TROISIÈME SECTION
AFFAIRE WA BAILE c. SUISSE
(Requêtes nos 43868/18 et 25883/21)
ARRÊT
Art 14 (+ Art 8) • Juridictions internes en défaut de rechercher le rôle éventuel de motifs discriminatoires dans le contrôle d’identité dans une gare d’un homme à la peau foncée alléguant un profilage racial • Art 14 (+ Art 8) applicable • Seuil de gravité atteint pour tomber sous l’empire du droit au respect de la vie privée • Grief défendable de discrimination fondée sur la couleur de peau • Gouvernement n’ayant pu réfuter la présomption de traitement discriminatoire lors du contrôle d’identité, fouille comprise • Rapports internationaux faisant état de profilage racial par la police, confirmés par des parties intervenantes, renforçant la présomption
Art 13 + (Art 14 + 8) • Absence de recours effectif
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
20 février 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Wa Baile c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 43868/18 et 25883/21) dirigées contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Mohamed Shee Wa Baile (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») respectivement le 10 septembre 2018 et le 7 mai 2021,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement suisse (« le Gouvernement ») les griefs concernant, d’une part, l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 6 et 8 et, d’autre part, l’article 13 de la Convention, et de déclarer les requêtes irrecevables pour le surplus,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus d’Amnesty International, de l’Open Society Justice Initiative et de la Défenseure française des droits, que le président de la section avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite,
les décisions du président de la section de traiter certains documents des dossiers comme confidentiels en vertu de l’article 33 du règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 novembre 2023 et 16 janvier 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. Dans la présente affaire, le requérant allègue que le contrôle d’identité dont il a fait l’objet en gare de Zurich reposait sur un profilage racial. Ce contrôle, à l’issue duquel il se vit imposer une amende pour avoir refusé de s’y soumettre, est à l’origine de deux requêtes – concernant l’une la procédure pénale et l’autre la procédure administrative engagées devant les instances internes par l’intéressé – dans lesquelles il dit avoir été victime d’une discrimination fondée sur la couleur de sa peau et explique en particulier que la question de savoir s’il y a eu ou non un profilage racial le visant n’a pas été tranchée par les autorités compétentes. Sont en jeu, d’une part, l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 et, d’autre part, l’article 13 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant, de nationalité suisse, est né en 1974 et réside à Berne. Il a été représenté par Me M. Zihlmann, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. A. Chablais, de l’Office fédéral de la Justice.
1. LE CONTRÔLE D’IDENTITÉ
4. Le requérant se rendait à son lieu de travail à l’École Polytechnique de Zurich le matin du 5 février 2015 lorsqu’il fut arrêté vers 7 heures en gare de Zurich par trois agents de la police municipale pour un contrôle d’identité. À cause du refus du requérant de donner suite aux injonctions des policiers, ceux-ci le menèrent à l’écart, et lui demandèrent de lever les mains en l’air et d’écarter les jambes. Ils fouillèrent par la suite ses poches et son sac à dos jusqu’à ce qu’ils y eussent trouvé un document permettant d’établir son identité. Une fois celle-ci confirmée, l’intéressé put quitter les lieux.
5. Dans son rapport du 26 février 2015, le policier en charge du contrôle (ci-après A.) indiqua notamment ce qui suit :
« Lors d’une patrouille (...), mon attention fut attirée par un individu à la peau foncée et de sexe masculin (identifié plus tard comme étant M. Wa Baile) qui me parut suspect. Ceci en raison du comportement de la personne en question (M. Wa Baile détourna son regard lorsqu’il s’avisa que j’étais un policier et qu’il voulut passer à côté de moi). Comme la suspicion d’une infraction à la loi fédérale sur les étrangers s’imposait [loi du 16 décembre 2005, appelée « loi sur les étrangers et l’intégration » (LEI) depuis le 1er janvier 2019 et publiée au Recueil systématique (« RS ») sous le numéro 142.20], j’ai décidé de soumettre M. Wa Baile à un contrôle. Lorsque je me suis adressé à lui et l’ai avisé du contrôle, il a paru très nerveux et s’est contenté de dire : « Je n’ai pas de document d’identité ». Ce fait a conforté mes soupçons selon lesquels j’avais affaire à une infraction à la LEI. »
6. L’exposé des faits consigné dans ledit rapport se lit comme suit :
« Lors d’un contrôle, M. Wa Baile refuse de justifier son identité au moyen d’un document d’identité. En outre, il ignore à plusieurs reprises les injonctions des policiers (selon lesquelles il devait se montrer coopératif et indiquer son identité). Au cours du contrôle, M. Wa Baile nous traite de racistes et qualifie de chicanier le contrôle que nous effectuons. »
7. Selon le même rapport, le requérant aurait tenu en substance, lors du contrôle, les propos suivants :
« J’ai aussi des droits. Ce que vous faites ici n’est pas correct, c’est du racisme. Partout où je vais, je suis contrôlé. Ce que vous dites m’est égal, je n’ai pas de document d’identité et ne dis pas non plus qui je suis. Vous pouvez toujours écrire un rapport. Je ne vais pas payer d’amende. Je préfère aller en prison. »
8. Le requérant, de son côté, expose les faits comme suit. Les trois agents de police s’étant approchés de lui, il les aurait regardés avant de détourner les yeux et de poursuivre son chemin. À ce moment-là, les policiers se seraient déjà trouvés près de lui. Il indique qu’aucun autre individu, parmi la foule des personnes – presque toutes blanches de peau selon lui – qui se rendaient au travail, n’a été soumis à un contrôle d’identité. Enfin, il prétend qu’il n’a pas reçu de réponse à la question de savoir pour quels motifs il avait été arrêté.
2. LA PROCÉDURE PÉNALE (REQUÊTE No 43868/18)
9. Par une ordonnance pénale du 16 mars 2015, le requérant fut condamné, en application des articles 4 et 26 de l’ordonnance générale sur la police de la ville de Zurich (« OGP » ; paragraphe 36 ci-dessous), au paiement d’une amende de 100 francs suisses (CHF) pour refus d’obtempérer aux injonctions de la police et d’une somme forfaitaire de 150 CHF au titre des frais de procédure.
10. Le 23 mars 2015, le requérant forma un recours contre cette ordonnance. Après avoir eu accès au dossier, il compléta sa demande par un mémoire en date du 20 avril 2015.
11. Le 30 novembre 2015, le service des contraventions (Stadtrichteramt) de la ville de Zurich procéda à une audition du requérant et de A.
12. Par un mémoire en date du 2 février 2016, le requérant sollicita l’administration de preuves supplémentaires. Il demandait que fussent versés au dossier le matériel pédagogique relatif aux contrôles des personnes utilisé dans le cadre de la formation des policiers, toute directive interne ou tout document portant sur ce sujet, ainsi que les données statistiques pertinentes à cet égard. Par une décision du 30 mars 2016, le service des contraventions rejeta la demande pour autant qu’elle portait sur la communication de données statistiques, expliquant que le cas d’espèce devait être examiné sur la base des circonstances concrètes de la cause et que de telles données n’apporteraient pas davantage d’éléments pertinents à cet égard. Quant aux deux autres points, le service des contraventions avait sollicité de la cheffe du service juridique de la police municipale de Zurich la communication des documents dont elle disposerait et qui pourraient répondre à la demande du requérant. La personne concernée avait transmis en conséquence au service des contraventions, qui le versa au dossier, un extrait du règlement de service de la police municipale no 6105 du 5 janvier 2009 relatif aux contrôles des personnes. En l’absence d’autres documents pertinents, le service des contraventions estima qu’il avait suffisamment donné suite à la requête du requérant.
13. Le 30 mars 2016, le service des contraventions transmit le dossier au tribunal d’arrondissement de Zurich (« le tribunal d’arrondissement »).
14. Par un jugement du 7 novembre 2016, le requérant fut reconnu coupable, en vertu de l’article 26 de l’OGP combiné avec son article 4, de refus d’obtempérer à une injonction de la police et condamné au paiement d’une amende de 100 CHF. Le tribunal d’arrondissement estima que les versions des faits présentées par le requérant et par A. étaient crédibles l’une et l’autre. Il rappela qu’en droit interne, une éventuelle déclaration d’illicéité d’une injonction policière n’entraînait pas – à la différence d’une déclaration de nullité – la conclusion que la personne à laquelle l’injonction s’était adressée n’était pas alors tenue d’y obtempérer. Il releva que A. avait déclaré avoir procédé au contrôle au motif que le requérant lui avait paru suspect parce qu’il avait détourné le regard et tenté de l’éviter. Admettant qu’on pouvait se demander si un tel motif était suffisant, le tribunal estima cependant qu’il convenait de tenir compte, en faveur de A., que celui-ci disposait de peu de temps pour décider si un contrôle s’imposait. Par ailleurs, nota le tribunal, on ne pouvait nier que l’agent eût perçu quelque chose qui, sur le moment, semblait justifier le contrôle. Le tribunal estima que rien ne permettait d’établir que la couleur de peau du requérant eût été déterminante dans la décision prise par l’agent d’effectuer un contrôle d’identité. Il ajouta que même si l’on devait parvenir a posteriori à la conclusion que les conditions d’un contrôle n’étaient pas remplies, on ne pouvait considérer que l’injonction dont il s’agissait fût nulle. Il s’ensuivait, selon le tribunal, que même s’il devait apparaître que A. avait outrepassé sa marge d’appréciation et qu’en conséquence le contrôle était illicite, il n’en resterait pas moins que le requérant devait s’y soumettre. Le tribunal expliqua qu’un tel raisonnement, qui pouvait sembler dérangeant, était à la fois nécessaire au bon fonctionnement des organes de l’État et acceptable eu égard à la possibilité, pour les personnes visées par un contrôle qu’elles entendraient contester, d’engager après-coup une procédure administrative en illicéité dudit contrôle.
15. Le 12 décembre 2016, le requérant attaqua ce jugement devant le tribunal cantonal de Zurich (« le tribunal cantonal »), soutenant, entre autres, que le contrôle d’identité reposait sur un profilage racial (racial profiling).
16. Par un arrêt du 25 août 2017, le tribunal cantonal confirma la condamnation du requérant. Il rappela que pour être déclarée nulle, une injonction d’un agent de police devait être entachée d’une irrégularité grave manifeste ou du moins facilement reconnaissable. Il expliqua que cette condition aurait été remplie notamment s’il avait été fait état dans le dossier d’un comportement incorrect ou de propos inappropriés de la part de l’agent de police. Or, nota le tribunal cantonal, le requérant n’avait jamais fait d’allégations en ce sens, et les moyens de preuve disponibles, en particulier les dépositions de A. et du requérant, ne fournissaient pas d’éléments indiquant que le contrôle aurait été effectué pour des motifs manifestement discriminatoires. Le tribunal cantonal considéra comme déterminant le fait que le tribunal d’arrondissement avait jugé crédibles les affirmations de A. selon lesquelles le contrôle avait été motivé par le comportement du requérant et non par sa couleur de peau. Il expliqua en outre qu’il était certes exact que le comportement en question n’offrait qu’un fondement fragile à l’hypothèse que l’intéressé était en infraction et à la décision de le soumettre en conséquence à un contrôle, mais que l’affirmation du requérant selon laquelle il aurait été le seul à avoir été contrôlé ce matin-là sur la base d’indices aussi faibles constituait une simple supposition qu’aucun élément du dossier ne permettait d’étayer. En effet, observa le tribunal cantonal, A. avait indiqué que plusieurs autres personnes avaient été contrôlées le même jour. Le tribunal cantonal ajouta qu’il fallait tenir compte du contexte des faits. Il rappela à cet égard que le contrôle avait eu lieu en gare de Zurich, un endroit fortement fréquenté, où l’on pouvait s’attendre à une délinquance accrue et, par conséquent, à une présence policière et à des contrôles liés notamment – étant donné que les contrôles aux frontières dans l’espace Schengen étaient limités – à des suspicions d’infractions à la LEI. Il expliqua que de telles infractions ne se manifestaient pas par des signes clairement perceptibles et qu’il convenait en conséquence de ne pas poser d’exigences trop élevées en matière de justification des contrôles policiers s’y rapportant. Selon le tribunal cantonal, la ténuité des signes sur lesquels s’était fondée la décision d’effectuer le contrôle litigieux ne permettait pas de conclure que celui-ci fût manifestement illicite, et le déroulement dudit contrôle ne faisait apparaître aucun élément donnant à penser qu’il fût de nature chicanière ou discriminatoire.
17. Le 10 octobre 2017, le requérant saisit le Tribunal fédéral d’un recours contre cet arrêt.
18. Par un arrêt du 7 mars 2018, notifié le 15 mars 2018, le Tribunal fédéral déclara le recours partiellement recevable mais le rejeta. Il considéra notamment que l’appréciation du tribunal cantonal n’était pas arbitraire. Quant au grief du requérant selon lequel le contrôle relevait d’un profilage racial et était par conséquent discriminatoire, le Tribunal fédéral estima qu’il reposait sur un exposé des faits différent de celui que la première instance avait jugé dénué d’arbitraire. Expliquant qu’il était lié par les faits tels que retenus par celle-ci, il déclara le grief irrecevable.
