GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE COMMUNAUTÉ GENEVOISE D’ACTION SYNDICALE (CGAS) c. SUISSE
(Requête no 21881/20)
ARRÊT
Art 35 § 1 • Épuisement des voies de recours internes • Art 34 • Victime • Mesures de lutte contre le Covid-19 interdisant les événements publics sur le territoire de l’État défendeur pendant deux mois et demi au début de la pandémie • Interdiction contestée non constitutive d’une « mesure générale » car l’ordonnance fédérale pertinente autorisait des exceptions • Décision injustifiée de l’association requérante en ce qu’elle n’a pas poursuivi sa demande tendant à obtenir l’autorisation d’organiser un événement public avant de recevoir une décision formelle et qu’elle n’a présenté aucune autre demande de ce type, la privant ainsi de la qualité de « victime directe » et de la possibilité de saisir les tribunaux internes • Possibilité de faire contrôler la compatibilité des actes normatifs de l’Assemblée fédérale et du Conseil fédéral avec des dispositions de rang juridique supérieur, par voie de contrôle préjudiciel, dans le cadre de l’examen ordinaire du cas d’espèce par les instances judiciaires à tous les niveaux • Recours directement accessible aux justiciables et permettant, le cas échéant, de faire déclarer inconstitutionnelle la disposition attaquée • Exigence d’opérer le contrôle juridictionnel avant la date de l’événement prévu non décisive pour statuer sur l’effectivité d’un recours permettant de contrôler la conventionnalité d’une loi • Absence de circonstances particulières dispensant l’association requérante, à l’époque des faits, de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes • Importance du rôle fondamentalement subsidiaire de la Cour • Marge d’appréciation étendue de l’État en matière de politique de santé • Compte tenu de la situation sans précédent et du contexte très sensible de la pandémie de Covid-19, importance pour les autorités nationales d’avoir la possibilité de ménager un équilibre entre les intérêts privés et publics concurrents en jeu ou entre différents droits protégés par la Convention • Requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes
STRASBOURG
27 novembre 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
TABLE DES MATIÈRES
PROCÉDURE
INTRODUCTION
EN FAIT
I. LE CONTEXTE GLOBAL
II. LE CONTEXTE NATIONAL
III. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Les démarches accomplies par la requérante en vue d’organiser une manifestation le 1er mai 2020
B. L’incidence de l’ordonnance Covid-19 no 2 sur la tenue des manifestations en Suisse
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE
A. La Constitution fédérale
B. La législation pertinente
C. La pratique pertinente
1. Recours visant au contrôle de la compatibilité des actes normatifs cantonaux avec le droit de rang supérieur
2. Recours ordinaires dirigés contre des actes d’application fondés sur les ordonnances fédérales
a) L’affaire dite de la « Grève pour le climat »
i. Arrêt rendu le 18 août 2020 par la chambre administrative de la cour de justice du canton de Genève
ii. Arrêt du Tribunal fédéral du 12 août 2021
b) L’affaire 2D_32/2020 : l’arrêt du Tribunal fédéral du 24 mars 2021
II. LES ÉLÉMENTS DE DROIT INTÉRNATIONAL
A. Les Nations Unies
B. Le Conseil de l’Europe
C. L’Union européenne
III. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
II. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Sur le défaut allégué de la qualité de victime de la requérante
1. Thèses exposées par le Gouvernement devant la Grande Chambre
2. Thèses exposées par la requérante devant la Grande Chambre
3. Les tiers intervenants
a) Le gouvernement français
b) La Clinique de Droit International d’Assas (« la CDIA »)
c) Amnesty International
4. L’arrêt de la chambre
5. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux se dégageant de la jurisprudence
de la Cour
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
B. Sur l’épuisement des voies de recours internes
1. Thèses exposées par le Gouvernement devant la Grande Chambre
2. Thèses exposées par la requérante devant la Grande Chambre
3. L’arrêt de la Chambre
4. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux concernant la règle de l’épuisement des voies de recours internes
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
DISPOSITIF
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES BOŠNJAK, WOJTYCZEK, MOUROU-VIKSTRÖM, KTISTAKIS
ET ZÜND ....................................................
En l’affaire Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Síofra O’Leary,
Marko Bošnjak,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Pere Pastor Vilanova,
Arnfinn Bårdsen,
Krzysztof Wojtyczek,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Armen Harutyunyan,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Pauliine Koskelo,
Tim Eicke,
Lətif Hüseynov,
María Elósegui,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Diana Sârcu, juges,
et d’Abel Campos, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 avril et le 13 septembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 21881/20) dirigée contre la Confédération suisse et dont une association de droit suisse, la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) (« la requérante » ou « l’association requérante ») a saisi la Cour le 26 mai 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par Mes O. Peter et C. Moreau, avocats à Genève, et Me G. Genton, avocat à Lausanne. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la justice.
3. L’association requérante se plaignait d’avoir été privée du droit d’organiser des réunions publiques et de prendre part à pareilles réunions par l’effet des mesures adoptées par le Gouvernement dans le cadre de la lutte contre le coronavirus pendant la durée d’application de l’ordonnance no 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus (« l’ordonnance Covid‑19 no 2 »), c’est-à-dire du 17 mars au 30 mai 2020.
4. Le 11 septembre 2020, la requête a été communiquée au Gouvernement.
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour ; « le règlement »). Le 15 mars 2022, une chambre de cette section, composée de Georges Ravarani, président, Georgios A. Serghides, Darian Pavli, Anja Seibert-Fohr, Peeter Roosma, Andreas Zünd, Frédéric Krenc, juges, ainsi que de Milan Blaško, greffier de section, a rendu un arrêt, dans lequel elle a déclaré, à la majorité, la requête recevable et conclu, par quatre voix contre trois, à la violation de l’article 11 de la Convention. À cet arrêt se trouvaient joints l’exposé de l’opinion concordante du juge Krenc, à laquelle le juge Pavli s’était rallié, ainsi que l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Ravarani, Seibert-Fohr et Roosma.
6. Le 10 juin 2022, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu de l’article 43 de la Convention. Le 5 septembre 2022, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). Des observations ont également été reçues du gouvernement français, de la Clinique de Droit International d’Assas et d’Amnesty International, que la présidente de la Grande Chambre avait autorisés à intervenir en qualité de tiers dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et articles 44 § 3 et 71 § 1 du règlement).
9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 avril 2023.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. A. Chablais, agent,
A. Scheidegger,
Mme I. Reyser,
MM. M. Gerber,
P. Mathys,
Mme L. Luchetta Myit, conseillers ;
– pour la requérante
Mes O. Peter,
C. Moreau, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Chablais, Mes Peter et Moreau et Mme Luchetta Myit.
INTRODUCTION
10. La requête concerne, sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les mesures prises par le gouvernement suisse dans le cadre de la lutte contre la maladie à coronavirus 2019 (« la Covid-19 »), qui étaient en vigueur du 17 mars au 30 mai 2020.
EN FAIT
1. LE CONTEXTE GLOBAL
11. En décembre 2019, une épidémie de pneumonies, décrite à l’époque comme d’allure virale et de cause inconnue, apparut dans la ville de Wuhan, en Chine. Le 9 janvier 2020, la découverte d’un nouveau coronavirus fut annoncée officiellement par les autorités sanitaires chinoises et par l’Organisation mondiale de la santé (« l’OMS »).
12. Le nombre de cas confirmés de personnes infectées par la Covid-19 augmenta rapidement en Chine et dans le monde et, dès le 30 janvier 2020, l’OMS déclara que la maladie était une urgence de santé publique de portée internationale. Le 11 mars 2020, l’OMS proclama l’état de pandémie.
13. Les organismes de santé nationales et internationales recommandèrent le respect des gestes barrières dont, notamment, le port du masque, le lavage régulier des mains ou l’utilisation d’une solution hydroalcoolique, le fait de se saluer sans se serrer la main, de conserver une distance d’au moins 1 m 50 avec tout interlocuteur et de bien aérer les pièces à vivre.
14. Le 12 mars 2020, le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (« l’ECDC »), une agence de l’Union européenne dont la mission est le renforcement des défenses de l’Europe contre les maladies infectieuses, alerta les pays de l’UE et de l’EEE sur les risques associés à la propagation du virus et affirma la nécessité de prendre des mesures de santé publique pour atténuer l’impact de la pandémie. Il préconisa notamment des mesures de distanciation sociale, dont l’isolement immédiat des personnes symptomatiques, la suspension des rassemblements de masse et la distanciation sociale sur les lieux de travail (paragraphe 69 ci-dessous).
15. Au cours du printemps 2020, un grand nombre de pays déclarèrent l’état d’urgence sanitaire et introduisirent des mesures spéciales de protection, dont le confinement des populations.
16. Selon les rapports publiés par l’OMS, plus de 3 millions de cas d’infection au coronavirus et près de 220 000 décès étaient confirmés dans le monde au 30 avril 2020. Les États européens représentaient à eux seuls près de la moitié des infections et des deux tiers des décès à l’échelle mondiale[1].
17. Le 31 décembre 2020, l’OMS valida le premier vaccin anti-Covid-19 dans le cadre de la procédure pour les situations d’urgence[2].
18. Le 5 mai 2023, à la suite d’une campagne de vaccination massive (plus de 13 milliards de doses de vaccins administrées dans le monde) qui avait permis d’endiguer les effets de la maladie, l’OMS déclara la fin de la Covid‑19 en tant qu’urgence de santé publique de portée internationale. À cette date-là, plus de 766 millions de cas de Covid-19 et presque 7 millions de décès avaient été enregistrés à l’échelle mondiale.
2. LE CONTEXTE NATIONAL
19. Le 25 février 2020, la Covid-19 fut détectée pour la première fois sur le territoire suisse, dans le canton du Tessin.
20. Selon les données publiées par l’Office fédéral de la santé publique (« l’OFSP »), à la fin du mois d’avril 2020, 29 000 cas environ étaient confirmés en Suisse et 1 427 décès en lien avec la maladie étaient enregistrés. Le canton de Genève comptait 4 949 cas confirmés en laboratoire et 263 décès[3].
21. Le 28 février 2020, afin de faire face à la pandémie, le Conseil fédéral déclara que la situation qui existait était une « situation particulière » au sens de l’article 6 § 1 b) de la loi sur les épidémies et adopta à cette même date l’ordonnance sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus, interdisant les manifestations publiques ou privées accueillant plus de 1 000 personnes simultanément.
22. Le 13 mars 2020, le Conseil fédéral remplaça l’ordonnance du 28 février 2020 par l’ordonnance Covid-19 no 2, par laquelle il prononça la fermeture des écoles, hautes écoles et autres établissements de formation et interdit les manifestations publiques ou privées de plus de 100 personnes. Cette ordonnance disposait en son article 7 a) que certaines dérogations, notamment pour des manifestations ayant pour but l’exercice des droits politiques ou de formation, pouvaient être accordées par l’autorité cantonale.
23. Le 17 mars 2020, le Conseil fédéral déclara l’état de « situation extraordinaire », au sens de l’article 7 de la loi sur les épidémies, et modifia le préambule de l’ordonnance Covid-19 no 2. Sur cette base, il interdit notamment toutes les manifestations publiques et privées et prononça la fermeture des établissements publics et des commerces tels que les magasins, marchés, restaurants, musées et cinémas, mais maintint expressément la possibilité d’ouverture pour certains établissements, parmi lesquels les magasins d’alimentation, les banques, les stations-service et les hôtels (paragraphe 42 ci-dessus)
24. Sous le titre « Dispositions pénales », l’ordonnance Covid-19 no 2 disposait que quiconque s’opposait intentionnellement aux mesures qu’elle prévoyait était passible d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire, à moins que l’intéressé n’ait commis une infraction plus grave au sens du code pénal.
25. Le 21 mars 2020, le Conseil fédéral durcit encore davantage ces mesures, en interdisant les rassemblements de plus de cinq personnes dans l’espace public. Le 8 avril 2020, il prolongea les mesures d’une semaine, à savoir jusqu’au 26 avril 2020 (paragraphe 43 ci-dessous).
26. Le 29 avril 2020, il annonça l’assouplissement d’une grande partie des mesures d’urgence avec effet à compter du 11 mai 2020. Les magasins, les restaurants, les marchés, les musées et les bibliothèques furent autorisés à rouvrir. Les classes des écoles primaires et secondaires furent autorisées à reprendre l’enseignement en présentiel.
27. Le 20 mai 2020, le Conseil fédéral annonça que les célébrations religieuses – privées ou en communauté religieuse – pourraient reprendre à partir du 28 mai 2020, sous réserve du respect des mesures de protection appropriées.
28. Le 27 mai 2020, il décida d’une nouvelle étape dans l’adoucissement des mesures : à partir du 30 mai 2020, l’interdiction de rassemblement était assouplie (30 personnes au maximum) ; à partir du 6 juin 2020, les manifestations privées et publiques jusqu’à 300 personnes étaient à nouveau autorisées (par exemple les fêtes de famille, les foires, les concerts, les représentations théâtrales ou les projections de films) ; les rassemblements politiques étaient eux aussi de nouveau possibles. Les événements réunissant plus de 1 000 personnes furent interdits jusqu’à la fin du mois d’août. Le 20 juin 2020, l’interdiction des manifestations fut levée, bien que le port du masque demeurât obligatoire.
29. Le 19 décembre 2020, l’autorité chargée d’autoriser et de surveiller les produits thérapeutiques en Suisse (Swissmedic) autorisa le premier vaccin contre la Covid-19[4].
3. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
30. La requérante est une association de droit suisse fondée en 1962 et ayant son siège à Genève. Elle regroupe l’ensemble des syndicats du canton de Genève et a pour but statutaire de défendre les intérêts des travailleurs et de ses organisations membres, notamment dans le domaine des libertés syndicales et démocratiques.
1. Les démarches accomplies par la requérante en vue d’organiser une manifestation le 1er mai 2020
31. Par un communiqué du 19 mars 2020, le comité d’organisation de l’association requérante annonça avoir renoncé, compte tenu de la crise sanitaire et des restrictions en vigueur, à organiser le traditionnel cortège de commémoration prévu pour le 1er mai 2020.
32. Le 14 avril 2020, la secrétaire permanente de l’association requérante, Mme L.F., déposa une demande d’autorisation pour un rassemblement statique de 20 personnes sur le pont du Mont-Blanc de Genève qui devait avoir lieu le 1er mai 2020 à 12 heures.
33. À une date qui n’a pas été précisée, le Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé (« le Département ») contacta l’association requérante par la voie téléphonique et l’informa que l’autorisation serait refusée au sens de l’ordonnance Covid-19 no 2.
34. Par un courriel du 22 avril 2020, Mme L.F. informa le Département que l’association requérante renonçait à organiser le rassemblement.
35. L’association requérante décida de se borner à accrocher une banderole sur le parapet du pont du Mont-Blanc tout en invitant les citoyens à manifester leur solidarité en « faisant du bruit » aux fenêtres et aux balcons.
2. L’incidence de l’ordonnance Covid-19 no 2 sur la tenue des manifestations en Suisse
36. Pendant la durée d’application de l’ordonnance Covid-19 no 2, plusieurs demandes de dérogations à l’interdiction de manifester furent déposées par différentes entités (associations, partis politiques, cultes, etc.) dans dix cantons, dont celui de Genève, en vertu de l’article 7 de l’ordonnance Covid-19 no 2. Dans six cantons (Argovie, Berne, Bâle-Campagne, Grisons, Lucerne et Zurich), les autorités administratives compétentes accordèrent une partie des dérogations.
