DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE STOIANOGLO c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 19371/22)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Absence de contrôle judiciaire de la suspension automatique, intervenant par l’effet de la loi, des fonctions d’un procureur général, pour plus de deux ans, au moment de l’ouverture de poursuites pénales à son encontre • Art 6 § 1 applicable • Contestation réelle et sérieuse sur un « droit » en droit interne • Première condition du critère Eskelinen remplie, aucune disposition du droit interne ne permettait au requérant de contester la mesure en question • Législation interne modifiée par la suite ayant donné au Conseil supérieur des procureurs la possibilité de faire vérifier l’opportunité de maintien ou non d’une telle mesure • Seconde condition du critère Eskelinen non remplie, l’impossibilité faite au requérant d’accéder à un tribunal n’étant pas justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État • Exigence d’indépendance énoncée à l’art 6 § 1 s’appliquant aux juges et aux tribunaux et non aux procureurs • Ligne nette entre des juges et des procureurs ne pouvant pas être tracée s’agissant de la nécessité d’une protection contre l’ingérence arbitraire dans leurs fonctions de la part des pouvoirs publics• Supervision par un organe judiciaire indépendant de mesures telles que la révocation à même d’assurer effectivement pareille protection • Procureurs placés expressément dans la même situation que les magistrats concernant leur indépendance par la législation nationale • Justification insuffisante en l’espèce de la simple crainte d’une influence du procureur général suspendu sur les procédures pénales menées contre lui • Atteinte à la substance même du droit d’accès à un tribunal
STRASBOURG
24 octobre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Stoianoglo c. République de Moldova,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 19371/22) dirigée contre la République de Moldova et dont un ressortissant de cet État, M. Alexandr Stoianoglo (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 janvier 2022,
Vu la décision, d’une part, de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») le grief de défaut d’accès à un tribunal à raison de l’impossibilité alléguée par le requérant de contester sa suspension de fonctions et, d’autre part, de ne pas adopter de décision partielle quant au grief formulé dans le même contexte sur le terrain de l’article 13 de la Convention,
Vu la décision de rejeter la demande de récusation du Gouvernement visant la juge élue au titre de l’État défendeur (l’article 28 § 2 d, du règlement),
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 octobre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’impossibilité alléguée par le requérant, procureur général, de contester la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé au moment où des poursuites pénales ont été engagées contre lui. L’intéressé invoque les articles 6 § 1 et 13 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1967 et réside à Chișinău. Il a été représenté par Me V. Munteanu, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, D. Obadă.
1. La nomination du requérant en tant que procureur général
4. Membre du Parlement de la République de Moldova de 2009 à 2014, président de la Commission parlementaire de sécurité nationale, de défense et d’ordre public, le requérant fut, à l’issue d’une procédure publique de sélection, nommé procureur général le 29 novembre 2019 pour un mandat de sept ans.
2. La plainte formulée par le député l.c. devant le conseil supérieur des procureurs (« CSP »)
5. Le 30 septembre 2021, L.C., député et président de la Commission parlementaire de sécurité nationale, de défense et d’ordre public, saisit le CSP d’une plainte relative à des faits qu’il reprochait au requérant et qu’il estimait susceptibles d’être à l’origine de plusieurs infractions (abus de pouvoir, corruption passive, faux et excès de fonctions).
6. Par la même occasion, L.C. demanda au CSP de désigner, conformément aux dispositions du code de procédure pénale (« CPP »), un procureur chargé d’enquêter sur les faits allégués (paragraphe 21 ci-dessous).
3. L’ouverture de poursuites contre le requérant et la mesure de suspension de fonctions prise à son égard
7. Le 5 octobre 2021, après avoir entendu le député L.C. et examiné sa plainte, le CSP chargea le procureur V.F., du parquet anticorruption, d’enquêter sur les faits allégués. Le requérant ne fut pas entendu par le CSP, qui prononça sa décision à la majorité des voix (parmi les opinions dissidentes figurait celle de la présidente du CSP). Il était indiqué dans la décision rendue à cette fin, au point no 4 du dispositif, qu’elle pouvait être contestée devant la cour d’appel de Chișinău en vertu de l’article 191 du code administratif (paragraphe 20 ci-dessous). Le même jour, alors qu’il allait s’exprimer dans le cadre d’une conférence de presse qu’il avait organisée, le requérant fut appréhendé et placé en détention dans les locaux de la police de Chișinău. Le requérant a été ensuite assigné à domicile et ultérieurement placé sous contrôle judiciaire.
8. À la même date, selon les informations fournies par le Gouvernement dans ses observations sur la recevabilité de la requête, le procureur V.F. engagea des poursuites contre le requérant pour cinq infractions présumées relevant des chefs d’abus de pouvoir, de corruption passive, de faux et d’excès de fonctions. À compter du même jour, ainsi qu’il ressort desdites observations et d’une ordonnance du 7 octobre 2021 du procureur V.F., l’intéressé fut suspendu de droit de ses fonctions en application de l’article 55-1 de la loi no 3 du 25 février 2016 sur le ministère public, laquelle prévoyait que le procureur général visé par des poursuites pénales fût suspendu de droit de ses fonctions au moment de l’ouverture contre lui de poursuites pénales (paragraphe 17 ci-dessous).
4. La contestation de la décision du csp
9. Le 5 octobre 2021, le requérant contesta devant la cour d’appel de Chișinău la décision du CSP chargeant le procureur V.F. d’enquêter sur les faits allégués par le député L.C. Il demandait la suspension de la partie de la décision portant désignation du procureur V.F., faisant valoir que ladite décision avait été adoptée en son absence et que la procédure n’avait pas été respectée. Il arguait à cette fin que c’était au parquet d’examiner l’opportunité d’initier des poursuites, et non au CSP, lequel n’était pas selon lui un organe de poursuites.
10. Dans cette contestation, le requérant soulignait par ailleurs qu’il n’avait pas pu prendre connaissance du contenu de la plainte formée par le député L.C., qu’on avait rejeté sa demande tendant à faire reporter la réunion de quelques heures afin qu’il pût solliciter la récusation de cinq membres du CSP, et qu’on avait refusé qu’il répondît aux arguments avancés par l’auteur de la plainte. Il présentait également ses arguments en réponse aux allégations formulées dans sa plainte par le député L.C., et demandait enfin à la cour d’appel de constater l’illégalité de la décision attaquée.
