DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE REPEŞCO ET REPEŞCU c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 39272/15)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Procès équitable • Cour suprême de justice n’ayant pas examiné d’une manière rigoureuse et complète les allégations crédibles des requérants selon lesquelles leurs dépositions, utilisées comme preuves à charge, avaient été recueillies par des moyens contraires à l’art 3 • Absence d’opportunité effective pour les requérants de contester la recevabilité de ces dépositions et de s’opposer à leur utilisation
STRASBOURG
3 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Repeşco et Repeşcu c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 39272/15) dirigée contre la République de Moldova et dont deux ressortissants de cet État, MM Adrian Repeșcu et Constantin Repeşco (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 juillet 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention relatif à l’utilisation alléguée dans un procès pénal des preuves obtenues sous la contrainte,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 septembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requérants auraient été condamnés sur la base de leurs dépositions extorquées par la police par des moyens prohibés. Leur grief tiré de l’article 3 de la Convention fit l’objet d’une requête précédente soumise à la Cour, laquelle la raya du rôle à la suite d’une déclaration unilatérale du Gouvernement acceptée par les requérants. Dans la présente affaire, ceux-ci dénoncent le refus des juges nationaux de rouvrir leur procès pénal nonobstant le règlement amiable implicite conclu dans l’affaire précédente.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1979 et en 1987, et résident à Chișinău. Ils sont frères et ont été représentés par Me V. Nagacevschi, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Obadă.
1. Condamnation des requérants
4. En août 2007, l’autorité de poursuite mit en examen les requérants pour meurtre et brigandage aggravés. Pendant l’enquête pénale, leurs déclarations furent recueillies.
5. Lors de la phase judiciaire de leur procès, ils se plaignirent que ces déclarations avaient été extorquées sous la torture. Le second requérant fournit des documents médicaux montrant qu’il avait subi une fracture du crâne, des traumatismes des genoux et des lésions des tympans ayant entrainé une surdité. Il alléguait avoir été en bonne santé avant son arrestation. Le premier requérant présenta également un rapport médical faisant état de lésions sur son corps, mais il ne ressort pas des éléments fournis à la Cour quelles étaient ces lésions.
6. Par un arrêt du 21 mai 2013, la cour d’appel de Chișinău condamna le premier requérant à quatorze ans d’emprisonnement pour meurtre et brigandage aggravés, et le second requérant à sept ans d’emprisonnement pour brigandage aggravé. Elle fonda sa conclusion de culpabilité sur les déclarations des requérants recueillies lors de l’enquête pénale, estimant qu’elles indiquaient l’implication de chacun dans les infractions précitées. Elle estima que ces déclarations étaient corroborées et complétées par les autres preuves produites par l’accusation. La cour d’appel rejeta l’argument des requérants selon lequel les déclarations en cause avaient été extorquées sous la contrainte au motif qu’elles avaient été faites en présence de leurs avocats et après des entretiens confidentiels entre les premiers et les derniers, que les requérants n’avaient à aucun moment reconnu leur culpabilité, et que l’enquête pénale sur leurs allégations de mauvais traitements avait été définitivement classée sans suite. Elle ajouta que, si la torture des requérants dans le but de leur extorquer des déclarations était ultérieurement établie par une décision judiciaire définitive, ceux-ci étaient en droit de demander la révision de leur procès pénal afin d’obtenir une remise de peine. À ce sujet, elle précisa de nouveau que son arrêt de condamnation n’était pas fondé exclusivement sur les déclarations incriminantes des requérants, mais sur l’ensemble des preuves produites devant elle. Enfin, la cour d’appel accorda des remises de peine de deux ans au premier requérant et d’un an au second requérant pour des atteintes à leur droit à la défense, sans lien avec les mauvais traitements allégués, à savoir pour des incohérences dans le procès‑verbal d’inspection des lieux de l’infraction et pour la durée excessive de la procédure.
7. Par une décision définitive du 15 janvier 2014, la Cour suprême de justice confirma, sur recours des requérants, l’arrêt de l’instance d’appel. Elle fit notamment siennes les conclusions de cette dernière quant à la possible révision ultérieure du procès.