37. Selon les informations produites par le Gouvernement le 8 mai 2023 en réponse à une demande adressée à l’issue de l’audience publique du 12 avril 2023 (paragraphe 9 ci-dessus), des évènements tels que des assemblées communales, des réunions d’information, des rassemblements religieux, des cours de formation et des événements organisés par des associations sportives et professionnelles ont été autorisés dans plusieurs cantons au sein de l’espace public pendant la durée d’application de l’ordonnance Covid-19 no 2. Lorsque l’administration a rejeté les demandes de dérogations, les organisateurs des rassemblements ont volontairement renoncé à l’événement prévu. Dans un seul cas, les instances judiciaires ont été saisies du refus formel des autorités d’octroi d’une dérogation, ce qui a donné lieu à affaire dite de la « Grève pour le climat » (voir §§ 52-61 ci‑après).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE
1. La Constitution fédérale
38. Les dispositions pertinentes de la Constitution fédérale se lisent ainsi :
Article 22 : Liberté de réunion
« 1. La liberté de réunion est garantie.
2. Toute personne a le droit d’organiser des réunions, d’y prendre part ou non. »
Article 189 : Compétences du Tribunal fédéral
« 1. Le Tribunal fédéral connaît des contestations pour violation :
a. du droit fédéral ;
b. du droit international ;
c. du droit intercantonal ;
d. des droits constitutionnels cantonaux ;
e. de l’autonomie des communes et des autres garanties accordées par les cantons aux corporations de droit public ;
f. des dispositions fédérales et cantonales sur les droits politiques.
2. Il connaît des différends entre la Confédération et les cantons ou entre les cantons.
3. La loi peut conférer d’autres compétences au Tribunal fédéral.
4. Les actes de l’Assemblée fédérale et du Conseil fédéral ne peuvent pas être portés devant le Tribunal fédéral. Les exceptions sont déterminées par la loi. »
Article 190 : Droit applicable
« Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. »
39. Les parties pertinentes de la loi sur le Tribunal fédéral du 17 juin 2005 (ci-après « la LTF ») se lisent ainsi :
2. La législation pertinente
Section 3 : Recours en matière de droit public
Article 82 : Principe
« Le Tribunal fédéral connaît des recours :
a. contre les décisions rendues dans des causes de droit public ;
b. contre les actes normatifs cantonaux ;
c. qui concernent le droit de vote des citoyens ainsi que les élections et votations populaires. »
Chapitre 4 : Procédure de recours
« (...) »
Section 2 : Motifs de recours
Article 95 : Droit suisse
« Le recours peut être formé pour violation :
a. du droit fédéral ;
b. du droit international ;
c. de droits constitutionnels cantonaux ;
d. de dispositions cantonales sur le droit de vote des citoyens ainsi que sur les élections et votations populaires ;
e. du droit intercantonal. »
40. Les dispositions pertinentes de la loi fédérale du 28 septembre 2012 sur la lutte contre les maladies transmissibles de l’homme (« la loi sur les épidémies ») se lisent ainsi :
Article 1 : Objet
« La présente loi règle la protection de l’être humain contre les maladies transmissibles et prévoit les mesures nécessaires à cet effet. »
Article 2 : But
« 1. La présente loi a pour but de prévenir et de combattre l’apparition et la propagation des maladies transmissibles.
(...) »
Article 6 : Situation particulière
« 1. Il y a situation particulière dans les cas suivants :
a. les organes d’exécution ordinaires ne sont pas en mesure de prévenir et de combattre l’apparition et la propagation d’une maladie transmissible et qu’il existe l’un des risques suivants :
1. un risque élevé d’infection et de propagation,
2. un risque spécifique pour la santé publique,
3. un risque de graves répercussions sur l’économie ou sur d’autres secteurs vitaux;
b. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a constaté la présence d’une urgence sanitaire de portée internationale menaçant la santé de la population en Suisse.
2. Le Conseil fédéral peut, après avoir consulté les cantons :
a. ordonner des mesures visant des individus ;
b. ordonner des mesures visant la population ;
c. astreindre les médecins et d’autres professionnels de la santé à participer à la lutte contre les maladies transmissibles ;
d. déclarer obligatoires des vaccinations pour les groupes de population en danger, les personnes particulièrement exposées et les personnes exerçant certaines activités.
3. Le Département fédéral de l’intérieur (DFI) coordonne les mesures de la Confédération. »
Article 7 : Situation extraordinaire
« Si une situation extraordinaire l’exige, le Conseil fédéral peut ordonner les mesures nécessaires pour tout ou partie du pays. »
41. Les dispositions pertinentes de l’ordonnance no 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus, entrée en vigueur le 13 mars 2020, étaient ainsi libellées :
Article 6 : Manifestations et établissements
« 1. Les manifestations publiques ou privées accueillant simultanément 100 personnes ou plus sont interdites.
2. Les manifestations de moins de 100 personnes peuvent se dérouler si les mesures de prévention suivantes sont respectées :
a. mesures d’exclusion des personnes qui sont malades ou se sentent malades ;
b. mesures visant à protéger les personnes particulièrement à risque ;
c. mesures visant à informer les personnes présentes sur les mesures de protection générales telles que l’hygiène des mains, les distances à garder, les règles en matière d’hygiène en cas de toux et d’éternuement;
d. adaptations des conditions spatiales afin que les règles d’hygiène puissent être respectées.
(...) »
Article 7 : Exceptions
« L’autorité cantonale compétente peut accorder des dérogations exceptionnelles aux interdictions visées aux art. 5 et 6 si :
a. des intérêts publics prépondérants le justifient, par exemple des manifestations ayant pour but l’exercice des droits politiques ou de formation, et si
b. l’institution de formation, les organisateurs ou l’exploitant présentent un plan de protection incluant les mesures de prévention visées à l’art. 6, al. 2. »
42. À partir du 17 mars 2020, les dispositions pertinentes de l’ordonnance Covid-19 no 2 se lisaient comme suit :
Article 6 : Manifestations et établissements
«1. Toutes les manifestations publiques ou privées, y compris les manifestations sportives et les activités associatives, sont interdites.
2. Les établissements publics sont fermés, notamment :
(...)
3. Le § 2 ne s’applique pas aux établissements et manifestations suivants :
(...) »
Article 7 : Dérogations
« L’autorité cantonale compétente peut déroger aux interdictions visées aux articles [...] et 6 si :
a. un intérêt public prépondérant le justifie, par exemple pour les établissements de formation ou en cas de difficultés d’approvisionnement, et si
b. l’établissement de formation, l’organisateur ou l’exploitant présente un plan de protection incluant les mesures de prévention suivantes :
1. mesures visant à exclure les personnes malades ou qui se sentent malades,
2. mesures de protection des personnes particulièrement à risque,
3. mesures d’information des personnes présentes sur les mesures de protection générales telles que l’hygiène des mains, l’éloignement social ou les règles d’hygiène à respecter en cas de toux ou de rhume,
4. adaptation des locaux de manière à permettre le respect des règles d’hygiène. »
Article 10
« (...) d) Quiconque, intentionnellement, s’oppose aux mesures visées à l’article 6 §§ 1, 2 et 4, est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire, à moins qu’il n’ait commis une infraction plus grave au sens du code pénal. »
43. Le 21 mars 2020, l’ordonnance Covid-19 no 2 fut complétée par un nouvel article 7 c) et son article 10 d) fut modifié de la manière suivante :
Article 7 c) : Interdiction des rassemblements dans l’espace public
« 1. Les rassemblements de plus de cinq personnes dans l’espace public, notamment sur les places publiques, sur les promenades et dans les parcs, sont interdits.
2. Dans le cas d’un rassemblement de cinq personnes au plus, celles-ci doivent se tenir à au moins deux mètres les unes des autres.
3. La police et d’autres organes d’exécution habilités par les cantons veillent au respect des dispositions dans l’espace public.
(...) »
Article 10 d)
« 1. Quiconque, intentionnellement, s’oppose aux mesures visées à l’article 6 §§ 1, 2 et 4, est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire, à moins qu’il n’ait commis une infraction plus grave au sens du code pénal.
2. Quiconque enfreint l’interdiction de rassemblement dans les lieux publics visée à l’art. 7c est puni de l’amende.
3. Les infractions à l’interdiction de rassemblement dans l’espace public au sens de l’art. 7c peuvent être sanctionnées d’une amende d’ordre de 100 francs, conformément à la procédure prévue par la loi du 18 mars 2016 sur les amendes d’ordre. »
Le 2 avril 2020, l’article 7 b), point 4, de l’ordonnance Covid-19 no 2 fut modifié comme suit :
« L’autorité cantonale compétente peut déroger aux interdictions visées aux art. 5 et 6 si :
(...)
b. l’établissement de formation, l’organisateur ou l’exploitant présente un plan de protection incluant les mesures de prévention suivantes :
4. adaptation des locaux permettant de respecter les recommandations de l’OFSP en matière d’hygiène et d’éloignement social. »
Les 8, 16 et 29 avril 2020, le Conseil fédéral modifia l’ordonnance Covid‑19 en prolongeant notamment la durée de validité des limitations des rassemblements publics au 26 avril, au 8 mai et 8 juin 2020. Le 8 mai 2020, ladite durée de validité fut avancée au 7 juin 2020.
44. Le rapport explicatif produit par le Département fédéral de l’Intérieur relatif à l’article 7 de l’ordonnance Covid-19 no 2, dans sa version en vigueur à compter du 17 mars 2020, était ainsi rédigé :
« Le principe de la proportionnalité exige, pour certaines situations, un examen au cas par cas par les autorités d’exécution. Autrement, l’organisation de réunions, protégée par les droits fondamentaux (voir art. 22 Constitution), risquerait d’être complètement interdite alors qu’une propagation du coronavirus serait exclue ou improbable. Des exceptions seront donc prévues aux interdictions de principe.
De ce fait, l’autorité cantonale compétente peut accorder des autorisations exceptionnelles aux interdictions visées aux articles 5 et 6 si des intérêts publics prépondérants le justifient, par exemple pour des établissements de formation dans des domaines où la disponibilité des professionnels concernés est obligatoire ou, dans un cas d’espèce, nécessaire pour accomplir la mission éducative.
Finalement, des difficultés d’approvisionnement concernant des biens et prestations élémentaires peuvent rendre nécessaire d’étendre cette exception à des institutions ou prestataires clairement définis.
De plus, les institutions de formation, les organisateurs ou l’exploitant doivent présenter un plan de protection qui comprenne les mesures de prévention suivantes, et démontre comment réduire la probabilité de transmission à un minimum :
• Les personnes qui sont malades ou se sentent malades doivent être priées de ne pas se rendre à la manifestation ou dans l’institution, ou doivent les quitter.
• Protection des personnes vulnérables : sont comprises dans ce groupe les personnes de plus de 65 ans et celles atteintes d’une des maladies listées à l’art. 10 b), § 2.
• Les participants ou personnes présentes sur place doivent être activement informés des mesures de protection générales telles que l’hygiène des mains, les distances à garder et les règles d’hygiène à respecter en cas de toux ou de rhume (par exemple en plaçant les dépliants officiels de l’OFSP à des endroits bien visibles).
• Conditions spatiales : plus la manifestation ou l’institution est petite, plus le risque d’infection et de propagation diminue (faible densité). Plus de place signifie moins de risques. Il faut se rabattre autant que possible sur des espaces plus grands, afin que les personnes présentes disposent de plus de place. Une orientation adéquate des flux de personnes peut également réduire le risque de transmission. Autre critère à prendre en compte, par exemple : si la manifestation se tient dans un espace ouvert ou fermé. Enfin, les activités des personnes présentes (nombre de contacts étroits, respect des règles de distance lors de l’activité concrète) doivent aussi être prises en compte. »
45. La loi de la République et canton de Genève sur les manifestations sur le domaine public (« la LMDPu-GE ») du 26 juin 2008 régit l’organisation et la tenue de manifestations sur le domaine public. Les dispositions pertinentes sont ainsi rédigées :
Article 3 : Principe de l’autorisation
« L’organisation d’une manifestation sur le domaine public est soumise à une autorisation délivrée par le département de la sécurité, de l’emploi et de la santé (ci‑après : département). »
Article 4 : Procédure d’autorisation
« 1. Les demandes d’autorisation doivent être présentées au département par une ou plusieurs personnes physiques, majeures, soit à titre individuel, soit en qualité de représentant autorisé d’une personne morale, dans un délai fixé par voie de règlement.
2. Le Conseil d’État définit dans le règlement le contenu de la demande d’autorisation.
3. Si la demande ne respecte pas les exigences fixées par le règlement, un bref délai est imparti au requérant pour s’y conformer. À défaut, la demande peut être refusée.
4. Le département peut percevoir un émolument par autorisation.
5. Le bénéficiaire de l’autorisation ou une personne responsable désignée par lui est tenu de se tenir à disposition de la police pendant toute la manifestation et de se conformer à ses injonctions. »
Article 5 : Délivrance, conditions et refus de l’autorisation
« 1. Lorsqu’il est saisi d’une demande d’autorisation, le département évalue l’ensemble des intérêts touchés, et notamment le danger que la manifestation sollicitée pourrait faire courir à l’ordre public. Le département se fonde notamment sur les indications contenues dans la demande d’autorisation, sur les expériences passées et sur la corrélation qui existe entre le thème de la manifestation sollicitée et les troubles possibles.
2. Lorsqu’il délivre l’autorisation, le département fixe les modalités, charges et conditions de la manifestation en tenant compte de la demande d’autorisation et des intérêts privés et publics en présence. Il détermine en particulier le lieu où l’itinéraire de la manifestation ainsi que la date et l’heure du début et de fin prévues de celle-ci.
3. À cet effet, le département s’assure notamment que l’itinéraire n’engendre pas de risque disproportionné pour les personnes et les biens et permet l’intervention de la police et de ses moyens sur tout le parcours. Il peut prescrire que la manifestation se tient en un lieu déterminé, sans déplacement.
4. Lorsque cette mesure paraît propre à limiter les risques d’atteinte à l’ordre public, le département impose au requérant la mise en place d’un service d’ordre. L’ampleur du service d’ordre est proportionnée au risque d’atteinte à l’ordre public. Le département s’assure avant la manifestation de la capacité du requérant à remplir la charge. Le service d’ordre est tenu de collaborer avec la police et de se conformer à ses injonctions.
5. Lorsque la pose de conditions ou de charges ne permet pas d’assurer le respect de l’ordre public ou d’éviter une atteinte disproportionnée à d’autres intérêts, le département refuse l’autorisation de manifester.
6. Le département peut modifier ou retirer une autorisation en cas de circonstances nouvelles. »
46. L’article 2 du règlement d’application de la LMDPu-GE dispose que les demandes d’autorisation doivent être présentées au Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé au plus tard trente jours avant la date prévue pour la manifestation.
47. En matière de responsabilité des personnes morales, le code pénal prévoit ceci :
Article 102
« 1. Un crime ou un délit qui est commis au sein d’une entreprise dans l’exercice d’activités commerciales conformes à ses buts est imputé à l’entreprise s’il ne peut être imputé à aucune personne physique déterminée en raison du manque d’organisation de l’entreprise. Dans ce cas, l’entreprise est punie d’une amende de cinq millions de francs au plus.
(...)
3. Le juge fixe l’amende en particulier d’après la gravité de l’infraction, du manque d’organisation et du dommage causé, et d’après la capacité économique de l’entreprise.