11. Le 2 novembre 2021, la cour d’appel de Chișinău rejeta la contestation comme irrecevable. Pour parvenir à cette conclusion, elle jugea tout d’abord que la décision contestée ne constituait pas un acte administratif individuel au sens du code administratif. Elle expliqua qu’en effet la désignation du procureur V.F. ne pouvait être contestée que si la suspension de fonctions du requérant ne pouvait faire l’objet d’un recours par ailleurs. Or, précisa-t-elle, étant donné que la mesure de suspension de fonctions s’appliquait automatiquement - c’est-à-dire sans qu’une décision individuelle fût nécessaire à cette fin - au moment de l’ouverture des poursuites, il convenait, pour toute éventuelle contestation d’une telle mesure, de se conformer à la loi régissant la procédure pénale. Elle jugea par ailleurs que la décision contestée ne visait que la désignation d’un procureur chargé d’examiner les faits à l’origine de la plainte pénale et ne concernait pas la recevabilité ou l’opportunité des poursuites, lesquelles questions étaient du ressort des juridictions en charge d’appliquer les dispositions du CPP. Elle déclara enfin qu’en vertu du code administratif, les rapports avec les autorités publiques agissant en vertu de la loi pénale, comme c’était le cas en l’espèce, ne relevaient pas du contentieux administratif. Elle conclut qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur la demande de suspension formulée par le requérant.
12. Le requérant recourut contre cette décision devant la Cour suprême de justice (« la Cour suprême »). Expliquant que la décision contestée, en tant qu’elle portait suspension de ses fonctions et désignation d’un procureur aux fins d’examen de la plainte pénale formulée par le député L.C., constituait un acte administratif qui lui portait préjudice, il se plaignait d’un défaut d’accès à un tribunal et renvoyait à la jurisprudence de la Cour en la matière.
13. Par un arrêt du 29 décembre 2021, la Cour suprême rejeta le recours comme mal fondé et confirma le jugement du 2 novembre 2021. Après avoir rappelé les dispositions pertinentes du code administratif ainsi que celles qui régissaient le fonctionnement du CSP, elle jugea que la décision de désigner le procureur V.F. aux fins d’examen de la plainte visant le requérant ne constituait pas un acte administratif individuel. Elle expliqua que le CSP avait agi en tant qu’autorité publique en vertu du CPP, circonstance qui, selon la Cour suprême, ne le plaçait pas à l’égard du requérant dans un rapport susceptible d’être soumis à contrôle par la voie du contentieux administratif. La mention dans la décision du 5 octobre 2021 d’un droit de contestation par la voie administrative (paragraphe 7 ci-dessus) aurait représenté une simple erreur matérielle ne conférant pas à l’acte en question un caractère administratif ni ne constituant un motif d’annulation de la décision contestée.
14. Il en ressort que le 26 septembre 2023 la Présidente de la République de Moldavie a signé un décret mettant fin aux fonctions de procureur général occupées par le requérant.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNEs PERTINENTs
1. La Constitution
15. La partie pertinente en l’espèce de la Constitution de la République de Moldova se lisait comme suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :
Article 124
Le parquet
« 1. Le parquet est une institution publique autonome dans le cadre de l’autorité judiciaire. Il contribue à l’administration de la justice et à la défense des droits, des libertés et des intérêts légitimes de la personne, de la société et de l’État par le biais des procédures, pénales et autres, prévues par la loi.
2. Les attributions du parquet sont exercées par des procureurs.
3. Les compétences, l’organisation et le fonctionnement du parquet sont établis par la loi. »
Article 125
Les procureurs
« 1. Le procureur général est nommé par le président de la République de Moldova, sur proposition du Conseil supérieur des procureurs, pour un mandat de sept ans non renouvelable.
2. Le procureur général peut être démis de ses fonctions par le président de la République de Moldova, sur proposition du Conseil supérieur des procureurs, dans les conditions prévues par la loi, pour des raisons objectives et à l’issue d’une procédure transparente.
3. La nomination, le transfert, la promotion et la révocation des procureurs de rang inférieur dans la hiérarchie judiciaire sont effectués par le procureur général sur proposition du Conseil supérieur des procureurs. »
Article 125-1
« 1. Le Conseil supérieur des procureurs est le garant de l’indépendance et de l’impartialité des procureurs.
2. Le Conseil supérieur des procureurs est composé, conformément à la loi, de procureurs élus parmi les procureurs des parquets (procuraturile) de tous les niveaux ainsi que de représentants d’autres autorités, d’institutions publiques ou de la société civile. Les procureurs constituent une part importante du Conseil supérieur des procureurs.
3. Le Conseil supérieur des procureurs est chargé de la nomination des procureurs, de leur transfert, de leur promotion et des mesures disciplinaires prises à leur égard.
4. L’organisation et le fonctionnement du Conseil supérieur des procureurs sont établis par la loi. »
2. Le statut des procureurs dans le système judiciaire moldave
16. Le ministère public moldave a fait l’objet de nombreuses réformes. Dans son état actuel, tel qu’établi par la Constitution et par les lois no 3 du 25 février 2016 sur le ministère public, no 544-XIII du 20 juillet 1995 sur le statut des juges, no 154 du 5 juillet 2012 sur la sélection, l’évaluation des performances et la carrière des juges, no 178 du 25 juillet 2014 sur la responsabilité disciplinaire des juges et no 947-XIII du 19 juillet 1996 sur le Conseil supérieur de la magistrature, le système judiciaire moldave n’opère aucune distinction fondamentale entre le statut des juges et celui des procureurs.
3. La loi sur le ministère public
17. La loi no 3 du 25 février 2016 sur le ministère public, telle qu’en vigueur au moment où le requérant a été nommé procureur général, se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 34
L’inviolabilité du procureur
« (...) 4. Des poursuites pénales contre un procureur ne peuvent être engagées que par le procureur général. En même temps (...), le procureur général saisit le Conseil supérieur des procureurs aux fins d’ouverture de poursuites disciplinaires.
5. Des poursuites pénales contre le procureur général ne peuvent être engagées que par le procureur désigné [à cette fin] par le Conseil supérieur des procureurs (...). »
Article 55
La suspension de fonctions
« 1. Le procureur visé par des poursuites pénales peut être suspendu de ses fonctions par le procureur général avec l’accord écrit du Conseil supérieur des procureurs. (...)
6. Le procureur peut contester la décision de suspension de fonctions devant le tribunal dans les conditions prévues par la loi. » (...)
Article 77
Les réunions du Conseil supérieur des procureurs
« (...) 6. Les décisions [du Conseil supérieur des procureurs] doivent être adoptées dans une réunion publique, par un vote ouvert, à la majorité de ses membres présents.