3. LA PROCÉDURE ADMINISTRATIVE (REQUÊTE No 25883/21)
19. Le 22 mars 2016, le requérant demanda à la police municipale de Zurich de déclarer le contrôle du 5 février 2015 illicite. Il se prétendait victime de violations, d’une part, de ses droits à la liberté de circulation, au respect de la sphère privée et à l’autodétermination informationnelle et, d’autre part, de l’interdiction de discrimination.
20. Par une décision du 20 juillet 2016, la police municipale suspendit la procédure dans l’attente de l’issue de l’action pénale alors en cours. Le 30 mars 2017, le requérant demanda la levée de la suspension.
21. Le 26 avril 2017, la police municipale rejeta la demande au motif que le requérant avait soulevé son grief d’illicéité du contrôle litigieux dans le cadre de la procédure pénale et que la question n’y avait pas encore été définitivement tranchée.
22. La procédure administrative fut reprise après que l’arrêt du Tribunal fédéral du 7 mars 2018 eut mis un terme à la procédure pénale (paragraphe 18 ci-dessus).
23. Par une décision du 20 décembre 2018, la police municipale rejeta la demande du requérant. Elle se dit liée par les constatations des autorités pénales relativement à l’établissement des faits et expliqua par ailleurs, en se référant à la jurisprudence pertinente de la Cour, pourquoi le renversement de la charge de la preuve invoqué par le requérant ne trouvait pas à s’appliquer en l’espèce.
24. Le 25 janvier 2019, le requérant recourut contre cette décision auprès du conseil municipal (Stadtrat) de la ville de Zurich. Il plaidait à nouveau l’illicéité du contrôle de police du 5 février 2015 et la violation dans son chef des mêmes droits qu’il avait invoqués devant la police municipale.
25. Le 10 avril 2019, le conseil municipal rejeta le recours. Il expliqua, comme l’avait fait la police municipale, que les autorités administratives étaient en principe liées par l’établissement des faits effectué par les autorités pénales, puis se livra à un examen des griefs du requérant en tenant compte de la pratique pertinente de la Cour.
26. Le 27 mai 2019, le requérant recourut contre cette décision devant la préfecture (Statthalteramt) du district de Zurich. Il y répétait en substance, en développant la même argumentation, les demandes qu’il avait présentées devant les instances inférieures. Le 20 novembre 2019, la préfecture rejeta le recours.
27. Le 13 janvier 2020, le requérant contesta cette décision devant le tribunal administratif du canton de Zurich (« le tribunal administratif »). Il demandait à nouveau que le contrôle de police litigieux fût déclaré illicite. Il réitéra à cette fin les allégations de violations des droits qu’il avait déjà formulées et y ajouta le grief d’atteinte à la personnalité.
28. Par arrêt du 1er octobre 2020, le tribunal administratif admit le recours, annula les décisions des instances inférieures et jugea que le contrôle du 5 février 2015 était illicite. Le tribunal administratif examina d’abord les arguments du requérant relatifs à l’administration des preuves et déclara notamment pouvoir à bon droit se fonder sur les éléments qui avaient été produits devant les autorités pénales. Il estima en effet qu’une éventuelle nouvelle audition de l’agent de police qui avait effectué le contrôle litigieux n’était pas susceptible d’apporter des éclaircissements supplémentaires et que d’autres moyens de preuve tels que ceux dont le requérant demandait la production n’étaient pas utiles pour permettre au tribunal de répondre aux questions soulevées par l’affaire. Il présenta ensuite le cadre légal pertinent, consacrant notamment plusieurs pages à un exposé détaillé des principes applicables en matière de contrôle d’identité. Le tribunal administratif procéda également à un examen des différentes questions soulevées par l’affaire. Il releva notamment qu’au vu des dépositions contradictoires du requérant et du policier impliqué, le moment exact auquel le requérant avait détourné son regard ne pouvait être déterminé. Quant à la question de savoir si, dans l’hypothèse où le détournement du regard avait été à l’origine du contrôle comme l’affirmait le policier impliqué, le contrôle pouvait être considéré comme justifié, il dit que même à tenir compte du contexte particulier que représentait la gare de Zurich, la réponse était négative. Le contrôle s’avérant ainsi illicite quelle que soit l’hypothèse retenue, le tribunal administratif estima que la question d’une discrimination fondée sur la couleur de la peau restait ouverte (considérant 5.7.3).
29. Le 14 décembre 2020, le requérant recourut contre cet arrêt devant le Tribunal fédéral. Sur le fond, il demandait au Tribunal fédéral, premièrement, d’annuler l’arrêt de l’instance inférieure pour autant que celle-ci n’avait pas examiné la question de savoir si le contrôle du 5 février 2015 était illicite à raison notamment d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 8 ; deuxièmement, de déclarer que le contrôle en question avait emporté notamment violation dans son chef de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 8. Il sollicitait de manière subsidiaire le renvoi de l’affaire à l’instance inférieure aux fins de constatation de l’état de fait pertinent et d’examen des violations des droits fondamentaux qu’il alléguait.
30. Par un arrêt du 23 décembre 2020, le Tribunal fédéral, siégeant en formation de juge unique, déclara le recours irrecevable. Rappelant que selon l’article 89, alinéa 1, lettre c) de la loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral (paragraphe 32 ci-dessous), une personne n’a qualité pour former un recours de droit public que si elle a un intérêt digne de protection à l’annulation ou à la modification de la décision attaquée, il constata que cette condition n’était pas remplie en l’espèce. Il expliqua que le requérant avait en effet entièrement obtenu gain de cause devant le tribunal administratif et qu’il ne demandait par conséquent ni l’annulation, ni la modification de la décision contestée, mais uniquement un complément de motivation. Or, rappela le Tribunal fédéral, il n’existait pas de droit en ce sens.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
1. LE DROIT INTERNE
31. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999 (RS 101) se lisent comme suit :
Article 7 – Dignité humaine
« La dignité humaine doit être respectée et protégée. »
Article 8 – Égalité
« Tous les êtres humains sont égaux devant la loi.
Nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses, philosophiques ou politiques ni du fait d’une déficience corporelle, mentale ou psychique.
(...) »
32. La loi du 17 juin 2005 sur le Tribunal fédéral (« LTF », RS 173.110) dispose :
Article 89 – Qualité pour recourir
« A qualité pour former un recours en matière de droit public quiconque :
a. a pris part à la procédure devant l’autorité précédente ou a été privé de la possibilité de le faire ;
b. est particulièrement atteint par la décision ou l’acte normatif attaqué ; et
c. a un intérêt digne de protection à son annulation ou à sa modification.
(...) »
Article 99 – [Moyens nouveaux]
« (...)
Toute conclusion nouvelle est irrecevable. »
33. L’article 286 du code pénal suisse du 21 décembre 1937 (« CP ») se lit comme suit :
Article 286 – Empêchement d’accomplir un acte officiel
« Celui qui aura empêché une autorité, un membre d’une autorité ou un fonctionnaire d’accomplir un acte entrant dans ses fonctions sera puni d’une peine pécuniaire de 30 jours-amende au plus.
(...) »
34. L’article 215 du code de procédure pénale suisse (« CPP ») du 5 octobre 2007 dispose :
Article 215 – Appréhension
« Afin d’élucider une infraction, la police peut appréhender une personne et, au besoin, la conduire au poste dans les buts suivants :
a. établir son identité ;
b. l’interroger brièvement ;
c. déterminer si elle a commis une infraction ;
d. déterminer si des recherches doivent être entreprises à son sujet ou au sujet d’objets se trouvant en sa possession.
La police peut astreindre la personne appréhendée :
a. à décliner son identité ;
b. à produire ses papiers d’identité ;
c. à présenter les objets qu’elle transporte avec elle ;
d. à ouvrir ses bagages ou son véhicule.
La police peut demander à des particuliers de lui prêter main forte lorsqu’elle appréhende une personne.
Si des indices sérieux laissent présumer que des infractions sont en train d’être commises ou que des prévenus se trouvent dans un lieu déterminé, la police peut en bloquer les issues et, le cas échéant, appréhender les personnes présentes. »
35. La loi sur la police du canton de Zurich (« LPol », publiée au recueil systématique de la législation du canton de Zurich sous le numéro 550.1 ; traduction non officielle) dispose :
Article 3 – Tâches de la police
« La police contribue au maintien de la sécurité et de l’ordre publics au moyen d’informations, de conseils, d’une présence visible et d’autres mesures appropriées.
Elle prend notamment des mesures pour :
a. prévenir des actes délictueux ;
(...)
c. prévenir des dangers imminents menaçant des personnes, des animaux, l’environnement ou des biens et faire cesser les perturbations correspondantes.
Si elle constate des infractions, elle procède à une investigation en application des art. 306 et suivants du CPP. »
Article 21 – Mesures d’identification judiciaire
« Lorsque l’accomplissement de ses tâches l’exige, la police peut arrêter une personne, constater l’identité de celle-ci et établir si elle est recherchée ou si son véhicule, d’autres biens ou des animaux qui se trouvent avec elle le sont.
La personne arrêtée est tenue de fournir des indications sur sa personne, de présenter les documents d’identité et de séjour qu’elle porte sur elle et d’ouvrir à cette fin contenants et véhicules.
(...) »
36. Les dispositions pertinentes de l’ordonnance générale sur la police de la ville de Zurich (« OGP », publiée au recueil systématique de la législation de la ville de Zurich sous le numéro 551.110 ; traduction non officielle) se lisent comme suit :
Article 4 – Comportement envers les organes de la police
« Les injonctions policières doivent être suivies. »
Article 26 – Dispositions pénales
« Les violations des dispositions de la présente ordonnance ou de décrets municipaux fondés sur la présente ordonnance sont punies d’amende. En cas d’infraction légère, une réprimande peut être prononcée à la place de l’amende. »
2. LA PRATIQUE INTERNE
1. Conditions d’un contrôle d’identité
37. En ce qui concerne la simple interpellation de police à fin de vérification d’identité, c’est-à-dire l’obligation de décliner son identité à un fonctionnaire de police et, le cas échéant, de lui exhiber un document établissant celle-ci, le Tribunal fédéral a considéré, dans un arrêt du 6 juillet 1983 (ATF 109 1a 146, considérant 4.b), que, quand bien même une telle interpellation ne constitue pas en soi une atteinte très sensible à la liberté personnelle, elle n’en est pas moins une intervention directe dans la sphère privée des individus. La haute juridiction a rappelé que cette pratique est soumise en conséquence, au même titre que celle des autres mesures de contrôle auxquelles peut procéder la police, aux principes constitutionnels de l’intérêt public et de la proportionnalité. Il s’ensuit, a-t-elle précisé, que les organes de police ne sont pas habilités à interpeller sans raison aucune et dans quelque circonstance que ce soit n’importe quel individu déambulant sur la voie publique ou séjournant dans un établissement public. Il ressort ainsi de l’arrêt en question qu’une interpellation verbale, avec demande de renseignements personnels ou d’exhibition de papiers de légitimation, ne doit pas avoir un caractère vexatoire ou tracassier, ni obéir à un sentiment de curiosité gratuite. Selon le Tribunal fédéral, il ne serait par exemple pas admissible que certains citoyens, au comportement correct, soient systématiquement et régulièrement soumis au contrôle policier sous des prétextes futiles ou d’ordre purement subjectif : l’interpellation de police doit au contraire répondre à des raisons objectives minimales, telles que l’existence d’une situation trouble, la présence de l’intéressé dans le voisinage de lieux où vient de se commettre une infraction, sa ressemblance avec une personne recherchée, son insertion dans un groupe d’individus dont il y a lieu de penser, à partir d’indices si faibles soient-ils, que l’un ou l’autre se trouverait dans une situation illégale impliquant une intervention policière. Rappelant qu’il n’avait pas, dans une affaire qui concernait le contrôle abstrait d’une norme, à envisager tous les cas concrets qui pourraient se présenter, le Tribunal fédéral a simplement indiqué que s’il est vrai qu’un citoyen doit obtempérer à une simple interpellation dont il ne perçoit pas immédiatement les motifs, il n’en est pas pour autant livré à l’arbitraire et au pouvoir discrétionnaire de l’autorité. En effet, a rappelé la haute juridiction, le principe de la proportionnalité exige des fonctionnaires de police qu’ils fassent preuve d’égards et de courtoisie à l’endroit des personnes interpellées, provoquent chez elles le moins de gêne possible vis‑à‑vis du public environnant, ne leur posent pas des questions indiscrètes superflues et ne les soumettent pas à des vexations. Le Tribunal fédéral a précisé encore que les mesures de contrôle ne doivent en aucun cas aller au-delà de ce qui est indispensable à la vérification d’identité, et que des indications verbales, dont il est aisé de confirmer sur place la véracité, suffisent lorsqu’on a omis de se munir d’un document de légitimation.