2. Première requête devant la Cour
8. Dans l’intervalle, les requérants avaient déposé une requête auprès de la Cour dénonçant les mauvais traitements qu’ils auraient subis pendant l’enquête pénale. Dans le cadre de cette procédure, le Gouvernement fit une déclaration unilatérale qui était ainsi libellée :
“... The Government acknowledge that the applicants suffered a breach of their rights guaranteed by Articles 3 and 13 of the Convention, taken separately and in conjunction, on account of ill-treatment inflicted in the police custody, inadequate medical assistance and ineffective investigation of such allegations.
...
Accordingly, the Government ... propose the following sums of money as just satisfaction: 15,000 Euro (fifteen thousand euro) for pecuniary and non-pecuniary damage to be paid to each of the applicants; 1,500 Euro (one thousand five hundred euros) for the costs and expenses to be paid directly into the account of the applicants’ representative.
The Government declare that the above sums proposed for compensation will be converted into Moldovan lei at the rate applicable on the date of payment, and free of any taxes that may be applicable. [They] will be payable within three months from the date of notification of the decision taken by the Court pursuant to Article 37 § 1 of the Convention. In the event of failure to pay these sums within the said three-month period, the Government undertake to pay simple interest on them, from the expiry of that period until settlement, at a rate equal to the marginal lending rate of the European Central Bank during the default period plus three percentage points. This payment will constitute the final resolution of the case.”
9. Les requérants ayant accepté les termes de cette déclaration par une lettre du 20 janvier 2014, la Cour prit acte du règlement amiable implicite auquel sont parvenues les parties et raya l’affaire du rôle, en application de l’article 39 de la Convention (Adrian Repeșcu et Constantin Repeșco c. République de Moldova (déc.) [comité], no 64785/11, 24 novembre 2014). Le Gouvernement exécuta en temps utile les termes de ce règlement amiable (voir la résolution du Comité des Ministres CM/ResDH(2015)125).
3. Demande en révision de la condamnation
10. Se fondant sur cette décision de radiation du rôle de la Cour, les requérants introduisirent le 10 février 2015 une demande en révision de leur procès pénal. Ils soutenaient qu’ils avaient été condamnés exclusivement sur la base de leurs déclarations auto-incriminantes recueillies au cours de l’enquête pénale et que leurs allégations de torture infligée par la police pour obtenir ces déclarations étaient confirmées par le règlement amiable accepté par la Cour dans l’affaire précitée.
11. Par une décision du 26 mai 2015, la Cour suprême de justice rejeta la demande en révision comme étant mal fondée. Elle fit remarquer, dans un premier temps, que les requérants ne s’étaient pas plaints dans leur affaire précédente devant la Cour de la violation de l’article 6 de la Convention et qu’une telle violation n’avait été ni reconnue par le Gouvernement ni constatée par la Cour. Elle nota ensuite que, dans sa décision, la Cour n’utilisait pas le terme « torture » et que celle-ci n’avait pas non plus constaté que les mauvais traitements infligés aux requérants avaient rendu leur procès pénal inéquitable. La haute juridiction précisa que les déclarations des requérants faites lors de l’enquête pénale n’étaient pas les seules preuves déterminantes dans l’affaire et que les intéressés n’avaient à aucun moment reconnu leur culpabilité. Elle ajouta que, dans la décision précitée de la Cour, il n’avait pas non plus été établi que la condamnation des requérants était fondée sur des preuves obtenues par la torture, mais qu’il avait été constaté la violation de leurs droits garantis par l’article 3 de la Convention, pour laquelle ceux-ci avaient reçu une réparation équitable. Elle estima que le critère légal selon lequel les conséquences graves résultant d’une violation de la Convention devaient persister afin d’accorder la révision n’était pas rempli.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
12. Les passages pertinents en l’espèce du code de procédure pénale (CPP), dans leur rédaction au moment des faits, se lisaient comme suit :
Article 464/1. Révision de l’affaire à la suite d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme
« 1. Les décisions définitives, adoptées dans les affaires dans lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme a constaté une violation des droits ou des libertés fondamentales de l’homme ou a disposé la radiation de l’affaire du rôle à la suite du règlement amiable du litige entre l’État et les requérants, peuvent être soumises à la révision si au moins une des conséquences graves de la violation de la Convention européenne des droits de l’homme et de ses protocoles additionnels continue à se produire et [que cette conséquence] ne peut être remédiée que par la révision de la décision adoptée.
