisées ou rendues publiques d’une manière ou dans une mesure excédant ce à quoi l’individu en cause pouvait raisonnablement s’attendre, l’article 8 peut trouver à s’appliquer (ibid., § 90 in fine, avec les références qui y sont citées). De même, des mesures de vidéosurveillance sur le lieu de travail peuvent constituer des atteintes à la vie privée lorsque les données ainsi obtenues sont utilisées dans le cadre de procédures judiciaires subséquentes ou qu’elles sont conservées pour de longues périodes (ibid., § 91, avec les références qui y sont citées).
39. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour note que le requérant se plaint de l’utilisation, dans la procédure pénale menée contre lui, des enregistrements réalisés par L.E. Dans ce contexte, elle estime que le fait que ces enregistrements aient été réalisés non pas par les autorités, mais par le coïnculpé, ne saurait être décisif. En effet, à la différence de l’affaire Viorel Burzo c. Roumanie (nos 75109/01 et 12639/02, § 119, 30 juin 2009), où un enregistrement vocal effectué par un particulier n’avait pas été utilisé comme preuve à charge, en la présente espèce les images et les sons capturés par L.E. ont été examinés par les juges du fond et utilisés, parmi d’autres éléments, pour fonder la condamnation du requérant (paragraphes 17 et 20 ci‑dessus). En outre, il ne se prête pas à controverse que les enregistrements ont été fait à l’insu du requérant, L.E. ayant utilisé une caméra vidéo miniature attachée à un stylo (paragraphe 10 ci-dessus). Cet escamotage visait clairement à dissimuler sa présence et à éviter que le requérant puisse la remarquer.
40. La Cour rappelle qu’elle a estimé l’article 8 de la Convention applicable à des enregistrements qui avaient eu lieu dans des supermarchés ouverts au public (voir Köpke c. Allemagne (déc.), no [420/07](https://hudoc.echr.coe.int/eng#%7B%2522appno%2522:%5B%2522420/07%2522%5D%7D), 5 octobre 2010, et López Ribalda et autres, précité, § 93). La même conclusion s’impose à plus forte raison en la présente espèce, où les enregistrements ont été effectués lorsque le requérant se trouvait au siège d’une société commerciale (paragraphe 10 ci‑dessus). La Cour note à cet égard que le Gouvernement n’a pas été allégué que le siège de cette société était librement accessible au public. Ensuite, il ressort du rapport d’expertise criminalistique que l’image et la voix du requérant avaient été enregistrées (paragraphe 15 ci-dessus). Ces éléments, qui relèvent des données personnelles de l’intéressé (voir, mutatis mutandis, P.G. et J.H. c. Royaume-Uni, no 44787/98, §§ 59-60, CEDH 2001‑IX ; Peck c. Royaume-Uni, no 44647/98, §§ 58-59, CEDH 2003‑I ; et Vukota‑Bojić c. Suisse, no 61838/10, §§ 55 et 59, 18 octobre 2016), ont été traités, utilisés et sauvegardés par des tierces personnes et ensuite par les autorités.
41. En effet, alors que les enregistrements avaient été réalisés par le coïnculpé et sauvegardés sur l’ordinateur d’un témoin, le parquet y a eu accès lors de la perquisition informatique de l’ordinateur du témoin dans un autre dossier pénal et les a versés, comme élément de preuve à charge, au dossier pénal en cause (paragraphes 11 et 12 ci-dessus). Pendant la procédure judiciaire, le requérant s’est opposé à leur utilisation, mais les tribunaux ont rejeté ces arguments et ont accepté leur utilisation dans la procédure (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). La Cour rappelle que l’utilisation des éléments obtenus à l’issue d’une surveillance sur le lieu de travail peut s’analyser en une ingérence dans le droit au respect de la vie privée (López Ribalda et autres, précité, § 91, avec les références qui y sont citées).
42. Dès lors, l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer en l’espèce.
43. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
44. Le requérant considère que l’ingérence n’avait pas de base légale en droit interne parce que les enregistrements avaient été découverts accidentellement par les autorités (paragraphe 11 ci-dessus) et que le CPP ne régissait pas l’hypothèse d’une utilisation des éléments de preuve découverts de manière fortuite. Il estime de plus qu’une autorisation judiciaire était nécessaire dans le cas d’espèce.
