DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAZAN c. TÜRKİYE
(Requête no 58262/10)
ARRÊT
Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Condamnation de la requérante (acquittée pénalement) au paiement, solidairement avec 45 autres individus, de dommages-intérêts pour rembourser des indemnités versées à des policiers blessés lors d’une manifestation pour leurs frais médicaux • Ingérence non prévue par une loi prévisible
STRASBOURG
6 juin 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kazan c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 58262/10) dirigée contre la République de Türkiye et dont une ressortissante de cet État, Mme Şerife Kazan (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 16 août 2010,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 6 § 1 et 11 de la Convention,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la décision prise par le tribunal civil, saisi d’une action récursoire par le ministère de l’Intérieur, de condamner la requérante au paiement, solidairement avec quarante-cinq autres individus, de dommages-intérêts destinés à rembourser des indemnités qui avaient été versées à des policiers blessés lors d’une manifestation au titre de leurs frais médicaux, alors que l’intéressée avait été acquittée à l’issue d’une procédure pénale. La requête soulève principalement des questions au titre de l’article 11 de la Convention.
EN FAIT
1. La manifestation
2. La requérante est née en 1975 et réside à Ankara. Elle a été représentée par Me B.T. Özkan, avocat à Ankara.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
4. Le 26 septembre 1999, des prisonniers perdirent la vie lors d’événements survenus au cours de l’intervention des forces de sécurité à la prison d’Ulucanlar à Ankara (pour des informations détaillées, voir Kavaklıoğlu et autres c. Turquie, no 15397/02, §§ 29-36, 6 octobre 2015).
5. Le 24 octobre 2000, un groupe de personnes parmi lesquelles se trouvait la requérante se rassembla au parc Abdi İpekçi, situé près du palais de justice d’Ankara, afin de soutenir certains accusés jugés par la cour d’assises d’Ankara.
6. Le groupe commença à défiler à l’extérieur du parc en scandant des slogans et en brandissant des pancartes, des bannières et des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « Punissez les tueurs tortionnaires, pas ceux qui sont soumis à la torture dans la prison d’Ulucanlar » (Ulucanlarda işkenceye Uğrayan Değil İşkenceci Katiller Yargılansın), « Emprisonnez les responsables de ce qui s’est passé dans la prison d’Ulucanlar » (Ulucanların Sorumluları Tutuklansın) et « Nous réclamons justice » (Adalet İstiyoruz).
7. Les forces de sécurité sommèrent le groupe de se disperser et tentèrent d’empêcher la manifestation en érigeant une barrière, à la suite de quoi elles furent attaquées par les manifestants qui se servirent de pierres et de bâtons. Certaines personnes du groupe sautèrent sur les véhicules blindés des forces de sécurité.
8. Les forces de sécurité intervinrent pour arrêter les personnes qui les avaient attaquées avec des pierres et des bâtons et avaient blessé onze de leurs membres sur plusieurs parties de leur corps. Quarante-six personnes, dont la requérante, furent ainsi placées en garde à vue. La requérante fut maintenue en garde à vue pendant une journée.
2. La procédure pénale devant le tribunal correctionnel d’Ankara
9. Le 25 octobre 2000, la déposition de la requérante fut recueillie par le parquet général d’Ankara (« le parquet »). L’intéressée expliqua que son frère ainé était détenu à la prison de Çankırı à la suite d’une condamnation et qu’elle avait demandé à entrer dans le palais de justice pour suivre une procédure le concernant, mais en avait été empêchée. Elle précisa qu’elle n’avait pris part à aucune manifestation et qu’elle n’avait scandé aucun slogan.
10. Le même jour, le parquet dressa un acte d’accusation contre quarante‑six personnes, dont la requérante, en vertu de l’article 32 §§ 1-3 de la loi sur les réunions et défilés publics (« la loi no 2911 »).
11. Le même jour encore, la 8e chambre du tribunal correctionnel d’Ankara (« le tribunal correctionnel ») tint une première audience en l’affaire. Au cours de son interrogatoire devant le tribunal, la requérante réitéra les arguments qu’elle avait formulés devant le parquet et contesta les charges retenues contre elle. Les passages pertinents de sa déclaration peuvent se lire comme suit :
« Sa déclaration devant le parquet a été lue. En réponse, elle a dit ‘Je me plains aussi du pilote du blindé à chenilles ; alors que j’étais sous les autres pendant cette agitation, le blindé est venu vers moi et j’étais sous ses chenilles ; je me plains également du pilote de blindé. Je me plains aussi des autres agents de police qui m’ont amené au palais de justice’. »
À l’issue de l’audience, le tribunal ordonna la libération des quarante-six accusés en se fondant sur la qualification et la nature de l’infraction, sur les éléments de preuve qu’il avait recueillis et sur les arguments présentés en défense par les intéressés.
12. Toujours le même jour, le tribunal correctionnel ordonna également la désignation d’un expert en vue d’établir un rapport sur les enregistrements vidéo de l’incident.
13. À une date non précisée, l’expert ainsi désigné rédigea sur ce sujet un rapport qu’il soumit au tribunal correctionnel.
14. Le 9 avril 2003, le tribunal correctionnel rendit son jugement et ordonna l’acquittement de tous les accusés. Il nota d’abord que la cassette vidéo avait été examinée par un expert qui avait déterminé que seuls K.K. et H.K.,
« contre lesquels une action publique avait été engagée, étaient sur les lieux et que les autres accusés n’avaient pas pu être identifiés ». Dans son raisonnement, le tribunal releva notamment ce qui suit : « Le rapport attire particulièrement l’attention, dans une note située à la ligne 10 de la page 9, sur le fait que l’enregistrement est perturbé d’un bout à l’autre par des sauts et des dysfonctionnements divers. Cela signifie que la caméra a été allumée et éteinte à plusieurs reprises ou que la bande a fait l’objet d’un montage. De plus, l’appareil d’enregistrement peut avoir été mal utilisé puisque le numéro sur l’outil à numéroter glisse toujours vers l’avant ou vers l’arrière. Compte tenu de ces affirmations, il n’est pas possible de considérer comme une preuve sur laquelle on puisse se fonder la cassette vidéo qui figure au dossier. En effet, les documents contenant des images (tels que les vidéos par exemple) ne suffisent pas à eux seuls à fonder une condamnation : ils doivent être étayés par d’autres éléments de preuve [référence à la doctrine].