4. Sont des entreprises au sens du présent titre:
a. les personnes morales de droit privé;
b. les personnes morales de droit public, à l’exception des corporations territoriales;
c. les sociétés;
d. les entreprises en raison individuelle. »
3. La pratique pertinente
48. En vertu de l’article 189 § 4 de la Constitution et de l’article 82 b) de la LTF, les ordonnances du Conseil fédéral ne peuvent pas faire l’objet d’un recours judiciaire visant à un contrôle abstrait de leur compatibilité avec le droit de rang supérieur, seuls les actes normatifs cantonaux pouvant être portés devant le Tribunal fédéral (voir, notamment, l’arrêt du Tribunal fédéral « ATF » 2C_280/2020 du 15 avril 2020 concernant l’ordonnance Covid‑19 no 2 et ATF 139 II 384 [2012]). Les actes d’application fondés sur les ordonnances fédérales peuvent être contestés au moyen d’un recours ordinaire. Dans ce cadre, la conformité de l’ordonnance avec le droit de rang supérieur, tel que la Constitution ou le droit international public, peut également être remise en question et examinée par les tribunaux à titre préjudiciel, selon la jurisprudence constante du Tribunal fédéral (voir, entre autres, les ATF 104 I b) 412 4c [1978], 123 IV 29 2 [1997], 131 II 670 3 [2005], et 141 I 20 5 et 6 [2014]).
49. Dans ses observations devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit les exemples suivants concernant la pratique judiciaire dans le domaine des restrictions à la liberté de réunion dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19.
1. Recours visant au contrôle de la compatibilité des actes normatifs cantonaux avec le droit de rang supérieur
50. Le Tribunal fédéral a été saisi de plusieurs recours dirigés contre des ordonnances cantonales prévoyant des interdictions ou des restrictions à la liberté de manifester publiquement dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19. Dans un premier arrêt, il a considéré que la limitation des manifestations publiques à 30 participants adoptée par le canton de Schwyz le 30 octobre 2020 constituait une restriction proportionnée de la liberté de manifester (ATF 147 I 450 du 8 juillet 2021, point 3). De façon similaire, il a examiné la réglementation du canton d’Uri, entrée en vigueur le 1er avril 2021, qui limitait le nombre de participants aux manifestations politiques et de la société civile à 300 personnes, et il a souligné le rôle essentiel que joue la liberté de réunion dans un État de droit démocratique et libéral (ATF 148 I 19 du 3 septembre 2021, points 5 et 6). Appelé à examiner une ordonnance du canton de Berne du 4 novembre 2020 qui limitait à 15 personnes le nombre de participants à des manifestations politique et de la société civile, il a estimé que cette réglementation faisait perdre toute portée à la liberté de réunion et s’avérait, de ce fait, disproportionnée et anticonstitutionnelle (ATF 148 I 33 du 3 septembre 2021, point 7).
51. Au niveau cantonal, le Tribunal administratif du canton de Zurich (TA-ZH) s’est prononcé sur l’ordonnance du canton de Zurich qui limitait à 15 personnes le nombre de participants à des manifestations publiques durant la période allant du 1er mars au 30 avril 2021. Comme le Tribunal fédéral, il a souligné l’importance des manifestations politiques et de la société civile pour une démocratie et a jugé disproportionnée la restriction en cause (arrêt AN.1021.0003 du 29 avril 2021 du TA-ZH, point 5).
2. Recours ordinaires dirigés contre des actes d’application fondés sur les ordonnances fédérales
a) L’affaire dite de la « Grève pour le climat »
1. Arrêt rendu le 18 août 2020 par la chambre administrative de la cour de justice du canton de Genève
52. Le 5 mai 2020, le collectif « Grève pour le climat » présenta devant le département de la sécurité de l’emploi et de la santé une demande d’autorisation pour une manifestation publique comptant vingt-huit personnes, prévue pour le 15 mai 2020. Le 6 mai 2020, il fut informé par la voie téléphonique que la demande d’autorisation était tardive et que, en tout état de cause, le rassemblement était interdit au sens de l’ordonnance Covid‑19 no 2. Par une décision du 11 mai 2020, ayant constaté que la manifestation n’avait pas été annulée, le département refusa l’autorisation et interdit la manifestation.
53. Le 14 mai 2020, la chambre administrative de la cour de justice du canton de Genève (« la chambre administrative ») fut saisie d’un recours dirigé contre ladite décision du département.
54. La chambre administrative rendit son arrêt le 18 août 2020. Elle constata tout d’abord que la date de la manifestation était échue à la date du dépôt du recours et que, par ailleurs, l’interdiction de manifester avait été levée le 30 mai 2020. Néanmoins, elle estima que la partie demanderesse maintenait un intérêt actuel à son recours puisque, la pandémie de Covid-19 n’ayant pas encore été éradiquée, le Conseil fédéral pouvait décider d’interdire de nouveau les rassemblements publics. En tout état de cause, afin de garantir l’accès au juge contre une décision rejetant une demande d’autorisation à manifester, droit garanti par l’article 29 a) de la Constitution fédérale, il convenait en l’espèce selon elle de renoncer à exiger que le recours à trancher présente un intérêt actuel.
55. La chambre administrative estima ensuite que l’interdiction de manifester décidée par le Conseil fédéral n’était pas en conflit avec les obligations découlant de la Convention et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques puisque tant le droit international que le droit constitutionnel suisse permettaient de restreindre la liberté de réunion pacifique dans certaines circonstances.
56. Concernant la base légale de l’interdiction, la chambre administrative estima que, dans un contexte de danger imminent pour la santé publique associé à la pandémie, l’ordonnance Covid-19 no 2 du Conseil fédéral fondée sur la loi sur les épidémies de 2012 constituait une base légale suffisante.
57. Dans son examen de la proportionnalité de l’interdiction, la chambre administrative observa qu’à la date du dépôt de la demande, le nombre de manifestants autorisés dans l’espace public était limité à 5 personnes. Elle ajouta que l’organisateur était tenu de présenter un plan sanitaire et de garantir le respect des gestes barrières contre la propagation du virus. Elle précisa que l’autorité cantonale aurait pu déroger à l’interdiction en présence d’un intérêt public prépondérant, conformément à l’article 7 de l’ordonnance Covid‑19 no 2, sans pouvoir pour autant envisager des mesures alternatives à celles prévues par l’ordonnance.
58. La chambre administrative nota que l’intéressée, dans sa demande d’autorisation de manifester, n’avait invoqué aucun intérêt public prépondérant qui aurait permis de justifier une dérogation de la part de l’autorité cantonale. Elle estima que la question climatique que la demanderesse avait invoquée a posteriori dans son recours ne primait pas, dans le contexte d’urgence qui existait à la date de la décision litigieuse, l’intérêt supérieur tenant à la protection de la santé publique. Elle observa en outre que la cause du climat aurait pu être défendue par d’autres moyens, tels les réseaux sociaux, et qu’en tout état de cause, l’interdiction de manifester n’était pas absolue puisque des dérogations étaient possibles et que des rassemblements de cinq personnes pouvaient être autorisés. À ses yeux, il appartenait donc à la partie demanderesse de se conformer à l’ordonnance et d’adapter l’organisation de la manifestation aux exigences fédérales, et non pas aux autorités de proposer des solutions alternatives.
2. Arrêt du Tribunal fédéral du 12 août 2021
59. La partie demanderesse porta l’affaire devant le Tribunal fédéral au moyen d’un recours en matière de droit public.
60. Par un arrêt du 12 août 2021 (1C_524/2020), le Tribunal fédéral déclara le recours irrecevable pour défaut d’intérêt actuel. Il observa à ce propos que la date de la manifestation était échue et que l’interdiction des rassemblements de plus de cinq personnes avait été levée le 30 mai 2020. Il ajouta que, si l’article 29 a) de la Constitution évoqué en première instance par la cour de justice garantissait le droit d’accès à un tribunal, cela n’incluait pas nécessairement le Tribunal fédéral, un examen par un tribunal cantonal pouvant suffire pour que cette exigence soit remplie. Il nota par ailleurs que la requérante ne s’était pas prononcée dans son recours sur l’existence d’un intérêt actuel.
61. Or, le Tribunal fédéral estima qu’il n’y avait pas lieu de déroger en l’espèce à l’exigence d’un intérêt actuel. Il conclut que, compte tenu du changement rapide de la situation sanitaire et de la règlementation dans le domaine de la lutte contre la Covid-19, et eu égard à l’évolution des connaissances sur la pandémie, rien ne permettait à ses yeux de penser qu’une autre demande de manifestation aurait été soumise à des règles identiques ou analogues à celles appliquées en l’espèce.
b) L’affaire 2D_32/2020 : l’arrêt du Tribunal fédéral du 24 mars 2021
62. Dans l’affaire 2D_32/2020, la société A. SA alléguait que l’article 11 § 3 de l’« Ordonnance du Conseil fédéral sur l’atténuation des conséquences économiques du coronavirus » (une ordonnance adoptée le 20 mars 2020 dans le secteur de la culture), selon lequel « [l]es décisions prises en exécution de la présente ordonnance ne sont pas sujettes à recours », emportait violation de son droit d’accès à un tribunal prévu par l’article 29 a) de la Constitution.
63. Dans son arrêt rendu le 24 mars 2001, le Tribunal fédéral fit droit au recours de la requérante après avoir rappelé sa jurisprudence constante selon laquelle il était compétent, à l’instar des autres autorités judiciaires, pour examiner à titre préjudiciel la constitutionnalité d’une ordonnance fédérale et pour refuser de l’appliquer si elle ne respectait pas les droits fondamentaux. Il conclut en l’espèce que la disposition litigieuse était contraire à l’article 29 a) de la Constitution en tant qu’elle excluait tout recours contre les décisions prises en exécution de l’ordonnance susmentionnée, qui était, de ce fait, inconstitutionnelle et inapplicable (point 1.6.4).
2. LES ÉLÉMENTS DE DROIT INTÉRNATIONAL
1. Les Nations Unies
64. En septembre 2020, le Secrétaire général des Nations Unies a publié le deuxième « rapport sur la riposte globale du Système des Nations Unies face à la COVID-19 », dont les parties pertinentes sont ainsi libellées :
« Over the course of 2020, the coronavirus disease, or COVID-19, has taken hundreds of thousands of lives, infected millions of people, upended the global economy and cast a dark shadow across our future. No country has been spared. No population group remains unscathed. Nobody is immune to its impacts. From the outset of the pandemic, the United Nations system mobilized early and comprehensively. It led on the global health response, provided life-saving humanitarian assistance to the most vulnerable, established instruments for rapid responses to the socio-economic impact and laid out a broad policy agenda for action on all fronts. It also provided logistics, common services and operational support to governments and other partners around the world on the front lines of the pandemic, as they mounted national responses to this new virus and unprecedented global challenge.
(...)
The most urgent aim during the first six months of the pandemic, and until effective vaccines or treatments for COVID-19 become available, has been to suppress transmission of the virus. To that end, countries have implemented public health measures, including restrictions on movement, public gatherings, and economic activity. The most effective approaches to date have been comprehensive efforts that mobilize entire communities and all sectors to actively detect, test, isolate and care for every case, and to trace and quarantine every contact. This requires physical distancing measures, fact- and science-based public information, expanded testing, increasing capacity of health-care facilities, supporting health-care workers, and ensuring adequate supplies. The goal of such measures – in which every person has a role to play – is to reach a situation where disease transmission is under control; health systems are able to detect, test, isolate and treat every case and trace every contact; outbreak risks are minimized in vulnerable places, such as nursing homes and health facilities; schools, workplaces and other essential environments have established preventive measures; the risk of importing new cases can be managed; and communities are fully educated, engaged and empowered to live under a ‘new normal’. Some countries can or have already achieved these conditions with their own resources but developing countries continue to need considerable support. »[5]
65. Le 9 décembre 2020, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, publia une déclaration conjointe avec le Rapporteur spécial sur la liberté d’expression de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, le Rapporteur spécial sur les défenseurs des droits de l’homme et point focal pour les représailles en Afrique et Président de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples, et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme de l’OSCE sur la protection du droit à la liberté de réunion pacifique en période d’urgence. Les parties pertinentes de cette déclaration sont ainsi libellées :
« f. Protecting health, security and public order are not incompatible with the exercise of the right to peaceful assembly. Crisis situations, including public health emergencies, must not be used as a pretext for rights infringements and the imposition of undue restrictions on public freedoms. In particular, blanket bans of assemblies are likely to constitute an unnecessary and disproportionate infringement of the right, even in emergency situations.
g. Individuals must be free to participate in shaping decisions that will effect them and in policy formation during times of crisis as at other times; public participation is crucial to surmount any crisis, and civil society must be regarded as an essential partner of governments in this endeavor. »[6]
2. Le Conseil de l’Europe
66. Le 7 avril 2020, la Secrétaire Générale du Conseil d’Europe a publié un document d’information intitulé « Respecter la démocratie, l’état de droit et les droits de l’homme dans le cadre de la crise sanitaire de la COVID-19 – Une boîte à outils pour les États membres » (SG/Inf (2020)11). Les parties pertinentes de ce document sont ainsi libellées :
« Introduction
Ce document a pour but de donner aux gouvernements une boîte à outils pour faire face à l’actuelle crise sanitaire, inédite et massive, tout en respectant les valeurs fondamentales de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme.
Tous conviennent d’entrée de jeu que les gouvernements sont confrontés à des défis considérables lorsqu’il s’agit de protéger leurs populations contre la menace du COVID-19. Il est clair également que la société ne peut pas continuer à fonctionner comme d’ordinaire, alors que le confinement constitue la principale mesure de protection pour lutter contre le virus. Il est en outre admis que les mesures prises vont inévitablement porter atteinte à certains droits et libertés qui font partie intégrante et nécessaire de toute société démocratique régie par l’État de droit.
Nos États membres sont confrontés à un défi social, politique et juridique majeur: comment répondre efficacement à cette crise tout en garantissant que les mesures qu’ils prennent ne sapent pas notre véritable but à long terme, à savoir préserver les valeurs fondatrices de l’Europe que sont la démocratie, l’État de droit et les droits de l’homme. C’est précisément sur ce point que, par ses organes statutaires et tous ses organes et mécanismes compétents, le Conseil de l’Europe doit répondre à sa mission fondamentale pour garantir collectivement que ces mesures restent proportionnées à la menace constituée par la propagation du virus et qu’elles soient limitées dans le temps. Le virus détruit actuellement bien des vies et bien d’autres choses qui nous ont très chères. Ne le laissons pas détruire nos valeurs fondamentales et saper nos sociétés libres.
1. Dérogation en cas d’état d’urgence (article 15, Convention européenne des droits de l’homme)
La portée des mesures prises en réaction à la menace du COVID-19 et la manière dont elles sont appliquées varient considérablement d’un État à l’autre et au fil du temps. Si certaines mesures restrictives adoptées par les États membres peuvent être justifiées sur le terrain des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention) concernant la protection de la santé (article 5 § 1 e) de la Convention ; articles 8 § 2 et 11 § 2 de la Convention ; et article 2 § 3 du Protocole no 4 à la Convention), des mesures de nature exceptionnelle peuvent amener les États à déroger de leurs obligations au titre de la Convention. Il incombe à chaque État d’évaluer si les mesures qu’il adopte nécessitent une telle dérogation, en fonction de la nature et de la portée des restrictions appliquées aux droits et libertés protégés par la Convention. Cette possibilité dont peuvent se prévaloir les États est une caractéristique importante du système, qui permet d’appliquer la Convention et son mécanisme de supervision y compris dans les situations les plus critiques.
2. Respect des principes de l’État de droit et des principes démocratiques en cas d’état d’urgence
(...)