2. Peuvent demander la révision :
a) la personne dont le droit a été atteint ;
(...)
3. La demande en révision est introduite devant la Cour suprême de justice, qui l’examine en une formation de 5 juges.
4. La demande en révision doit être introduite dans un délai d’un an à partir de la date de publication de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans le Journal officiel de la République de Moldova.
(...)
9. L’instance examine la demande sur la base des éléments de l’affaire pénale et se prononce par une décision.
10. L’instance rejette la demande lorsqu’elle constate que celle-ci est tardive ou mal fondée.
11. Lorsqu’elle constate que la demande est fondée, l’instance :
1) annule la décision contestée dans la partie relative au droit atteint et rejuge l’affaire selon les dispositions des articles 434-436 (...) ;
2) s’il est nécessaire d’administrer des preuves, ordonne le réexamen de l’affaire par l’instance devant laquelle la violation du droit a eu lieu. »
13. Les articles 434-436 du CPP, mentionnés au paragraphe 11 de l’article 464/1 de ce code, régissent la procédure applicable devant la Cour suprême de justice pour l’examen des pourvois ordinaires en cassation, jugés recevables.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
14. Invoquant les articles 6 § 1 et 46 de la Convention, les requérants allèguent que leur condamnation était fondée sur des preuves obtenues par des mauvais traitements. Ils se plaignent du refus de la Cour suprême de justice de rouvrir leur procès pénal, malgré la décision de la Cour adoptée dans leur affaire précédente confirmant, selon eux, les mauvais traitements en question.
15. La Cour rappelle que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle n’est pas tenue par celle que leur attribue les parties (voir, parmi beaucoup d’autres, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 169, 8 avril 2021, et les affaires qui y sont citées). Elle estime en l’espèce que les griefs des requérants appellent un examen sur le terrain exclusif de l’article 6 § 1 de la Convention (Boutaffala c. Belgique, no 20762/19, §§ 48-50 et 53, 28 juin 2022). Les passages pertinents en l’espèce de cette disposition sont ainsi libellés :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Sur la recevabilité
16. Dans un premier temps, la Cour estime nécessaire de se pencher sur la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention aux griefs des requérants à l’égard de la procédure en révision suivie en l’espèce. Bien que le Gouvernement n’ait pas formulé d’exception d’incompatibilité ratione materiae, elle rappelle qu’elle se doit d’examiner proprio motu la question de sa compétence à chaque stade de la procédure (voir, par exemple, Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010, et Studio Monitori et autres c. Géorgie, nos 44920/09 et 8942/10, § 32, 30 janvier 2020).
17. La Cour renvoie aux principes généraux relatifs à l’applicabilité de l’article 6 de la Convention aux recours en réouverture de procédures pénales, tels qu’exposés dans l’affaire Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) ([GC], no 19867/12, §§ 61-65, 11 juillet 2017). Elle rappelle avoir déjà jugé que l’examen d’un recours qui amène une juridiction nationale à confronter une condamnation définitive aux constats de violation de la Convention, opérés par la Cour, et qui offre à cette instance interne le pouvoir d’ordonner le réexamen de l’affaire, était susceptible d’être déterminant pour le bien-fondé de l’accusation pénale et de faire entrer en jeu les garanties offertes par l’article 6 § 1 de la Convention (ibidem, §§ 69 et 72, et Serrano Contreras c. Espagne (no 2), no 2236/19, §§ 27-28, 26 octobre 2021).