Les documents contenant des images, qui s’examinent visuellement, sont susceptibles – par exemple dans le cas de photographies – d’avoir été modifiés et l’on peut donc à leur sujet, comme pour d’autres documents, alléguer une falsification [référence à la doctrine]. Il résulte des explications qui précèdent que la cassette vidéo qui a été examinée ne peut sans être étayée par d’autres éléments probants être invoquée comme preuve. Partant, les accusés doivent être acquittés au motif qu’il n’existe pas contre eux de preuves suffisantes et convaincantes qui établiraient qu’ils aient participé à une marche de protestation non autorisée ou aient eu recours contre les membres des forces de sécurité à la contrainte ou à la violence et qui exigeraient leur punition (...) ».
15. Faute d’appel, le jugement devint définitif.
3. La procédure civile devant le tribunal de grande instance d’Ankara
16. Conformément à la loi no 2330 sur l’indemnisation pécuniaire et les droits à pension et au règlement correspondant (paragraphes 33 et 34 ci‑dessous), la commission des indemnisations pécuniaires relevant de la direction générale de la sécurité du ministère de l’Intérieur indemnisa dix policiers blessés lors des incidents du 24 octobre 2000 susmentionnés. Le rapport établi par ladite commission conclut qu’il convenait de verser d’une part à chacun des agents F.B., F.A., A.G. et N.Ş. une compensation pécuniaire d’un montant de 587 100 000 anciennes livres turques (TRL), d’autre part à chacun des agents F.A., F.H., D.B, M.A.D. et A.A. une compensation d’un montant de 978 500 000 TRL, et enfin à l’agent E.K. une compensation d’un montant de 1 369 900 000 TRL (l’équivalent, respectivement, d’environ 550 EUR, 925 EUR et 1 295 EUR à l’époque des faits). Le rapport précisait que les incidents avaient entraîné une incapacité de travail d’une durée de trois jours pour les quatre premiers policiers, de cinq jours pour les cinq suivants et de sept jours pour le dernier. Le 21 juin 2001, les compensations ainsi calculées furent versées aux personnes concernées.
17. En outre, le 2 juillet 2001, la somme de 1 369 900 000 TRL (l’équivalent d’environ 1 295 EUR à l’époque des faits) fut versée au directeur de service A.S., qui avait subi lors des incidents susmentionnés des blessures ayant entraîné sept jours d’incapacité de travail.
18. Les 13 novembre 2001 et 2 mai 2002, le ministère de l’Intérieur saisit le tribunal de grande instance d’Ankara (« TGI ») à l’égard des indemnités susmentionnées de deux actions en recouvrement contre le responsable du dommage (rücu davası) visant quarante-six personnes, dont la requérante, qui auraient participé à la manifestation. Dans la requête d’introduction d’instance, le représentant du ministère expliqua ce qui suit :
« 3) La loi no 2330 est réservée au dédommagement matériel (uniquement pécuniaire) des préjudices subis par les personnes visées par ladite loi (à savoir des agents des services en charge de la sécurité intérieure et de l’ordre public) à seule fin que celles-ci puissent se consacrer à leurs fonctions sans avoir à perdre de temps en procédures (il peut même se trouver qu’elles n’aient pas accès à l’administration judiciaire du fait du lieu où elles sont affectées). C’est la raison pour laquelle la loi ne prévoit pas de recours en recouvrement contre le responsable du dommage (rücu) ; aussi le litige doit-il être réglé dans le cadre des dispositions générales.
4) Considérer que l’indemnité prévue par ladite loi ne peut pas être imputée au responsable au motif que cette loi ne prévoit pas de recouvrement auprès du responsable du dommage (rücu) revient à faire payer l’État à la place de la personne responsable, laquelle se voit ainsi octroyer une sorte de libéralité cependant que l’infraction reste impunie et qu’aucune réparation n’est apportée aux dommages. »
19. Le 24 septembre 2002, la 15e chambre du TGI ordonna la jonction des affaires et décida que la procédure se déroulerait devant la 13e chambre.
20. Au cours de la procédure, le TGI désigna un expert aux fins de calcul des montants des indemnités. Un premier rapport d’expertise fut établi le 14 janvier 2005, et un rapport d’expertise complémentaire en date du 8 juillet 2005 fut à son tour versé au dossier. L’un et l’autre rapports conclurent que les indemnités pécuniaires d’un montant total de 8 610 800 000 TRL (l’équivalent d’environ 1 295 EUR à l’époque des faits) et de 1 369 900 000 TRL (l’équivalent d’environ 8 145 EUR à l’époque des faits) payées par le ministère de l’Intérieur devaient être recouvrées, majorées des intérêts légaux, auprès des manifestants au nombre desquels la requérante était réputée avoir figuré.
21. Les passages pertinents du premier rapport peuvent se lire comme suit :
« D’après la photographie et la bande vidéo versées au dossier, il est entendu qu’il y a eu un affrontement le jour de l’incident et que des policiers ont été blessés dans cette circonstance. Ce constat est conforme au rapport de l’institut de médecine légale remis aux blessés.
Il ressort des décisions prises par la commission et des paiements qu’elle a effectués que le plaignant, à savoir le ministère de l’Intérieur, a conformément à la loi no 2330 octroyé une aide aux policiers blessés lors de l’incident en question.
Cette loi prévoit que soit versée aux membres des forces de sécurité blessés dans l’exercice de leurs fonctions une somme correspondant au produit par cent du traitement brut (indemnités comprises) du plus haut fonctionnaire de l’État à la date de la décision, la somme ainsi obtenue étant affectée d’un coefficient d’un point de pourcentage par jour d’incapacité de travail.
Dans le cas d’espèce, il est établi que les indemnités en question ont été octroyées en vertu de la décision no 2001/372 K. de la commission des indemnisations pécuniaires réunie le 24 mai 2001 et qu’elles ont été versées aux policiers victimes de l’incident conformément à cette décision. »
22. Le 22 février 2005, c’est-à-dire dans l’intervalle séparant la remise de l’un et l’autre rapports, la représentante de la requérante versa ses observations au dossier. Elle indiqua que le tribunal correctionnel avait acquitté les accusés de l’infraction de violation de la loi no 2911 au motif qu’il n’y avait aucune preuve qu’ils eussent participé à une marche non autorisée ou qu’ils eussent eu recours à la violence. Elle argua en outre qu’étant donné que la loi no 2330 – dont elle appelait à examiner soigneusement l’objet et le contenu – ne prévoyait pas de recours en recouvrement, une telle procédure était contraire au principe de légalité.