38. Dans un arrêt du 30 septembre 2009 (ATF 136 I 87, considérant 5.2), le Tribunal fédéral, appelé à procéder au contrôle abstrait de plusieurs dispositions de la LPol du canton de Zurich, a considéré que l’article 21, alinéa 1 de la LPol (paragraphe 35 ci‑dessus) n’autorise pas tout contrôle d’identité. Rappelant que le texte même de la disposition indiquait qu’un tel contrôle devait être nécessaire, la haute juridiction a jugé que l’absence d’une telle nécessité exclut d’emblée qu’une mesure de contrôle d’identité soit considérée comme licite et conforme au principe de proportionnalité. La notion de nécessité, a-t-elle précisé, implique que des circonstances spécifiques doivent être réunies pour que la police puisse à bon droit procéder à des contrôles d’identité et que de tels contrôles ne peuvent pas être effectués sans motif. Il ressort de l’arrêt en question qu’un contrôle peut notamment être nécessaire lorsque l’attention de la police est attirée, à l’égard d’une personne, d’un endroit ou d’une circonstance, par quelque particularité appelant une intervention. Le Tribunal fédéral a ainsi expliqué qu’un contrôle devait être motivé ou justifié par des raisons objectives, des circonstances particulières, des éléments de suspicion spécifiques, tels que, par exemple, l’existence d’une situation trouble, la présence d’une personne à proximité d’un lieu où une infraction a été commise, une ressemblance entre un individu et une personne recherchée, des éléments de suspicion en relation avec une infraction et d’autres circonstances semblables. Tels sont, selon la haute juridiction, les éléments qu’implique la condition abstraite selon laquelle le contrôle d’identité doit être nécessaire à l’accomplissement des missions de la police, tandis qu’à l’inverse, cette condition exclut qu’il soit procédé à des contrôles d’identité sur la base de prétextes, par curiosité personnelle ou pour d’autres motifs nuls. Enfin, le Tribunal fédéral a estimé qu’étant donné la multiplicité des situations possibles, une formulation plus détaillée, telle qu’une énumération d’exemples, serait de peu d’utilité et ne conduirait pas à une plus grande précision, le point décisif étant que l’action policière ne doit pas dépasser pas le cadre de ce qui est nécessaire. La haute juridiction a rappelé par ailleurs à cette occasion que les organes de la police sont tenus à la modération et au respect.
39. Dans une affaire examinée sous l’angle de la procédure pénale, le Tribunal fédéral a considéré que les conditions du contrôle étaient remplies à l’égard d’une personne qui se trouvait en un lieu où des infractions à la loi sur les stupéfiants avaient régulièrement lieu, que les agents de police avaient déclaré avoir « reconnue » comme étant un trafiquant de drogue, et dont il s’était avéré qu’elle portait de la cocaïne sur elle (arrêt 6B_1070/2018 du 14 août 2019, considérants 1.4 et suivants).
2. Obligation de donner suite aux injonctions de la police
40. Dans le cadre de l’examen d’affaires concernant des infractions contre l’autorité publique telles que, notamment, la violence ou la menace contre les autorités et les fonctionnaires (article 285 du CP) ou l’empêchement d’accomplir un acte officiel (article 286 du CP ; paragraphe 33 ci-dessus), le Tribunal fédéral a eu l’occasion de juger que le seul cas où n’existe pas l’obligation de donner suite à une injonction policière est celui où l’injonction en question est frappée de nullité. La haute juridiction a précisé à cet égard que conformément à la théorie de l’évidence (Evidenztheorie) qui prévaut en droit public, une injonction est nulle en cas de vice grave, manifeste ou du moins facilement décelable, et pour autant que la constatation de la nullité ne met pas sérieusement en danger la sécurité du droit. Selon le Tribunal fédéral, si une injonction peut être déclarée nulle à raison de vices de procédure ou de forme particulièrement graves et eu égard aux circonstances de l’espèce considérée, des vices entachant son contenu même n’entraînent que très exceptionnellement sa nullité (arrêts 6B_113/2007, considérant 2.5 ; 6B_393/2008, considérant 2.1 ; ATF 103 IV 73, considérant 6.b ; et ATF 98 IV 41, considérant 4.b).
3. Interdiction de discrimination
41. Selon la pratique du Tribunal fédéral, il y a discrimination au sens de l’article 8, alinéa 2 de la Constitution fédérale (paragraphe 31 ci-dessus) lorsqu’une personne est traitée différemment en raison de son appartenance à un groupe qui, historiquement ou dans la réalité sociale actuelle, se voit exclure ou dévaloriser. Il ressort de la jurisprudence du Tribunal fédéral que la discrimination consiste en une inégalité de traitement qualifiée subie par une personne se trouvant dans une situation comparable à celle d’une autre en ce qu’elle se voit désavantager d’une manière qui, parce qu’elle se rattache à une caractéristique constituant un élément essentiel de l’identité de la personne concernée auquel celle-ci ne peut pas ou ne peut que difficilement renoncer, doit passer pour la rabaissant ou l’excluant. La haute juridiction a ainsi considéré que l’interdiction de la discrimination touche également à des aspects de la dignité humaine protégée par l’article 7 de la Constitution (ibidem). Par ailleurs, elle a eu l’occasion de juger qu’une réglementation peut avoir des effets discriminatoires directs ou indirects, ces derniers correspondant aux cas où la réglementation, quoiqu’elle ne prévoie pas de différences de traitement au détriment de groupes spécifiquement protégés, désavantage cependant particulièrement les membres d’un tel groupe sans raison objective par les effets concrets qu’elle entraîne. Enfin, le Tribunal fédéral a précisé que l’interdiction de la discrimination n’exclut pas absolument qu’un critère proscrit entre en jeu, une telle circonstance amenant d’abord à une simple présomption de différenciation illicite qui peut éventuellement être renversée par une justification qualifiée (ATF 139 I 292, considérants 8.2.1 et suivants, avec la jurisprudence y citée).
3. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
42. L’article 5 de la Convention internationale des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, adoptée le 7 mars 1966 et ratifiée par la Suisse le 29 novembre 1994, prévoit ce qui suit :
« Conformément aux obligations fondamentales énoncées à l’article 2 de la présente Convention, les États parties s’engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toute ses formes et à garantir le droit de chacun à l’égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d’origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants :
a) Droit à un traitement égal devant les tribunaux et tout autre organe administrant la justice ;
(...)
d) Autres droits civils, notamment :
i) Droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. »
43. Dans sa Recommandation générale no 36 du 17 décembre 2020 sur la prévention et l’élimination du recours au profilage racial par les représentants de la loi (CERD/C/GC/36), le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD) a notamment relevé qu’il n’existait pas de définition universelle du profilage racial dans le droit international des droits de l’homme (§ 13). Aux fins de ladite recommandation, il a défini la notion comme la pratique consistant pour des policiers et d’autres représentants de la loi à se fonder, dans quelque mesure que ce soit, sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, pour soumettre des personnes à des investigations ou déterminer si elles se sont livrées à des activités délictueuses (§ 18). Selon le Comité, le profilage racial est lié à des stéréotypes et des préjugés, qui peuvent être conscients ou inconscients, et individuels ou institutionnels et structurels. Les stéréotypes peuvent aboutir à des violations du droit international des droits de l’homme quand certains postulats fondés sur des stéréotypes sont mis en pratique pour porter atteinte à l’exercice de ces droits (§ 20).
44. Le Comité a déclaré par ailleurs que la pratique du profilage racial viole les principes fondamentaux des droits de l’homme (§ 21). Il a précisé que les États parties ont l’obligation de prendre activement des mesures pour mettre fin à la discrimination qui provient de leurs lois, de leurs politiques et de leurs institutions (§ 23), et qu’ils doivent également veiller à disposer dans leur ordre juridique interne de mécanismes appropriés et efficaces qui permettent de dénoncer les cas de profilage racial et de mettre fin à cette pratique (§ 24). Enfin, il a déclaré qu’il est primordial que les représentants de la loi soient correctement informés de leurs obligations et sachent comment éviter de se livrer à des pratiques de profilage racial (§ 25).
45. En ce qui concerne la Suisse, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale a indiqué ce qui suit dans ses observations finales concernant le rapport de la Suisse valant dixième à douzième rapports périodiques (CERD/C/CHE/CO/10-12, 27 décembre 2021) :
Profilage racial
« 19. Le Comité réitère sa préoccupation concernant la persistance du profilage racial par la police et l’absence d’une loi l’interdisant de manière explicite. Le Comité s’inquiète, en outre, des informations selon lesquelles l’État partie ne collecte pas suffisamment de données statistiques sur le profilage racial. Tout en prenant note des informations fournies par l’État partie sur l’intégration de certains aspects de la discrimination raciale dans la formation des agents de police, le Comité est néanmoins préoccupé par les informations selon lesquelles cette formation est insuffisante pour prévenir de manière effective le racisme et le profilage racial de la part des agents de police (art. 2, 4 et 5).
20. Rappelant sa recommandation générale no 36 (2020), le Comité prie instamment l’État partie de redoubler d’efforts pour lutter efficacement contre toute pratique des forces de l’ordre qui reposerait sur le profilage racial et y mettre fin, notamment :
a) d’inclure dans sa législation une interdiction explicite du profilage racial en tenant compte de la recommandation générale no 36 et de prendre des mesures opérationnelles, telles que la mise en place de formulaires précisant les raisons du contrôle ou de toute autre opération policière, et d’informer les victimes sur les recours disponibles ;
b) d’élaborer un plan d’action contre le profilage racial, en consultation avec les populations les plus susceptibles d’en être victimes, visant à le prévenir et à le combattre de manière efficace, en y incluant des actions relatives :
i) au renforcement de la formation initiale et continue des policiers et des forces d’ordre sur la question du racisme et du profilage racial ;
ii) au suivi aux niveaux cantonal et fédéral de la mise en œuvre des mesures opérationnelles contre le profilage racial et des audits périodiques, avec le concours d’experts indépendants, pour mettre à jour les lacunes dans les politiques et pratiques internes ;
iii) à la mise en place d’un système indépendant de traitement des plaintes liées au profilage racial ;
iv) à la collecte des données ventilées sur le profilage racial, à publier régulièrement et à faire figurer dans son prochain rapport périodique. »
2. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et Comité des droits de l’homme des Nations unies
46. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté le 16 décembre 1966 et ratifié par la Suisse le 18 juin 1992, énonce ce qui suit :
Article 2
« 1. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
2. Les États parties au présent Pacte s’engagent à prendre, en accord avec leurs procédures constitutionnelles et avec les dispositions du présent Pacte, les arrangements devant permettre l’adoption de telles mesures d’ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le présent Pacte qui ne seraient pas déjà en vigueur.
3. Les États parties au présent Pacte s’engagent à :
a) garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ;
b) garantir que l’autorité compétente, judiciaire, administrative ou législative, ou toute autre autorité compétente selon la législation de l’État, statuera sur les droits de la personne qui forme le recours et à développer les possibilités de recours juridictionnel ;
c) garantir la bonne suite donnée par les autorités compétentes à tout recours qui aura été reconnu justifié. »
Article 17
« 1. Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation.
2. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes. »
Article 26
« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. À cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique et de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
47. Dans ses constatations du 27 juillet 2009 sur la communication no 1493/2006 contre l’Espagne présentée par Rosalind Williams Lecraft (CCPR/C/96/D/1493/2006), le Comité des droits de l’homme des Nations unies a examiné un cas de discrimination qui se serait présenté à l’occasion d’un contrôle d’identité et a conclu à la violation en l’espèce de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, lu conjointement avec le paragraphe 3 de son article 2. Il a observé à cette fin ce qui suit :
« 2.1 L’auteur, originaire des États-Unis d’Amérique, a obtenu la nationalité espagnole en 1969. Le 6 décembre 1992, à la gare de Valladolid, alors qu’elle venait de descendre d’un train en provenance de Madrid en compagnie de son mari et de son fils, un agent de la Police nationale s’est approché d’elle et lui a demandé ses papiers d’identité. Le policier n’avait fait cette demande à aucune autre personne présente sur le quai à ce moment-là, pas même à son mari et à son fils. L’auteur a demandé des explications sur les raisons de ce contrôle d’identité. Le policier lui a répondu qu’il était tenu de vérifier l’identité des personnes comme elle, parce que beaucoup étaient des immigrés clandestins. Il a ajouté que la Police nationale avait reçu l’ordre du Ministère de l’intérieur de vérifier en particulier l’identité des personnes « de couleur ».
(...)
7.2 Le Comité doit décider si le fait d’être soumis à un contrôle d’identité par la police signifie que l’auteur a subi une discrimination raciale. Le Comité considère que les contrôles d’identité effectués à des fins de sécurité publique ou de prévention de la criminalité en général, ou pour contrôler l’immigration illégale, répondent à un objectif légitime. Toutefois, lorsque les autorités procèdent à de tels contrôles, les caractéristiques physiques ou ethniques des personnes qui y sont soumises ne doivent pas être considérées en elles-mêmes comme un indice de leur éventuelle présence illégale dans le pays. Ils ne doivent pas non plus être effectués de manière à cibler uniquement les personnes présentant des caractéristiques physiques ou ethniques spécifiques. Agir autrement porterait non seulement atteinte à la dignité des personnes concernées, mais contribuerait également à la diffusion d’attitudes xénophobes dans le grand public et irait à l’encontre d’une politique efficace de lutte contre la discrimination raciale.