7. Les décisions du Conseil supérieur des procureurs doivent être motivées et signées par tous les membres participant à la réunion, et elles doivent être publiées (...) sur le site Internet du Conseil supérieur des procureurs (...). »
18. Les dispositions de l’article 55-1 de la loi sur le ministère public ont été introduites le 24 août 2021 par la loi no 102/2021 (entrée en vigueur le 3 septembre 2021) portant modification de certaines dispositions de la loi no 3 du 25 février 2016 sur le ministère public. Cet article se lit comme suit :
Article 55-1
La suspension de fonctions du procureur général
« Le procureur général visé par des poursuites pénales dans les conditions prévues par l’article 270 § 7 du code de procédure pénale est suspendu de droit de ses fonctions pendant la durée des poursuites. Le président de la République, sur proposition du Conseil supérieur des procureurs, désigne un procureur général ad interim pendant la période de suspension dans les conditions prévues par l’article 17 § 16 de la présente loi. »
19. Le 6 octobre 2022, l’article 55-1 de la loi sur le ministère public a été à nouveau modifié à la suite de l’adoption de la loi no 280/2022. Cet article se lit désormais comme suit :
« 1. Le procureur général visé par des poursuites pénales (...) est considéré comme suspendu de droit pendant 3 jours. Avant l’expiration de ce délai, le Conseil supérieur des procureurs convoque une réunion extraordinaire et décide, à la majorité des voix des membres présents, du maintien ou de la levée de la suspension. Les dispositions de l’article 55 § 4 s’appliquent par analogie.
2. Lorsqu’il n’est pas possible de convoquer une réunion extraordinaire du Conseil supérieur des procureurs, la décision de maintenir la suspension du procureur général ou d’y mettre fin peut être prise par le président du Conseil supérieur des procureurs. La décision du président du Conseil supérieur des procureurs est validée à la réunion suivante du Conseil supérieur des procureurs, convoquée au plus tard quinze jours après la date de la décision. »
4. Le code adminisratif
20. La loi no 116 du 19 juillet 2018 (le « code administratif »), telle qu’en vigueur à l’époque des faits, se lisait comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
Article 2
La réglementation des rapports administratifs
« (...) 3. Les dispositions du présent code ne s’appliquent pas :
(...) b) aux rapports juridiques [impliquant] des autorités publiques (...) [et] fondés sur le code des contraventions ou le code pénal. (...) »
Article 17
Le droit lésé
« Par droit lésé, on entend tout droit ou liberté établi par la loi et atteint par l’activité administrative. »
Article 191
« La compétence juridictionnelle pour les actions sur la voie du contentieux administratif [appartient à] :
(...)
3. La cour d’appel de Chișinău, qui juge, en premier ressort, les actions en contentieux administratif visant les décisions du Conseil supérieur de la magistrature, du Conseil supérieur des procureurs (...).
5. La Cour suprême de justice juge les demandes de recours formulées contre les arrêts de la cour d’appel. »
Article 207
L’examen de la recevabilité de l’action en contentieux administratif
« (...) 2. L’action en contentieux administratif est déclarée irrecevable notamment si :
(...) e) le requérant ne peut pas alléguer la violation du fait de l’activité administrative d’un droit au sens de l’article 17 (...). »
5. Le code de procédure pénale
21. Les dispositions pertinentes en l’espèce du code de procédure pénale se lisaient comme suit dans leur rédaction en vigueur à l’époque des faits :
Article 262
La saisine (sesizarea) de l’autorité de poursuite pénale
« 1. L’autorité de poursuite pénale peut être saisie de la commission ou de la préparation d’une infraction (...) par :
1) une plainte ;
2) une dénonciation (...).
5. L’examen des demandes d’instruction (sesizarilor) relatives aux actions du président du Parlement, du président de la République de Moldova ou du premier ministre et l’examen des infractions commises par eux sont effectués par le procureur général ou par un procureur désiné par lui. L’examen des demandes d’instruction concernant des infractions commises par le procureur général est effectué par un procureur désigné par le Conseil supérieur des procureurs. L’autorité de poursuite pénale saisie d’une demande d’instruction concernant des infractions commises par les personnes susmentionnées est obligée de la transmettre immédiatement au procureur général ou, selon le cas, au Conseil supérieur des procureurs. »
Article 270
Compétence du procureur pour l’exercice des poursuites pénales
« (...) 7. Les poursuites pénales visant le procureur général sont engagées par le procureur désigné par le Conseil supérieur des procureurs. (...) »
Article 313
La plainte contre les actions et actes illégaux de l’autorité de poursuite pénale
ou de l’autorité chargée des activités spéciales d’enquête
« 1. Les plaintes contre les actions et les actes de l’autorité de poursuite pénale ou de l’autorité chargée des activités spéciales d’enquête peuvent être déposées auprès du juge d’instruction par le suspect, l’accusé, l’avocat de la défense, la partie lésée, d’autres parties à la procédure ou par des personnes dont les droits et les intérêts légitimes ont été violés par ces autorités, si la personne en question n’est pas d’accord avec le résultat de l’examen de sa plainte par le procureur ou si elle n’a pas reçu du procureur dans le délai légal une réponse à sa plainte.
2. Les personnes visées à l’alinéa (1) peuvent contester devant le juge d’instruction :
1) le refus de l’autorité de poursuite pénale :
a) de recevoir la plainte ou la dénonciation (...) d’une infraction ;
b) de donner suite à une demande conforme à la loi ;
c) d’engager des poursuites pénales ;
d) de libérer une personne détenue en violation des articles 165 et 166 du présent code ;
e) de libérer une personne détenue au-delà de la période de garde à vue ou de la période pour laquelle la détention a été autorisée ;
2) les ordonnances relatives à l’abandon des poursuites, au classement sans suite ou à l’abandon des charges ;
3) toute autre action touchant aux droits et libertés constitutionnels de la personne.
3. La plainte peut être déposée auprès du juge d’instruction (...) dans un délai de 10 jours à compter de la date à laquelle l’intéressé a pris connaissance du résultat de l’examen de la plainte ou à compter de la date d’expiration du délai légal prévu pour une réponse.
4. Le juge d’instruction, avec la participation du procureur, examine la plainte dans un délai de 10 jours et convoque le plaignant ainsi que les personnes dont les droits et les libertés peuvent être affectés si la plainte est accueillie. La non‑comparution de la personne qui a déposé la plainte et/ou des personnes dont les droits et libertés peuvent être affectés en cas d’admission de la plainte ne fait pas obstacle à l’examen de celle-ci. Le procureur est tenu de mettre à la disposition du tribunal les documents appropriés. Au cours de l’examen de la plainte, le procureur et le plaignant, ainsi que les personnes dont les droits et libertés peuvent être affectés si la plainte est accueillie, sont tenus de fournir les explications requises.
5. S’il estime la plainte fondée, le juge d’instruction adopte une décision ordonnant au procureur de remédier aux violations des droits et libertés de la personne physique ou morale concernée et, le cas échéant, déclare la nullité de l’acte ou de l’action contestés. S’il constate que les actes ou les actions contestés ont été accomplis conformément à la loi et qu’ils n’ont pas porté atteinte aux droits et libertés de la personne physique ou morale concernée, le juge d’instruction rend une décision de rejet. Copie de la décision est envoyée au plaignant et au procureur.