23. Le 21 février 2006, le TGI ordonna, par une décision motivée, que la somme de 8 610 800 000 TRL et de 1 369 900 000 TRL, majorée des intérêts légaux à compter du 2 juillet 2001, fût recouvrée auprès des défendeurs et restituée au demandeur. Il expliqua que bien que les défendeurs, au nombre desquels se trouvait la requérante, eussent été acquittés à l’issue de la procédure pénale qui avait été engagée contre eux, cette décision ne liait pas le juge civil appelé à statuer sur l’existence d’une faute au regard de l’article 53 du code des obligations. Il indiqua que les défendeurs avaient tenu une réunion et participé à une manifestation qui n’avait pas fait l’objet d’une notification en bonne et due forme, que les forces de sécurité avaient pris les mesures nécessaires pour prévenir tout désordre, que des agents avaient été blessés par des attaques qui les avaient visés et qu’en conséquence le comportement des accusés s’analysait en un acte délictueux. S’appuyant sur l’expertise qu’il avait ordonnée, le tribunal civil jugea que les sommes correspondantes aux indemnités versées par le ministère de l’Intérieur à la suite d’un acte délictueux devaient être recouvrées auprès des personnes ayant constitué le groupe en question, au nombre desquelles il comptait la requérante. Il considéra enfin que conformément à l’article 50 § 1 du code des obligations, tous les défendeurs – qu’il s’agisse de l’instigateur des actes litigieux, de l’auteur principal desdits actes ou des personnes ayant prêté leur assistance – étaient, à l’égard d’un dommage causé conjointement, responsables solidairement sans aucune distinction. Les passages pertinents du jugement peuvent se lire comme suit :
« L’affaire porte sur le recours en recouvrement auprès des défendeurs des sommes correspondant aux indemnités versées à la suite du délit aux policiers en service.
Tous les documents et éléments de preuve relatifs à l’affaire (récépissé du procès-verbal, mandat d’exécution de la décision de la commission, rapports, dossier no 2000/1077 E. du tribunal correctionnel d’Ankara, photographies et bandes vidéo) ont été versés au dossier.
L’exception de prescription soulevée par certains défendeurs a été rejetée, le délai de prescription de la peine ayant également été pris en considération en l’espèce.
Il ressort de l’examen du dossier de la 8e chambre du tribunal correctionnel d’Ankara que les accusés qui étaient poursuivis pour infraction à la loi no 2911 ont été, faute de preuves, acquittés à l’issue du procès.
Selon l’article 53 du code des obligations, le juge n’est pas tenu par les dispositions du droit pénal en matière de responsabilité de décider s’il y a eu faute ou si l’auteur d’un délit était capable de discernement, pas plus qu’il n’est lié par une décision d’acquittement du tribunal pénal.
Comme l’indique la requête [d’introduction d’instance], des policiers ont été blessés au cours des incidents du 20 juillet 2000. Conformément à la loi no 2330, l’administration demanderesse a versé aux agents concernés un total de 8 610 800 000 TRL d’indemnités. Ces points ne sont pas contestés.
Compte tenu de l’ensemble des documents et éléments de preuve disponibles, le dossier a été remis aux fins de calcul [des montants des indemnités] à un expert, lequel a soumis un rapport sur ce point.
Il ressort dudit rapport, de la décision no 2001/372 K. du 24 mai 2001 de la commission des indemnisations pécuniaires du ministère de l’Intérieur ainsi que des attestations de paiement versés au dossier que le ministère de l’Intérieur a, conformément à la loi no 2330, octroyé une aide (yardım) aux policiers blessés dans l’incident. Il est établi que les policiers se sont vu verser les indemnités fixées par la décision susmentionnée, et qu’à la date de la décision, le traitement du plus haut fonctionnaire de l’État (indemnités comprises) était de 195 700 000 TRL, le montant de l’indemnité journalière d’incapacité de travail – correspondant à 1 % du produit par cent de ce traitement – ayant été fixé en conséquence à 195 700 000 TRL.
(...)
Aux fins d’examen de l’objection formulée par l’avocat du demandeur, le dossier a été confié à un expert, lequel a remis un rapport [complémentaire] en date du 22 août 2005.
Il ressort de ce rapport complémentaire ce qui suit. Dans l’affaire principale, la somme de 1 369 900 000 TRL versée en vertu de la loi no 2330 aux policiers blessés lors de l’incident auquel les défendeurs ont participé doit être recouvrée auprès des défendeurs, majorée des intérêts légaux à compter du 21 juin 2001. Dans l’affaire jointe, la somme de 10 369 900 000 TRL versée en vertu de la loi no 2330 au directeur de service A.S. blessé dans l’incident auquel les défendeurs ont participé doit être recouvrée auprès des défendeurs, majorée des intérêts légaux à compter du 2 juillet 2001.
Conformément à l’article 50 § 1 du code des obligations, lorsque plusieurs personnes ont causé conjointement un dommage, l’instigateur des actes en question, l’auteur principal desdits actes et les personnes ayant prêté leur assistance sont solidairement responsables.
Sur le fondement du premier rapport d’expertise et du rapport complémentaire, lesquels sont motivés de manière appropriée et convaincante, et eu égard aux preuves recueillies et aux motifs exposés ci-dessus, notre Cour, accédant partiellement à la demande, rend le verdict suivant. »
24. Le 12 novembre 2007, la Cour de cassation cassa le jugement, et demanda au tribunal civil d’ordonner une expertise complémentaire.
25. Le 6 novembre 2008, le TGI enjoignit aux défendeurs de l’affaire principale – parmi lesquels figurait la requérante – de payer solidairement la somme de 6 930,44 livres turques (TRY) (l’équivalent d’environ 6 495 EUR à la date du paiement), majorée des intérêts légaux à compter du 21 juin 2001, et aux défendeurs de l’affaire jointe de payer la somme de 1 102,57 TRY (l’équivalent d’environ 1 030 EUR à la date du paiement), majorée des intérêts légaux à compter du 2 juillet 2001.
26. Le 14 janvier 2009, la requérante se pourvut en cassation. Sa représentante expliqua que l’intéressée était devant le palais de justice pour exercer ses droits. Elle ajouta que c’était elle qui avait été frappée par les policiers et que deux rapports médicaux avaient été versés à cet égard au dossier de la procédure devant le tribunal correctionnel. Elle précisa qu’en recourant à la force de manière disproportionnée, les agents avaient fait barrage à des personnes venues suivre le procès des victimes des événements survenus à la prison d’Ulucanlar et de leurs proches, et argua que la police avait commis une infraction en empêchant ainsi l’exercice de droits légaux. Les passages pertinents de ses observations peuvent lire comme suit :
« (...) Tous les défendeurs ont été condamnés à payer une indemnité sans san qu’un lien soit établi entre l’indemnisation accordée et les clients. Selon quels faits, preuves et documents la faute du client a-t-elle été déterminée dans un incident auquel des centaines de personnes ont participé ?