18. En l’espèce, la Cour note que l’article 464/1 du CPP moldave offre aux justiciables une voie de recours afin d’obtenir la révision d’une décision pénale définitive après un constat de violation par la Cour ou après le règlement amiable d’une affaire devant la Cour. Les dispositions de cet article posent comme conditions la persistance de conséquences graves de la violation de la Convention ou de ses protocoles, et le fait que la révision soit la seule voie possible pour y remédier (paragraphe 12 ci-dessus). Le recours prévu à l’article 464/1 du CPP moldave implique donc la tâche pour la Cour suprême de justice d’examiner, au regard des constats de la Cour, l’issue de la procédure interne close et, le cas échéant, de rejuger elle-même l’affaire selon les règles applicables aux pourvois ordinaires en cassation ou, lorsque l’administration de nouvelles preuves est nécessaire, d’ordonner le réexamen de l’affaire par les instances inférieures. À l’instar de ses conclusions énoncées dans les affaires Moreira Ferreira (no 2) (précité, § 69) et Serrano Contreras (no 2) (précité, § 27), la Cour estime que l’examen du recours en question, qui présente des caractéristiques semblables à celles des recours mentionnés dans ces deux affaires, est susceptible d’être déterminant pour le bien-fondé de l’accusation pénale.
19. La Cour constate ensuite qu’en l’espèce, la Cour suprême de justice a effectivement examiné la déclaration unilatérale du Gouvernement et le règlement amiable implicite accepté par la Cour, et que la haute juridiction s’est en outre attelée à vérifier si les termes de cet accord, selon lesquels les requérants avaient notamment subi des mauvais traitements sous la responsabilité de la police, avaient des incidences sur le bien-fondé de la condamnation des intéressés (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour suprême de justice a ainsi tiré ses propres conclusions de la décision de radiation du rôle de la Cour qui, selon elle, n’avait pas constaté que les mauvais traitements subis par les requérants avaient rendu leur procès inéquitable ni que leur condamnation était fondée sur des preuves obtenues sous la torture. La haute juridiction a en outre réitéré les conclusions de la cour d’appel selon lesquelles les déclarations des requérants recueillies lors de l’enquête pénale n’étaient pas les seules preuves décisives ayant fondé leur condamnation (paragraphes 6 et 11 ci‑dessus). Ayant conclu qu’aucune conséquence grave de la violation de la Convention ne persistait, la Cour suprême de justice confirmait ainsi la condamnation des requérants.
20. Ces éléments suffisent à la Cour pour estimer que le contrôle opéré par la Cour suprême de justice a porté une nouvelle fois sur le bien-fondé de l’accusation pénale dirigée contre les requérants. Par conséquent, elle juge que les garanties de l’article 6 § 1 de la Convention s’appliquaient à la procédure en révision suivie en l’espèce (Moreira Ferreira (no 2), précité, § 72, et Serrano Contreras (no 2), précité, § 28).
21. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
22. Les requérants soutiennent que le règlement amiable conclu avec le Gouvernement dans leur affaire précédente introduite devant la Cour prouve qu’ils avaient subi des mauvais traitements aux mains de la police. Ils avancent que le but de ces mauvais traitements ne pouvait être autre que celui d’obtenir leurs aveux. Ils soulignent également que leur condamnation est fondée sur leurs déclarations recueillies par la police à l’étape de l’enquête pénale.
23. Les requérants indiquent en outre que, lors de la procédure en révision, la Cour suprême de justice a estimé que leurs déclarations faites pendant l’enquête pénale n’étaient pas les seules preuves décisives ayant conduit à leur condamnation. Ils reprochent cependant à cette instance de ne pas avoir analysé chaque preuve en détail afin d’établir laquelle avait probablement été obtenue par des mauvais traitements infligés par la police et laquelle prouvait véritablement leur culpabilité. Ils soutiennent qu’à l’issue d’une telle analyse, la Cour suprême de justice aurait dû annuler les décisions adoptées précédemment dans l’affaire, tout en ordonnant soit un réexamen par l’instance d’appel, soit leur acquittement. Ils allèguent que la Cour suprême de justice est restée en défaut de le faire et que cela a porté atteinte à leurs droits garantis par l’article 6 de la Convention.
24. Le Gouvernement rétorque que, selon les instances internes, la condamnation des requérants ne reposait pas uniquement sur leurs déclarations, mais également sur d’autres preuves examinées et débattues lors de la phase judiciaire du procès. Il fait également remarquer qu’à aucun moment les intéressés n’ont expressément reconnu leur culpabilité. Le Gouvernement souligne en outre que les requérants ont déjà bénéficié des remises de peine accordées pour la violation non essentielle de leurs droits à la défense. Enfin, il avance que l’équité globale de la procédure a été respectée en l’espèce.