(...)
7.4 En l’espèce, on peut déduire du dossier que le contrôle d’identité en question avait un caractère général. L’auteur affirme que personne d’autre dans son voisinage immédiat n’a fait l’objet d’un contrôle d’identité et que le policier qui l’a arrêtée et interrogée a fait référence à ses caractéristiques physiques afin d’expliquer pourquoi elle, et personne d’autre dans le voisinage, était invitée à montrer ses papiers d’identité. Ces affirmations n’ont pas été réfutées par les organes administratifs et judiciaires devant lesquels l’auteur a présenté son cas, ni dans le cadre de la procédure devant le Comité. Dans ces circonstances, le Comité ne peut que conclure que l’auteur a été distinguée pour le contrôle d’identité en question uniquement en raison de ses caractéristiques raciales et que ces caractéristiques ont été le facteur décisif pour qu’elle soit soupçonnée de comportement illégal. En outre, le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle toute différenciation de traitement ne constitue pas une discrimination, si les critères de cette différenciation sont raisonnables et objectifs et si le but est d’atteindre un objectif légitime au regard du Pacte. En l’espèce, le Comité est d’avis que les critères de caractère raisonnable et d’objectivité n’ont pas été remplis (...). »
48. En ce qui concerne la Suisse, le Comité des droits de l’homme des Nations unies, dans ses observations finales sur le quatrième rapport périodique remis par cet État (CCPR/C/CHE/CO/4Add.1, 9 août 2018), a noté ce qui suit au sujet des données statistiques :
V. Recommandation 29 c) : statistiques
« 31. Aucun développement n’est intervenu concernant la question d’une banque de données nationale sur les abus policiers depuis la présentation du quatrième rapport périodique de la Suisse (cf. 4e rapport de la Suisse du 7 juillet 2016, ch. 112).
32. Le traitement des plaintes déposées contre des policiers est régi à l’échelle cantonale et il n’existe de ce fait aucune base de données nationale ni de registre correspondant. Les cantons tiennent pour la plupart une statistique interne de toutes les plaintes reçues.
(...) »
3. Le Comité contre la torture des Nations unies
49. Dans ses observations finales concernant le septième rapport périodique de la Suisse, le Comité contre la torture des Nations unies a noté ce qui suit (CAT/C/CHE/CO/7, 7 septembre 2015) :
Violences policières
« 10. Le Comité s’inquiète d’informations reçues indiquant que les affaires présumées d’usage abusif de la contrainte et de comportements racistes des services de la police et de l’immigration ne sont pas systématiquement portées à la connaissance des autorités, même en présence de constats médicaux faisant état de lésions. Il note aussi avec préoccupation des rapports indiquant l’absence d’enquêtes efficaces et rapides, comme l’a constaté la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Dembele c. Suisse (2013). À cet égard, le Comité regrette que l’État partie n’ait pas encore créé une instance indépendante permettant d’enquêter sur les cas individuels, malgré la recommandation du Comité réitérée dans ses observations finales précédentes (voir CAT/C/CR/34/CHE, par. 4 g), et CAT/C/CHE/CO/6, par. 9). Le Comité regrette aussi l’insuffisance de données statistiques fournies par l’État partie au niveau national concernant les allégations de violences ou des mauvais traitements commis par des agents des forces de l’ordre. En ce qui concerne les données présentées relatives aux cantons de Genève, Vaud et Zurich, il relève avec préoccupation qu’un grand nombre d’affaires ont été classées sans suite et que dans les quelques cas qui ont abouti à des sanctions, celles-ci n’étaient que d’ordre disciplinaire (art. 2, 12, 13 et 16). »
4. La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
50. Dans la Recommandation de politique générale no 11 sur la lutte contre le racisme et la discrimination raciale dans les activités de la police (CRI(2007)39) adoptée le 29 juin 2007 par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (« ECRI ») du Conseil de l’Europe, le profilage racial est défini comme suit :
« 1. (...) Aux fins de la présente recommandation, on entend par profilage racial :
L’utilisation par la police, sans justification objective et raisonnable, de motifs tels que la race, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l’origine nationale ou ethnique dans le cadre d’activités de contrôle, de surveillance ou d’enquête ;
(...) »
51. L’ECRI a notamment recommandé aux gouvernements des États membres de :
« 9. veiller à ce que des enquêtes efficaces soient menées sur les cas présumés de discrimination raciale ou de comportement répréhensible à motivation raciale de la part de la police et de veiller, le cas échéant, à ce que les auteurs de ces actes soient dûment sanctionnés ;
10. prévoir un organe indépendant de la police et des autorités chargées des poursuites, chargé d’enquêter sur les cas allégués de discrimination raciale et de comportement répréhensible à motivation raciale de la part de la police (...). »
52. Dans l’exposé des motifs relatifs au paragraphe 1 de la recommandation, il est par ailleurs indiqué notamment ce qui suit :
« 34. iii) (...) Des études ont montré les effets néfastes considérables du profilage racial. Celui-ci génère un sentiment d’humiliation et d’injustice au sein de certains groupes de personnes et conduit à leur stigmatisation et à leur aliénation tout en détériorant les relations entre la police et ces groupes, suite à la perte de confiance qu’ils devraient avoir en elle. (...) »
53. Le paragraphe 11 de la Recommandation de politique générale no 7 de l’ECRI sur la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale, adoptée le 13 décembre 2002 et amendée le 7 décembre 2017 (CRI(2003)8 Rev.), est libellé comme suit dans sa version révisée :
« La loi doit prévoir que, si une personne s’estimant victime d’un acte discriminatoire a établi devant le tribunal ou toute autre autorité compétente des faits qui permettent de présumer qu’il y a eu discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu discrimination. »
54. Dans son rapport sur la Suisse (sixième cycle de monitoring) adopté le 10 décembre 2019 et publié le 19 mars 2020, l’ECRI a formulé des critiques à l’égard des autorités de ce pays et a fait les recommandations suivantes (références omises) :
Exactions policières
« 110. L’ECRI constate que de nombreux rapports attirent l’attention sur des allégations d’exactions policières, y compris le profilage racial et l’usage de la brutalité. Les représentants des communautés yéniche et sinté/manouche ont tous fait part de leurs inquiétudes au sujet de contrôles d’identité répétés et du possible profilage des personnes ayant un mode de vie itinérant. En 2016, une campagne d’affichage contre la mendicité menée par la police de Lugano a véhiculé des stéréotypes sur les Roms qui exploiteraient les femmes et les enfants au sein d’organisations criminelles. Les Noirs sont aussi spécifiquement visés par les contrôles de police, qui impliquent souvent des arrestations et des fouilles à nu à la recherche de drogues. L’ECRI est particulièrement alarmée par plusieurs décès de personnes noires survenus dans le cadre d’un certain nombre d’interventions policières. Par exemple, en mars 2018, un Nigérian est décédé à Lausanne à la suite d’une arrestation policière au cours de laquelle il a été mis à terre et menotté ; en octobre 2017, un Gambien de 23 ans est mort en détention policière dans le canton de Vaud ; et en novembre 2016, un jeune Congolais a été tué par balles lors d’une patrouille de police à Lausanne. Des procédures pénales relatives à ces affaires sont en cours dans le canton de Vaud. Selon humanrights.ch, les poursuites en cas de violences policières sont souvent longues, lourdes et rarement en faveur du requérant, ce qui aboutit à un système dans lequel les victimes se sentent impuissantes et ont l’impression que la police se trouve au-dessus de la loi.
111. Faisant référence aux Noirs victimes de profilage racial, la Commission fédérale contre le racisme a recommandé que les forces de police soient formées pour lutter contre le problème du racisme institutionnel et structurel. Selon un formateur de police et conseiller gouvernemental, près de 20 % des interventions policières ne répondent pas à des critères objectifs. Le manque de formation et le fait qu’il n’existe pas d’instance indépendante chargée d’enquêter sur les plaintes contre la police ont été invoqués comme explication.
112. L’ECRI recommande de former davantage la police à la question du profilage racial et à l’utilisation du standard de soupçon raisonnable. Elle recommande par ailleurs vivement la création d’un organe, indépendant de la police et du ministère public, chargé d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale et de comportements abusifs à motivation raciste de la police, dans la droite ligne de sa Recommandation de politique générale no 11 sur la lutte contre le racisme et la discrimination raciale dans les activités de la police. »
5. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
55. Le Code européen d’éthique de la police (Rec(2001)10), adopté le 19 septembre 2010 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, énonce les principes dont le Comité des Ministres recommande aux gouvernements des États membres de s’inspirer dans leurs législation et pratiques internes et dans leurs codes de conduite en matière de police. Il contient notamment les articles suivants :
« (...)
IV. Organisation des structures de la police
C. Formation des personnels de police
(...)
30. La formation des personnels de police doit pleinement intégrer la nécessité de combattre le racisme et la xénophobie.
(...)
V. Principes directeurs concernant l’action / l’intervention de la police
A. Principes directeurs concernant l’action / l’intervention de la police : principes généraux
(...)
40. La police doit mener à bien ses missions d’une manière équitable, en s’inspirant en particulier des principes d’impartialité et de non-discrimination.
(...)
B. Principes directeurs concernant l’action / l’intervention de la police : situations spécifiques
1. Enquêtes de police
47. Les enquêtes de police doivent au moins être fondées sur des soupçons raisonnables qu’une infraction a été commise ou va l’être.
48. La police doit respecter les principes selon lesquels quiconque est accusé d’un délit pénal doit être présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été jugé coupable par un tribunal, et bénéficier de certains droits, en particulier celui d’être informé dans le plus court délai de l’accusation formulée à son encontre, et de préparer sa défense, soit en personne, soit par le biais d’un avocat de son choix.
49. Les enquêtes policières doivent être objectives et équitables. Elles doivent tenir compte des besoins spécifiques de personnes telles que les enfants, les adolescents, les femmes, les membres des minorités, y compris les minorités ethniques, ou les personnes vulnérables, et s’adapter en conséquence.
50. Il conviendrait d’établir, en tenant compte des principes énoncés à l’article 48 ci‑dessus, des lignes directrices concernant la conduite des interrogatoires de police. En particulier, il y aurait lieu de s’assurer que ces interrogatoires se déroulent d’une façon équitable, c’est-à-dire que les intéressés sont informés des raisons de l’interrogatoire et d’autres faits pertinents. La teneur des interrogatoires de police doit être systématiquement consignée.
(...). »
6. L’Union européenne
56. La directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique est libellée comme suit dans sa partie pertinente :
Considérant 21
« L’aménagement des règles concernant la charge de la preuve s’impose dès qu’il existe une présomption de discrimination et, dans les cas où cette situation se vérifie, la mise en œuvre effective du principe de l’égalité de traitement requiert que la charge de la preuve revienne à la partie défenderesse.
(...)
Article 8
1. Les États membres prennent les mesures nécessaires, conformément à leur système judiciaire, afin que, dès lors qu’une personne s’estime lésée par le non-respect à son égard du principe de l’égalité de traitement et établit, devant une juridiction ou une autre instance compétente, des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il incombe à la partie défenderesse de prouver qu’il n’y a pas eu violation du principe de l’égalité de traitement. (...) »
EN DROIT
1. JONCTION DES REQUÊTES
57. Le requérant a demandé la jonction des deux requêtes. Le Gouvernement ne s’y oppose pas. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
58. Le requérant soutient que le contrôle d’identité dont il a fait l’objet, la fouille qu’il a subie ainsi que l’amende qui lui a été infligée s’analysent en une discrimination fondée sur sa couleur de peau. Il invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Ces dispositions sont ainsi libellées :
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
59. Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
60. La Cour précise que dans le cadre de la requête no 43868/18, le requérant invoque à l’appui d’une violation de l’article 14 non seulement l’article 8, mais aussi l’article 6 § 2. Toutefois, à la lumière des arrêts rendus récemment en matière de profilage racial (Basu c. Allemagne, no 215/19, 18 octobre 2022, et Muhammad c. Espagne, no 34085/17, 18 octobre 2022), la Cour estime opportun d’examiner le présent grief sous l’angle de l’article 14 combiné seulement avec l’article 8 de la Convention.
1. Sur la recevabilité
1. Qualité de victime
a) Thèses des parties
61. Le Gouvernement est d’avis que le requérant ne peut plus se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de son article 34. Il explique, à l’appui de cette thèse, que l’intéressé a entièrement obtenu gain de cause dans la procédure interne. Le Gouvernement rappelle à cet égard que le requérant a demandé aux autorités administratives internes de se prononcer sur la licéité du contrôle d’identité du 5 février 2015 et qu’après un examen circonstancié des différents éléments de l’affaire, le tribunal administratif a déclaré le contrôle illicite à raison de l’absence d’un motif suffisant pour le justifier. Il estime que l’absence d’un motif suffisant constitue une composante essentielle du profilage racial et que le constat d’illicéité doit être en conséquence assimilé à une reconnaissance de la violation alléguée. Selon le Gouvernement, le tribunal administratif a ainsi entièrement admis les conclusions du requérant sur le fond. Quant au recours formé ensuite par le requérant devant le Tribunal fédéral, par lequel l’intéressé demandait à la haute juridiction de constater notamment que le contrôle constituait une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, le Gouvernement indique que toute nouvelle conclusion était irrecevable dans une telle procédure.