Alors que les clients étaient là pour exercer leurs droits légaux, contrairement à ce qui a été allégué, le client a été battu par la police. Il y a des rapports médicaux appartenant au client dans le dossier de la 8e chambre du tribunal correctionnel d’Ankara. »
27. Le 21 janvier 2010, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
28. Dans une lettre du 16 août 2018 adressée à la présidence du service des droits de l’homme auprès du ministère de la Justice après la communication de l’affaire, la direction des procédures du bureau des recettes du protectorat d’Ankara a fait savoir qu’une somme de 1 200 TRY avait été perçue auprès de certains défendeurs qui avaient pu être contactés aux fins de recouvrement des créances découlant du jugement définitif, mais que la requérante, quant à elle, n’avait effectué aucun paiement. La lettre précise également qu’étant donné d’une part le nombre important (quarante‑six) des personnes visées par l’action en recouvrement, d’autre part le fait que ceux des condamnés qui n’avaient pas effectué de paiement ne pouvaient être contactés et enfin l’échec probable, à supposer qu’elle fût engagée, d’une procédure en exécution du recouvrement des créances, la direction des procédures a renoncé à entamer une telle action.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
29. L’article 32 §§ 1 et 3 de la loi no 2911 sur les réunions et défilés publics se lisait comme suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :
« Les personnes non armées qui participent à une réunion ou manifestation illégale et celles qui persistent à ne pas obtempérer aux ordres de dispersion émis par les forces de l’ordre sont punies d’une peine de six mois à trois ans d’emprisonnement et d’une amende d’un montant de 5 000 à 30 000 livres turques.
(...)
À moins que leur action n’enfreigne une autre disposition du droit pénal prévoyant une peine plus sévère, les personnes qui recourent à la violence ou profèrent des menaces pendant leur dispersion ou qui résistent aux tentatives de dispersion dont elles font l’objet sont passibles d’une peine d’emprisonnement de trois à cinq années. »
30. L’article 50 § 1 de l’ancien code des obligations (loi no 818), tel qu’en vigueur à l’époque des faits, prévoyait en matière de responsabilité partagée « en cas d’acte délictueux » ce qui suit :
« Lorsque plusieurs personnes ont causé conjointement un dommage, l’instigateur des actes en question, l’auteur principal desdits actes et les personnes ayant prêté leur assistance sont solidairement responsables sans aucune distinction. Le juge évalue si ces personnes disposent d’un droit de recours contre le responsable du dommage (rücu hakkı) et, le cas échéant, détermine l’étendue du recours en question. »
31. L’article 53 de la même loi, intitulé « Relations entre le droit pénal et le droit civil » disposait ce qui suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :
« Lorsqu’il se prononce sur l’existence d’une faute ou sur le point de savoir si la personne agissant en responsabilité délictuelle a le droit de faire appel, le juge n’est lié ni par les dispositions de la loi pénale sur la responsabilité, ni par une décision d’acquittement rendue par un tribunal pénal. Par ailleurs, même pour l’établissement de la faute ou la détermination de l’étendue du dommage, le juge n’est pas lié par une décision du tribunal pénal. »
32. L’article 74 de l’actuel code des obligations (loi no 6098), intitulé « Relation avec le droit civil », se lit comme suit :
« Lorsqu’il se prononce sur la question de savoir si l’auteur du dommage est fautif et s’il est capable de discernement, le juge n’est lié ni par les dispositions du droit pénal en matière de responsabilité, ni par une décision d’acquittement rendue par un juge pénal.
De même, une décision du juge pénal relative à l’appréciation de la faute ou à l’étendue du dommage ne lie pas non plus le juge civil. »
33. L’objet de la loi no 2330 sur l’indemnisation pécuniaire et les droits à pension, tel que défini par son article 1er, est de réglementer les principes et les modalités de versement d’une indemnité pécuniaire ou d’une pension aux agents des forces de sécurité qui ont, dans l’exercice de leurs fonctions, subi des blessures ou contracté une maladie entraînant le décès ou une invalidité.
34. L’article 3 de ladite loi, intitulé « Compensation monétaire », disposait ce qui suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :
« À l’égard des personnes qui entrent dans le champ d’application de la présente loi :
a) (Modifié le 1er avril 1998 par l’article 1er de la loi no 4356.) Une indemnité pécuniaire d’un montant correspondant à 100 fois le traitement brut du plus haut fonctionnaire (indemnités comprises) est accordée aux héritiers légaux des personnes décédées.
b) (Modifié le 1er avril 1998 par l’article 1er de la loi no 4356.) Une indemnité pécuniaire égale à 200 fois le traitement brut (indemnités comprises) du plus haut fonctionnaire est accordée aux personnes devenues incapables d’exercer les activités nécessaires à leur subsistance ou invalides au point de ne pouvoir subvenir à leurs besoins qu’avec l’aide et le soutien d’autrui ; une indemnité de 25 % à 75 % du montant visé à la lettre a) est accordée aux autres personnes handicapées ; enfin, une indemnité d’au plus 20 % du montant mentionné à la lettre a) est accordée aux personnes blessées en fonction de la gravité de leur blessure et du degré d’invalidité en résultant pour elles.
Le traitement servant de base pour le calcul de l’indemnité pécuniaire est le traitement brut (indemnités comprises) du plus haut fonctionnaire à la date de la décision d’octroi de l’indemnité.
c) Le paiement aux héritiers légaux du montant de l’indemnité pécuniaire calculée conformément à la lettre a) est effectué comme suit : les parents de la personne décédée qui sont vivants à la date du décès de l’agent ainsi que, le cas échéant, le conjoint et les descendants de l’agent perçoivent chacun 15 % de l’indemnité, le restant étant réparti entre les autres héritiers. Dans les autres cas, les dispositions relatives à la succession sont appliquées. Toutefois, la part de l’indemnité accordée à l’un des parents ne peut être supérieure à celle accordée à chacun des enfants.
d) (Ajouté le 7 juin 1990 par l’article 2 de la loi no 3658.) Lorsqu’il apparaît que la publication du rapport final est susceptible d’être retardée, est versée une avance sur indemnité calculée selon les modalités de paiement en vigueur à la date de l’événement en appliquant le taux minimum prévu à la lettre b).
Pendant une période d’état de siège ou d’état d’urgence, le Conseil des ministres est autorisé à réduire de moitié les montants des compensations pécuniaires prévus par le présent article ou à ordonner la non-exécution des dispositions relatives à l’indemnisation pécuniaire. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION
35. La requérante soutient qu’elle a été condamnée par le tribunal civil au remboursement des sommes versées par le ministère de l’Intérieur aux agents de police blessés au titre de leurs frais médicaux lors de la dispersion du rassemblement devant le palais de justice, où elle s’était rendue pour participer à une audience en tant que proche d’un prisonnier, et avait exprimé ses pensées, alors qu’elle avait pourtant été acquittée au pénal pour les infractions reprochées. Invoquant l’article 10 de la Convention, elle se plaint d’une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018), la Cour examinera le grief sous l’angle de l’article 11, lequel se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
1. Sur la recevabilité
36. Le Gouvernement excipe d’une part d’un non-épuisement des voies de recours internes, d’autre part d’un défaut de qualité de victime de la requérante.