6. La décision du juge d’instruction est irrévocable, à l’exception des décisions portant refus d’engager des poursuites, abandon des charges ou des poursuites, classement sans suite ou reprise des poursuites, lesquelles peuvent faire l’objet d’un recours devant la cour d’appel dans un délai de 15 jours à compter de la date de la décision [du juge d’instruction]. »
6. La jurisprudence pertinente de la cour constitutionnelle
22. Par une décision du 30 septembre 2021, la Cour constitutionnelle a rejeté, entre autres, une exception d’inconstitutionnalité visant, pour autant qu’il prévoyait la suspension de fonctions ope legis du procureur général, l’article 55-1 de la loi sur le ministère public. Cette décision se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 72. (...) Le procureur général est au sommet de la hiérarchie des procureurs du ministère public. (...) La Cour admet donc que si le procureur général n’était pas suspendu de ses fonctions, le procureur désigné pour le poursuivre pourrait ne pas disposer d’une autonomie suffisante pour prendre les décisions qui s’imposent au cours de l’enquête. (...)
73. (...) La suspension ope legis du mandat du procureur général visé par des poursuites interfère, dans l’abstrait, de manière proportionnée avec les articles 20, 26 et 125-1 de la Constitution. Le maintien en fonctions du procureur général visé par des poursuites pénales pourrait, dans certains cas, priver l’enquête d’effectivité (voir l’arrêt rendu le 5 novembre 2009 par la Cour européenne des droits de l’homme en l’affaire Kolevi c. Bulgarie, où elle a constaté une violation du droit à la vie à raison de l’impossibilité d’effectuer une enquête effective sur les allégations de meurtre formulées à l’égard du procureur général par les membres de la famille de la victime).
74. Qui plus est, dans l’affaire Kolevi c. Bulgarie, la Cour a réalisé, aux §§ 35-152, une étude de droit comparé au sujet des garanties en matière d’effectivité de l’enquête dans des affaires impliquant des suspicions à l’égard de procureurs de rang supérieur. La Cour a constaté que plusieurs États européens (...) prévoyaient une réglementation relative à la suspension de fonctions des procureurs de haut rang visés par des poursuites pénales. »
LES DOCUMENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
23. Lors de sa 129e séance plénière, tenue à Venise et en ligne les 10 et 11 décembre 2021, la Commission de Venise a adopté l’Avis no 1058/2021 sur les amendements du 24 août 2021 à la loi sur le ministère public (document CDL-AD(2021)047), dont les passages pertinents se lisent comme suit :
« (...) G. Suspension du Procureur général (PG) et nomination d’un Procureur général ad interim
1. Suspension automatique du Procureur général
87. Le nouvel article 55-1 prévoit la suspension du PG si une procédure pénale est ouverte à son encontre. Cette suspension est automatique, de plein droit.
88. Cette disposition a été examinée par la Cour constitutionnelle de la République de Moldova (CCRM), qui a estimé que la suspension du PG et de ses adjoints ne constituait pas une violation de la présomption d’innocence. Selon la CCRM, la suspension du PG, qui est le supérieur hiérarchique de tous les procureurs et enquêteurs, garantit une enquête indépendante sur les affaires dans lesquelles le PG peut être impliqué. À l’appui de sa conclusion, la CCRM cite l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Kolevi c. Bulgarie. Dans cette affaire, la Cour a estimé que l’article 2 de la Convention européenne exigeait qu’une enquête sur un meurtre présumé impliquant le Procureur général de Bulgarie de l’époque ne soit pas menée par des enquêteurs hiérarchiquement subordonnés à ce même Procureur général. Quant à la suspension des adjoints du PG, selon la CCRM, ils sont nommés à leur poste en raison de la confiance personnelle que leur accorde le PG, de sorte que leur suspension servirait le même objectif légitime.
89. La Commission de Venise convient qu’en principe, la suspension du PG dans un cas où une affaire pénale est en cours à son encontre n’est pas incompatible avec la présomption d’innocence, pour les raisons expliquées par la CCRM et aussi parce que le maintien du PG dans ses fonctions malgré de graves allégations à son encontre pourrait saper la confiance du public dans le parquet. Toutefois, des garanties procédurales devraient être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. La Commission de Venise réitère sa remarque précédente à cet égard : l’ouverture de la procédure pénale et son déroulement doivent s’accompagner de garanties procédurales adéquates, et la présomption d’innocence de l’accusé doit être respectée par tout organe officiel ou titulaire d’une fonction amené à commenter l’affaire pénale.
90. Dans un avis sur la Bulgarie, la Commission de Venise a mis en garde contre une suspension automatique des juges : elle a recommandé que la Chambre judiciaire du Conseil supérieur de la magistrature « examine la substance des accusations et décide si les preuves contre le juge sont suffisamment convaincantes [...] et si elles appellent une suspension ». Sinon, les procureurs auraient « le pouvoir d’initier la suspension de juges pour une période potentiellement longue sur la base de preuves (relativement) minces », ce qui pourrait mettre en danger l’indépendance judiciaire.
91. Comme expliqué aux rapporteurs, le nouvel article 55-1 doit être lu conjointement avec l’article 34 § 5 qui prévoit que l’ouverture d’une procédure pénale contre le PG doit être autorisée par le CSP, lequel, dans ce cas, doit également désigner un procureur spécial pour traiter cette affaire. Ainsi, le PG ne peut pas être poursuivi – et donc ne peut pas être suspendu – sans l’implication du CSP. Les autorités considèrent que cela constitue une garantie suffisante de l’indépendance du PG.
92. Toutefois, comme il ressort de l’avis sur la Bulgarie, toute enquête pénale ne nécessite pas la suspension automatique du PG. Il serait plus approprié de laisser le CSP décider, sur une base ad hoc et à la lumière de la gravité des accusations portées contre le PG, si la suspension est nécessaire. La suspension automatique peut être réservée aux cas où le PG est soupçonné d’un crime d’une certaine gravité, mais même dans ces cas, le CSP devrait être impliqué pour évaluer si les preuves préliminaires contre le PG sont raisonnablement suffisantes pour ouvrir un dossier. En effet, la qualité et la nature des preuves préliminaires recueillies aux fins de l’ouverture d’une affaire ne sont pas censées être suffisantes pour obtenir une condamnation. Toutefois, le CSP doit lui‑même vérifier que même ces preuves préliminaires ne sont pas clairement fabriquées ou non pertinentes.
93. Le ministère de la Justice, dans ses commentaires écrits, a souligné qu’il serait préjudiciable au prestige du ministère public et à l’indépendance de l’enquête de maintenir un PG en fonction alors qu’une enquête pénale est en cours à son encontre. Cet argument est valable : la Commission de Venise n’est pas opposée à la suspension du PG au moment de l’ouverture de l’affaire pénale, à condition que le CSP soit dûment impliqué et puisse garantir que les accusations portées contre le PG ne sont pas frivoles, politiquement motivées ou trop faibles, et que la suspension temporaire du PG est nécessaire pour protéger le prestige du ministère public et l’indépendance de toute enquête future. Aucune suspension automatique du PG n’est admissible, et une participation significative du CSP est nécessaire pour décider de la suspension.
(...)