62. Le requérant rétorque qu’à ce jour, les tribunaux nationaux n’ont pas établi la discrimination raciale dont il estime avoir été victime. Il explique qu’une telle obligation existe même si l’illicéité de la mesure litigieuse a été constatée sur une autre base. Il argue à cet égard qu’il y a entre un contrôle illicite et un contrôle discriminatoire cette différence que, selon lui, le second humilie la personne visée, peut provoquer des traumatismes répétés, porte la victime à restreindre sa liberté de circulation et l’amène à se sentir moins en sécurité. Il ajoute que les autorités judiciaires ont continué, au cours de la procédure pénale, à le traiter comme un prévenu au lieu de le considérer comme une victime. Il avance par ailleurs qu’elles se sont mutuellement rejeté la responsabilité de trancher la question de l’existence d’une discrimination jusqu’au moment où plus aucune d’entre elles n’a eu à l’assumer. Il se plaint en outre que l’amende qui lui a été imposée a renouvelé son statut de victime en ce que le constat d’illicéité établi par les tribunaux n’aurait pas levé l’obligation pour lui de la payer et que le jugement rendu en ce sens ne pourrait être revu. Or, en justifiant le maintien de l’amende par le principe selon lequel ce n’était que si l’injonction policière était nulle que le requérant pouvait se dispenser de la suivre, les autorités ont, selon l’intéressé, introduit aux seules fins de la procédure le concernant un principe incompatible avec la jurisprudence suisse telle qu’elle existait jusqu’alors. Il considère en somme que la méconnaissance continue de la part des autorités de la discrimination dont il estime avoir été l’objet lui confère le statut de victime.
b) Appréciation de la Cour
63. La Cour rappelle qu’il appartient au premier chef aux autorités nationales de remédier à toute violation alléguée de la Convention. À cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure sur le terrain de la Convention (voir, entre autres, Siliadin c. France, no 73316/01, § 61, CEDH 2005-VII). En outre, une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » aux fins de l’article 34 de la Convention que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, série A no 51, § 66 ; Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI ; et Siliadin, précité, § 62).
64. La Cour rappelle que le tribunal cantonal, dans l’arrêt qu’il a rendu le 25 août 2017 dans le cadre de la procédure pénale, a estimé que les moyens de preuves disponibles n’indiquaient pas que le contrôle eût été effectué pour des motifs manifestement discriminatoires ou que son déroulement eût présenté un caractère chicanier ou discriminatoire. Elle observe que le Tribunal fédéral a confirmé ce jugement par un arrêt du 7 mars 2018, entérinant ainsi la condamnation du requérant (paragraphe 18 ci-dessus). Elle note par ailleurs que dans la procédure administrative, le tribunal administratif, par un arrêt du 1er octobre 2020, a tout à la fois constaté que le contrôle d’identité avait été illicite et jugé que la question d’une discrimination fondée sur la couleur de peau du requérant restait ouverte (paragraphe 28 ci-dessus). Elle relève enfin que ce dernier jugement a été confirmé par un arrêt du 23 décembre 2020 du Tribunal fédéral, qui a estimé que le requérant avait obtenu entièrement gain de cause et n’avait en conséquence plus un intérêt digne de protection à l’annulation ou à la modification de la décision attaquée (paragraphe 30 ci-dessus).
65. L’examen des conclusions des instances internes amène la Cour à s’inscrire en faux contre l’opinion du Gouvernement selon laquelle le constat d’illicéité établi par le tribunal administratif relativement au contrôle d’identité subi par le requérant aurait fait perdre à celui-ci la qualité de victime. Elle estime que ni le jugement en question ni aucune autre décision interne n’a reconnu la violation de l’interdiction de discrimination au sens de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Il s’ensuit que la violation alléguée n’a pas été réparée.
66. Compte tenu de ce qui précède, le requérant peut se prétendre victime d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
2. Compatibilité ratione materiae
67. La Cour note que le Gouvernement ne conteste pas que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 s’applique au cas d’espèce. Elle juge néanmoins opportun d’ajouter ce qui suit.
68. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003‑VIII, et Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 112, 5 septembre 2017). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent sous l’empire de l’un au moins des articles de la Convention (voir, parmi d’autres, Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 48, 11 octobre 2022).
69. En ce qui concerne l’aspect « vie privée » de l’article 8, la Cour a déjà eu l’occasion d’observer que cette notion est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, et qu’elle peut parfois englober des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu (Lacatus c. Suisse, no 14065/15, § 54, 19 janvier 2021, Glor c. Suisse, no 13444/04, § 52, CEDH 2009, Mikulić c. Croatie, no 53176/99, § 53, CEDH 2002-I, et Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 117, 14 janvier 2020).
70. La notion de vie privée recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur (voir, par exemple, Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007‑I, et A.‑M.V. c. Finlande, no 53251/13, § 76, 23 mars 2017). Le respect de ces droits est l’une des exigences fondamentales du « vivre ensemble » dans une société démocratique (S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, §§ 141-142, CEDH 2014 (extraits)). Il existe ainsi une zone d’interaction entre l’individu et autrui qui, même dans un contexte public, peut relever de la « vie privée » (P.G. et J.H. c. Royaume‑Uni, no 44787/98, § 56, CEDH 2001‑IX, avec les références citées).
71. La Cour rappelle avoir conclu dans les affaires Muhammad (§§ 50‑51) et Basu (§ 27) précitées qu’un grief de profilage racial tiré d’un contrôle d’identité jugé discriminatoire peut tomber sous l’empire du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention et qu’en conséquence l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer en pareil cas. Pour examiner si le seuil de gravité a été atteint dans un cas concret, l’intéressé doit faire valoir un grief défendable selon lequel il aurait été visé sur la base de ses caractéristiques physiques ou ethniques. Un tel grief défendable peut exister notamment lorsque la personne intéressée (ou des personnes présentant les mêmes caractéristiques) fait (font) valoir avoir été le(s) seul(s) individu(s) ayant fait l’objet d’un contrôle et lorsque le contrôle ne reposait sur aucun autre motif évident apte à le justifier ou que certaines explications de l’agent de police ayant effectué le contrôle font apparaître que celui-ci reposait sur des motifs physiques ou ethniques particuliers (Basu, précité, § 25). Par ailleurs, dans les affaires précitées, la Cour a donné une certaine importance au fait que les contrôles en cause s’étaient déroulés dans l’espace public, circonstance qui peut avoir un effet négatif sur la réputation et le respect de soi.
72. En l’espèce, la Cour estime que la question de savoir si le grief du requérant tombe sous l’empire de l’article 8 et, par conséquent, si l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 trouve à s’appliquer, est intrinsèquement liée au fond de l’affaire. Dès lors, elle décide de joindre la question de la compatibilité ratione materiae au fond du grief relatif à l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans le contrôle d’identité subi par le requérant.
3. Conclusion concernant la recevabilité
73. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Volet procédural : sur la violation alléguée de l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans le contrôle d’identité subi par le requérant
a) Thèses des parties
1. Le requérant
74. Le requérant soutient que les articles 13 et 14 de la Convention faisaient obligation aux tribunaux nationaux d’établir d’office les faits du contrôle d’identité aux fins d’évaluer s’il y avait eu discrimination. Il estime que les juridictions internes auraient dû examiner les questions suivantes : si la couleur de peau avait été mentionnée comme un motif du contrôle ; si le motif invoqué pour justifier le contrôle était plausible ; comment la personne visée s’était comportée avant le contrôle et – de façon à déterminer si elle avait subi un traitement différent des autres – si d’autres individus s’étaient comportés à ce moment-là de la même manière qu’elle ; enfin, si des faits établis indiquaient que le contrôle litigieux était lié ou pouvait probablement être lié à une caractéristique protégée.
75. Le requérant considère également que d’après la jurisprudence de la Cour telle qu’établie notamment dans l’affaire Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII), les tribunaux nationaux auraient dû renverser la charge de la preuve. Il explique à cette fin que les faits relatifs à l’existence éventuelle d’une pratique de profilage racial sont connus des seules autorités étatiques. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel il n’aurait pas apporté de preuves à l’appui de ses allégations, le requérant rétorque que les autorités ont refusé d’administrer les preuves additionnelles qu’il avait requises aux fins de voir établir la discrimination dont il dit avoir été victime. À titre subsidiaire, et en renvoyant à la jurisprudence de la Cour en pareille matière, le requérant soutient qu’une fois présenté un commencement de preuve d’une discrimination, il incombe à l’État défendeur de prouver qu’il n’y a pas eu discrimination.
76. Le requérant allègue enfin que les tribunaux nationaux ont insuffisamment motivé leurs jugements relativement à l’allégation crédible de discrimination qu’il avait formulée devant eux. Il indique à cet égard que le tribunal d’arrondissement n’a pas même mentionné ce grief, que le tribunal administratif statuant en appel a estimé que la question d’une éventuelle discrimination restait ouverte, et que le Tribunal fédéral s’est livré à une analyse de l’affaire sous le seul angle de l’arbitraire. Le requérant soutient en conséquence que la question d’une éventuelle discrimination n’a jamais été examinée en tant que telle.
2. Le Gouvernement
77. Le Gouvernement argue qu’il n’y a pas eu de violation procédurale de l’article 14 de la Convention. De manière générale, les instances nationales, dans la procédure pénale comme dans la procédure administrative, ont selon lui examiné avec soin les griefs soulevés par le requérant.
78. En ce qui concerne le volet pénal, le Gouvernement affirme que le service des contraventions de la ville de Zurich a pris toutes les mesures nécessaires, dont l’audition du policier et la communication des directives et documents de formation pertinents, pour établir si la couleur de peau du requérant avait constitué ou non un élément déterminant dans la décision de la police de soumettre l’intéressé à un contrôle d’identité.
79. Le Gouvernement ajoute qu’il convient d’avoir à l’esprit que le tribunal cantonal et le Tribunal fédéral ont un pouvoir d’examen restreint dans la mesure où ces juridictions ne peuvent entrer en matière que lorsqu’il est allégué devant elles que le jugement de l’instance inférieure est juridiquement erroné ou que l’état de fait a été établi de manière manifestement inexacte ou en violation du droit. Or, d’après le Gouvernement, malgré cette restriction, les tribunaux ont examiné avec soin les griefs formulés par le requérant.
80. Quant au volet administratif, le Gouvernement avance que le tribunal administratif a accordé une grande attention au grief du requérant selon lequel il a été soumis au contrôle litigieux pour des motifs liés à sa couleur de peau. Il indique à cet égard que plusieurs pages de l’arrêt rendu par cette juridiction sont consacrées à une analyse approfondie des principes applicables en matière de profilage racial, que le tribunal a exposés en détail. De l’avis du Gouvernement, en constatant l’illicéité dudit contrôle, le tribunal administratif avait déjà entièrement fait droit aux prétentions du requérant et n’était d’ailleurs pas tenu de se prononcer sur le caractère discriminatoire ou non du contrôle en question. Le Gouvernement argue à cet égard que le requérant demandait en fin de compte au tribunal administratif de prononcer l’illicéité du contrôle litigieux et que s’il invoquait des violations de différents droits fondamentaux, ce n’était qu’à titre de motifs d’illicéité. La demande étant formulée de la sorte, les autorités internes n’étaient pas tenues, selon le Gouvernement, de se prononcer sur chacune des violations alléguées. Le Gouvernement ajoute que lorsque le requérant a finalement soumis ces griefs de violation au Tribunal fédéral, sa démarche était tardive au regard des règles procédurales, si bien que la haute juridiction a rendu un arrêt de nature exclusivement procédurale, les conditions légales de la recevabilité du recours n’étant pas remplies.
81. Le Gouvernement argue enfin que les affaires dans lesquelles la Cour a constaté une violation du volet procédural de l’article 14 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 concernaient des cas où les autorités de l’État défendeur étaient restées en défaut d’examiner la question de la discrimination alors même qu’avaient été formulées devant elles des allégations selon lesquelles des propos racistes avaient été tenus en lien avec les violences dont elles avaient à connaître. Or, explique le Gouvernement, de telles affaires ne sauraient être comparées à la présente espèce.
b) Observations des parties intervenantes
1. La Défenseure française des droits
82. La Défenseure française des droits se réfère à plusieurs arrêts de la Cour et aux recommandations de l’ECRI (paragraphes 50 et suivants ci‑dessus) pour rappeler que les contrôles d’identité effectués de manière discriminatoire sont contraires à la Convention et peuvent engager la responsabilité de l’État au titre de ses obligations procédurales positives.