1. Sur le non-épuisement allégué des voies de recours internes
37. Le Gouvernement explique que devant les autorités judiciaires internes, la requérante n’a soulevé à aucun moment de la procédure de grief selon lequel son droit à la liberté de réunion et de manifestation aurait été violé, l’intéressée ayant indiqué à ce sujet, dans sa déclaration recueillie le 25 octobre 2000 par le procureur, qu’elle n’avait pas participé à la manifestation litigieuse.
38. La Cour rappelle que, selon ses principes généraux relatifs à la règle de l’épuisement des voies de recours internes (Vučković et autres c. Serbie ([GC], nos 17153/11 et autres, §§ 69-77, 25 mars 2014), l’article 35 § 1 de la Convention ne prescrit que l’épuisement des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Un recours est effectif lorsqu’il est disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire lorsqu’il est accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et qu’il présente des perspectives raisonnables de succès (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 68, Recueil 1996‑IV, et Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 70, CEDH 2010).
39. La Cour rappelle également qu’elle doit appliquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes en tenant dûment compte du contexte, en faisant preuve d’une certaine souplesse et en se gardant d’un formalisme excessif. Elle a de plus admis que ladite règle, loin de s’accommoder d’une application automatique ou de revêtir un caractère absolu, exige qu’au moment d’en contrôler le respect la Cour ait égard aux circonstances de la cause. Cela signifie notamment qu’elle doit tenir compte de manière réaliste du contexte juridique et politique dans lequel les recours s’inscrivent ainsi que de la situation personnelle des requérants (voir, parmi beaucoup d’autres, Reshetnyak c. Russie, no 56027/10, § 58, 8 janvier 2013, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 114, 26 octobre 2017).
40. La Cour constate tout d’abord que la requérante a de toute évidence été arrêtée en raison de sa présence devant le palais de justice où elle attendait avec les autres personnes pour participer à une audience, et de sa participation alléguée à un rassemblement considéré comme illégal, et que les deux procédures susmentionnées ne concernent que son éventuelle participation à ladite manifestation. Elle estime ensuite qu’on ne peut raisonnablement reprocher à la requérante d’avoir exercé son droit au silence et d’avoir nié sa participation à un rassemblement considéré comme illégal, étant donné le risque que l’intéressée courait d’être condamnée pour un tel motif. Elle relève enfin les arguments suivants avancés le 14 janvier 2009 par la représentante de la requérante dans le cadre du pourvoi en cassation de sa cliente : l’intéressée se serait trouvée devant le palais de justice parmi les autres personnes rassemblées pour exercer ses droits ; elle aurait été frappée par les policiers, et deux rapports médicaux auraient été versés à cet égard au dossier de la procédure devant le tribunal correctionnel ; en recourant à la force de manière disproportionnée selon elle, les agents auraient fait barrage à des personnes venues suivre le procès des victimes des événements survenus à la prison d’Ulucanlar et de leurs proches ; enfin, la police aurait commis une infraction en empêchant l’exercice de droits légaux (paragraphe 26 ci‑dessus).
41. En vertu de la jurisprudence de la Cour, la règle de l’épuisement des voies de recours internes n’exige pas toujours que la Convention ait été explicitement invoquée dans la procédure nationale : il suffit que le grief ait été soulevé « au moins en substance » (voir Radomilja et autres, precité, § 117, et la jurisprudence citée dans ce paragraphe). Or la Cour conclut de ce qui précède que la requérante a devant les juridictions internes invoqué en substance une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté de réunion pacifique. Dès lors, elle rejette la première exception préliminaire du Gouvernement.
2. Sur la qualité de victime de la requérante
42. Le Gouvernement indique que bien que le tribunal civil ait, le 6 novembre 2008, condamné quarante-six personnes, dont la requérante, au paiement de dommages-intérêts, l’intéressée n’a versé aucune somme à ce titre. Il ajoute qu’aucune des personnes concernées – la requérante pas plus qu’une autre – n’a été visée par une procédure en exécution de créance, ce qui, explique-t-il, tient au fait que leurs coordonnées n’étaient pas disponibles et qu’une telle procédure, vouée à l’échec, aurait inutilement imposé une charge supplémentaire aux autorités nationales. Il demande en conséquence à la Cour de rejeter la présente requête pour défaut de qualité de victime.
43. La Cour rappelle qu’une décision ou mesure favorable au requérant ne suffit en principe à retirer à l’intéressé la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 73, CEDH 1999-VI ; Erdoğdu c. Turquie, no 25723/94, § 72, CEDH 2000-VI, Müslüm Özbey c. Turquie, no 50087/99, § 26, 21 décembre 2006, et Ulusoy c. Turquie, no 52709/99, § 34, 31 juillet 2007).
44. La Cour observe que la requérante a été arrêtée et placée en garde à vue avant d’être finalement acquittée. Par la suite, elle a été, le 14 janvier 2009, condamnée à payer solidairement avec quarante-cinq autres personnes des sommes équivalant à 6 495 EUR et à 1 030 EUR, majorées des intérêts légaux courant respectivement à compter du 21 juin 2001 et du 2 juillet 2001, au terme d’une procédure entamée par le ministère de l’Intérieur aux fins de remboursement d’indemnités que celui-ci avait versées à titre d’aide aux policiers blessés lors de la manifestation. L’engagement qu’a pris la direction des procédures du bureau des recettes du protectorat d’Ankara, dans une lettre rédigée quelque dix-neuf ans après les faits et quelque huit ans après le jugement du tribunal de grande instance d’Ankara, de renoncer à faire exécuter le jugement définitif, ne vaut pas reconnaissance de ce que la condamnation initiale de la requérante a emporté violation du droit de l’intéressée à la liberté de réunion ni ne lui a accordé aucune réparation à ce titre. Force est donc à la Cour de constater que ledit engagement n’a pas retiré sa qualité de victime à la requérante.
45. Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter également la deuxième exception préliminaire du Gouvernement.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) La requérante
46. La requérante explique qu’elle s’est rendue au palais de justice le jour des événements susmentionnés pour assister à une audience du procès dirigé contre son frère ainé, détenu à la prison. Elle indique que les forces de l’ordre avaient pris diverses mesures de sécurité, que les policiers ont dirigé les personnes venues assister au procès vers le parc où elles ont attendu avec d’autres personnes, que les agents sont intervenus en recourant à la force de manière disproportionnée, et enfin qu’elle a été arrêtée. Elle ajoute qu’elle a comparu pour infraction aux dispositions de la loi no 2911 sur les réunions et défilés publics et qu’elle a été acquittée de ce chef, avant d’être condamnée à des dommages-intérêts par les juridictions civiles sur le fondement de la responsabilité délictuelle sans qu’il y eût selon elle aucune preuve démontrant sa responsabilité ou établissant un lien de causalité entre un acte susceptible de lui être imputé et les dommages en cause.
b) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement indique tout d’abord que, dans le formulaire de requête qu’elle a déposé devant la Cour, la requérante ne s’est pas plainte de ce que l’ingérence litigieuse eût été illégale, et il demande en conséquence à la Cour de ne pas se prononcer sur ce point. Dans l’hypothèse où celle-ci en déciderait autrement, le Gouvernement soutient que l’article 3 de la loi no 2330 sur l’indemnisation pécuniaire et les droits à pension constituait la base juridique de l’ingérence litigieuse et que la disposition en question était conforme aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité.
48. En outre, le Gouvernement argue que l’ingérence litigieuse poursuivait plusieurs buts légitimes au sens de l’article 1l § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, de l’intégrité territoriale et de la sûreté publique, ainsi que la prévention du crime.
49. En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, il explique que dans le cas d’espèce, trois cents personnes environ, dont la requérante, se sont réunies sans notification préalable aux autorités compétentes dans un parc situé près du palais de justice d’Ankara afin d’apporter leur soutien à des individus qui avaient été condamnés ou placés en détention provisoire pour des infractions terroristes et qui allaient être entendus au palais de justice. Il ajoute que les forces de sécurité avaient pris les mesures nécessaires pour prévenir d’éventuels troubles à l’ordre public et adressé des avertissements au groupe. Il indique que malgré les avertissements, le groupe a commencé à marcher à l’intérieur du parc en scandant des slogans et en brandissant des pancartes, des bannières et des banderoles sur lesquelles on pouvait lire « Punissez les tueurs tortionnaires, pas ceux qui sont soumis à la torture dans la prison d’Ulucanlar » (Ulucanlarda işkenceye Uğrayan Değil İşkenceci Katiller Yargılansın), « Emprisonnez les responsables de ce qui s’est passé dans le prison d’Ulucanlar » (Ulucanların Sorumluları Tutuklansın) et « Nous réclamons justice » (Adalet İstiyoruz). Il explique que comme le groupe poursuivait sa marche de protestation malgré les avertissements, les forces de l’ordre sont intervenues. Les manifestants auraient alors attaqué les agents avec des pierres et des bâtons qu’ils avaient trouvés dans le parc, blessant onze membres des forces de sécurité sur plusieurs parties de leur corps.
50. Le Gouvernement ajoute qu’outre l’obligation qui leur est faite de protéger les droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, les États contractants doivent également assurer la sécurité de la vie et des biens d’autrui. Considérant qu’il s’agit en l’espèce d’un cas d’actes de violence et de comportements extrêmes qui ne peuvent selon lui être considérés comme relevant du droit à la liberté de réunion, il soutient qu’il n’est pas possible de prétendre que l’ingérence n’était pas nécessaire dans une société démocratique et estime que la manifestation au cours de laquelle auraient été commis les actes de violence en question ne relève pas du droit à la liberté de réunion pacifique.
51. Après avoir expliqué qu’en droit turc le juge civil n’est pas lié par la décision finale du juge pénal et jouit, dans les limites résultant de la jurisprudence de la Cour de cassation, d’une certaine indépendance, le Gouvernement rappelle que dans sa déclaration, la requérante avait indiqué qu’elle était présente sur les lieux le jour de l’incident et qu’elle souhaitait pénétrer dans le palais de justice. Selon le Gouvernement, le tribunal civil a tenu compte de ce qu’un groupe de trois cents personnes aurait, sans en informer préalablement aucune autorité compétente, organisé dans un lieu situé à proximité du palais de justice d’Ankara une manifestation susceptible de troubler l’ordre public au cours de laquelle onze policiers auraient été blessés.
52. Eu égard au montant raisonnable selon lui des dommages-intérêts fixés par le tribunal civil et au fait que la requérante n’a versé aucune somme à ce titre et qu’aucune procédure d’exécution n’a été engagée contre elle, le Gouvernement estime que l’ingérence litigieuse était proportionnée au but légitime poursuivi et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique. Il précise qu’en toute hypothèse l’intéressée n’a pas allégué que la somme qu’elle a été condamnée à payer ait constitué pour elle une charge excessive ou un préjudice considérable et qu’elle n’a pas présenté de faits concrets à cet égard.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
53. La Cour rappelle que le droit à la liberté de réunion est un droit fondamental dans une société démocratique et, à l’instar du droit à la liberté d’expression, l’un des fondements de pareille société. Dès lors, ce droit ne doit pas faire l’objet d’une interprétation restrictive (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 91, CEDH 2015, et Kemal Çetin c. Turquie, no 3704/13, § 37, 26 mai 2020).
54. Si l’article 11 de la Convention admet que des « mesures nécessaires » puissent restreindre l’exercice du droit à la liberté de réunion, la jurisprudence de la Cour a établi que le vocable « nécessaire » n’a pas dans cette expression la souplesse de termes tels qu’« utile » ou « opportun », et elle a précisé que pareille ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux ». C’est aux autorités nationales qu’il appartient en premier lieu d’évaluer s’il existe un tel « besoin social impérieux » d’imposer dans l’intérêt général une restriction donnée. Si la Convention laisse auxdites autorités une certaine marge d’appréciation à cet égard, le jugement de celles-ci en la matière est soumis au contrôle de la Cour, portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles rendues par des juridictions indépendantes.
55. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier, sous l’angle de l’article 11, les décisions rendues par celles-ci en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si cette ingérence était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (voir, entre autres, Kudrevičius et autres, précité, § 143.
b) Examen du cas d’espèce sous l’angle de l’article 11
1. Sur l’existence de l’ingérence
56. La Cour rappelle avoir constaté qu’il y a eu ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté de réunion lorsque le requérant et d’autres personnes s’étaient rendus au tribunal afin d’assister au prononcé du jugement rendu dans un procès pénal qui, selon eux, revêtait un caractère politique (Navalnyy c. Russie [GC], nos. 29580/12 et 4 autres, §§ 110-111, novembre 2018 ; pour une approche similaire dans le contexte de l’article 10, Kilin c. Russie, no 10271/12, § 55, 11 mai 2021 ; et İmrek c. Turquie, no 45975/12, § 29, 10 novembre 2020, avec d’autres références). A la même occasion, elle a souligné aussi que la cause commune qui avait conduit ces personnes devant le tribunal – afficher leur détermination personnelle face à un sujet d’importance publique – distinguait cette réunion impromptue d’un attroupement aléatoire d’individus poursuivant chacun son propre but, en faisant par exemple la queue pour pénétrer dans un bâtiment public. Ce rassemblement se distingue également de la situation où des passants se mélangent accidentellement à une manifestation et risquent d’être pris pour des participants à celle-ci (Kasparov et autres c. Russie, no 21613/07, § 72, 3 octobre 2013.