105. La Commission de Venise invite les autorités de la République de Moldova à envisager le retour du PG au sein du CSP en tant que membre de droit (avec un ajustement correspondant de la composition du CSP, si nécessaire). En outre, certains autres amendements sont contestables du point de vue des normes internationales et/ou des meilleures pratiques et doivent donc être révisés. La Commission de Venise formule tout particulièrement les recommandations suivantes :
– la perspective qu’entretiennent légitimement les membres de mener leur mandat à son terme ne devrait pas être perturbée sans des raisons très sérieuses ;
– la procédure d’« évaluation des performances » du PG devrait être considérablement révisée. En particulier, la loi devrait décrire clairement la nature et les principaux indicateurs de l’évaluation des performances et préciser en quoi elle diffère de la responsabilité disciplinaire. Le CSP peut se voir confier la tâche de définir des règlements plus spécifiques, mais toujours dans le cadre fixé par la loi. La Commission d’évaluation (CE) ne devrait pas pouvoir fonctionner sans membres du parquet et la loi devrait clairement stipuler que les recommandations de la CE ne lient pas le CSP ;
– le CSP devrait avoir le pouvoir de décider si la suspension du PG dans le cadre d’une affaire pénale engagée contre lui est justifiée ; la suspension du PG ne devrait pas automatiquement mettre fin aux mandats de ses adjoints ;
– en cas de suspension du PG ou si son poste devient vacant, l’un des adjoints devrait être nommé par le CSP en tant que PG intérimaire jusqu’à la conclusion de la procédure pénale et/ou l’élection d’un nouveau PG. Des garanties supplémentaires pourraient être mises en place pour exclure toute influence du PG suspendu ou révoqué sur les procédures pénales ou autres à son encontre. »
24. Le passage pertinent de l’Avis no 855/2016 sur la loi régissant le système judiciaire adopté à l’égard de la Bulgarie par la Commission de Venise lors de sa 112e séance plénière, tenue à Venise les 6 et 7 octobre 2017 (document CDL‑AD(2017)018), est ainsi libellé :
« (...) 40. La Commission de Venise rappelle que la réforme des mécanismes de responsabilité liés au PG n’appelle pas un assouplissement symétrique des procédures liées à la révocation des deux juges en chef ou membres judiciaires du Conseil judiciaire suprême. Alors que les juges devraient être indépendants, ce concept n’est pas entièrement applicable aux procureurs ; il est plus juste de parler d’« autonomie » plutôt que d’« indépendance » à part entière du ministère public. Une certaine asymétrie des institutions et des procédures applicables aux deux branches de la justice est inévitable (...). »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
25. Le requérant se plaint de n’avoir pas eu accès à un tribunal pour contester sa suspension de fonctions. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé en ses parties pertinentes en l’espèce :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). »
1. Sur la recevabilité
1. Les observations des parties
26. Le Gouvernement soulève deux exceptions, l’une d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention et l’autre de non-épuisement des voies de recours internes. En ce qui concerne la première exception, le Gouvernement plaide que le requérant, en sa qualité de haut fonctionnaire, n’avait pas en l’espèce un droit civil au sens de l’article 6 § 1. En effet, la suspension de fonctions du requérant s’appliquait ope legis au moment de l’engagement de poursuites contre lui, et le droit interne ne prévoyait pas que cette mesure pût être contestée (paragraphe 18 ci-dessus). Selon le Gouvernement, de telles dispositions se justifiaient dans un cas comme celui du requérant – haut fonctionnaire disposant de compétences étendues en matière de supervision des poursuites pénales – par la nécessité de garantir l’autonomie du procureur désigné par le CSP aux fins de mener les poursuites qui visaient l’intéressé. Quant à la seconde exception, le Gouvernement explique que s’agissant d’une procédure pénale, le requérant devait, pour contester la décision litigieuse, non pas exercer comme il l’a fait un recours administratif, mais se conformer aux dispositions pertinentes du code de procédure pénale (« CPP ») (paragraphe 21 ci-dessus).
27. Le requérant conteste l’une et l’autre exceptions. Quant à la compatibilité ratione materiae de l’article 6 § 1 de la Convention, il appelle la Cour à faire application de la jurisprudence Kövesi c. Roumanie (no 3594/19, §§ 154-158, 5 mai 2020), affaire dans laquelle la Cour a conclu, dans le cas d’une procureure générale dont le mandat avait été interrompu avant son terme, que le défaut d’accès à un tribunal emportait violation dans le chef de l’intéressée des droits garantis par l’article 6 § 1. En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, il soutient qu’il a exercé le recours indiqué par le CSP dans sa décision du 5 octobre 2021 et que la voie suggérée par le Gouvernement ne constituait pas un recours effectif.
2. Sur l’applicabilité de l’article 6
a) Principes pertinents relatifs à l’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1
28. La Cour renvoie aux principes pertinents en matière d’applicabilité du volet civil de l’article 6 § 1 tels que résumés dans les affaires Grzęda c. Pologne ([GC], no 43572/18, §§ 257-264, 15 mars 2022) et Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, §§ 59-63, 9 mars 2021). Elle rappelle également avoir déjà conclu à l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention sous son volet civil dans des affaires portant sur des mesures temporaires de suspension de fonctions prises à l’égard de magistrats dans le cadre de procédures disciplinaires dirigées contre eux (voir, mutatis mutandis, Paluda c. Slovaquie, no 33392/12, §§ 29-35, 23 mai 2017, Camelia Bogdan c. Roumanie, no 36889/18, § 70, 20 octobre 2020 et Juszczyszyn c. Pologne, no 35599/20, §§ 134-137, 6 octobre 2022).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
29. La Cour note d’emblée que conformément aux dispositions pertinentes de la Constitution, le requérant avait été investi en 2019 par le CSP d’un mandat de sept ans (paragraphes 4 et 15 ci-dessus). La législation nationale en vigueur à la date de sa nomination prévoyait clairement la durée de ses fonctions et énonçait de manière exhaustive les motifs précis pour lesquels il pouvait y être mis fin. Ce n’est qu’en août 2021, c’est-à-dire après l’installation du requérant dans les fonctions de procureur général, qu’une modification législative a introduit la règle de la suspension de droit des fonctions du procureur général au moment de l’engagement contre lui de poursuites pénales (paragraphe 18 ci-dessus). Cette nouvelle législation ayant annulé les anciennes règles, c’est elle qui constitue l’objet même du litige auquel il s’agit de savoir si les garanties d’équité de la procédure découlant de l’article 6 § 1 devaient s’appliquer. Dans les circonstances de la présente affaire, on ne peut donc pas trancher sur la base de la nouvelle législation la question de savoir s’il existait un droit en droit interne. Il résulte de ces considérations qu’il y avait de la part du requérant une contestation réelle et sérieuse sur un « droit » qu’il pouvait prétendre, de manière défendable, reconnu en droit interne (voir, mutatis mutandis, Grzęda, précité, § 285-286 et Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, § 111, 23 juin 2016), pour les situations de cessation de mandats de juge, et Kövesi, précité, §§ 111‑116, pour la cessation du mandat de procureur général).