2. Analyse de la Cour
25. La Cour rappelle sa jurisprudence bien établie selon laquelle l’utilisation dans le cadre d’une procédure pénale de déclarations recueillies en méconnaissance de l’article 3 de la Convention prive automatiquement d’équité l’ensemble de cette procédure, même si le fait de les avoir admises comme preuves ne fut pas décisif pour le verdict de culpabilité (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 173, CEDH 2010, et Dursun Aliyev c. Azerbaïdjan, no 20216/14, § 120, 27 avril 2023 et les affaires qui y sont citées).
26. La Cour redit en outre que l’absence d’un grief recevable tiré de l’article 3 de la Convention ne fait pas obstacle en principe à ce qu’elle prenne en considération les allégations du requérant selon lesquelles ses déclarations devant la police ont été recueillies en utilisant des moyens de coercition ou d’oppression et sa thèse selon laquelle leur admission dans le dossier sur la base duquel la juridiction de jugement a statué constitue dès lors une violation des garanties d’équité du procès découlant de l’article 6 de la Convention (Mehmet Duman c. Turquie, no 38740/09, § 42, 23 octobre 2018, et l’affaire qui y est citée). Dans la mesure où un requérant apporte un commencement de preuve de l’obtention d’éléments au moyen de mauvais traitements, le juge interne est tenu d’analyser la qualité de ces éléments et de faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles ils ont été recueillis, faute de quoi il pourra y avoir violation de l’article 6 de la Convention (ibidem, §§ 45‑46, et Bokhonko c. Géorgie, no 6739/11, § 96, 22 octobre 2020).
27. Dans ce contexte, il appartient à la Cour d’examiner si les juridictions internes ont répondu de manière adéquate aux objections soulevées par le requérant quant à la fiabilité et à la valeur probante de ses déclarations et lui ont donné une possibilité effective de contester leur recevabilité et de s’opposer effectivement à leur utilisation (Belugin c. Russie, no 2991/06, § 74, 26 novembre 2019, et Sassi et Benchellali c. France, nos 10917/15 et 10941/15, § 93, 25 novembre 2021). Le rôle des juges du fond à cet égard consiste à effectuer une analyse complète, indépendante et détaillée de la question relative à la recevabilité et à la fiabilité de la preuve. L’utilisation comme preuve d’une déposition, malgré l’existence d’allégations crédibles qu’elle a été obtenue à la suite de mauvais traitements, soulève des problèmes sérieux quant à l’équité de la procédure en cause (Belugin, précité, § 74 in fine).
28. La Cour rappelle en outre que, dans l’esprit d’une responsabilité partagée des États et de la Cour pour le respect des droits de la Convention, les requérants sont en droit d’attendre des autorités nationales, y compris des juridictions nationales, qu’elles tirent loyalement les conséquences d’une déclaration unilatérale du Gouvernement reconnaissant la violation de l’article 3 de la Convention et ayant conduit à une décision de la Cour qui en a pris acte. Cette attente est d’autant plus forte que les questions en jeu touchent l’article 3 de la Convention, qui consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (Boutaffala, précité, §§ 51-52).
29. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour note que, dans sa déclaration unilatérale formulée dans l’affaire précédente des requérants, le Gouvernement a reconnu que ceux-ci avaient été soumis à des mauvais traitements lorsqu’ils étaient sous le contrôle de la police. Elle précise qu’il ne prête nullement à controverse entre les parties que ces actes ont eu lieu pendant l’enquête pénale dirigée contre les requérants. La Cour remarque également que les dépositions des intéressés recueillies lors de cette enquête ont été utilisée par les juridictions internes comme preuves à charge (paragraphe 6 ci-dessus) et que ce point n’est pas non plus contesté par les parties. Elle relève en outre que, dans la présente procédure devant elle, le Gouvernement ne combat pas l’argument des requérants selon lequel le but évident des mauvais traitements en question était de leur extorquer des aveux (comparer avec Cēsnieks c. Lettonie, no 9278/06, § 67, 11 février 2014).