2.2. Durée limitée du régime de l’état de d’urgence et des mesures d’urgence
En situation d’urgence, l’exécutif peut se voir accorder un pouvoir général de prendre des ordonnances ayant force de loi. Ceci est acceptable, à condition que ces pouvoirs généraux soient accordés pour une durée limitée. Le régime de l’état d’urgence (ou similaire) a pour but principal de contenir le développement d’une crise et de revenir, aussi rapidement que possible, à la normalité. La prolongation du régime de l’état d’urgence devrait être soumise au contrôle du parlement quant à sa nécessité. Il n’est pas admissible que les pouvoirs exceptionnels de l’exécutif soient prolongés indéfiniment.
3. Normes pertinentes en matière de droits de l’homme
(...)
3.3. Droit au respect de la vie privée, à la liberté de conscience, à la liberté d’expression, à la liberté de réunion et d’association
La jouissance effective de tous ces droits et libertés consacrés par les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention est l’un des repères marquants de nos sociétés démocratiques modernes. Ces droits et libertés ne peuvent être restreints que si ces restrictions sont prévues par la loi et proportionnées au but légitime poursuivi, y inclus la protection de la santé. Les restrictions significatives aux activités sociales usuelles, notamment l’accès aux lieux de culte publics, les rassemblements publics, les cérémonies de mariage et de funérailles, risquent inévitablement d’ouvrir la voie à des « griefs défendables » fondés sur les dispositions susmentionnées. Les autorités doivent faire en sorte que ces restrictions, qu’elles soient basées ou non sur une dérogation, soient clairement prévues par la loi, conformément aux garanties constitutionnelles applicables et proportionnées aux buts pour lesquelles elles ont été imposées.
Si des restrictions plus strictes aux droits susmentionnés sont susceptibles d’être justifiées en temps de crise, des sanctions pénales sévères en revanche sont préoccupantes et doivent faire l’objet d’un contrôle strict. Les situations exceptionnelles ne devraient pas être instrumentalisées pour donner des moyens pénaux accrus. Un juste équilibre entre sanction et prévention est le meilleur, voire le seul, moyen de respecter la condition de proportionnalité posée par la Convention. »
67. Dans la Résolution 2338 (2020) concernant les « conséquences de la pandémie de covid-19 sur les droits de l’homme et l’État de droit », adoptée le 13 octobre 2020, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (« l’APCE ») s’est exprimée comme suit :
« 1. Bien que la pandémie de covid-19 soit avant tout une crise sanitaire, elle représente également un défi sans précédent pour les droits de l’homme et l’État de droit, qui restent applicables, y compris en période d’état d’urgence nationale. Les obligations positives nées de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, la Convention) imposent aux États de prendre des mesures pour protéger la vie et la santé de leurs populations. Cet impératif ne leur laisse toutefois pas le champ libre pour piétiner les droits, bafouer les libertés, démanteler la démocratie ou violer l’État de droit. Même en cas d’état d’urgence, la Convention continue à fixer des limites et à garantir ainsi le respect des normes fondamentales européennes.
2. Les États ont pris un large éventail de mesures souvent similaires dans leurs grandes lignes pour limiter la propagation de la covid-19. Elles comportent généralement de lourdes restrictions imposées à la liberté de circulation et de réunion, et la fermeture d’établissements d’enseignement et de locaux utilisés à des fins commerciales, récréatives, sportives, culturelles et religieuses. Ces mesures portent atteinte à la jouissance des droits garantis par la Convention, ce qui a parfois de graves conséquences personnelles pour les intéressés, mais – malgré leur portée et leur impact – elles ne constituent pas nécessairement une violation de ces droits. De nombreux droits consacrés par la Convention autorisent des limitations, afin de tenir compte de la nécessité de rechercher un juste équilibre entre les intérêts individuels et l’intérêt général, y compris la protection de la santé et de la sécurité publiques. L’ingérence dans ces droits est autorisée par la Convention sous réserve qu’elle soit prévue par la loi, nécessaire, proportionnée à l’intérêt général poursuivi et non discriminatoire. L’Assemblée parlementaire se félicite des interventions constructives faites en temps utile par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe sur les diverses situations relatives à cette question. »
68. Par la résolution 2471(2022), adoptée le 25 novembre 2022, concernant « l’impact des restrictions imposées à l’occasion de la covid-19 sur l’espace et les activités de la société civile », l’APCE a appelé les États membres du Conseil de l’Europe :
« à se conformer aux normes juridiques internationales relatives au fonctionnement de la société civile, notamment pour les droits à la liberté de réunion, d’association et d’expression ; (...) »
3. L’Union européenne
69. Le 12 mars 2020, l’ECDC, a publié un document intitulé « Évaluation rapide des risques : Nouvelle pandémie de coronavirus 2019 (COVID-19) : transmission accrue dans l’UE/EEE et au Royaume-Uni — 6eme mise à jour », qui préconisait ceci :
« Mesures nécessaires pour atténuer l’impact de la pandémie
Compte tenu de l’épidémiologie et de l’évaluation des risques en cours et des évolutions attendues au cours des prochains jours à quelques semaines, les mesures de santé publique suivantes pour atténuer l’impact de la pandémie sont nécessaires dans les pays de l’UE et de l’EEE :
. Des mesures de distanciation sociale devraient être mises en œuvre rapidement afin d’atténuer l’impact de l’épidémie et de retarder le pic épidémique. Cela peut interrompre les chaînes de transmission interhumaines, prévenir une nouvelle propagation, réduire l’intensité de l’épidémie et ralentir l’augmentation du nombre de cas, tout en permettant aux systèmes de santé de se préparer et de faire face à un afflux accru de patients. Ces mesures devraient comprendre :
- l’isolement immédiat des personnes symptomatiques soupçonnées ou confirmées d’être infectées par la COVID-19 ;
- la suspension des rassemblements de masse, compte tenu de la taille de l’événement, de la densité des participants et si l’événement se trouve dans un environnement intérieur confiné ;
- les mesures de distanciation sociale sur les lieux de travail (télétravail, suspension des réunions, annulation des déplacements non essentiels). »
S’agissant des mesures concernant les rassemblements de masse, l’ECDC préconisait ceci :
« Mesures liées aux rassemblements de masse
Les rassemblements de masse, tels que les événements sportifs, les concerts, les événements religieux et les conférences augmentent le nombre de contacts étroits entre les personnes pendant de longues périodes, parfois dans des espaces confinés, et peuvent être suivis par des personnes qui ont voyagé depuis des zones étendues avec différents niveaux de transmission communautaire du virus. Par conséquent, les rassemblements de masse peuvent entraîner l’introduction du virus dans la communauté qui accueille l’événement et/ou faciliter la transmission et la propagation du virus.
Les mesures visant à réduire le risque posé par les rassemblements de masse comprennent des mesures de distanciation interpersonnelle pour éviter les attroupements et des mesures organisationnelles, telles que l’annulation ou le report d’un événement. Les données provenant des modèles de grippe saisonnière et pandémique indiquent que pendant la phase d’atténuation, les annulations de rassemblements de masse avant le pic des épidémies ou des pandémies peuvent réduire la transmission du virus. L’annulation des rassemblements de masse dans les zones où la transmission communautaire est en cours est donc recommandée. La décision d’annulation devra être coordonnée par l’organisateur et les autorités de santé publique et autres autorités nationales. Des modes alternatifs de diffusion des événements devraient être explorés. En cas de rassemblements de masse, les personnes à haut risque doivent être avisées de ne pas participer. D’autres mesures de protection individuelle et environnementales doivent être mises en œuvre. »
70. La résolution du Parlement européen du 13 novembre 2020 sur l’incidence des mesures relatives à la Covid-19 sur la démocratie, l’état de droit et les droits fondamentaux (2020/2790(RSP), en ses parties pertinentes, dispose ce qui suit :
« Le Parlement européen,
1. rappelle que, même dans un état d’urgence publique, les principes fondamentaux d’état de droit, de démocratie et de respect des droits fondamentaux doivent prévaloir et que toutes les mesures d’urgence, dérogations et limitations sont soumises à trois conditions générales, à savoir la nécessité, la proportionnalité au sens strict, et le caractère temporaire, lesquelles conditions ont été régulièrement appliquées et interprétées dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et diverses cours constitutionnelles (et autres) des États membres ;
2. estime que les réactions à la crise ont, dans l’ensemble, démontré la solidité et la résilience des systèmes démocratiques nationaux; souligne que les mesures extraordinaires devraient s’accompagner d’une communication plus intense entre les gouvernements et les parlements; demande l’intensification du dialogue avec les parties prenantes, et notamment les citoyens, la société civile et l’opposition politique, afin de susciter un large soutien à l’égard des mesures extraordinaires et de faire en sorte qu’elles soient mises en œuvre aussi efficacement que possible, tout en évitant les mesures répressives et en garantissant aux journalistes le libre accès à l’information;
3. invite les États membres à veiller à ce que, quand des mesures susceptibles de restreindre le fonctionnement des institutions démocratiques, l’état de droit ou les droits fondamentaux sont adoptées, évaluées ou révisées, ces mêmes mesures soient conformes aux recommandations des organismes internationaux tels que les Nations unies et le Conseil de l’Europe, y compris la Commission de Venise, et du rapport de la Commission sur la situation de l’état de droit dans l’Union; demande une nouvelle fois aux États membres de ne pas faire un usage abusif des pouvoirs d’urgence en adoptant des dispositions législatives sans rapport avec les objectifs liés à l’urgence sanitaire causée par la COVID-19 afin de contourner le contrôle parlementaire ;
(...)
8. demande aux États membres de ne restreindre la liberté de réunion que dans la mesure strictement nécessaire et justifiée au regard de la situation épidémiologique locale et lorsque cela est proportionné, et de ne pas profiter de l’interdiction de manifestation pour adopter des mesures controversées, même sans rapport avec la COVID-19, qui mériteraient un débat public et démocratique en bonne et due forme. »
3. ÉLÉMENTS DE DROIT COMPARÉ
71. Il ressort d’une étude comparative effectuée par la division de la recherche de la Cour englobant 36 États membres du Conseil de l’Europe que des mesures restreignant la liberté de réunion dans l’espace public ont été adoptées, dans le cadre de la lutte contre les conséquences de la pandémie de Covid-19, dans tous ces 36 États membres. 21 d’entre eux (certains Länder allemands, Arménie, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Espagne, Hongrie, Irlande, Lituanie, Luxembourg, Malte, République de Moldova, Monténégro, Norvège, Pologne, Roumanie, Royaume-Uni (Angleterre, Pays de Galles et Ecosse), Saint-Marin, Slovaquie, Slovénie et République tchèque), ont décidé d’interdire formellement les rassemblements dans l’espace public, sans prévoir d’exceptions pour les manifestations ; dans 12 autres de ces États membres (Albanie, Croatie, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Islande, Liechtenstein, Macédoine du Nord, Serbie, Suède et Ukraine), de tels rassemblements sont restés autorisés tout au long de la pandémie de Covid-19, sous réserve toutefois de la fixation d’un nombre maximal – parfois très faible – de participants ; dans 2 autres de ces États (Grèce et Pays-Bas) les rassemblements n’étaient pas formellement interdits mais certaines manifestations qui avaient été prévues ont de facto été prohibées.
72. Dans l’ensemble des 36 États membres étudiés, les mesures restrictives ont évolué au fil du temps, leur nécessité étant régulièrement réévaluée compte tenu de la propagation du virus Covid-19. Ces réévaluations ont été faites à plusieurs semaines ou plusieurs mois d’intervalle.
73. Dans 14 de ces États membres (Arménie, Azerbaïdjan, Belgique, Géorgie, Irlande, Islande, Lituanie, Monténégro, Pays-Bas, Macédoine du Nord, Norvège, Saint-Marin (pendant un mois en 2020), Suède et Ukraine), la responsabilité pénale pouvait être engagée pour le non-respect des mesures en place et entraîner une peine d’emprisonnement. Pour les autres, le non‑respect des mesures prises par les autorités était passible d’une amende.
74. Dans l’ensemble des 36 États membres étudiés, les mesures adoptées pouvaient faire l’objet d’un contrôle juridictionnel en visant soit, dans l’abstrait, l’acte législatif ou gouvernemental en cause, soit la décision de refus ou d’interdiction de la tenue d’une manifestation ou d’un rassemblement quelconque. Dans 23 de ces États, des recours juridictionnels formés contre les interdictions ont abouti à une décision sur le fond, tandis que, dans 7 autres États, aucun recours juridictionnel n’a été, en pratique, engagé. Dans 8 des États étudiés, des décisions de justice ont été rendues avant la date à laquelle la manifestation en cause était prévue.
EN DROIT
1. SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE
75. Dans ses observations produites devant la Grande Chambre le 2 décembre 2022, la requérante soutient pour la première fois que les interdictions introduites par l’ordonnance Covid-19 no 2 ont porté atteinte à ses droits protégés par l’article 11 de la Convention non seulement sous l’angle du droit à la liberté de réunion pacifique, mais également sur le terrain de la liberté syndicale.
76. Elle allègue à cet égard que l’interdiction de tout type de rassemblements, à la fois publics et privés, a sévèrement entravé son activité syndicale visant à défendre les intérêts de ses adhérents par l’action collective. L’entrée en vigueur de l’ordonnance litigieuse aurait en effet conduit à l’annulation de nombreuses séances de négociations collectives organisées par différentes organisations syndicales et aurait rendu impossible l’organisation d’assemblées de travailleurs, de réunions des comités syndicaux et de réunions publiques d’informations consacrées à l’activité des syndicats.
77. Le Gouvernement a soutenu à l’audience que cette thèse s’analysait en un grief nouveau qui n’avait pas été soulevé devant la chambre et qui ne pouvait pas être considéré comme relevant de l’affaire portée devant la Grande Chambre.
78. Selon la jurisprudence de la Cour, l’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe nécessairement tous les aspects de la requête telle qu’elle a été précédemment examinée par la chambre dans son arrêt. L’« affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable et comprend aussi les griefs qui n’ont pas été déclarés irrecevables (voir, par exemple, Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 98, 1er juin 2021 ; et Fedotova et autres c. Russie [GC], nos 40792/10 et 2 autres, § 83, 17 janvier 2023, avec la jurisprudence citée). Un grief comporte deux éléments : des allégations factuelles et des arguments juridiques (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Ces deux éléments sont imbriqués puisque les faits dénoncés doivent être interprétés à la lumière des arguments juridiques avancés, et vice versa (ibidem, § 110).
79. Dans sa requête initiale devant la Cour, la requérante se plaignait expressément de ce que l’interdiction générale de manifester établie par l’ordonnance Covid-19 no 2 eût constitué une entrave à son droit à la liberté de réunion pacifique garanti par l’article 11 de la Convention dans la mesure où elle aurait été empêchée d’organiser des manifestations publiques et d’y prendre part. Les observations produites par les parties devant la chambre portaient sur les répercussions que les restrictions litigieuses auraient eu sur l’exercice de l’activité de la requérante visant à l’organisation de manifestations et de rassemblements publiques. La requérante n’affirme d’ailleurs pas le contraire.
80. Dans son arrêt, la chambre a examiné l’affaire en se fondant sur lesdites observations et sur les éléments factuels fournis par la requérante à l’appui de son grief. Elle n’a à aucun moment recherché si les dispositions nationales mises en cause avaient eu, ou non, une incidence sur la liberté syndicale de la requérante.