En l’occurrence, bien que devant le parquet et la tribunal correctionnel, la requérante n’ait pas accepté sa participation au rassemblement (paragraphes 9 et 11 ci-dessus), eu égard aux documents du dossier selon lesquels elle affirme s’être rendue devant le palais de justice pour participer à une audience, aux déclarations de sa représentante devant la cour de cassation selon lesquelles elle y était pour exercer ses droits (paragraphe 26 ci-dessus) et dans la mesure où elle été condamné au paiement de dommages-intérêts par le tribunal civil aux fins de remboursement des indemnités versées aux policiers blessés lors de la dispersion du rassemblement au titre de leurs frais médicaux (paragraphe 25 ci-dessus), la Cour considère que cette condamnation s’analyse en une ingérence dans le droit de l’intéressée à la liberté de réunion au regard de l’article 11 de la Convention (à comparer, mutatis mutandis, avec Galstyan c. Armenie, no 26986/03, § 100, 15 novembre 2007, où le requérant a été sanctionné, selon les conclusions du juge, en raison de « l’entrave à la circulation dans la rue » et le « bruit fort » qu’il a provoqués au cours de cette manifestation ; et voir, a contrario, Shmorgunov et autres c. Ukraine, nos 15367/14 et 13 autres, § 487, 21 janvier 2021, où le grief pour violation de son droit à la liberté de réunion pacifique a été rejeté comme non fondé, car il a déclaré que le requérant venait d’observer les manifestations, sans y prendre part).
57. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique », pour les atteindre (voir, Kudrevičius et autres, précité, § 102, et Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020).
2. Sur le respect de la légalité
58. En ce qui concerne le respect de la légalité, le Gouvernement demande à la Cour de ne pas se prononcer sur ce point, au motif que dans le formulaire de requête qu’elle a déposé devant la Cour, la requérante n’aurait soulevé aucun grief à cet égard. Dans l’hypothèse où la Cour en déciderait autrement, le Gouvernement soutient que l’article 3 de la loi no 2330 constituait la base juridique de l’ingérence litigieuse et considère que les termes utilisés dans la disposition pertinente sont conformes aux exigences de clarté, d’accessibilité et de prévisibilité. De son côté, la requérante n’a pas formulé d’observation à cet égard.
59. La Cour rappelle que les expressions « prévues par la loi » et « conformément à la loi » figurant aux articles 8 à 11 de la Convention ne se bornent pas à exiger qu’une mesure contestée ait un certain fondement en droit interne : elles se réfèrent aussi à la qualité du droit en question. La loi doit ainsi être accessible aux personnes concernées et formulée avec suffisamment de précision pour permettre à celles-ci – en s’entourant le cas échéant de conseils appropriés – de prévoir, dans une mesure raisonnable compte tenu des circonstances, les conséquences qu’une action donnée peut entraîner pour elles (voir, parmi beaucoup d’autres, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I, et Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, § 64, CEDH 2004-I). Par ailleurs, la notion de « qualité de la loi » exige, comme corollaire du critère de prévisibilité, que la loi soit compatible avec la primauté du droit. Elle implique donc qu’existent en droit interne des garanties adéquates contre les ingérences arbitraires des autorités publiques (Magyar Kétfarkú Kutya Párt c. Hongrie [GC], no 201/17, § 93, 20 janvier 2020, avec d’autres références, et Mustafa Hajili c. Azerbaïdjan, no 69483/13, § 38, 6 octobre 2022).
60. En particulier, il serait contraire à l’État de droit que le pouvoir discrétionnaire accordé aux autorités compétentes s’exprime en termes de pouvoir absolu. La loi doit donc indiquer l’étendue d’un tel pouvoir discrétionnaire et les modalités de son exercice avec suffisamment de clarté pour assurer à l’individu une protection adéquate contre des ingérences arbitraires de la part de l’État. Le droit interne doit être formulé en des termes tels que son application soit prévisible, c’est-à-dire qu’il doit donner aux particuliers une indication adéquate quant aux circonstances et aux conditions dans lesquelles les autorités sont habilitées à recourir à des mesures affectant leurs droits au titre de la Convention (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, §§ 249-250 et 254, 22 décembre 2020, avec d’autres références, et Mustafa Hajili, précité, §§ 39-40).
61. Pour apprécier la légalité d’une ingérence, et en particulier la prévisibilité du droit interne en question, la Cour tient compte tant du texte de la loi que de la manière dont elle a été appliquée et interprétée par les autorités internes (Jafarov et autres c. Azerbaïdjan, no 27309/14, § 70, 25 juillet 2019). L’interprétation pratique et l’application de la loi par les tribunaux doivent protéger les individus contre les ingérences arbitraires (Selahattin Demirtaş, précité, § 275, et Mustafa Hajili c. Azerbaïdjan, précité, § 43).
62. L’examen des décisions des juridictions internes permet à la Cour de constater que le tribunal civil s’est référé à l’article 53 du code des obligations selon lequel le juge civil n’est pas tenu par les dispositions du droit pénal en matière de responsabilité, à la loi no 2330 sur l’indemnisation pécuniaire et les droits à pension (sans préciser qu’il se fondait sur l’article 3 de cette loi), et à l’article 50 § 1 du code des obligations concernant la responsabilité solidaire.
63. La Cour relève que par un acte du 25 octobre 2000, le parquet a accusé sur le fondement de l’article 32 §§ 1-3 de la loi no 2011 quarante-six personnes, dont la requérante, d’avoir attaqué et blessé les policiers qui étaient intervenus pour les disperser alors qu’elles s’étaient rassemblées dans un parc situé près du palais de justice d’Ankara pour soutenir certains accusés jugés par la cour d’assises d’Ankara. Elle note que le 9 avril 2003, le tribunal correctionnel, suivant le rapport d’expertise, a acquitté les personnes en question faute de preuves démontrant de manière suffisante et convaincante qu’elles eussent participé à une manifestation non autorisée ou eu recours contre les policiers à la contrainte ou à la violence (paragraphes 7-12 ci‑dessus).