30. S’agissant ensuite de la question de savoir si le droit revendiqué par le requérant revêt un caractère « civil » au sens autonome de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour est disposée à admettre que la première des conditions Eskelinen (Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, [GC], no 63235/00, § 62, CEDH 2007‑II, paragraphe 50 ci-dessous) peut être considérée comme satisfaite lorsque, même en l’absence d’une disposition expresse à cette fin, il a été démontré sans ambiguïté que le droit interne exclut l’accès à un tribunal pour le type de contestation concerné. Elle considère donc d’abord que cette condition est remplie lorsque le droit interne renferme une exclusion explicite du droit d’accès à un tribunal, ensuite qu’elle peut aussi l’être lorsque l’exclusion en question est de nature implicite, en particulier lorsqu’elle découle d’une interprétation systémique du cadre juridique applicable ou du corpus législatif dans sa globalité (Grzęda, § 292).
31. Le Gouvernement, de son côté, soutient que le système juridique interne excluait tout recours contre la suspension de fonctions et explique que le requérant devait emprunter la voie pénale pour contester la décision prise par le procureur V.F. d’engager des poursuites contre lui (paragraphes 47-50 ci-dessous). C’est là la thèse soutenue par les tribunaux internes, qui ont expliqué que la mention dans la décision du CSP d’un recours administratif résultait d’une erreur matérielle et ont en conséquence rejeté comme ne relevant pas de leur compétence la contestation administrative formée par le requérant (paragraphes 11-13 ci-dessus). Le requérant, quant à lui, conteste le raisonnement du Gouvernement (paragraphe 27 ci-dessus).
32. La Cour observe qu’en vertu de la décision du CSP du 5 octobre 2021, un procureur (V.F.) a été désigné pour enquêter sur les faits allégués par le député L.C. (paragraphe 7 ci-dessus). Elle note que des poursuites pénales ont été engagées le même jour et que le requérant a été suspendu de droit de ses fonctions (paragraphes 8 et 18 ci-dessus) puis, mécontent de la manière dont avait été prise la décision du CSP ainsi que des effets qu’elle avait produits, a dûment emprunté, sans succès, la voie de recours indiquée par le CSP (paragraphes 7 et 9-10 ci-dessus). À ce titre, la Cour note que le requérant n’a pas eu la possibilité d’être entendu par le CSP (paragraphe 7 ci‑dessus).
33. La Cour constate qu’il ressort de la motivation des juridictions internes ayant interprété la législation nationale en matière administrative (paragraphe 20 ci-dessus) que la contestation formée par le requérant ne représentait pas une voie de recours effective permettant de faire contrôler la légalité de la décision du CSP et de sa suspension de fonctions (paragraphes 11-13 ci-dessus). Elle relève également qu’en vertu du droit interne en vigueur à l’époque des faits, la suspension des fonctions du procureur général opérait automatiquement, par l’effet de la loi, au moment de l’engagement contre lui de poursuites pénales (paragraphes 18 et 22 ci‑dessus), et qu’aucune disposition du droit interne – celle qu’invoque le Gouvernement à l’appui de son exception de non-épuisement des voies de recours internes pas plus qu’une autre – ne permettait au requérant de contester une telle mesure (paragraphes 15-22 ci-dessus).
34. Sur ce dernier point, la Cour observe que la voie prévue à l’article 313 du CPP régissant la plainte contre les actions et actes illégaux de l’autorité de poursuite pénale et de l’autorité chargée des activités spéciales d’enquête ne représentait pas une voie de recours effective au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Elle observe également que le CSP n’est pas un organe visé par l’article 313 du CPP. En effet, le recours en question offre au suspect la possibilité de saisir le juge d’instruction d’une plainte contre les actions et les actes de l’autorité de poursuite pénale ou contre les mesures indiquées au paragraphe 2 du même article (paragraphe 21 ci-dessus), alors que le requérant souhaitait contester la suspension de ses fonctions, mesure qui intervenait automatiquement, par l’effet de la loi, et qui n’est pas visée à l’article 313 du CPP. Au demeurant, la Cour constate que la législation interne a été modifiée par la suite et que le CSP dispose désormais de la possibilité de faire vérifier l’opportunité de maintien ou non d’une telle mesure (paragraphe 19 ci-dessus), ce qui confirme la volonté des autorités de prévoir un contrôle de la mesure automatique de suspension des fonctions du procureur général et correspond aux propositions formulées par la Commission de Venise à cet égard (paragraphe 23 ci-dessus).
35. La Cour estime donc remplie la première des conditions Eskelinen susmentionnées. Elle rappelle que les deux conditions en question sont cumulatives (Grzęda, précité, § 291 in fine).
36. La Cour doit donc à présent déterminer si, en l’espèce, l’impossibilité où se trouvait le requérant d’accéder à un tribunal était, comme le Gouvernement le soutient, justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État.
37. Avant de procéder à cette analyse, la Cour tient à rappeler que, dans le cas des juges, eu égard au rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société, de la place éminente qu’occupe la magistrature dans une société démocratique et de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, elle accorde une attention particulière lorsque des mesures sont prises à l’égard des juges en fonction (Baka précité, § 164, et les références qui y sont citées et Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal [GC], nos 55391/13 et 2 autres, § 196, 6 novembre 2018). Il serait illusoire de croire que les juges peuvent faire respecter l’État de droit et donner effet à la Convention s’ils sont privés par le droit interne des garanties posées par la Convention sur les questions touchant directement à leur indépendance et à leur impartialité (Bilgen c. Turquie, no 1571/07, § 79, 9 mars 2021, Grzęda, précité, § 264, et les références y citées). Ainsi, dans le contexte de la deuxième condition Eskelinen, lorsqu’il est fait référence à « la confiance et à la loyauté spéciales » exigées des juges, il s’agit de la loyauté envers la prééminence du droit et la démocratie, et non envers les détenteurs de la puissance publique (Bilgen, précité, § 79).