45. De l’avis du requérant, l’absence de base légale signifie aussi l’absence d’un but légitime. Il fait aussi valoir que l’ingérence n’était pas nécessaire et proportionnée.
b) Le Gouvernement
46. Le Gouvernement estime que l’ingérence dans le droit du requérant avait comme base légale le CPP, lequel remplissait les conditions d’accessibilité et de prévisibilité.
47. Ensuite, il soutient que le but poursuivi était le « bon déroulement de l’instruction pénale » et que l’ingérence était nécessaire. Il observe que la procédure pénale visait des faits de corruption commis par un fonctionnaire public et estime que des valeurs publiques importantes étaient en jeu. Il se réfère à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle qui a confirmé la constitutionalité des dispositions du code, lequel autorisait l’utilisation dans la procédure pénale des enregistrements réalisés par les parties (paragraphe 26 ci-dessus). Il soutient que la procédure a ainsi offert des garanties suffisantes contre les abus, car les enregistrements en cause ont pu être soumis à des expertises techniques (paragraphes 13 et 15 ci-dessus) et le requérant a pu s’opposer à leur utilisation dans la procédure. De plus, il soutient que l’utilisation de ces enregistrements a été limitée à la procédure pénale dirigée contre le requérant et que les tribunaux ont examiné tous les arguments de l’intéressé et y ont répondu de manière motivée.
2. Appréciation de la Cour
48. La Cour renvoie à ses conclusions quant à l’applicabilité de l’article 8 de la Convention (paragraphe 42 ci-dessus). Dans les circonstances de l’espèce, elle estime que l’utilisation des enregistrements litigieux dans la procédure pénale dirigée contre le requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du second paragraphe de cette disposition et, de plus, est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres et mutatis mutandis, Panarisi c. Italie, no 46794/99, § 65, 10 avril 2007, et Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, no 49176/11, §§ 49-50, 16 juin 2016).
a) L’ingérence était-elle prévue par la loi ?
49. Les parties exposent devant la Cour des thèses divergentes. Le requérant allègue que le droit interne ne prévoyait pas l’hypothèse d’une utilisation des enregistrements découverts de manière accidentelle par les autorités de poursuite et réalisés en l’absence d’une autorisation judiciaire (paragraphe 44 ci-dessus). En revanche, le Gouvernement estime que l’ingérence découlait des dispositions du CPP (paragraphe 46 ci-dessus).
50. Toutefois, la Cour note que la question de la légalité des enregistrements a fait l’objet d’un examen détaillé par les juridictions internes. Les trois juridictions saisies en l’espèce ont jugé que le CPP autorisait l’utilisation des enregistrements réalisés par un tiers lorsque de tels enregistrements visaient les conversations de ce dernier et que cette condition était remplie en l’espèce (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). Le tribunal départemental et la cour d’appel ont aussi estimé que l’autorisation judiciaire n’était pas requise dans ce cas (paragraphes 16 et 19 ci-dessus). Compte tenu du libellé de l’article 916 § 2 du CPP (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour ne saurait censurer l’analyse opérée par les tribunaux internes. Elle note d’ailleurs que les dispositions du CPP visées en l’espèce avaient fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité exercé par la Cour constitutionnelle, qui avait conclu que le droit au respect de la vie privée pouvait être soumis à des restrictions, pourvu que des conditions similaires que celles découlant du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention fussent remplies (paragraphe 26 ci‑dessus). Dans les circonstances de l’espèce, il ne fait donc aucun doute que le CPP remplissait les conditions d’accessibilité et de prévisibilité exigées par la jurisprudence de la Cour.
51. En outre, la Cour observe que l’intéressé ne remet pas en cause la qualité de la loi, plus précisément la question de savoir si elle offrait des garanties suffisantes contre l’arbitraire (voir, en ce sens, Kruslin c. France, 24 avril 1990, §§ 30-36, série A no 176‑A). En tout état de cause, elle a déjà précisé que la loi interne ne doit pas aller jusqu’à permettre à un individu de prévoir quand les autorités sont susceptibles de recourir à des mesures de surveillance de manière à ce qu’il puisse adapter sa conduite en conséquence (Adomaitis c. Lituanie, no 14833/18, § 83, 18 janvier 2022). Ces considérations s’appliquent à plus forte raison dans la présente espèce où les enregistrements ont été réalisés par un tiers, sans l’intervention des autorités. Ensuite, quant à l’utilisation des enregistrements dans la procédure pénale, la loi roumaine précise les conditions dans lesquelles ces enregistrements peuvent être considérés comme des éléments de preuve (paragraphe 25 ci‑dessus). La Cour reviendra sur les garanties entourant cette utilisation lorsqu’elle examinera la proportionnalité de l’ingérence alléguée en l’espèce (paragraphe 57 ci-dessous).