81. La Cour rappelle que la liberté syndicale est la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci et constitue l’un des aspects particuliers de la liberté d’association (voir Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96 et 2 autres, § 42, CEDH 2002-V et Manole et « Les Cultivateurs Directs de Roumanie » c. Roumanie, no 46551/06, § 57, 16 juin 2015), c’est‑à-dire l’un des différents droits énoncés à l’article 11 de la Convention. Les éléments relatifs à la liberté syndicale que la requérante a exposés pour la première fois devant la Grande Chambre constituent donc un grief nouveau relatif à des exigences distinctes tirées de la disposition invoquée. Ces éléments échappent dès lors à l’objet du litige tel qu’il est soumis à la Grande Chambre (Denis et Irvine, précité, § 110 ; et L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 70, 9 mars 2023).
82. Quoi qu’il en soit, la Cour ne peut examiner des allégations formulées après l’expiration du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, que s’il s’agit d’arguments juridiques relatifs aux griefs initiaux qui ont été introduits dans le délai requis ou touchant des aspects particuliers de ces griefs (Kurnaz et autres c. Turquie (déc.), no 36672/97, 7 décembre 2004 ; et Paroisse gréco‑catholique Sâmbăta Bihor c. Roumanie (déc.), no 48107/99, 25 mai 2004).
83. Elle vient de constater que la requérante, par les arguments que celle-ci a formulés pour la première fois devant la Grande Chambre, n’entend pas préciser ou étoffer le grief initialement soulevé sous le terrain de la liberté de réunion pacifique, mais vise à introduire un grief nouveau (voir paragraphe 81 ci-dessus).
84. La Cour rappelle que lorsqu’une ingérence dans le droit invoqué par un requérant découle directement d’une loi, celle-ci, par son seul maintien en vigueur, peut représenter une ingérence permanente dans l’exercice du droit concerné. En pareil cas, dans la mesure où la requérante affirme ne disposer d’aucun recours pour obtenir réparation au niveau national, le délai de six mois commence à courir à partir du moment où la situation en cause a pris fin (Parrillo c. Italie [GC], no 46470/11, §§ 109-114, CEDH 2015).
85. Dès lors, en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention tel qu’en vigueur à l’époque des faits, il incombait à la requérante d’introduire ce grief nouveau au plus tard six mois à compter du 30 mai 2020, date à laquelle l’ordonnance no 2 Covid-19 a cessé de s’appliquer.
86. Il s’ensuit que le grief formulé par la requérante sous l’angle de la liberté syndicale échappe à l’objet du litige tel qu’il est soumis à la Grande Chambre et qu’il est, en tout état de cause, irrecevable pour non-respect du délai de six mois prévu par l’article 35 de la Convention en vigueur à l’époque des faits (voir, mutatis mutandis, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, § 215, 15 juin 2021).
87. Eu égard à ce qui précède, la Grande Chambre limitera donc son examen au grief de violation de la liberté de réunion pacifique formulé par la requérante devant la chambre et retenu par celle-ci.
88. Dans le cadre ainsi circonscrit, la Grande Chambre peut aussi examiner, le cas échéant, des questions touchant la recevabilité des griefs relevant de l’objet de l’« affaire » telle que renvoyée devant la Grande Chambre, comme cela est loisible à la chambre dans le cadre de la procédure habituelle, par exemple en vertu de l’article 35 § 4 in fine de la Convention, qui habilite la Cour à « rejet[er] toute requête qu’elle considère comme irrecevable (...) à tout stade de la procédure », lorsque ces questions ont été jointes au fond ou encore lorsqu’elles présentent un intérêt au stade de l’examen au fond (voir, par exemple, Azinas c. Chypre [GC], no 56679/00, § 32, CEDH 2004-III ; Vučković et autres c. Serbie (exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, § 56, 25 mars 2014 ; et Radomilja et autres, précité, § 102, et les affaires qui y sont citées). Dès lors, même au stade de l’examen au fond et sous réserve de ce que prévoit l’article 55 du règlement, la Grande Chambre peut revenir sur une décision de recevabilité si elle conclut que celle-ci aurait dû être déclarée irrecevable pour l’un des motifs énoncés dans les trois premiers paragraphes de l’article 35 de la Convention (Grosam c. République tchèque [GC], no 19750/13, § 64, 1er juin 2023).
2. SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
1. Sur le défaut allégué de la qualité de victime de la requérante
1. Thèses exposées par le Gouvernement devant la Grande Chambre
89. Le Gouvernement affirme tout d’abord que la requérante, laquelle a selon lui délibérément mis fin à la procédure d’autorisation qu’elle avait entamée, ne s’est pas vu interdire l’organisation d’une manifestation publique. Il ajoute qu’elle n’a introduit aucune demande de dérogation en vertu de l’article 7 de l’ordonnance Covid-19 no 2, dont un éventuel rejet aurait pu faire l’objet d’un recours devant les instances judiciaires. À cet égard, il déplore que la chambre n’ait pas tenu compte du fait que l’ordonnance fédérale en cause prévoyait explicitement dès le début – et pendant toute la période en cause dans la présente affaire – que l’autorité cantonale compétente pouvait accorder des dérogations à l’interdiction de manifester.
90. Le Gouvernement relève en outre qu’il n’y avait en l’espèce aucun risque de sanction pénale sur la base de l’article 10 d) de l’ordonnance Covid‑19 no 2 puisque la requérante, qui est une association de droit privé sans but lucratif et non pas une société commerciale, ne remplissait pas les critères prévus par l’article 102 du code pénal suisse pour engager la responsabilité d’une personne morale. Il estime que la conclusion de la chambre selon laquelle la requérante, afin d’éviter des sanctions pénales, avait été obligée de modifier son comportement, ne reflète pas, dès lors, la situation juridique qui existait en Suisse.
91. Le Gouvernement ajoute que les sanctions ont été appliquées avec la plus grande retenue par les juridictions nationales. Il expose que les manifestations qui se sont tenues dans l’espace public en méconnaissance de l’interdiction de manifester entre le 17 mars et le 6 juin 2020 ont abouti à une seule condamnation non assortie de sanction, à une rectification par la police ainsi qu’à des acquittements. À l’audience, il a expliqué que les sanctions n’étaient applicables que dans les cas de manifestations non autorisées.
92. Le Gouvernement en conclut que la requérante n’a pas démontré que la législation litigieuse lui avait été effectivement appliquée, qu’elle avait été obligée de changer de comportement sous peine de poursuites pénales ni qu’elle faisait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation critiquée. La requête s’apparente donc, pour lui, à une actio popularis.
2. Thèses exposées par la requérante devant la Grande Chambre
93. La requérante estime qu’elle a été directement lésée par la mesure litigieuse et qu’elle a donc la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Elle soutient qu’elle a dû modifier son comportement et renoncer à organiser plusieurs rassemblements de travailleurs, des piquets de grève ou toute autre forme de protestation sociale. Elle affirme avoir renoncé à organiser le cortège du 1er mai dans le but de protéger la santé publique. Pour ce qui est de la manifestation statique dont l’autorisation avait été demandée, elle dit avoir pris acte du refus signifié verbalement par l’administration sans pour autant avoir retiré formellement sa demande.
94. S’agissant de l’effet dissuasif des sanctions prévues par l’ordonnance Covid-19 no 2, la requérante estime que la question de l’applicabilité des sanctions pénales à une association sans but lucratif n’a pas été tranchée de manière claire par les juridictions suisses. Quoi qu’il en soit, les sanctions étaient selon elle applicables aux représentants de l’association, ce qui les aurait tout simplement dissuadés d’organiser des réunions et des manifestations.
95. La requérante soutient que le fait de présenter un recours devant les juridictions administratives ne l’aurait pas préservée du risque de sanctions. Elle avance que le conseiller d’État en charge de la sécurité aurait sans doute envoyé la police pour disperser un éventuel rassemblement sur le pont du Mont Blanc et arrêter les participants, et ce même si elle avait entre-temps introduit un recours contre un refus formel de l’administration.
3. Les tiers intervenants
a) Le gouvernement français
96. Le gouvernement français considère que la décision qui sera rendue par la Grande Chambre dans la présente affaire a vocation à s’inscrire dans la continuité de l’arrêt Vavřička et autres c. République tchèque ([GC], nos 47621/13 et 5 autres, 8 avril 2021), et à en consolider les principes, dans un domaine qui touche à des questions de santé publique communes à l’intégralité des États parties à la Convention.
97. Il plaide pour la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation en vertu de l’intérêt en jeu en l’espèce, à savoir la protection de la santé publique, et au caractère d’urgence et d’imprévisibilité de la crise pandémique. En outre, il souligne l’absence d’une approche commune de la part des États européens quant au type de mesures à mettre en place pour faire face à la crise. Il soutient que dans ce contexte chaque État peut légitimement opérer des arbitrages différents, en fonction de sa capacité hospitalière, de sa situation économique ou, encore, en fonction de facteurs ou de préférences culturelles.
98. Le gouvernement tiers considère en outre que la grande technicité des questions sanitaires posées par l’épidémie de Covid-19 ne permet pas d’évaluer, a posteriori, l’opportunité d’une décision prise dans une grande urgence, dans un contexte incertain marqué notamment par des connaissances scientifiques parcellaires et évolutives à disposition des autorités des États membres lorsqu’elles ont édicté les restrictions sanitaires en cause.
99. Concernant la nécessité et la proportionnalité de la mesure en cause, le gouvernement français affirme qu’une interdiction générale de manifester était justifiée compte tenu du contexte de gravité et d’incertitude entourant la crise sanitaire. Le fait qu’en même temps un nombre important de personnes fût autorisé à se rendre dans les lieux de travail ne signifie pas selon lui que des mesures moins contraignantes étaient envisageables dans le domaine des réunions publiques, où le contrôle du respect des gestes barrières est plus difficile.
b) La Clinique de Droit International d’Assas (« la CDIA »)
100. La CDIA a procédé à une recherche de droit comparé couvrant l’ensemble des États membres à la Convention. Elle avance que l’examen des différentes mesures adoptées dans le contexte de la crise sanitaire de la Covid‑19 indique qu’une minorité de dix États a recouru à la clause dérogatoire de l’article 15 de la Convention. Les autres États auraient fait le choix de simplement restreindre un certain nombre de droits protégés par la Convention, parmi lesquels la liberté de réunion et d’association protégée par son article 11. En tout état de cause, ils auraient majoritairement considéré qu’il n’était pas nécessaire de déroger au droit de réunion et d’association. En outre, les autorités judiciaires auraient majoritairement réalisé des contrôles de proportionnalité similaires à celui de la Cour visant à enjoindre les États membres de se conformer à leurs obligations conventionnelles dans le cadre du contrôle ordinaire.
101. La CDIA en conclut qu’il existe un consensus européen sur le fait que dans une société démocratique, la protection de la santé publique passe par le respect de l’État de droit et donc par la protection continue, même limitée, des droits et libertés consacrés par la Convention.
c) Amnesty International
102. Amnesty international souligne l’importance de la présente affaire pour la jurisprudence de la Cour en matière de restrictions au droit à la liberté de réunion pacifique, en particulier dans le contexte des urgences liées à la santé publique. Elle considère que la Cour devrait partir du principe que les interdictions ou restrictions générales des rassemblements pacifiques représentent des mesures disproportionnées. Elle ajoute que, à ce titre, la Cour devrait également clarifier la notion de mesure généralisée, c’est-à-dire une mesure qui consiste à réglementer sans prévoir la moindre possibilité d’exception. En outre, elle souligne que le contrôle de la Cour revêt une importance particulière dans le contexte d’une crise de santé publique où les garanties procédurales, législatives ou judiciaires seraient absentes ou réduites.
4. L’arrêt de la Chambre
103. Dans son arrêt, la chambre a relevé qu’avant la pandémie l’association requérante avait organisé de nombreuses manifestations de défense des libertés syndicales et démocratiques et s’était trouvée empêchée de le faire après l’introduction des mesures de lutte contre le coronavirus. Elle a jugé par ailleurs que, dans la mesure où l’association requérante s’était vue privée de moyens importants pour la poursuite de son but statutaire, il existait un lien suffisant entre celle-ci et le préjudice qu’elle estimait avoir subi à la suite de la violation alléguée de l’article 11 de la Convention.
104. Citant la jurisprudence relative à la notion de « victime potentielle », la chambre a donc rejeté la présente exception préliminaire du Gouvernement, avançant notamment que la requérante avait été contrainte d’adapter son comportement afin d’éviter d’être exposée aux sanctions pénales prévues par l’article 10 de l’ordonnance Covid-19 no 2.
5. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux se dégageant de la jurisprudence de la Cour
105. La Cour rappelle que pour se prévaloir de l’article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d’une violation de la Convention ; la notion de « victime » doit être interprétée de façon autonome et indépendante des notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir. L’intéressé doit pouvoir démontrer qu’il a « subi directement les effets » de la mesure litigieuse (Lambert et autres c. France [GC], no 46043/14, § 89, CEDH 2015 (extraits)).
106. L’article 34 de la Convention n’autorise pas à se plaindre in abstracto de violations de la Convention. Celle-ci ne reconnaît pas l’actio popularis, ce qui signifie qu’un requérant ne peut se plaindre d’une disposition de droit interne, d’une pratique nationale ou d’un acte public simplement parce qu’ils lui paraissent enfreindre la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 101, CEDH 2014, et les références citées ; Garib c. Pays-Bas [GC], no 43494/09, § 136, 6 novembre 2017 ; et Zambrano c. France (déc.), no 41994/21, § 41, 21 septembre 2021).
107. La Cour a toutefois admis qu’une personne peut soutenir, dans certaines conditions, qu’une loi méconnaît ses droits garantis par la Convention même en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » au sens de l’article 34. Il en va ainsi par exemple lorsque l’intéressé n’est pas en mesure d’établir que la législation qu’il incrimine lui a réellement été appliquée, en raison de la nature secrète des mesures qu’elle autorise (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 30, série A no 28) ; lorsqu’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites découlant de la loi en cause (voir notamment Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 41, série A no 45 ; et Norris c. Irlande, 26 octobre 1988, § 32, série A no 142 ; Michaud c. France, no 12323/11, §§ 51-52, CEDH 2012 ; et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 57, CEDH 2014 (extraits)) ; ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation en question (voir notamment Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, série A no 31, § 27 ; Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, § 34, CEDH 2008 ; Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine ([GC], nos 27996/06 et 34836/06, § 29, CEDH 2009 ; et Tănase c. Moldova ([GC], no 7/08, § 108, CEDH 2010).
108. Quoi qu’il en soit, pour qu’un requérant puisse se prétendre victime, il faut qu’il produise des indices raisonnables et convaincants de la probabilité de réalisation d’une violation en ce qui le concerne personnellement ; de simples suspicions ou conjectures sont insuffisantes à cet égard (Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 101).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
109. La Cour observe tout d’abord que l’association requérante n’agit pas devant la Cour dans l’intérêt de ses membres, ni de ses représentants, mais allègue avoir directement subi, en tant qu’association, les effets de l’ordonnance Covid-19 no 2 (voir, a contrario, Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, § 95, 18 janvier 2018). La question qui se pose est donc celle de savoir si, en l’absence d’une mesure individuelle prise à son encontre sur le fondement de la législation litigieuse, l’association requérante en tant que telle peut néanmoins prétendre être une « victime », au sens de l’article 34 de la Convention.
110. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, un requérant peut prétendre qu’une loi méconnaît ses droits garantis par la Convention même en l’absence d’actes individuels d’exécution – abstraction faite du contexte spécifique des mesures de surveillance secrète – lorsqu’il a été obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou de sanctions ou lorsqu’il a adéquatement démontré qu’il fait partie d’une catégorie de personnes subissant ou risquant de subir directement les effets de la législation en cause (paragraphe 107 ci-dessus).