83. Elle ajoute que la Cour a considéré que les contrôles d’identité discriminatoires exigent de la part des autorités nationales « une vigilance particulière et une réaction énergique », et que ces dernières doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent – y compris des moyens procéduraux – pour combattre le racisme et prévenir et réprimer ce type d’actes (Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005 XII). Elle rappelle les obligations procédurales des autorités nationales et le devoir qui leur incombe de recueillir diligemment l’ensemble des éléments de preuve utiles dès que des allégations de discrimination sont portées à leur connaissance. Elle appelle également les autorités nationales à aménager les règles de la charge de la preuve en matière de discrimination de telle sorte que le droit à un recours effectif soit garanti, conformément à la jurisprudence de la Cour, laquelle, explique-t-elle, fait peser sur la partie mise en cause la charge de prouver la non‑discrimination dès lors que la partie requérante a apporté un commencement de preuve laissant supposer l’existence d’une discrimination (Timichev, précité, § 57).
84. La Défenseure des droits considère également que les règles d’admissibilité des moyens de preuve en matière de discrimination doivent être appliquées avec souplesse, faute de quoi, lorsque le droit interne ne comporte pas d’obligation de justification des contrôles ou de mise en œuvre d’un dispositif permettant la traçabilité de telles opérations, la personne contrôlée se heurterait à d’insurmontables difficultés et ne disposerait à l’appui de sa réclamation que de sa propre déclaration, d’éventuels témoignages recueillis et/ou de données statistiques. Selon la Défenseure des droits, l’absence d’une obligation pour l’agent de police concerné de démontrer l’existence d’un soupçon légitime motivant le contrôle peut constituer une limite au recours juridictionnel et priver la victime de la possibilité de contester utilement la légalité de la mesure et de dénoncer son caractère discriminatoire. Elle indique à cet égard qu’en l’affaire Gillan et Quinton c. Royaume-Uni (no 4158/05, §§ 83 et 86, CEDH 2010 (extraits)), la Cour a estimé que l’existence d’un contrôle judiciaire permettant de contester de telles mesures ne constitue pas une garantie contre les abus dès lors que le policier n’est pas tenu de démontrer l’existence de soupçons légitimes propres à justifier les mesures en question et qu’il est en conséquence impossible de prouver l’abus de pouvoir éventuel.
2. Open Society Justice Initiative
85. Open Society Justice Initiative, de son côté, déclare que plusieurs tribunaux européens et américains se sont penchés sur le profilage racial et sur les questions procédurales qui y sont liées. La tierce partie expose en particulier que la Cour de cassation française a considéré, dans le cas d’un contrôle de police qui présentait des éléments créant une présomption de discrimination, qu’il convenait de renverser la charge de la preuve de l’existence d’une discrimination et que c’était en conséquence aux autorités qu’il incombait de démontrer que le contrôle litigieux s’était fondé sur des raisons objectives (décisions no 15-24207 et autres, 9 novembre 2016).
86. Elle affirme également que la Cour a jugé, en l’affaire B.S. c. Espagne (no 47159/08, 24 juillet 2012), qu’en restant en défaut d’examiner le grief selon lequel une motivation raciste était à l’origine des quatre arrestations dont la requérante avait fait l’objet de la part de la police, les autorités nationales n’avaient pas pris en considération la vulnérabilité spécifique résultant pour l’intéressée de sa qualité de femme africaine exerçant la prostitution, et avaient ainsi, en violation de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 3, manqué à l’obligation qui leur incombait de prendre toutes les mesures possibles pour rechercher si une attitude discriminatoire avait pu ou non jouer un rôle dans les événements en cause. La tierce partie ajoute qu’en l’affaire Grigoryan et Sergeyeva c. Ukraine (no 63409/11, 28 mars 2017), la Cour a conclu à la violation de l’article 14 combiné avec l’article 3 en ce que les autorités n’avaient pas pris les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles aux fins de mettre au jour les motivations raciales qui avaient présidé à l’infliction de mauvais traitements au requérant.
3. Amnesty International
87. Amnesty International explique qu’en cas de discrimination indirecte, la discrimination peut être prouvée au moyen de données statistiques ou d’autres éléments de preuve. La partie intervenante indique que la Cour a établi que la charge de la preuve incombe à l’État lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 83, CEDH 2015) ; or, affirme‑t‑elle, les données sur le recours au profilage racial sont généralement connues des seules autorités. Amnesty International ajoute que la Cour a jugé que lorsque, face à des actes de violence commis par des agents de l’État, les autorités sont restées en défaut de prendre les mesures d’enquête et d’investigation qui s’imposaient à elles et de tenir compte d’éléments indiquant qu’il y avait peut-être eu discrimination, elle pouvait, lors de l’examen des griefs formulés au titre de l’article 14 de la Convention, tirer des conclusions négatives ou déplacer la charge de la preuve pour la faire peser sur le gouvernement défendeur (Natchova et autres, précité, § 128).
88. La tierce partie avance enfin que face à des allégations de violence à caractère raciste, les États ont l’obligation de prendre toutes les mesures raisonnables pour découvrir s’il existait une motivation raciste et pour établir si des sentiments de haine ou des préjugés fondés sur l’origine ethnique ont joué un rôle dans les événements en cause. Elle renvoie à cet égard, entre autres, à l’arrêt Natchova et autres précité (§ 160).
c) Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
89. Renvoyant aux principes généraux pertinents en la matière tels qu’ils ont été rappelés dans les affaires Basu (§§ 31-35) et Muhammad (§§ 64-68) précitées, la Cour estime opportun de souligner ce qui suit.
90. Le fait de traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables constitue une discrimination (Timichev, précité, § 56, et Willis c. Royaume-Uni, no 36042/97, § 48, CEDH 2002-IV). La discrimination raciale est une forme de discrimination particulièrement odieuse qui, compte tenu de la dangerosité de ses conséquences, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. Celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme et renforcer ainsi la conception démocratique de la société, dans laquelle la diversité ne doit pas être perçue comme une menace, mais comme une richesse (Timichev, précité, § 56, et Natchova et autres, précité, § 145).
91. Il ressort des principes pertinents que lorsque les autorités d’un État sont saisies d’un grief défendable selon lequel une personne a été visée par un agent public pour des motifs de race et qu’il est établi que les faits litigieux relèvent du champ d’application de l’article 8, elles ont l’obligation, en vertu de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, de rechercher si un lien peut être établi entre les attitudes racistes alléguées et l’acte litigieux. Une telle obligation est essentielle pour éviter que la protection contre la discrimination raciale ne devienne théorique ou illusoire, assurer une protection effective contre la stigmatisation des personnes concernées et prévenir la diffusion des attitudes xénophobes (Basu, précité, § 35). Ladite obligation doit également permettre à l’intéressé de démontrer, sans être confronté à des obstacles procéduraux insurmontables, que l’acte litigieux est intervenu en excès ou abus de pouvoir (voir, mutatis mutandis, Gillan et Quinton, précité, § 80).
92. Enfin, la Cour a également observé que les juridictions internes doivent motiver leurs décisions de manière suffisamment circonstanciée, afin notamment de lui permettre d’assurer le contrôle européen qui lui est confié (voir, mutatis mutandis, I.M. c. Suisse, no 23887/16, § 72, 9 avril 2019, et X c. Lettonie [GC], no 27853/09, § 107, CEDH 2013). Un raisonnement insuffisant des juridictions internes, sans véritable mise en balance des intérêts en présence, est contraire aux exigences de l’article 8 de la Convention (Platini c. Suisse (déc.), no 526/18, § 61, 5 mars 2020). Ces principes, élaborés en particulier sur le terrain de l’article 8, s’appliquent également, mutatis mutandis, à l’article 14 de la Convention (voir, dans ce sens, Danilenkov et autres c. Russie, no 67336/01, § 124, CEDH 2009 (extraits)).
2. Application des principes susmentionnés au cas d’espèce
α) Remarques préliminaires
93. La Cour estime d’emblée utile de mettre en exergue la différence majeure entre la présente espèce et les affaires Basu et Muhammad précitées. Cette différence tient à ce que dans ces deux affaires, les requérants avaient engagé eux-mêmes des procédures pénales et administratives contre les autorités, alors que dans le cas d’espèce le requérant se plaint d’un traitement discriminatoire dans le cadre de la procédure pénale menée contre lui et s’est vu obligé de déclencher une procédure administrative en déclaration d’illicéité du contrôle litigieux (paragraphe 19 ci-dessus) à la suite de sa condamnation pour refus d’obtempérer prononcée le 16 mars 2015 (paragraphe 9 ci-dessus).
94. À la lumière des principes pertinents rappelés ci-dessus et eu égard à la conclusion du tribunal administratif selon laquelle le contrôle subi par le requérant n’était justifié par aucune raison objective (paragraphe 28 ci‑dessus), la Cour estime que les autorités compétentes avaient l’obligation de rechercher si le contrôle d’identité et la fouille auxquels le requérant avait été soumis avaient ou non une motivation raciste.
95. La Cour observe enfin que le requérant soulève plusieurs griefs qui se rapportent à l’établissement des faits et à l’administration des preuves par les autorités compétentes du canton de Zurich. Elle considère qu’il n’est pas indispensable de donner une réponse définitive à ces griefs et estime qu’il est opportun de concentrer son examen sur la question de savoir si, dans le cadre des recours du requérant contre sa condamnation pénale et en constatation d’illicéité du contrôle, les tribunaux compétents ont dûment examiné l’allégation de profilage racial et s’ils ont rendu des décisions suffisamment motivées à cet égard (Muhammad, § 75).
β) La procédure pénale (requête no 43868/18)
96. En ce qui concerne tout d’abord la procédure pénale, la Cour note que le tribunal d’arrondissement, dans son jugement du 7 novembre 2016, s’est contenté de dire que rien ne permettait d’établir que la couleur de peau du requérant eût été déterminante dans la décision prise par l’agent de police d’effectuer un contrôle d’identité. Elle observe par ailleurs que sur recours du requérant, le tribunal cantonal a jugé que les moyens de preuve disponibles, en particulier les dépositions de A. et du requérant, ne fournissaient pas d’éléments propres à indiquer que le contrôle eût été effectué pour des motifs manifestement discriminatoires, et qu’il a ajouté que le déroulement du contrôle ne faisait apparaître aucun élément donnant à penser qu’il eût été de nature chicanière ou discriminatoire. Elle note, en outre, que par un arrêt du 7 mars 2018, le Tribunal fédéral s’est contenté, pour confirmer la condamnation du requérant, de conclure que l’appréciation de l’instance inférieure n’était pas arbitraire. La Cour estime, en somme, que l’allégation de profilage racial formulée par le requérant n’a pas fait l’objet d’un contrôle approfondi de la part des tribunaux pénaux internes. Elle note, enfin, que le tribunal d’arrondissement, loin de se livrer à une instruction séparée des allégations crédibles de profilage racial formulées par l’intéressé, a entièrement imposé à celui-ci la charge de prouver qu’il avait subi un traitement discriminatoire.
97. La Cour observe également qu’il ressort de la pratique interne pertinente (paragraphe 40 ci-dessus) que le seul cas où il n’existe pas l’obligation de donner suite à une injonction policière est celui où l’injonction en question est frappée de nullité. Elle note que conformément à la théorie dite de l’évidence (Evidenztheorie), une injonction est nulle en cas de vice grave, manifeste ou du moins facilement décelable. Elle observe qu’il ressort de la jurisprudence du Tribunal fédéral qu’une injonction peut, selon les circonstances de l’espèce considérée, être frappée de nullité à raison de vices de procédure ou de forme particulièrement graves, mais que des vices entachant le contenu de l’injonction ne conduisent que très exceptionnellement à la nullité de cette dernière. La Cour estime que dans ces conditions, la contrariété d’une injonction avec la Convention ne peut généralement être considérée comme un motif de nullité, si bien qu’en l’espèce, la question de savoir si le contrôle litigieux se fondait sur un motif discriminatoire ou plus particulièrement raciste échappait au contrôle des tribunaux.
98. Concernant enfin l’argument du Tribunal fédéral selon lequel le grief de profilage racial et de motivation discriminatoire du contrôle litigieux reposait sur un état de fait différent de celui dont la première instance avait jugé qu’il n’était pas arbitraire, la Cour le juge trop formaliste. Elle souligne au demeurant que l’instance inférieure avait pour sa part abordé, fût-ce très brièvement, l’allégation de discrimination raciale (paragraphe 16 ci-dessus).
γ) La procédure administrative (requête no 25883/21)
99. En ce qui concerne la procédure administrative, la Cour rappelle que les trois autorités administratives du canton de Zurich saisies par le requérant ont toutes rejeté sa demande en constatation d’illicéité du contrôle au motif qu’elles étaient liées par les faits déclarés établis par les autorités pénales (paragraphes 23, 25 et 26 ci-dessus).
100. Elle observe par ailleurs que le tribunal administratif, annulant sur recours du requérant les décisions des instances inférieures, a conclu à l’illicéité du contrôle du 5 février 2015, considérant que celui-ci ne pouvait être justifié même dans l’hypothèse où il aurait trouvé son origine dans le détournement du regard du requérant (paragraphe 28 ci-dessus). Elle note encore que le tribunal administratif a estimé qu’étant donné que le contrôle s’avérait ainsi illicite quelle que soit l’hypothèse retenue à cet égard, la question de savoir si la couleur de peau du requérant avait joué un rôle déterminant dans la décision de l’agent de police de soumettre l’intéressé à un contrôle restait ouverte.