38. Certes, en principe, les constats ci-dessus ne sont valables que dans le cas des juges, dont le statut n’est pas en tout point similaire à celui des procureurs. La Cour note à cet égard que l’exigence d’indépendance énoncée à l’article 6 § 1 de la Convention s’applique aux juges et aux tribunaux et non aux procureurs (Thiam c. France, no 80018/12, §§ 70-71, 18 octobre 2018). Néanmoins, la Cour a déjà relevé que, quand il s’agit de la nécessité d’une protection contre l’ingérence arbitraire dans leurs fonctions de la part des pouvoirs publics, notamment à savoir si l’absence d’accès à un contrôle indépendant était justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, une ligne nette entre des juges et des procureurs ne peut pas être tracée (Eminağaoğlu, précité, §§ 75-80). Ainsi, tous les membres du corps judiciaire, qu’ils soient magistrats ou procureurs, devraient bénéficier – tout comme les autres citoyens – d’une protection contre l’arbitraire susceptible d’émaner des pouvoirs législatif et exécutif ; or seule une supervision par un organe judiciaire indépendant de mesures telles que la révocation est à même d’assurer effectivement pareille protection (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124, et Bilgen, précité, § 79). Par ailleurs, ce qui est crucial pour la présente affaire, il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il est particulièrement difficile d’admettre que les limitations concernant l’accès d’un procureur à un tribunal indépendant soient justifiées par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État, alors que la législation de cet État membre place expressément les procureurs dans la même situation que les magistrats en ce qui concerne leur indépendance (Eminağaoğlu, précité, §§ 36, 75-80 ; Kövesi, précité, § 124).
39. La Cour considère que la suspension automatique des fonctions d’un procureur général visé par des poursuites ne saurait, en l’absence de toute forme de contrôle judiciaire, être justifiée par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État (voir, mutatis mutandis, Kövesi, précité, § 124). En effet, la simple crainte – en principe totalement justifiée en soi - que le procureur général suspendu puisse exercer une influence sur les procédures pénales menées contre lui ne suffit pas à justifier l’absence de toute forme de contrôle de quelque nature que ce soit, pendant plus de deux ans, de la mesure litigieuse (voir, mutatis mutandis, Camelia Bogdan, précité, § 76). En droit moldave, s’il est vrai que les procureurs exercent leurs fonctions de manière autonome et les juges de manière indépendante (paragraphe 15 ci-dessus), le système judiciaire national ne fait cependant aucune distinction fondamentale entre le statut des uns et des autres (paragraphe 16 ci-dessus ; voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 76, Kövesi, précité, § 124 et, sous l’angle de l’article 10 de la Convention, Stancu et autres c. Roumanie, no 22953/16, §§ 113 et 115, 18 octobre 2022 et voir également, a contrario, Thiam c. France, no 80018/12, §§ 70-71, 18 octobre 2018).
40. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que le second critère Eskelinen n’est pas satisfait en l’occurrence, et elle conclut en conséquence que l’article 6 § 1 sous son volet civil est applicable en l’espèce. Il s’ensuit que l’exception d’inapplicabilité de l’article 6 § 1 soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
3. Sur l’épuisement des voies de recours internes
41. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent (paragraphes 33-34 ci-dessus), la Cour conclut que le requérant ne disposait à l’époque des faits, pour faire contrôler la mesure qui le visait, d’aucune voie de recours effective au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Il s’ensuit que l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement à cet égard ne saurait être retenue.
42. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
43. Le requérant soutient avoir exercé sans succès le recours indiqué par le CSP dans sa décision du 5 octobre 2021 pour contester la désignation du procureur V.F. et demander la levée de sa suspension de fonctions. Selon lui, les procureurs doivent bénéficier des mêmes garanties que les juges en matière d’accès à un tribunal. Il argue que la présente affaire est similaire à l’affaire Kövesi précitée. Il explique que le droit interne ne prévoit pas d’une manière claire le mode de désignation par le CSP du procureur chargé des poursuites contre le procureur général. Il estime enfin qu’il était fondé à s’attendre à ce que les tribunaux internes examinassent sa contestation.
44. Il insiste sur la double circonstance que, d’une part, la voie de recours qu’il a utilisée était expressément indiquée dans le dispositif de la décision du CSP du 5 octobre 2021 et que, d’autre part, le CPP ne prévoit pas de recours contre la désignation d’un procureur dans les conditions de l’article 34 de la loi sur le ministère public (paragraphe 18 ci‑dessus). Selon lui, la base légale indiquée par le Gouvernement à l’appui de l’exception de non-épuisement qu’il soulève, notamment l’article 313 du CPP, est sans rapport avec les circonstances de l’espèce. En effet, explique-t-il, la disposition en question prévoit la possibilité de formuler une contestation contre le résultat d’une plainte pénale ou contre l’inactivité du procureur, et concerne donc un autre stade de la procédure (paragraphe 21 ci-dessus).
45. Le requérant estime en somme que la législation nationale excluait tout recours contre la décision du CSP portant désignation du procureur V.F. aux fins d’enquêter sur les faits à l’origine de la plainte formulée par le député L.C., et, implicitement, suspension de ses fonctions. Il renvoie également aux recommandations de la Commission de Venise, laquelle a appelé à ce que soit donnée au CSP la possibilité de décider dans chaque cas si la suspension de fonctions du procureur général est justifiée (paragraphe 23 ci-dessus).
46. En conséquence, le requérant invite la Cour à raisonner en l’espèce comme elle a fait dans l’affaire Kövesi précitée (§§ 154-158), c’est-à-dire à constater que l’article 6 § 1 de la Convention trouve à s’appliquer et qu’il y a eu violation dans son chef du droit d’accès à un tribunal.
b) Le Gouvernement
47. Le Gouvernement souligne tout d’abord que la procédure close par l’arrêt du 29 décembre 2021 de la Cour suprême portait non pas sur la suspension de fonctions du requérant, mais sur la désignation par le CSP du procureur V.F. aux fins d’enquêter sur les faits dénoncés par le député L.C.
48. Concernant la mention, dans le dispositif de la décision du 5 octobre 2021, de la possibilité d’une contestation par la voie du contentieux administratif, le Gouvernement admet, tout comme les juridictions internes, qu’elle résultait d’une erreur technique, la décision litigieuse ne constituant pas un acte administratif au sens du code administratif (paragraphe 20 ci‑dessus). En effet, si les décisions du CSP peuvent en principe faire l’objet d’une contestation administrative, la décision en question avait quant à elle été adoptée en vertu des pouvoirs conférés au CSP dans le domaine de la procédure pénale (paragraphe 21 ci-dessus). Le Gouvernement indique que le droit interne autorisait le CSP à désigner un procureur dans les conditions de l’article 55-1 de la loi sur le ministère public sans solliciter l’opinion du procureur général à cet égard, tout comme ce dernier pouvait désigner un procureur aux fins d’enquête sur des faits éventuellement commis par le porte‑parole du parlement, par le président de la République ou par le premier ministre. Il estime que la simple désignation par le CSP du procureur V.F. n’affectait pas les droits du requérant, étant donné qu’une telle décision ne visait pas selon lui à examiner la recevabilité de la plainte déposée par le député L.C. ou le bien-fondé de l’ouverture de poursuites pénales contre l’auteur présumé des faits qu’il y dénonçait.
49. Renvoyant aux opinions formulées au sujet de la présente affaire par la cour d’appel de Chișinău, la Cour suprême et le CSP, le Gouvernement soutient que le requérant pouvait contester la désignation du procureur V.F. non pas par la voie d’un recours administratif, mais en déposant une plainte auprès du juge d’instruction sur le fondement de l’article 313 du CPP pour protester contre les poursuites qui le visaient (paragraphe 21 ci-dessus).