111. La chambre a considéré dans son arrêt que la requérante relevait du premier cas de figure dans la mesure où elle avait été obligée de renoncer à organiser des manifestations publiques afin d’éviter les sanctions pénales prévues par l’ordonnance Covid-19 no 2 (paragraphe 42 de l’arrêt de chambre).
112. La Grande Chambre observe à ce propos que bien que des sanctions pénales fussent prévues par l’article 10 de l’ordonnance Covid-19 no 2 en cas de non-respect de l’interdiction de rassemblement, seules les personnes physiques membres de l’association ou les représentants de celle-ci auraient pu, le cas échéant, être sanctionnées sur le fondement de l’ordonnance litigieuse. En effet, aux termes de l’article 102 du code pénal, la responsabilité pénale d’une association de droit privé sans but lucratif – telle que la requérante – ne peut pas être engagée (paragraphes 47 et 90 ci-dessus).
113. Dans ces conditions, la Grande Chambre estime que la présente affaire n’est pas comparable à celles dans lesquelles les requérants avaient dû choisir entre se conformer à la législation litigieuse ou s’exposer directement et personnellement à de lourdes sanctions (voir Dudgeon et Norris, précités, concernant des lois qui réprimaient pénalement les actes homosexuels entre adultes consentants ; Michaud, précité, concernant un règlement qui imposait aux avocats une obligation de déclaration de soupçons sous peine de sanctions disciplinaires allant jusqu’à la radiation ; et S.A.S. c. France, précité, concernant l’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public).
114. Il reste à rechercher si la requérante a tout de même été directement touchée par les effets de l’ordonnance Covid-19 no 2. À ce propos, la Cour ne mésestime pas les répercussions des restrictions mises en place par ladite ordonnance sur l’activité de la requérante, dont le but statutaire est la défense des intérêts des travailleurs et de ses organisations membres. Elle note à cet égard, à l’instar de la chambre, que la requérante avait organisé bon nombre de manifestations et de rassemblements publics au cours des mois qui avaient précédé l’entrée en vigueur de l’ordonnance Covid-19 no 2 et qu’elle avait entrepris des démarches en vue d’organiser une manifestation des travailleurs le 1er mai 2020.
115. Cependant, pour pouvoir soutenir qu’une loi méconnaît ses droits et libertés garantis par la Convention, un requérant doit démontrer qu’il a subi ou qu’il risque de subir « directement » les effets de la législation en cause, sans quoi sa requête relève de l’actio popularis (Dimitras et autres c. Grèce ((déc.), no 59573/09, §§ 30-31, 4 juillet 2017 ; et Shortall c. Irlande ((déc.), no 50272/18, § 53, 19 octobre 2021).
116. À ce titre, la Grande Chambre estime utile de se pencher sur la question du contenu des mesures législatives litigieuses. Elle observe que les précédentes affaires dans lesquelles la Cour a jugé que les requérants pouvaient se plaindre d’une loi en l’absence d’une mesure individuelle d’application concernaient des textes applicables à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel et, par conséquent, susceptibles de porter atteinte aux droits des intéressés garantis par la Convention par leur seule entrée en vigueur (Marckx, précité, concernant une législation qui limitait le droit de l’enfant « illégitime » d’hériter ; Burden, précité, concernant une loi qui visait à restreindre les droits de successions ; Sejdić et Finci, précité, concernant une loi qui limitait la possibilité de se porter candidat aux élections en fonction de l’origine ; et Tănase, précité, concernant une loi qui limitait le droit d’éligibilité des binationaux).
117. En l’espèce, la requérante soutient devant la Cour que l’interdiction de manifester introduite par l’ordonnance Covid-19 no 2 consistait en une mesure générale, étant donné notamment que toute dérogation était selon elle devenue impossible pendant la période considérée. Elle fait valoir que dans la version de l’ordonnance en vigueur à partir du 17 mars 2020, la faculté de demander des dérogations pour l’« exercice des droits politiques » avait été supprimée, ce qui selon elle rendait vaine toute tentative d’organiser des rassemblements visant la poursuite de son but statutaire.
118. La Cour note qu’en effet l’article 7 a) de l’ordonnance Covid-19, qui autorisait des dérogations à l’interdiction de manifester, avait été modifié dans sa version du 17 mars 2020 par la suppression, entre autres, de la référence à l’« exercice des droits politiques ». Néanmoins, force est de constater que l’octroi de dérogations restait toujours possible « si un intérêt public prépondérant » le justifiait et si l’organisateur présentait un plan de protection jugé adéquat (voir § 42 ci-dessus).
119. Le Gouvernement a d’ailleurs indiqué devant la Grande Chambre que plusieurs dérogations avaient été demandées pendant la durée d’application de l’ordonnance Covid-19 no 2 et que, dans certains cas, celles-ci avaient été accordées par les autorités administratives, si bien que plusieurs rassemblements avaient eu lieu dans l’espace public (paragraphes 36-37 ci‑dessus).
120. Si la suppression, le 17 mars 2020, de la mention de « l’exercice des droits politiques » de la liste des exemples de dérogations admissibles n’est certes pas dépourvue de toute importance, la Grande Chambre ne souscrit pas pour autant à la conclusion de la chambre selon laquelle l’interdiction litigieuse s’analyse en une « mesure générale » (paragraphes 85 et 86 de l’arrêt de chambre), au sens d’une mesure législative applicable à des situations prédéfinies indépendamment des circonstances propres à chaque cas individuel (voir, mutatis mutandis, Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 106, CEDH 2013 (extraits) ; et Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 112‑115, CEDH 2006‑IV).
121. Quant à la possibilité pour la requérante de demander et obtenir une dérogation qui lui aurait permis d’organiser un rassemblement en particulier, la Grande Chambre estime qu’il ne lui appartient pas de spéculer, dans l’abstrait, sur la question de savoir si les manifestations que la requérante aurait souhaité organiser auraient pu présenter un « intérêt public prépondérant » justifiant l’octroi d’une dérogation. Elle rappelle à cet égard que l’intéressée n’allègue pas une éventuelle méconnaissance de son droit à la liberté de réunion découlant de l’impossibilité d’organiser une manifestation en particulier, mais conteste la mesure interdisant de telles manifestions telle qu’introduite par l’ordonnance Covid-19 no 2.
122. La Cour ne saurait enfin ignorer que la requérante a délibérément décidé de renoncer à poursuivre la procédure d’autorisation qu’elle avait entamée en vue de manifester le 1er mai 2020, et ce avant d’obtenir une décision formelle de la part de l’autorité administrative compétente pouvant être attaquée en justice. En outre, force est de constater que l’intéressée est restée en défaut, par la suite, de présenter une autre demande d’autorisation.
123. Aux yeux de la Cour, un tel comportement, à défaut de justification adéquate, n’est pas sans incidence sur la qualité de victime de la requérante.
124. S’agissant de la crainte de sanctions pénales que l’association requérante met en avant pour justifier le fait d’avoir renoncé à poursuivre les démarches visant à l’organisation de la manifestation du 1er mai, la Cour rappelle qu’en sa qualité d’association de droit privé sans but lucratif, la requérante n’était pas passible de telles sanctions (paragraphe 112 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, rien ne permet de considérer que le simple fait d’entreprendre des démarches administratives visant à l’organisation de manifestations publiques aurait constitué un comportement susceptible d’être sanctionné, y compris si ces démarches avaient donné lieu à un refus des autorités compétentes et, le cas échant, à des procédures judiciaires. Au contraire, les éléments produits par les parties indiquent que seul le fait d’avoir organisé ou participé à des manifestations non autorisées était passible de sanction sur le fondement des dispositions litigieuses (§§ 91 et 95 ci-dessus).
125. La Cour estime que le comportement de la requérante a eu pour effet non seulement de lui ôter la qualité de victime « directe » au sens de l’article 34 de la Convention, mais également de la priver de la chance de saisir les autorités judiciaires et de se plaindre au niveau national de la violation de la Convention (voir ci-dessous). En effet, les questions tenant au respect de la règle de l’épuisement des voies de recours internes et à la qualité de victime sont intimement liées, en particulier s’agissant d’une mesure d’application générale telle qu’une loi (mutatis mutandis, S.A.S. c. France, précité, §§ 57 et 61 ; et Zambrano (déc.), précitée, § 47).
126. Dès lors, la Grande Chambre estime nécessaire de se pencher également sur la seconde exception préliminaire soulevée par le Gouvernement.
2. Sur l’épuisement des voies de recours internes
1. Thèses exposées par le Gouvernement devant la Grande Chambre
127. Le Gouvernement affirme que la requérante disposait d’un recours interne effectif pour dénoncer la violation de l’article 11 de la Convention et qu’elle ne l’a pas épuisé. Il considère que la requérante aurait dû tout d’abord se prévaloir de la possibilité de demander une dérogation à l’interdiction de manifester au sens de l’article 7 de l’ordonnance Covid-19 no 2 puis, en cas de refus, saisir la juridiction administrative cantonale. Il dit que la décision rendue par ladite juridiction pouvait ensuite faire l’objet d’un recours en matière de droit public devant le Tribunal fédéral.
128. Le Gouvernement fait valoir que le Tribunal fédéral, en tant qu’instance judiciaire suprême, et différents tribunaux cantonaux ont été amenés à plusieurs reprises à examiner des refus d’autorisation de manifestations, dans le cadre soit d’un contrôle à titre préjudiciel du droit fédéral soit d’un contrôle abstrait de dispositions cantonales. Quant aux délais de traitement de ces procédures, il soutient qu’ils n’ont jamais été excessifs. Il expose que, en tout état de cause, dans la mesure où le droit national prévoyait une procédure d’autorisation, il appartenait à l’organisateur d’une manifestation de demander l’autorisation à temps pour permettre à l’administration de rendre une décision motivée et, en cas de refus, pour mettre les tribunaux en situation d’examiner un recours éventuel sans pression excessive.
129. Le Gouvernement avance en outre que bien que la qualité pour recourir suppose un intérêt actuel à obtenir l’annulation de l’acte attaqué, le Tribunal fédéral, conformément à sa jurisprudence constante (ATF 146 II 335 consid. 1.3; 142 I 135 consid. 1.3.1), renonce exceptionnellement à cette exigence lorsque la contestation peut se reproduire en tout temps dans des circonstances identiques ou analogues, que sa nature ne permet pas de la trancher avant qu’elle ne perde son actualité et que, en raison de sa portée de principe, il existe un intérêt public suffisamment important au règlement de la question litigieuse. Il explique sur, sur la base de cette jurisprudence, le Tribunal fédéral a ainsi examiné de nombreux recours concernant les mesures anti-Covid malgré l’absence d’un intérêt actuel à la date du dépôt du recours (arrêts 2C_228/2021 du 23 novembre 2021 consid. 1.3; 2C_941/2020 du 8 juillet 2021 consid. 1.3.2 (consid. non publié in ATF 147 I 450) ; 2C_8/2021 du 25 juin 2021 consid. 2.3.2 ; 2C 810/2021 du 31 mars 2023).
130. S’agissant de la possibilité d’obtenir une dérogation, le Gouvernement expose que tant le libellé de l’article 7 de l’ordonnance Covid‑19 no 2 que les rapports explicatifs y afférents indiquaient sans ambiguïté que l’énumération des manifestations pour lesquelles les autorités cantonales compétentes pouvaient, au cas par cas, accorder une dérogation à l’interdiction de leur organisation, était non pas exhaustive, mais uniquement donnée à titre d’exemple. Il dit que, même si le type de manifestation que souhaitait organiser la requérante ne figurait pas parmi les exemples mentionnés expressément dans la liste, l’autorité cantonale avait le devoir d’examiner, dans le cas d’espèce, si une telle manifestation eût pu être autorisée à titre de dérogation à l’interdiction de manifester énoncée à l’article 6 § 1 de l’ordonnance Covid-19 no 2. Selon lui, le fait que la version applicable à partir du 17 mars 2020 ne mentionnait plus expressément les manifestations visant l’exercice des droits politiques n’avait d’influence ni sur le caractère non exhaustif de l’énumération faite à l’article 7 de l’ordonnance Covid-19 no 2, ni sur la marge d’appréciation des autorités cantonales compétentes.
131. Le Gouvernement avance qu’une partie des demandes de dérogation déposées dans six cantons ont été accueillies favorablement. Quant aux demandes de dérogation rejetées, aucun recours n’a été selon lui introduit, à l’exception de celui qu’avait formé le collectif « Grève pour le Climat ».
2. Thèses exposées par la requérante devant la Grande Chambre
132. La requérante invite la Grande Chambre à constater qu’elle ne disposait d’aucun recours effectif contre les mesures litigieuses. Elle répète que sa requête concerne non pas le refus d’organiser un rassemblement en particulier, mais ce qu’elle considère être une interdiction généralisée de manifester pendant deux mois et demi environ imposée par l’ordonnance Covid-19 no 2. Or, selon elle, une ordonnance fédérale ne saurait faire l’objet en tant que telle d’un contrôle abstrait de constitutionnalité. Pour ce qui est de la possibilité d’obtenir un contrôle de la constitutionnalité par le biais d’un recours préjudiciel, la requérante rappelle que, si le recours contre une décision peut conduire la juridiction saisie à examiner la compatibilité de l’acte en cause avec le droit de rang supérieur, cela n’est pas garanti, contrairement à ce que laisse entendre le Gouvernement. Elle expose qu’en application du principe jura novit curia, le juge suisse peut fonder son jugement sur les principes juridiques de son choix, sans avoir l’obligation d’examiner des problématiques soumises par les parties.
133. À titre subsidiaire, l’association requérante allègue l’impossibilité d’obtenir un contrôle juridictionnel effectif du refus d’organiser la manifestation du 1er mai ou toute autre manifestation particulière. Elle dit tout d’abord que le dépôt d’une demande de dérogation n’était pas envisageable pour elle car l’interdiction litigieuse concernait toutes les manifestations politiques. À cet égard, elle soutient que l’ensemble des déclarations publiques émanant du Conseil fédéral et du Conseil d’État genevois laissaient entendre que les manifestations publiques étaient interdites de manière générale.
134. L’association requérante soutient en outre que, même à supposer qu’une demande de dérogation fût possible, un recours judiciaire dirigé contre un éventuel refus de l’administration n’aurait pas garanti une décision avant la date de la manifestation prévue. Elle ajoute qu’un recours devant le Tribunal fédéral aurait sans doute été déclaré irrecevable pour défaut d’intérêt actuel et elle en veut pour preuve l’issue de la procédure relative à l’affaire dite de la « Grève pour le climat ».
135. Par ailleurs, la requérante considère que les circonstances particulières de l’espèce, eu égard notamment à la gravité de l’atteinte portée aux droits fondamentaux et à l’importance du contrôle juridictionnel en temps de crise sanitaire, étaient de nature à la dispenser de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.
3. L’arrêt de la Chambre
136. Dans son arrêt, la chambre a considéré que la requérante n’était pas tenue d’épuiser les recours en justice indiqués par le Gouvernement au motif que ceux-ci n’étaient pas effectifs et disponibles en pratique au moment des faits.
137. Elle a notamment observé que les juridictions nationales, dans le contexte particulier du confinement généralisé, s’étaient abstenues de procéder dans un délai utile à un examen au fond des recours introduits en matière de liberté de réunion et à un contrôle de constitutionnalité des dispositions litigieuses. Elle en a conclu que la requérante n’avait pas à sa disposition au moment des faits pertinents un recours effectif et disponible en pratique qui lui aurait permis de se plaindre d’une violation de l’article 11 de la Convention. Elle a jugé par ailleurs que, à compter du 17 mars 2020, la requérante n’aurait plus été en mesure de demander une dérogation à l’interdiction de manifester, sur le fondement de l’ordonnance Covid-19 no 2.
4. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux concernant la règle de l’épuisement des voies de recours internes
138. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. La Cour a la charge de surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne doit pas se substituer aux États contractants, auxquels il incombe de veiller en premier lieu à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne (voir, parmi beaucoup d’autres, Vučković et autres, précité, §§ 69-77). Eu égard au caractère subsidiaire du mécanisme de contrôle institué par la Convention, la Cour a reconnu à maintes reprises que les autorités nationales jouissaient d’une légitimité démocratique directe en ce qui concerne la protection des droits de l’homme et que grâce à leurs contacts directs et constants avec les forces vives de leur pays, elles se trouvaient en principe mieux placées que le juge international pour évaluer les besoins et le contexte locaux (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX ; et Dubská et Krejzová c. République tchèque [GC], nos 28859/11 et 28473/12, § 175, 15 novembre 2016, avec d’autres références).
139. L’obligation d’épuiser les recours internes impose aux requérants de faire un usage normal des recours disponibles et suffisants pour leur permettre d’obtenir réparation des violations qu’ils allèguent. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Vučković et autres, précité, § 71). Pour pouvoir être jugé effectif, un recours doit être susceptible de remédier directement à la situation incriminée et présenter des perspectives raisonnables de succès (Balogh c. Hongrie, no 47940/99, § 30, 20 juillet 2004 ; Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 46, CEDH 2006‑II ; et Vučković et autres, précité, § 74 ; et Gherghina c. Roumanie (déc.) [GC], no 42219/07, § 85, 9 juillet 2015).
140. La Cour a fréquemment souligné qu’il faut appliquer la règle de l’épuisement des recours internes avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (Gherghina, précitée, § 87, et la jurisprudence y citée).
141. Ainsi, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 67, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV ; et Vučković et autres, précité, § 73). À cet égard, la Cour a par exemple estimé que les requérants étaient dispensés de l’obligation d’épuiser un recours indiqué par le Gouvernement dans la mesure où il ressortait que celui-ci était voué à l’échec et que son utilisation se heurtait à des obstacles objectifs (Sejdovic, précité, § 55) ; ou lorsque son utilisation aurait été déraisonnable et aurait constitué un obstacle disproportionné à l’exercice efficace par les requérants de leur droit de recours individuel, tel que défini à l’article 34 de la Convention (Vaney c. France, no 53946/00, § 53, 30 novembre 2004 ; Gaglione et autres c. Italie, nos 45867/07 et 69 autres, § 22, 21 décembre 2010 ; et Fabris et Parziale c. Italie, no 41603/13, § 57, 19 mars 2020).
142. Cela étant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Scoppola c. Italie (no 2) [GC], no 10249/03, § 70, 17 septembre 2009 ; et Vučković et autres, précité, § 74).
143. En ce qui concerne la charge de la preuve, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours qu’il a évoqué était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits. Une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours a en fait été employé ou bien que, pour une raison quelconque, il n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause, ou encore que certaines circonstances particulières dispensaient l’intéressé de l’exercer (Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, § 69, CEDH 2010 ; et Vučković et autres, précité, § 77).
144. En tout état de cause, pour se prononcer sur la question de savoir si un requérant a satisfait à la présente condition de recevabilité eu égard aux circonstances particulières de son affaire, il incombe tout d’abord à la Cour d’identifier l’acte des autorités de l’État défendeur dénoncé par le requérant (Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09 et 2 autres, § 226, CEDH 2014 (extraits)).
145. Lorsqu’un requérant met en cause une disposition législative ou réglementaire nationale comme étant contraire, en tant que telle, avec la Convention, la Cour a jugé que le remède préconisé par le droit national pour effectuer un contrôle de compatibilité des lois avec la norme de rang supérieur constitue une voie de recours à épuiser s’il est directement accessible aux justiciables (S.B. et autres c. Belgique ((déc.), no 63403/00, 6 avril 2004 ; a contrario, Tănase, précité, §§ 122 et 123 ; et Parrillo, précité, §§ 101 et 104) et pourvu que la juridiction saisie soit compétente, en théorie comme en pratique, pour annuler ou modifier la disposition législative ou règlementaire considérée contraire à la norme de rang supérieur (Grišankova et Grišankovs c. Lettonie ((déc.), no 36117/02, CEDH 2003-II (extraits) ; et Burden, précité, § 40). De manière générale, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la question de savoir si une certaine voie de recours permettant d’aboutir à un examen de la compatibilité d’une loi avec une norme de rang supérieur s’impose en vertu de l’article 35 § 1 de la Convention dépend largement des particularités du système juridique de l’État défendeur et de l’étendue des compétences de l’instance juridictionnelle chargée d’effectuer cet examen.
146. Pour ce qui est enfin de l’effectivité des voies de recours internes dans le domaine spécifique de la liberté de réunion, la Cour exige que le droit national présente des garanties juridiques adéquates et effectives contre l’exercice arbitraire et discriminatoire du pouvoir laissé à l’exécutif. Ce contrôle juridictionnel doit permettre d’obtenir un examen de la question de la proportionnalité et de la nécessité de la restriction litigieuse au sens du second paragraphe de l’article 11 (mutatis mutandis, Lashmankin et autres c. Russie (nos 57818/09 et 14 autres, §§ 428 et 430, 7 février 2017). En outre, pourvu que les autorités soient prévenues dans les délais prescrits, les organisateurs devraient pouvoir obtenir une décision judiciaire avant la date des événements projetés (Bączkowski et autres c. Pologne, no 1543/06, §§ 81‑83, 3 mai 2007 ; Alekseyev c. Russie, nos 4916/07 et 2 autres, § 99, 21 octobre 2010 ; et Lashmankin, précité, § 345).
b) Application en l’espèce des principes susmentionnés
147. La Cour observe tout d’abord que la situation dont se plaint la requérante ne résulte pas d’une mesure individuelle restrictive de la liberté de réunion prise par une autorité publique à son encontre mais du contenu même de l’ordonnance Covid-19 no 2. La requérante affirme expressément que sa requête ne concerne pas le refus d’organiser une manifestation en particulier, mais l’interdiction généralisée de manifester qui a découlé de ladite ordonnance dans sa version en vigueur du 17 mars au 30 mai 2020.
148. Dans ces conditions, la tâche de la Cour consiste à examiner si, à la lumière des observations des parties et compte tenu de l’ensemble des circonstances de la cause, la requérante avait à sa disposition au moment des faits une voie de recours qui lui aurait permis d’obtenir un examen de conformité de ladite disposition avec la Convention. À ce titre, il convient de tenir compte des principes de jurisprudence établis par la Cour dans le domaine spécifique des recours tendant au contrôle de conventionnalité des lois (paragraphe 145 ci-dessus).
149. Le Gouvernement soutient que la requérante aurait dû demander une autorisation de manifester et que, en cas de refus, elle aurait eu le loisir d’attaquer la décision formelle de l’administration devant les juridictions cantonales, puis fédérales, en faisant valoir l’incompatibilité du droit national avec la Convention et en alléguant la violation de l’article 11 de la Convention.
150. Il ressort d’un examen de la jurisprudence pertinente de la Cour qu’afin d’établir si une voie de recours visant à l’examen de la compatibilité d’une loi avec la norme de rang supérieur s’impose, aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention, il faut prendre en compte les particularités du système juridique de l’État défendeur.
En l’espèce, il n’est pas contesté que le droit suisse ne permet pas un contrôle direct de la constitutionnalité d’une ordonnance de niveau fédéral telle que l’ordonnance Covid-19 no 2. Conformément aux articles 189 § 4 de la Constitution et à l’article 82 b) de la loi sur le Tribunal fédéral, seuls les actes normatifs cantonaux peuvent être portés devant le Tribunal fédéral en tant que tels dans le but d’en alléguer l’inconstitutionnalité (paragraphe 38 ci‑dessus).
151. Néanmoins, un examen de la conformité d’actes normatifs de l’Assemblée fédérale et du Conseil fédéral avec le droit de rang supérieur est possible, à titre préjudiciel, dans le cadre d’un recours ordinaire introduit contre une mesure d’application desdits actes devant les instances judiciaires de tous les niveaux. La Cour observe que cette possibilité ressort d’une jurisprudence constante du Tribunal fédéral, dont le Gouvernement a produit plusieurs exemples, y compris dans le domaine spécifique de la lutte contre l’épidémie de Covid-19 (paragraphes 48 et 52-63 ci-dessus).
152. De l’avis de la Cour, l’ensemble des éléments de droit interne pertinents produits en l’espèce montre qu’une contestation préjudicielle de constitutionnalité introduite dans le cadre d’un recours ordinaire dirigé contre un acte d’application des ordonnances fédérales représente une voie de recours directement accessible aux justiciables et permettant d’obtenir, le cas échéant, une déclaration d’inconstitutionnalité. La requérante ne le conteste d’ailleurs pas et n’a présenté aucun argument susceptible de mettre en doute l’effectivité et la disponibilité en théorie de cette voie de recours. En effet, elle cherche plutôt à contester qu’un tel recours aurait présenté des perspectives raisonnables de succès dans le contexte particulier de l’espèce.
153. À cet égard, la requérante soutient en premier lieu qu’au vu des circonstances qui existaient au moment des faits, il aurait été peu probable que la juridiction ordinaire saisie se prononce avant la date de la manifestation prévue. En outre, une fois l’affaire portée devant le Tribunal fédéral, celui-ci aurait sans doute renoncé à se prononcer en opposant le défaut d’intérêt actuel. L’issue de l’affaire dite de la « Grève pour le climat » prouve selon la requérante la réalité de ses affirmations et l’ineffectivité en pratique des recours internes.
154. La Grande Chambre observe d’emblée que l’exigence qu’une décision judiciaire intervienne avant la date fixée pour la manifestation prévue est un critère qui ressort de la jurisprudence développée par la Cour dans le domaine des recours tendant au contrôle juridictionnel d’une mesure individuelle restrictive de la liberté de réunion protégé par l’article 11. Ce critère du « délai utile », évoqué également par la chambre dans son arrêt (paragraphes 58-59 de l’arrêt de chambre), n’est toutefois pas absolu, les conséquences de son non-respect dépendant des circonstances particulières de chaque cas d’espèce. Il ressort en effet de la jurisprudence de la Cour que cette exigence entre en jeu dès lors que les organisateurs respectent les délais prescrits par le droit national. En outre, la date prévue pour l’évènement doit avoir une importance cruciale pour l’organisateur (voir Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 109, CEDH 2001-IX ; Ivanov et autres c. Bulgarie, no 46336/99, § 74, 24 novembre 2005 ; Bączkowski et autres, précité, § 81 ; et Stowarzyszenie “Poznańska Masa Krytyczna” c. Pologne, déc., no 26818/11, 22 octobre 2013).
155. Dans la mesure où la situation dont se plaint la requérante résulte non pas d’une mesure individuelle restrictive de la liberté de réunion, mais du contenu même de l’ordonnance Covid-19 no 2, la Grande Chambre considère que ce critère n’est pas en lui-même décisif pour déterminer si la voie de recours indiquée par le Gouvernement permettait, dans les circonstances de l’espèce, d’obtenir un contrôle de conventionnalité de la législation en cause.
156. S’agissant ensuite de l’argument tiré de la probabilité qu’un appel dirigé contre une décision de première instance soit par la suite examiné au fond par le Tribunal fédéral, la Cour note que le Gouvernement a produit plusieurs exemples, y compris dans le domaine des mesures prises contre la Covid-19, montrant que le Tribunal fédéral a pour habitude de renoncer à exiger un intérêt actuel pour agir lorsque la contestation peut se reproduire dans des circonstances identiques ou analogues, que sa nature ne permet pas de la trancher avant qu’elle ne perde son actualité ou s’il existe un intérêt public suffisamment important au règlement de la question litigieuse (paragraphe 129 ci-dessus).
157. Il est vrai que dans l’affaire dite « Grève pour le Climat », citée par la requérante à l’appui de ses allégations d’ineffectivité, le Tribunal fédéral, saisi de la décision de la chambre administrative de la Cour de justice de Genève, n’a pas examiné l’appel au fond au motif que l’exigence de l’intérêt actuel pour agir en justice l’empêchait de connaître de l’affaire. Il n’en demeure pas moins que la haute juridiction a justifié sa décision à la lumière des circonstances spécifiques de l’affaire portée devant elle. Le Tribunal fédéral a notamment relevé que la chambre administrative avait renoncé à l’exigence de l’intérêt actuel et avait ainsi eu l’occasion de se livrer en premier degré de juridiction à un examen de l’affaire, respectant ainsi le droit d’accès à un tribunal garanti par la Constitution. Il a relevé en outre que la situation sanitaire avait radicalement changé entre-temps, ce qui avait eu une incidence directe sur la question de l’intérêt du recours à la date à laquelle il était appelé à l’examiner. De plus, il a fait remarquer que la partie demanderesse avait omis de se prononcer sur la question de l’actualité de son intérêt à agir en justice.
158. La Cour note par ailleurs que ledit arrêt du Tribunal fédéral, daté du 12 août 2021, est postérieur à la date à laquelle la requérante l’a saisie. Elle rappelle que c’est à la date d’introduction de la requête que s’apprécie, en principe, l’effectivité d’un recours donné (voir, mutatis mutandis, Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001 ; Sürmeli c. Allemagne [GC], no 75529/01, § 110, CEDH 2006-VII ; et Norbert Sikorski c. Pologne, no 17599/05, § 115, 22 octobre 2009).
159. De l’avis de la Grande Chambre, l’issue de l’affaire dite de la « Grève pour le Climat » ne saurait à elle seule s’analyser en une circonstance particulière qui aurait dispensé la requérante, au moment des faits, de l’obligation d’épuiser les recours internes avant de porter ses griefs devant la Cour. Elle rappelle que le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison propre à justifier la non-utilisation du recours en question (Scoppola, précité, § 70 ; Vučković et autres, précité, § 74). En outre, dans un ordre juridique où les droits fondamentaux sont protégés par la Constitution, il incombe à l’individu lésé d’éprouver l’ampleur de cette protection, ce dernier devant donner aux juridictions nationales la possibilité de faire évoluer ces droits par la voie de l’interprétation (Vučković et autres, précité, § 84). La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne au cas par cas (entre autres, mutatis mutandis, Burden, précité, § 42 ; et Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015).
160. La Cour rappelle le caractère fondamentalement subsidiaire de son rôle. Conformément au principe de subsidiarité, il incombe en premier lieu aux Parties contractantes de garantir le respect des droits et libertés définis dans la Convention et ses Protocoles, et elles disposent pour ce faire d’une marge d’appréciation soumise au contrôle de la Cour. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux et pour déterminer ce qui est d’utilité publique (voir, parmi beaucoup d’autres, Hatton et autres c. Royaume‑Uni [GC], no 36022/97, § 97, CEDH 2003‑VIII ; Dickson c. Royaume-Uni [GC], no 44362/04, § 78, CEDH 2007-V § 78 ; Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 98, 25 octobre 2012 ; et Garib, précité, § 137). En outre, les questions de santé publique relèvent de la marge d’appréciation des autorités nationales, qui sont tout particulièrement les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société. Dans ce domaine, la Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que la marge d’appréciation laissée aux États doit être ample (Hristozov et autres c. Bulgarie, nos 47039/11 et 358/12, §§ 119 et 124, CEDH 2012 (extraits) ; et Vavřička et autres, précité, §§ 274 et 280).