64. Par ailleurs, la Cour observe qu’à la suite de l’indemnisation des policiers blessés, le ministre de l’Intérieur a intenté contre quarante-six personnes, dont la requérante, deux actions en recouvrement contre le responsable du dommage, et que dans la requête d’introduction d’instance, le représentant du ministère a indiqué que la loi no 2330 était « réservée au dédommagement matériel (uniquement pécuniaire) des préjudices subis par les personnes visées par ladite loi (...) », et que « c’est la raison pour laquelle la loi ne prévoit pas de recours en recouvrement contre le responsable du dommage (rücu) ».
65. La Cour relève enfin que le 21 février 2006, le TGI a ordonné le paiement des sommes susmentionnées majorées des intérêts à compter de la date de l’incident. Elle observe que dans les attendus de son jugement, le tribunal a mis l’accent sur le fait que le juge civil n’était pas lié par la décision du tribunal pénal, a rappelé que lors de la manifestation non autorisée des policiers avaient été blessés, et a estimé sur la base des conclusions du rapport d’expertise que les montants correspondant aux indemnités versées à raison d’un acte délictueux devaient être recouvrés auprès des personnes ayant pris part à la manifestation en question, parmi lesquelles se trouvait selon lui la requérante. La Cour relève également que le tribunal a noté que, dans le rapport d’expertise, il était indiqué que le ministère de l’Intérieur avait versé « une aide (yardım) » aux policiers blessés.
66. La Cour constate tout d’abord que les juridictions internes se sont explicitement référées à l’article 3 de la loi no 2330 et que cette disposition était accessible. Elle observe que les autres dispositions mentionnées par lesdites juridictions – à savoir l’article 53 du code des obligations concernant le fait que le juge n’est pas tenu par les dispositions du droit pénal en matière de responsabilité civile et l’article 50 § 1 du même code au sujet de la responsabilité solidaire – sont d’ordre général et ne concernent pas spécialement les faits de l’espèce, et qu’au demeurant le Gouvernement ne les mentionne pas parmi les bases légales pertinentes. Dans ces conditions, la Cour limitera son examen, comme le propose le Gouvernement, à l’article 3 de la loi no 2330.
67. En ce qui concerne la prévisibilité de cette disposition, la Cour relève d’emblée que le texte de l’article 3 de la loi no 2330 réglemente exclusivement les conditions de versement par l’État d’indemnités financières aux agents des services en charge de la sécurité intérieure et de l’ordre public, comme l’a indiqué le représentant du ministère de l’Intérieur, et qu’il ne prévoit nullement un remboursement des indemnités par des tiers responsables des dommages à l’origine des faits. Autrement dit, ledit article ne fait aucune référence à une éventuelle responsabilité de tiers dans les dommages qui sont à l’origine des indemnités qu’il réglemente.
68. La Cour rappelle que pour satisfaire à l’exigence de prévisibilité, une règle – telle que celle qui fonde la responsabilité civile en l’occurrence – doit non seulement être formulée avec suffisamment de précision, mais aussi et surtout offrir une certaine protection contre toute ingérence arbitraire de la part des autorités publiques et contre toute application extensive d’une restriction au détriment d’une partie (voir, mutatis mutandis, Işıkırık c. Turquie, no 41226/09, § 64, 14 novembre 2017). À cet égard, elle souligne que la question qui se pose à elle est de savoir si la condamnation de la requérante, qui avait été acquittée au pénal pour les faits identiques, était fondée sur une disposition prévisible au sens de l’article 11 § 2 de la Convention, la mesure litigieuse constituant une ingérence dans un droit matériel garanti par la Convention.
69. Bien que cette disposition paraisse être toujours en vigueur, la Cour n’examinera la prévisibilité de l’article 3 de la loi no 2330 qu’au regard de l’application de cet article au cas d’espèce, étant donné la nature singulière et non répétitive de l’affaire.
70. La Cour observe qu’en les étendant à une circonstance, comme celle de l’espèce, qui relevait de l’article 3 de la loi no 2330, les juridictions internes se sont livrées à une interprétation large de la notion de responsabilité civile et du principe du recours en recouvrement contre le responsable du dommage. En effet, la simple présence présumée de la requérante parmi un groupe de personnes qui s’étaient rassemblées dans un parc situé près du palais de justice d’Ankara pour soutenir certains accusés jugés ce jour-là a suffi à engager la responsabilité civile de la requérante.
71. Il est également à noter que l’article 3 de la loi no 2330 emploie le terme « compensation », alors que le rapport d’expertise et les juridictions internes qualifient d’« aide (yardım) » l’indemnité versée aux policiers blessés. La Cour constate que, à l’époque des faits, s’agissant d’un paiement de cette nature effectué par les autorités de l’État, ni le texte de la loi ni la jurisprudence ne permettent d’établir clairement s’il existe un recours en recouvrement contre l’auteur présumé du dommage en pareille circonstance.
72. La Cour observe par ailleurs que la requérante a été condamnée à rembourser solidairement des sommes très élevées, à savoir l’équivalent d’environ des sommes de 6 495 EUR et 1 030 EUR à la date du paiement, majorées des intérêts légaux à compter du 2 juillet 2001 (paragraphe 25 ci‑dessus), pour des faits qui relevaient du champ d’application de l’article 11 de la Convention sans qu’aucune distinction n’ait été faite entre elle, qui avait été acquittée, et d’autres personnes qui auraient effectivement commis des actes violents envers des policiers et causé des dommages corporels et matériels.
73. À la lumière des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’application de l’article 3 de la loi no 2330 n’était pas « prévisible », la disposition en question n’offrant pas à la requérante de protection juridique contre une ingérence arbitraire. Dès lors, l’ingérence résultant de ladite application n’était pas prévue par la loi. Cela étant, la Cour n’est pas tenue de vérifier si l’ingérence poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
74. Partant, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
75. Invoquant l’article 6 de la Convention, la requérante se plaint de l’absence de motivation de la décision adoptée par les juridictions civiles et soutient que la reconnaissance de sa responsabilité pour les dommages corporels des policiers était dénuée de fondement.
76. Eu égard aux constats de violation auxquels elle est parvenue ci‑dessus (paragraphes 55-72 ci-dessus), la Cour juge inutile d’examiner séparément la recevabilité et le fond du grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
77. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
78. La requérante n’a pas présenté de demande chiffrée au titre de la satisfaction équitable. Elle sollicite cependant l’abandon de la procédure interne menée contre elle.
79. Le Gouvernement soutient que la demande de la requérante à ce titre doit être rejetée en application de l’article 60 §§ 2 et 3 du Règlement.
80. La Cour considère que la requérante n’a pas formulé une demande en bonne et due forme au titre de la satisfaction équitable. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare, le grief fondé sur l’article 11 de la Convention recevable;
2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président