101. Elle relève enfin que le Tribunal fédéral, saisi d’un recours du requérant, a estimé que l’intéressé n’avait pas un intérêt digne de protection à l’annulation ou à la modification de la décision attaquée et n’avait, en conséquence, pas qualité pour former un recours. Il en résulte, note la Cour, que la haute juridiction suisse est restée elle aussi en défaut d’examiner l’allégation de profilage racial.
δ) Conclusion
102. Compte tenu de ce qui précède et notamment des circonstances concrètes du contrôle d’identité et du lieu – la gare de Zurich – où le requérant l’a subi, la Cour estime qu’a été atteint le seuil de gravité requis pour la mise en jeu du droit au respect de la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention (paragraphe 71 ci-dessus) et que le requérant peut se prévaloir d’un grief défendable de discrimination fondée sur sa couleur de peau. Il s’ensuit que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 s’applique au cas d’espèce. Sur le fond, la Cour estime que ce grief n’a fait l’objet d’un examen effectif ni par les tribunaux administratifs ni par les tribunaux pénaux (voir, a contrario, l’arrêt Muhammad précité, § 75).
103. Par conséquent, il y a eu violation procédurale de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 quant à l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans le contrôle d’identité subi par le requérant.
2. Volet matériel : sur le caractère prétendument discriminatoire du contrôle d’identité
a) Thèses des parties
1. Le requérant
104. Le requérant avance que, d’après la jurisprudence de la Cour telle que reflétée notamment par l’arrêt Natchova et autres précité (§ 157), lorsque les faits ne peuvent être établis que par les autorités de l’État, c’est à ce dernier qu’incombe la charge de la preuve, et c’est lui aussi qui doit subir le désavantage de l’absence éventuelle d’éléments de preuve. Il estime que cette règle trouvait à s’appliquer en l’espèce. En effet, argue-t-il, seul l’État pouvait ordonner une nouvelle audition des policiers, recueillir les données statistiques pertinentes ou verser au dossier les documents relatifs aux critères de formation ou d’instruction des policiers, mais il n’en a rien fait. Le requérant ajoute qu’en principe, c’est à l’État de prouver la légitimité des ingérences dans l’exercice des droits fondamentaux. Il explique qu’en pareille matière des ajustements sont prévus en ce qui concerne le critère de la preuve, répète que la charge de la preuve doit être renversée, et formule ainsi la règle établie selon lui par la jurisprudence de la Cour : s’il y a un commencement de preuve d’une discrimination dans l’exercice de la force publique, il appartient à l’État de prouver que ses actions ne sont pas discriminatoires. Il soutient que la doctrine et la jurisprudence d’autres États en matière de profilage racial corroborent cette thèse, et conclut qu’en tout état de cause, la charge de la preuve incombe à l’État dès lors qu’une différence de traitement est démontrée.
105. Le requérant argue par ailleurs que même lorsqu’il n’est pas fait explicitement mention d’une caractéristique protégée à titre de motif pour un contrôle ou qu’il est impossible de démontrer une différence de traitement par rapport à un groupe de référence précis, l’existence d’un lien avec une caractéristique protégée peut néanmoins ressortir du contrôle lui-même, des circonstances dans lesquelles il a eu lieu, d’une pratique générale en la matière, de données statistiques, ou encore d’éléments relatifs à la formation des agents de police. Le requérant explique qu’est également discriminatoire un contrôle motivé par une attitude négative de la personne visée, par des raisons de police illusoires ou par un soupçon d’infraction insuffisamment plausible.
106. Le requérant estime que la simple affirmation selon laquelle d’autres personnes ont également été contrôlées le même jour que lui ne suffit pas à réfuter son allégation de différence de traitement. Il explique à cet égard non seulement qu’il n’y a aucune preuve que des tiers aient été contrôlés, mais aussi que la circonstance éventuelle que des contrôles auraient alors été effectués pour d’autres motifs que ceux pour lesquels il a été lui-même visé par une telle mesure ne permettrait nullement de déterminer s’il a ainsi subi ou non un traitement inégal. Au demeurant, ajoute-t-il, son allégation plausible selon laquelle les autres voyageurs n’ont pas été contrôlés n’a jamais été contestée ou réfutée ; or il appartenait selon lui aux autorités étatiques de présenter des preuves contraires, ce qu’elles n’auraient pas fait, voire auraient à plusieurs reprises refusé de faire. Le requérant en conclut qu’il y a des indices d’une différence de traitement le jour du contrôle et que, partant, la charge de la preuve doit être renversée.
107. Quant au fait qu’il ait détourné les yeux, le requérant argue que ce n’était pas un motif de contrôle suffisant et ajoute que ce point a été confirmé par les autorités judiciaires nationales. En effet, explique-t-il, ce mouvement des yeux est un comportement humain involontaire que l’on peut observer chez quiconque se retrouve – comme c’est le cas d’un voyageur croisant des policiers dans une gare – en face de personnes inconnues. Selon le requérant, ce motif doit dès lors être considéré comme un prétexte. Cette conclusion ne se trouverait en rien modifiée par les arguments du Gouvernement consistant à rappeler que le policier – qui aurait à bon droit considéré qu’un détournement du regard constituait un motif de contrôle suffisant – a déclaré n’avoir eu aucune intention raciste. L’intention raciste ne serait en effet pas nécessaire pour que la discrimination soit établie. Il serait notoire que dans des situations qui exigent une action rapide, il entre une part d’instinct dans la décision qu’un policier est amené à prendre, et que cette décision peut en conséquence reposer sur des préjugés inconscients. Le fait serait particulièrement vrai de policiers qui n’ont pas été spécifiquement formés sur ce type de biais.
108. Le requérant s’inscrit également en faux contre l’argument selon lequel le lieu du contrôle devrait être pris en compte. Il soutient qu’un tel raisonnement va à l’encontre de la position du Gouvernement selon laquelle le comportement individuel du requérant était seul décisif. Il estime que l’argument que le Gouvernement et l’agent de police concerné tirent de ce que les atteintes à la loi sur les étrangers seraient particulièrement fréquentes dans une gare comme celle de Zurich est peu convaincant. Un tel argument n’expliquerait pas pourquoi il a été visé par un contrôle d’identité, et les autres voyageurs non. Le requérant renvoie à des publications scientifiques selon lesquelles, d’après lui, lorsque les auteurs d’une telle mesure de contrôle mentionnent une potentielle violation du droit des étrangers, on peut voir dans pareille mention une indication que la mesure en question est motivée par la couleur de peau de la personne qu’elle vise. L’allusion à la loi sur les étrangers indiquerait ainsi que le policier percevait le requérant – de nationalité suisse – comme un étranger ou comme un résident illégal au motif qu’il avait la peau foncée. Un tel raisonnement rappellerait la raison avancée par le policier dans l’affaire Williams Lecraft c. Espagne – traitée par le Comité des droits de l’homme des Nations unies (paragraphe 47 ci‑dessus) – pour justifier le contrôle d’identité qu’il avait effectué, à savoir qu’il devait contrôler les personnes « de couleur », parce que beaucoup d’entre elles n’avaient pas de permis de résidence.
109. Enfin, le requérant voit dans le manque de coopération de l’État, qui se serait montré réticent à fournir des indications sur la formation des agents de police relativement à la prévention des préjugés raciaux en justifiant sa réserve par la nécessité de préserver le secret des tactiques policières, ainsi que dans le refus du policier de répondre à des questions portant sur ce sujet, une indication que les tactiques de contrôle de la police sont fondées sur le principe du profilage racial.
2. Le Gouvernement
110. Le Gouvernement estime que la discrimination alléguée est de nature directe. Il s’inscrit en faux contre le raisonnement du requérant consistant à prétendre qu’il a été victime d’une discrimination indirecte et à revendiquer en conséquence un allégement en sa faveur de la charge de la preuve. Il argue à cet égard qu’une discrimination indirecte supposerait que la mise en œuvre du critère légal neutre applicable au contrôle de personnes – à savoir la suspicion d’un comportement illicite – conduise en elle-même à ce que les personnes à la peau foncée soient davantage contrôlées que les personnes à la peau claire. Or, selon le Gouvernement, tel n’est pas le cas. Par ailleurs, le requérant n’aurait fourni aucun élément de preuve susceptible de faire naître une présomption de discrimination indirecte de nature à entraîner un allégement de la charge de la preuve, si bien que ce serait à lui d’établir l’existence d’une différence de traitement que le Gouvernement devrait, le cas échéant, justifier.
111. Le Gouvernement nie également que l’on ait affaire en l’espèce à une discrimination systématique qui entraînerait l’application de règles développées à seule fin de pallier la difficulté qu’il peut y avoir en pareil cas pour la partie requérante à prouver un motif discriminatoire. Il ajoute que même dans l’hypothèse où de telles règles seraient retenues, le requérant ne fournit aucune statistique à l’appui de ses allégations. Il estime, en effet, que ce n’est pas à lui mais au requérant de présenter de telles données. Quant au refus opposé par les autorités à la demande du requérant sollicitant la communication du matériel pédagogique relatif à la formation des policiers, le Gouvernement le justifie par l’intérêt qu’il y a pour la police à ne pas divulguer ses tactiques. Au demeurant, il n’aurait pas été possible d’en tirer des conclusions décisives quant au comportement des agents de police sur le terrain.
112. Le Gouvernement affirme qu’il ressort des faits établis par les instances nationales que différentes personnes ont été contrôlées le même jour que le requérant sur la base d’éléments indépendants de leur couleur de peau. Il rejette dès lors l’hypothèse que le requérant aurait subi une différence de traitement contraire à l’article 14 de la Convention. Il répète, en renvoyant là aussi aux faits retenus par les instances nationales, que le requérant a été contrôlé en raison de son comportement et que la couleur de sa peau n’a pas été déterminante dans la décision de le soumettre à un contrôle d’identité. Il explique que la gare de Zurich est un lieu où la délinquance, notamment celle qui est liée à des infractions à la loi sur les étrangers, est plus forte qu’ailleurs, et qu’il est compréhensible, dans de telles circonstances, que le policier auteur du contrôle ait estimé que le fait de détourner le regard fût suspect. Il argue que la mention par le policier de la couleur de peau du requérant dans le rapport de police et lors de l’audition subséquente n’était qu’un élément descriptif et n’indiquait nullement qu’une motivation raciale eût conduit l’agent de police à prendre la décision de soumettre l’intéressé à un contrôle. Il estime qu’en l’absence d’indications concrètes selon lesquelles des préjugés inconscients auraient été à l’œuvre, on ne saurait conclure que les faits de l’espèce aient relevé d’un profilage racial.
113. Le Gouvernement affirme également que la ville de Zurich a adopté des mesures efficaces en matière de prévention du profilage racial. Il explique que dès avant le contrôle dont il s’agit en l’espèce, l’office de médiation de la ville de Zurich s’était attelé à ce problème. Cette institution aurait ainsi organisé en 2010 des entretiens à ce sujet avec des responsables de la police municipale et mis en place une « table ronde racisme » réunissant deux fois par an des membres de la police municipale et des représentants d’organisations concernées. À la suite du contrôle du requérant, le conseil municipal de la ville de Zurich aurait demandé à l’exécutif communal de réfléchir à la question de savoir comment la police municipale pouvait empêcher la réalisation de contrôles fondés sur un profilage racial. La police municipale aurait également procédé à une analyse interne de sa pratique et établi ainsi que le profilage racial était abordé dans l’ensemble de la formation des agents de police. Enfin, elle aurait intégré le thème du profilage racial dans différents processus et groupes de travail, adopté des mesures d’enregistrement des contrôles de personnes et de traitement statistique des données correspondantes, mis en place un « diversity management » et adapté son règlement de service en fonction des recommandations en matière de profilage racial du Centre suisse de compétence pour les droits humains.
b) Observations des parties intervenantes
1. La Défenseure française des droits
114. La Défenseure française des droits rappelle que les contrôles d’identité effectués de manière discriminatoire sont contraires à la Convention et peuvent engager la responsabilité de l’État. Elle évoque l’affaire Gillan et Quinton (arrêt précité, §§ 57, 63 et 65), où la Cour a jugé que l’interpellation et la fouille effectuées par la police constituaient une privation de liberté et une immixtion dans la vie privée du requérant, et que le caractère public de la fouille pouvait dans certains cas aggraver l’ingérence du fait de l’humiliation et de la gêne qui en résultent. Elle se réfère également à l’arrêt Lingurar c. Roumanie ((comité), no 48474/14, § 76, 16 avril 2019) par lequel, indique-t-elle, la Cour a condamné sous l’angle des articles 3 et 14 le profilage ethnique de membres de la communauté rom opéré par la police, laquelle associait automatiquement l’appartenance à cette communauté à un comportement criminel.