161. Il est souhaitable que les tribunaux nationaux aient initialement la possibilité de trancher les questions de compatibilité du droit interne avec la Convention. En particulier, lorsque la Cour est appelée à aborder la question complexe et délicate de la mise en balance à opérer entre les différents droits et intérêts en jeu dans le but de vérifier la nécessité et proportionnalité d’une mesure restrictive donnée, il est primordial que cette mise en balance ait préalablement été faite par les juridictions internes (voir Zambrano c. France (déc.), précité, § 26, dans le contexte spécifique de la pandémie de Covid-19).
162. La Grande Chambre ne saurait ignorer dans son examen le caractère exceptionnel du contexte qui existait à l’époque des faits de l’espèce (paragraphes 11-18 ci-dessus). L’apparition de la pandémie de Covid-19 a confronté les États au défi de protéger la santé publique tout en garantissant le respect des droits fondamentaux de chacun. La Cour observe que la totalité des États membres du Conseil de l’Europe décida de restreindre certains droits fondamentaux, y compris la liberté de réunion dans l’espace public (voir paragraphes 66 et 71 ci-dessus). Pendant la première phase de la pandémie, bon nombre d’organisations et d’instances internationales ont souligné la nécessité de prendre des mesures urgentes dans le but d’atténuer les conséquences de la pandémie et de pallier l’absence de vaccin et de traitement médicamenteux (paragraphes 64, 66 et 69 ci-dessus). La Cour prend également note de ce que ces mêmes instances ont appelé les États à veiller à ce que l’État de droit, la démocratie et les droits fondamentaux soient préservés (paragraphes 65-70 ci-dessus).
163. La Cour estime que dans ce contexte inédit et hautement sensible, il était d’autant plus important que les autorités nationales fussent à même de ménager au préalable l’équilibre entre des intérêts privés et publics concurrents ou entre différents droits protégés par la Convention, en tenant compte des besoins et des contextes locaux et de l’état de la situation sanitaire qui existait au moment des faits.
164. Au vu de ce que précède, la Cour estime que la requérante n’a pas fait le nécessaire pour permettre aux juridictions internes de jouer leur rôle fondamental dans le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention, à savoir prévenir ou redresser dans leur ordre juridique interne les éventuelles violations de la Convention (voir, entre autres, Gherghina, précité, § 115).
165. Dès lors, à supposer même que la requérante puisse prétendre avoir la qualité de victime (voir §§ 126 ci-dessus), l’exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être accueillie par la Cour.
166. Il s’ensuit que la requête est irrecevable au sens de l’article 35 § 1 de la Convention et qu’elle doit être rejetée en application de l’article 35 § 4.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, que le grief tiré de l’article 11 de la Convention sous l’angle de la liberté syndicale échappe à l’objet du litige tel qu’il est soumis à la Grande Chambre et qu’en tout état de cause ce grief est irrecevable pour non-respect du délai de six mois ;
2. Accueille, par douze voix contre cinq, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement de ce que le reste de la requête est irrecevable pour non‑épuisement des voies de recours internes.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’homme à Strasbourg, le 27 novembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Abel Campos Síofra O’Leary
Greffier adjoint Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune aux juges Bošnjak, Wojtyczek, Mourou-Vikström, Ktstakis et Zünd.
S.O.L
A.C.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES BOŠNJAK, WOJTYCZEK, MOUROU-VIKSTRÖM, KTISTAKIS ET ZÜND
1. La majorité de la Grande Chambre a accepté l’exception préliminaire du Gouvernement de non-épuisement des voies de recours internes et a déclaré la requête irrecevable. Ce faisant, elle a complètement remis en cause l’arrêt de la chambre du 15 mars 2022, qui avait constaté une violation de l’article 11 de la Convention du fait des mesures prises par le gouvernement suisse, entre le 17 mars et le 30 mai 2020, dans le cadre de la lutte contre le coronavirus 2019.
Nous ne pouvons pas partager cette approche.
2. Nous sommes parfaitement conscients que l’État défendeur, comme les autres États membres du Conseil de l’Europe, était confronté à une crise sanitaire inédite dans sa dimension. Il va de soi qu’une telle situation nécessitait des mesures adaptées au danger. Cependant, la survenance de cette crise ou de toute autre crise pouvant toucher une Haute Partie contractante, ne peut pas justifier que soient négligés les principes fondamentaux sur lesquels est fondée une société démocratique, notamment la jouissance des libertés individuelles.
Quelle que soit l’ampleur de la crise et la peur qu’elle génère, les valeurs fondamentales des sociétés démocratiques doivent être plus que jamais préservées. De ce point de vue, plus que dans tout autre circonstance, le défi auquel font face les autorités politiques et judiciaires est de sauvegarder les droits de l’homme et les libertés fondamentales d’une manière qui reste pratique et effective.
C’est dans cette perspective qu’il convient d’examiner les questions procédurales de la qualité de victime et de l’épuisement des recours juridiques internes. Ces questions sont étroitement liées à la sauvegarde des droits de l’homme et de l’état de droit dans leur essence même.
3. En ce qui concerne la qualité de victime, il doit être relevé que l’association requérante, avant la pandémie, avait organisé à de nombreuses reprises des manifestations pour la défense des libertés syndicales et démocratiques. Or, elle se trouva empêchée de le faire après l’introduction des mesures de lutte contre le coronavirus. Elle avait prévu et entrepris les démarches nécessaires en vue d’organiser une manifestation de travailleurs le 1er mai 2020, comme elle l’avait fait les années précédentes. L’entrée en vigueur de l’ordonnance Covid-19, dans sa version applicable à partir du 17 mars, l’empêchait d’emblée de poursuivre ces démarches. Il convient de relever que l’ordonnance en vigueur à partir de cette date prévoyait certes des dérogations à l’interdiction totale de toutes manifestations publiques ou privées si un intérêt public prépondérant le justifiait, mais que l’exercice des droits politiques, à la différence de la version de l’ordonnance antérieure au 17 mars 2020, était aboli.
4. L’association requérante, qui avait déjà décidé de renoncer au cortège traditionnel le 1er mai, déposa une demande d’autorisation pour une manifestation statique de vingt personnes sur le pont du Mont-Blanc à Genève, mais elle fut informée par le Département de la sécurité, de l’emploi et de la santé que le rassemblement était interdit au sens de l’ordonnance Covid-19 no 2 (§§ 31 et suiv. du présent arrêt).
En outre, pendant toute la durée d’application de l’ordonnance Covid‑19 no2, aucune dérogation pour des manifestations politiques n’a été admise sur l’ensemble du territoire suisse. Les autorisations délivrées concernaient d’autres types de manifestations tels que des assemblées communales, des réunions d’information, des rassemblements religieux, des cours de formation et des événements organisés par des associations sportives et professionnelles (§ 37 du présent arrêt). Force est donc de constater, à notre avis, que les manifestations politiques étaient interdites d’emblée et de manière systématique par l’ordonnance Covid-19 no 2, alors qu’elles représentent un vecteur fondamental d’expression démocratique des citoyens.
5. Pour être considérée comme une victime au sens de l’article 34 de la Convention, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle a subi directement les effets d’une mesure litigieuse, ce qui implique en règle générale qu’une mesure individuelle soit prise à son encontre.
La jurisprudence de la Cour admet toutefois qu’en l’absence d’actes individuels un requérant peut prétendre qu’une loi méconnaît ses droits garantis par la Convention et qu’il peut être considéré comme victime, soit, lorsqu’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou de sanctions, soit, lorsqu’il a adéquatement démontré qu’il fait partie d’une catégorie de personnes subissant ou risquant de subir directement les effets de la législation en cause (§§ 107 et 110 du présent arrêt).
6. À notre sens, l’association requérante entre parfaitement dans ces deux catégories. Le non-respect de l’interdiction de rassemblement est sanctionné par une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire (§ 42 du présent arrêt).
Dans l’affaire S.A.S. c. France ([GC], no 43835/11, CEDH 2014), qui concernait le port du voile intégral dans l’espace public, l’amende prévue par la législation s’élevait à 150 euros au maximum (§ 28). La Cour a admis dans cette affaire la qualité de victime d’une femme qui souhaitait occasionnellement porter le voile intégral et se trouvait de ce fait face à un dilemme : soit se plier à l’interdiction, soit ne pas s’y soumettre et s’exposer à des sanctions pénales (§ 57).
Certes, dans notre affaire l’association requérante n’aurait pas été sanctionnée directement elle-même parce que la responsabilité pénale d’une association de droit privé sans but lucratif ne pouvait pas être engagée (§§ 47, 90 et 112 du présent arrêt). Mais il n’en demeure pas moins que les responsables de l’association requérante et les participants à une manifestation organisée par elle pouvaient – le cas échéant – être sanctionnés pénalement. Il nous semble peu raisonnable et bien trop formaliste de nier que la requérante dans le cas d’espèce était confrontée au même dilemme que celui auquel avait dû faire face la requérante dans l’affaire S.A.S. précitée.
En outre, quant à la possibilité pour la requérante de demander et d’obtenir une dérogation à l’interdiction d’organiser un rassemblement, elle nous semble purement théorique, considérant d’une part que le gouvernement n’a pas été en mesure de citer pour la Suisse entière un seul exemple d’octroi d’une telle dérogation, et d’autre part que le tribunal cantonal avait rejeté dans le cadre d’une autre affaire (« Grève pour le climat ») une demande d’autorisation sur le fondement de l’ordonnance Covid-19 no 2, tandis que le Tribunal fédéral s’était contenté de déclarer le recours irrecevable.
Pour ces raisons, nous sommes d’avis que l’exception soulevée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime aurait dû être rejetée.
7. En ce qui concerne l’exception de non-épuisement des recours internes, nous souscrivons à l’appréciation de la chambre (arrêt de la chambre, §§ 55‑60; voir aussi le résumé exposé dans le présent arrêt, §§ 136 et suiv.).
Nous ajoutons qu’il est certes exact que l’association requérante aurait pu solliciter une autorisation pour une manifestation particulière, demander en même temps une dérogation à l’interdiction des manifestations politiques et solliciter un contrôle préjudiciel de la conformité de l’ordonnance Covid‑19 no 2 avec la Constitution suisse et la Convention. Cela aurait été possible en théorie et de manière abstraite, mais pas dans la pratique, dans le contexte de la pandémie.
Toutes les dérogations auxquelles le Gouvernement fait référence, s’avèrent concerner des manifestations soit apolitiques soit organisées par les autorités elles-mêmes (§ 4 de la présente opinion et § 37 du présent arrêt). La tentative visant à ce que le Tribunal fédéral opère un contrôle préjudiciel de la compatibilité du texte litigieux avec le droit supérieur dans l’affaire dite de la « Grève pour le Climat » s’est révélée infructueuse. Le Tribunal fédéral a d’abord laissé trainer l’affaire pendant presqu’une année (arrêt de la chambre, § 27 et 58), pour finalement dire non seulement que l’intérêt actuel pour trancher le litige faisait défaut, mais également que les situations de ce type (interdictions d’une manifestation en raison de la pandémie) ne se répéteraient sans doute pas à l’avenir sous l’empire de règles identiques ou analogues et qu’il n’y avait donc pas lieu de se prononcer. À notre sens, cette manière de procéder montre que les recours qui étaient disponibles en théorie ne l’étaient pas en pratique.
La majorité pour sa part objecte que ledit arrêt du Tribunal fédéral est postérieur à la date de l’introduction de la requête devant la Cour et n’est dès lors pas une référence à prendre en compte en ce qui concerne l’effectivité d’un recours, qui s’apprécie à la date de l’introduction de la requête (§ 158 du présent arrêt). Or, les arrêts cités par la majorité disent seulement que l’exception de non-épuisement doit se fonder sur des recours disponibles au moment de l’introduction de la requête. Ils n’empêchent nullement de démontrer, à l’aide d’une décision d’un tribunal interne postérieure à l’introduction, qu’un recours que le gouvernement estime disponible n’existait pas ou n’était pas effectif au moment de l’introduction de la requête.
Nous notons par ailleurs la jurisprudence de la Cour qui précise que quand la date des manifestations est primordiale aux yeux des participants et des organisateurs, comme la date du 1er mai dans la présente affaire, l’effectivité du recours est tributaire de la possibilité d’obtenir une décision avant la date des réunions projetées (Bączkowski et autres c. Pologne, no 1543/06, §§ 81-82, 3 mai 2007). De même, Les lignes directrices du BIDDH/OSCE et de la Commission de Venise sur la liberté de réunion pacifique (CDL‑AD(2010)020) mettent l’accent sur la nécessité de rendre une décision définitive – ou du moins une injonction – avant la date prévue de la réunion (par. 4.6).
8. En résumé, ni l’exception préliminaire de défaut de qualité de victime ni celle de non-épuisement ne nous semble pouvoir être retenues.
9. Sur le fond, nous sommes d’accord avec le raisonnement de la chambre dans son arrêt du 15 mars 2022 ainsi qu’avec les réflexions des juges Krenc et Pavli dans leur opinion concordante.
En bref, à l’époque des faits et au point culminant de la pandémie, à un moment de grande incertitude scientifique sur le virus Covid-19, la Suisse comme d’autres États membres a pris des mesures drastiques pour combattre la propagation de la maladie. Le rôle des tribunaux dans ces situations est crucial. C’est leur tâche de veiller à ce que les réglementations prises par le gouvernement ne vont pas au-delà ce qui est nécessaire et respectent le principe de la proportionnalité. Dans une démocratie la possibilité d’une libre discussion reste primordiale. D’où l’importance de la liberté d’expression et la liberté de réunion dans ce contexte. Il est certes correct, que la Cour doit respecter la marge d’appréciation des États membres dans la balance des nécessités du combat contre une pandémie d’une part et des libertés fondamentales d’autre part. En revanche, une telle marge d’appréciation n’existe pas pour la disponibilité des recours judiciaires.
10. Nous regrettons, que la Grande Chambre n’ait pas reconnu que les principes qui sont au cœur d’une société démocratique sont « vulnérables » en temps de crise, tant sur le plan de la procédure que sur le fond. Elle a manqué l’occasion de développer un « droit de la crise » dans le cadre de notre Convention, laissant aux États contractants, une fois de plus, une marge d’improvisation porteuse de dangers et d’abus qui trouvera à s’exprimer lors d’une prochaine crise mondiale.
* * *
[1] Voir le rapport de situation n° 101 (avril 2020) : [https://www.who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/situation-reports](https://www.who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/situation-reports)
[2] [https://www.who.int/fr/news/item/31-12-2020-who-issues-its-first-emergency-use-validation-for-a-covid-19-vaccine-and-emphasizes-need-for-equitable-global-access](https://www.who.int/fr/news/item/31-12-2020-who-issues-its-first-emergency-use-validation-for-a-covid-19-vaccine-and-emphasizes-need-for-equitable-global-access)
[3] Voir le « Point épidémiologique hebdomadaire, semaine du 27 avril au 3 mai 2020 » publié par le Département de la sécurité, de l'emploi et de la santé : [https://www.ge.ch/document/covid-19-bilan-epidemiologique-detaille](https://www.ge.ch/document/covid-19-bilan-epidemiologique-detaille)
[4] [https://www.swissmedic.ch/swissmedic/fr/home/news/coronavirus-covid-19/covid-19-impfstoff_erstzulassung.html](https://www.swissmedic.ch/swissmedic/fr/home/news/coronavirus-covid-19/covid-19-impfstoff_erstzulassung.html)
[5] Document non traduit en français.
[6] Document non traduit en français.