52. Dès lors, la Cour conclut que l’ingérence était prévue par le droit interne.
b) L’ingérence poursuivait-elle un but légitime ?
53. Les thèses soutenues par les parties à cet égard sont également divergentes. Alors que le requérant considère que l’ingérence était dépourvue de but légitime en raison de l’absence de base légale (paragraphe 45 ci‑dessus), le Gouvernement soutient que l’ingérence visait le « bon déroulement de l’instruction pénale » (paragraphe 47 ci-dessus).
54. La Cour note que les enregistrements en cause ont été utilisés dans une procédure pénale visant des faits de corruption, alors que deux inculpés, dont le requérant, exerçaient des fonctions publiques et étaient chargés de contrôler les sommes dues par les sociétés commerciales dans le cadre de leurs obligations fiscales. La procédure pénale visait donc un intérêt public important. Dès lors, la Cour estime, comme le lui suggère le Gouvernement, que l’ingérence en cause visait la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales, au sens du paragraphe 2 de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Pruteanu c. Roumanie, no 30181/05, § 46, 3 février 2015, et Panarisi, précité, § 73).
c) L’ingérence était-elle nécessaire dans une société démocratique ?
55. Il reste donc à examiner si l’ingérence en question était « nécessaire dans une société démocratique ». Selon la jurisprudence constante de la Cour, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de pareille nécessité, mais cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles-ci émanent d’une juridiction indépendante (Pruteanu, précité, § 47). Dans le cadre de l’examen de la nécessité de l’ingérence, la Cour doit notamment se convaincre de l’existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus (Panarisi, précité, § 74).
56. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour observe que les enregistrements en cause ont été réalisés par les propres moyens techniques de L.E. Celui-ci a agi spontanément et le requérant n’a d’ailleurs pas allégué que les autorités d’enquête soient intervenues d’une quelconque manière ou aient facilité la réalisation de ces enregistrements (voir, a contrario, Van Vondel c. Pays-Bas, no 38258/03, § 49, 25 octobre 2007, et Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 14, 10 mars 2009). Les autorités ont découvert ces enregistrements à la suite d’une perquisition informatique autorisée qui avait eu lieu dans un autre dossier pénal dirigée contre le requérant (paragraphe 12 ci-dessus) et les ont versés au dossier en cause, comme le leur permettait le CPP (paragraphe 24 ci-dessus).
57. La Cour note ensuite que l’utilisation de ces éléments a été limitée à la procédure pénale. Les enregistrements visaient deux incidents ponctuels, limités dans le temps (paragraphe 10 ci-dessus), et ils n’avaient pas été obtenus par le biais d’une surveillance constante ou prolongée sur une longue période. Qui plus est, la procédure pénale a offert des garanties suffisantes au requérant (voir, mutatis mutandis et sous l’angle de l’article 6 de la Convention, Schenk c. Suisse, 12 juillet 1988, §§ 46-48, série A no 140). L’intéressé a soulevé des arguments tirés de la légalité des enregistrements, que les tribunaux ont dûment examinés et écartés de manière motivée (paragraphes 16, 19 et 22 ci-dessus). Les enregistrements ont fait l’objet d’une expertise scientifique et d’une expertise criminalistique (paragraphes 13 et 15 ci‑dessus) et le requérant a pu présenter ses arguments à cet égard. Il ne semble pas en outre à la Cour que l’intéressé ait invoqué devant les tribunaux internes des arguments tirés expressément d’une éventuelle atteinte à son droit au respect de sa vie privée, que les tribunaux n’auraient pas examinés.
58. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’intéressé a bénéficié d’un « contrôle efficace » tel que voulu par la prééminence du droit et apte à limiter l’ingérence litigieuse à ce qui était « nécessaire dans une société démocratique ». À la lumière des principes dégagés par la jurisprudence des organes de la Convention, la Cour estime que rien dans le dossier ne permet de déceler une violation par les juridictions roumaines du droit au respect de la vie privée tel que reconnu par l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Panarisi, précité, §§ 75-77).
59. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
3. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION
60. Enfin, le requérant soulève de nombreux autres griefs tirés d’un prétendu défaut d’équité de la procédure pénale menée contre lui. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.
61. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne relève aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Elle conclut donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief fondé sur l’article 8 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe Présidente