30. La Cour juge ensuite que, dans le cadre de la procédure en révision, les requérants ont avancé des arguments convaincants, fondés notamment sur le règlement amiable implicite conclu dans leur affaire précédente devant la Cour, à l’appui de leur thèse selon laquelle leurs dépositions faites lors de l’enquête pénale avaient été obtenues par des mauvais traitements. Elle note que, dans leur demande en révision, les intéressés ont utilisé le terme « torture » et que la Cour suprême de justice a rejeté cette demande au motif, entre autres, que ce terme ne se retrouvait pas dans la décision de radiation du rôle de la Cour et que cette dernière n’avait pas non plus constaté que la condamnation était fondée sur des preuves obtenues par la torture (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour relève cependant que la haute juridiction a fait preuve de formalisme excessif et qu’elle n’a pas tiré les conséquences adéquates de la déclaration unilatérale du Gouvernement reconnaissant la violation de l’article 3 de la Convention dans le chef des requérants (voir le rappel des principes pertinents au paragraphe 28 ci-dessus). Il appartenait notamment à la Cour suprême de justice d’effectuer une analyse rigoureuse de la fiabilité des dépositions des requérants faites lors de l’enquête et des circonstances dans lesquelles celles-ci avaient été recueillies afin de déterminer si leur exclusion était nécessaire pour garantir l’équité de la procédure (comparer avec Abdulkadyrov et Dakhtayev c. Russie, no 35061/04, § 79, 10 juillet 2018). La haute juridiction aurait également pu renvoyer l’affaire, comme le lui permettait la législation interne (voir l’article 464/1 § 11 2) du CPP cité au paragraphe 12 ci-dessus), afin qu’une instance inférieure opérât cette analyse. À supposer même qu’un lien direct de causalité entre les mauvais traitements infligés et les dépositions en question était difficile à établir, la Cour estime qu’il incombait aux juges nationaux de se pencher sur la question de savoir si le contexte hostile aux requérants dans lequel ces dépositions avaient été recueillies était de nature à les compromettre (voir, mutatis mutandis, Moïsseïev c. Russie, no 62936/00, § 222, 9 octobre 2008, et Sassi et Benchellali, précité, §§ 89 et 93). Or, la Cour suprême de justice ne s’est pas acquittée en l’espèce de ces tâches.
31. Au demeurant, la Cour note que la Cour suprême de justice ainsi que le Gouvernement ont souligné le fait que les dépositions des requérants faites à l’enquête pénale n’étaient pas les seules preuves décisives qui avaient fondé la condamnation. Sur ce point, elle rappelle que l’utilisation des preuves prétendument obtenues à la suite de mauvais traitements soulève toujours des problèmes sérieux relativement à l’équité de la procédure, quand bien même l’utilisation de ces preuves n’ait pas été déterminante pour le verdict de culpabilité (voir, parmi d’autres, Örs et autres c. Turquie, no 46213/99, § 60, 20 juin 2006, Abdulkadyrov et Dakhtayev, précité, §§ 79-80, et Belugin, précité, § 70).
32. À la lumière de ce qui précède, la Cour ne peut que conclure que la Cour suprême de justice n’a pas examiné d’une manière rigoureuse et complète les allégations crédibles des requérants selon lesquelles leurs dépositions, utilisées comme preuves à charge, avaient été recueillies par des moyens contraires à l’article 3 de la Convention. Elle n’est pas non plus convaincue que les requérants aient eu une opportunité effective de contester la recevabilité de ces dépositions et de s’opposer à leur utilisation. La Cour estime donc que le résultat exigé par les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été atteint dans la procédure pénale dirigée contre les requérants.
33. Partant, il y a eu violation de cet article.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
34. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
35. Les requérants demandent 5 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral qu’ils estiment avoir subi.
36. Le Gouvernement s’oppose à l’octroi d’un tel dédommagement.
37. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour alloue à chacun des requérants 3 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
2. Frais et dépens
38. Les requérants réclament également 3 120 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Ils fournissent à l’appui de leur demande un décompte détaillé des heures de travail censées avoir été effectuées par leur représentant ainsi que des factures.
39. Le Gouvernement conteste cette prétention.
40. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi d’autres, L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 149, 9 mars 2023). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par les requérants à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
1. 3 600 EUR (trois mille six cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, à chacun des requérants pour dommage moral ;
2. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros) conjointement aux requérants, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 3 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président