50. Quant à la suspension de fonctions du requérant, le Gouvernement rappelle qu’elle s’appliquait ope legis dès lors que des poursuites étaient engagées contre l’intéressé (paragraphe 18 ci‑dessus). Il réitère les arguments sur lesquels il s’est fondé pour exciper d’une incompatibilité ratione materiae et souligne que les deux critères établis par la Cour dans l’affaire Vilho Eskelinen, précité, § 62, pour juger si un État peut valablement invoquer le statut de fonctionnaire d’un requérant afin de le soustraire à la protection de l’article 6 étaient remplis en l’espèce. Il se réfère, d’une part, à l’existence d’une disposition expresse du droit national prévoyant pour le titulaire de la fonction assurée par l’intéressé une exception au droit d’accès à un tribunal et, d’autre part, à la justification d’une telle dérogation par des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État.
51. Le Gouvernement explique que la législation nationale ne prévoyait pas la possibilité pour le requérant, en sa qualité de haut fonctionnaire, de contester sa suspension de fonctions. Renvoyant à la décision de la Cour constitutionnelle à cet égard (paragraphe 22 ci-dessus), il rappelle que la suspension de fonctions litigieuse était justifiée par la fonction de procureur général qu’occupait le requérant, laquelle conférait à celui-ci des compétences étendues en matière de supervision des poursuites pénales, ce qui réduisait le degré d’autonomie et d’indépendance du procureur chargé des poursuites pénales dont l’intéressé était l’objet. Le Gouvernement ajoute que la Commission de Venise, dans l’avis qu’elle a adopté sur ce point, n’a pas estimé qu’il était nécessaire de prévoir la possibilité pour le procureur général de contester une telle mesure (paragraphe 23 ci‑dessus). Ces arguments justifieraient, d’après le Gouvernement, qu’il soit dérogé dans ce cas au droit d’accès à un tribunal. Le Gouvernement estime enfin qu’il convient d’opérer une distinction entre les standards applicables aux juges et ceux applicables aux procureurs, et il renvoie à cet égard à l’avis adopté par la Commission de Venise sur la loi régissant le système judiciaire en Bulgarie (paragraphe 24 ci-dessus).
2. Appréciation de la Cour
52. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Il peut être soumis à des limitations, pour autant que celles-ci ne restreignent ni ne réduisent l’accès des justiciables au juge d’une manière ou à un point tels qu’il s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, ces limitations ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Baka, précité, § 120, et la jurisprudence y citée).
53. La Cour note, avec le Gouvernement, la Cour constitutionnelle et la Commission de Venise que la mesure de suspension, en soi, pouvait en principe être justifiée par la qualité de procureur général du requérant, qui lui conférait des pouvoirs étendus de contrôle des enquêtes pénales, et que l’application d’une telle mesure envers un procureur général ne pose pas, en soi, de problème au regard de la Convention (paragraphes 51 et 22-23 ci‑dessus).
54. Cependant, la Cour rappelle – comme l’a soulevé également la Commission de Venise (paragraphe 23 ci-dessus) – que des garanties procédurales devraient être mises en place pour s’assurer que le mécanisme de suspension n’est pas utilisé de manière arbitraire. Dans ce contexte, la Cour note également l’importance croissante de l’équité procédurale dans les affaires impliquant la révocation des procureurs, y compris l’intervention d’une autorité indépendante de l’exécutif et du législatif en ce qui concerne les décisions affectant la nomination et la révocation des procureurs (Kövesi, précité, § 156).
55. En l’espèce, la Cour ne peut que constater que le requérant n’a bénéficié d’aucune forme de protection judiciaire relativement à la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé, laquelle l’a privé pendant plus de deux ans de la possibilité d’exercer ses fonctions de procureur général et de percevoir les traitements correspondants (voir, mutatis mutandis, Paluda, §§ 52-53 et Camelia Bogdan, § 75, précités, paragraphe 35 ci-dessus).
56. Dans ces conditions, la Cour considère que l’État défendeur a porté atteinte à la substance même du droit pour le requérant d’accéder à un tribunal (voir, mutatis mutandis, Paluda, § 46-55, Camelia Bogdan, §§ 71-79 et Kovesi §§ 156-158, tous précités).
57. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
58. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant allègue qu’il n’a eu accès au niveau interne à aucun recours effectif lui permettant de contester la mesure de suspension de fonctions qui l’a visé. L’article 13 est libellé comme suit :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
59. La Cour observe que le grief soulevé par le requérant sous l’angle de l’article 13 est en substance identique à celui qu’il a formulé sur le terrain de l’article 6 § 1. Elle rappelle que l’article 6 constitue une lex specialis par rapport à l’article 13, les exigences du second se trouvant comprises dans celles, plus strictes, du premier (voir, par exemple, Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96 § 146, CEDH 2000‑XI, et Baka, § 181 et Grzęda, §§ 351-353, précités). En conséquence, elle conclut qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le fond du grief de violation de l’article 13 de la Convention.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
60. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
61. Le requérant demande 20 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi à raison de l’important retentissement médiatique de l’affaire au niveau national. Il précise que sa réputation a été atteinte du fait de l’impossibilité où il se trouvait de contester la décision du CSP du 5 octobre 2021.
62. Le Gouvernement est d’avis que la médiatisation de l’affaire n’est pas imputable aux autorités nationales, que le requérant n’a pas justifié sa demande d’octroi d’une réparation du préjudice moral qu’il allègue avoir subi et qu’en tout état de cause le montant sollicité est excessif au regard de la jurisprudence de la Cour.
63. La Cour octroie 3 600 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
64. Le requérant réclame 3 600 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, pour laquelle il déclare avoir fait appel à deux avocats.
65. Le Gouvernement invite la Cour, eu égard au fait que le requérant n’a fourni aucun contrat d’assistance juridique justifiant les frais et dépens sollicités, à appliquer la jurisprudence Filat c. République de Moldova (no 72114/17, § 17, 31 janvier 2023). Il précise que le requérant n’a été représenté devant la Cour que par un seul avocat, estime que le montant sollicité est excessif et ajoute que la demande de satisfaction équitable n’a pas été soumise dans les délais impartis par la Cour.
66. Quant à la demande de satisfaction équitable et au reproche de tardiveté formulé à cet égard par le Gouvernement, la Cour constate que le 13 décembre 2022, le président de la section a décidé, en vertu de l’article 38 § 1 du règlement de la Cour, de verser la demande au dossier. Elle ne saurait en revanche, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, accueillir la demande du requérant au titre des frais et dépens, dans la mesure où celle-ci n’est fondée sur aucun justificatif pertinent (article 60 § 2 du règlement).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief de défaut d’accès à un tribunal recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le fond du grief de violation de l’article 13 de la Convention ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 600 EUR (trois mille six cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président