115. La Défenseure des droits estime que l’État a des obligations positives matérielles de lutte et de prévention contre la discrimination raciale, parmi lesquelles l’encadrement législatif du pouvoir d’interpellation conféré à la police. Elle renvoie à cet égard à l’arrêt Gillan et Quinton, précité, dans lequel, indique-t-elle, la Cour a rappelé que ce pouvoir doit être entouré de garanties légales suffisantes pour permettre de protéger les individus contre le risque d’abus et d’arbitraire inhérent à une situation où les agents de police sont libres de fonder sur leur intuition professionnelle ou sur un simple pressentiment la décision qu’ils prennent de soumettre un individu à un contrôle. Selon la Défenseure des droits, la Cour a alors jugé qu’un tel risque d’abus était démontré par les statistiques, qui faisaient état d’un usage disproportionné du pouvoir d’interpellation contre les personnes de couleur noire ou d’origine asiatique.
116. Enfin, la Défenseure des droits indique que l’ECRI a spécifiquement recommandé de mettre en place un système d’enregistrement des contrôles afin de permettre aux individus de montrer la fréquence des contrôles auxquels ils sont soumis et de repérer d’éventuelles formes de discrimination raciale. Selon l’ECRI, précise la Défenseure des droits, un tel dispositif de suivi et d’analyse de la pratique policière permettrait de mieux connaître le phénomène de profilage racial, de le mesurer et de le combattre.
2. Open Society Justice Initiative
117. Open Society Justice Initiative suit le même raisonnement et rappelle les mêmes sources jurisprudentielles que la Défenseure française des droits. La partie intervenante ajoute que la Cour a jugé dans l’affaire Timichev (arrêt précité, § 58) qu’aucune différence de traitement fondée exclusivement ou de manière déterminante sur l’origine ethnique d’une personne ne peut passer pour objectivement justifiée. Elle expose également que plusieurs tribunaux nationaux en Europe ont eu l’occasion de juger discriminatoires l’arrestation ou le contrôle d’une personne sur la base de son origine ethnique. Elle cite à titre d’exemple deux arrêts allemands, rendus respectivement en 2012 et en 2016, par lesquels, explique-t-elle, la cour administrative supérieure de Rhénanie-Palatinat a jugé discriminatoire le contrôle subi à bord d’un train par un homme à la peau foncée, fondant sa décision sur le fait qu’elle ne pouvait être convaincue que la couleur de peau n’eût pas constitué le motif ou l’un des motifs du contrôle en question (Oberverwaltungsgericht Rheinland-Pfalz, jugements no 7 A 10532/12.OVG du 29 octobre 2012 et no 7 A 11108/14.OVG du 21 avril 2016).
118. Open Society Justice Initiative indique également que le Code européen d’éthique de la police prévoit que les investigations policières doivent au moins être fondées sur des soupçons raisonnables qu’une infraction a été commise ou va l’être. À titre corollaire, la partie intervenante expose que la Cour a considéré qu’un « soupçon raisonnable » présuppose l’existence de faits ou renseignements propres à persuader un observateur objectif que la personne contrôlée peut avoir accompli l’infraction (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182), et que ne peut être considéré comme « raisonnable » au regard de cette exigence un soupçon fondé sur des stéréotypes ou des généralisations, la Cour incluant dans ce type de motifs l’idée selon laquelle certains groupes seraient plus susceptibles que d’autres d’avoir une activité criminelle.
119. Enfin, Open Society Justice Initiative propose plusieurs mesures que les États parties pourraient prendre pour satisfaire à l’obligation positive qui leur incombe au regard de la Convention de combattre le racisme, parmi lesquelles la surveillance des activités policières, y compris la collecte des données y afférentes, et l’adoption de mesures d’interdiction et de prévention du profilage racial.
3. Amnesty International
120. Amnesty International renvoie, pour ce qui est de la situation de la Suisse en matière de profilage racial, aux éléments suivants. Elle indique qu’en 2007, elle a publié sur le thème des pratiques policières en Suisse un rapport qui, explique-t-elle, a ouvert le débat sur le profilage racial dans le pays. Selon Amnesty International, le rapport en question faisait état d’attitudes racistes de la part de certains agents de police à l’égard de personnes soumises à des contrôles d’identité et indiquait que le profilage racial était pratiqué. Il aurait par ailleurs été établi dans ce rapport que le nombre des contrôles d’identité visant les personnes d’origine étrangère réelle ou présumée avait augmenté dans divers cantons à la suite du durcissement des lois et politiques en matière d’asile et de migration. L’organisation affirme que ces questions ne sont toujours pas abordées par les autorités et que des pratiques contestables persistent. Des témoignages de victimes de profilage racial auraient ainsi été récemment publiés dans la presse et dans des travaux de recherche. Par ailleurs, un formateur de la police suisse et conseiller du gouvernement aurait déclaré dans la presse qu’environ 20 % des contrôles d’identité effectués par la police ne reposent sur aucun critère objectif.
121. Il s’ensuit, selon l’organisation, que le profilage racial n’a pas été reconnu comme un problème sérieux par les autorités suisses, et qu’en conséquence le phénomène n’est pas traité de manière adéquate. Malgré les pressions répétées des parlementaires, le Conseil fédéral suisse aurait ainsi refusé que les pratiques des gardes-frontières et des corps de police fassent l’objet d’un examen qui aurait permis d’établir l’existence de la pratique du profilage racial, de déterminer l’ampleur du phénomène et d’évaluer l’efficacité des mesures de prévention en place. Amnesty International explique que lorsque les autorités et les policiers admettent l’existence de cas de profilage racial, ils considèrent ceux-ci comme le résultat de fautes individuelles ou de stéréotypes inconscients chez certains agents de police et ne reconnaissent pas que le profilage ethnique est un problème institutionnel.
122. Amnesty International soutient également qu’il n’existe pas de cadre juridique clair imposant des limites à la réalisation des contrôles d’identité. Selon l’organisation, l’article 215 du CPP (paragraphe 34 ci-dessus) autorise à pratiquer des contrôles de personnes en l’absence de soupçon concret. De plus, il n’existerait pas de statistiques relatives au profilage racial en Suisse et l’État semblerait peu disposé à collecter des données sur cette question. En raison de l’absence d’un système de surveillance uniforme apte à fournir des données dans différents domaines, y compris des données désagrégées susceptibles de révéler des pratiques policières discriminatoires, on en saurait trop peu sur l’ampleur du phénomène du profilage racial en Suisse.
123. Par ailleurs, Amnesty International soutient que l’accès à la justice des victimes de violations des droits de l’homme de la part de la police est souvent entravé par le manque d’informations à cet égard, par la durée et les coûts prohibitifs des procédures pénales et administratives, par la nature psychologiquement éprouvante des procédures judiciaires, par le risque qu’il y a pour les victimes de subir de nouvelles discriminations et par la situation vulnérable des ressortissants étrangers sans statut légal. L’organisation ajoute que la police répond souvent aux plaintes pénales déposées par les victimes présumées de violations des droits de l’homme par le recours à des contre-accusations du chef de « violence et menaces à l’encontre des agents » ou d’infractions similaires.
c) L’appréciation de la Cour
124. La Cour rappelle d’emblée que les États ont l’obligation positive d’assurer la jouissance effective des droits et libertés garantis par la Convention, et que cette obligation revêt une importance particulière pour les personnes qui appartiennent à des minorités, étant donné qu’elles sont plus exposées aux brimades (Beizaras et Levickas, précité, § 108). Une telle obligation revêt donc une importance accrue dans une affaire qui met en jeu l’article 14 de la Convention, lequel consacre l’interdiction de la discrimination.
125. La Cour a déjà eu l’occasion de dire dans d’autres domaines que l’obligation positive la plus fondamentale imposée aux États consiste à mettre en place un cadre juridique et administratif qui leur permette de remplir leurs devoirs au regard de la Convention. En matière de violence domestique, par exemple, la Cour a observé, sur le terrain du droit à la vie protégé par l’article 2 de la Convention, que les États parties ont l’obligation positive de mettre en place et d’appliquer de manière effective un système réprimant toutes les formes de violence familiale et offrant aux victimes des garanties suffisantes (Opuz c. Turquie, no 33401/02, §§ 128 et 145, CEDH 2009).
126. Dans des circonstances très différentes, la Cour a considéré que le droit national réglementant les opérations de police doit offrir un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de force et même contre les accidents évitables (Natchova et autres, précité, § 97). Les policiers ne doivent pas être dans le flou lorsqu’ils exercent leurs fonctions : un cadre juridique et administratif doit définir les conditions limitées dans lesquelles les responsables de l’application des lois peuvent recourir à la force et faire usage d’armes à feu, compte tenu des normes internationales élaborées en la matière (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, §§ 58-59, CEDH 2004-XI). La Cour réitère également que les représentants de la loi doivent être formés de manière adéquate pour être à même d’apprécier s’il est ou non absolument nécessaire d’utiliser les armes à feu (Natchova et autres, précité, § 97).
127. S’agissant plus précisément du profilage racial, le Comité des Nations unies pour l’élimination de la discrimination raciale, dans sa Recommandation générale no 36 du 17 décembre 2020 (paragraphe 43 ci‑dessus), a précisé que les États parties ont l’obligation de prendre activement des mesures pour mettre fin à la discrimination qui provient de leurs lois, de leurs politiques et de leurs institutions et qu’ils doivent également veiller à disposer dans leur ordre juridique interne de mécanismes appropriés et efficaces qui permettent de dénoncer les cas de profilage racial et de mettre fin à cette pratique. Il a également déclaré qu’il est primordial que les représentants de la loi soient correctement informés de leurs obligations et sachent comment éviter de se livrer à des pratiques de profilage racial.
128. En ce qui concerne plus précisément l’État défendeur en l’espèce, ledit Comité, dans ses observations finales du 27 décembre 2021 relatives au rapport de la Suisse, a considéré que la formation des agents de police suisses était insuffisante à prévenir de manière effective tout racisme et tout profilage racial de leur part (paragraphe 45 ci‑dessus).
129. Par ailleurs, dans son rapport sur la Suisse adopté le 10 décembre 2019 et publié le 19 mars 2020, l’ECRI a recommandé de former davantage la police à la question du profilage racial et à l’utilisation du « standard de soupçon raisonnable ». Elle a par ailleurs recommandé vivement la création d’un organe, indépendant de la police et du ministère public, chargé d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale et de comportements abusifs à motivation raciste de la part de la police (paragraphe 54 ci-dessus).
130. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le défaut d’un cadre juridique et administratif suffisant est susceptible de donner lieu à des contrôles d’identité discriminatoires.
131. La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente, sans justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 175, CEDH 2007-IV). Les principes généraux applicables en la matière ont par ailleurs été exposés, entre autres, dans l’affaire Muhammad (arrêt précité, §§ 92-94).
132. En ce qui concerne plus spécifiquement la charge de la preuve en pareille matière, la Cour a déjà dit que, quand un requérant a établi l’existence d’une différence de traitement, il incombe au Gouvernement de démontrer que cette différence de traitement était justifiée (voir, par exemple, D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 177). Quant aux moyens de preuve susceptibles de constituer un tel commencement de preuve et, partant, de transférer la charge de la preuve à l’État défendeur, la Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, la preuve peut ainsi résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants. En outre, le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (ibidem, § 178).
133. Quant à la question de savoir si les données statistiques peuvent être considérées comme un moyen de preuve dans les affaires de discrimination où les faits litigieux résultent d’une différence dans l’effet d’une mesure générale ou d’une situation de fait, la Cour s’appuie largement sur les statistiques produites par les parties pour établir l’existence d’une différence de traitement entre deux groupes (par exemple les hommes et les femmes) qui se trouvent dans une situation similaire (Zarb Adami c. Malte, no 17209/02, §§ 77-78, CEDH 2006-VIII, et D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 180). Par ailleurs, elle peut aussi prendre en compte les rapports des organes de contrôle indépendants nationaux et internationaux qui se sont penchés sur la question pertinente (D.H. et autres c. République tchèque, précité, § 191). Enfin, la Cour rappelle que, dans certaines circonstances, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas du décès d’une personne soumise à leur contrôle pendant une garde à vue, on peut considérer que la charge de la preuve pèse sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante notamment quant aux causes du décès de la personne détenue (Natchova et autres, précité, § 157, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII).
134. La Cour n’ignore pas que, dans l’affaire Basu (précitée, § 38), la chambre compétente, après avoir conclu à une violation de l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires avaient pu jouer un rôle pour le contrôle d’identité de l’intéressé, s’est déclarée incapable d’examiner la question de savoir si le requérant avait été soumis au contrôle d’identité pour le motif de ses origines ethniques. Elle estime cependant que la présente espèce se distingue de ladite affaire au moins sur un point décisif, apte à justifier qu’en l’occurrence l’examen de cette question se poursuive. Ce point est le suivant : en la présente espèce, le tribunal administratif, dans son arrêt du 1er octobre 2020 (paragraphe 28 ci-dessus), est parvenu à la conclusion que le contrôle subi par le requérant, pour autant qu’il reposait sur les motifs avancés par le policier qui l’avait effectué (paragraphe 5 ci-dessus), était illicite et ne pouvait pas être justifié par des raisons objectives. La Cour en déduit qu’en l’absence d’un motif valable pour ledit contrôle, il existe dans le cas d’espèce une forte présomption en faveur de la thèse selon laquelle le contrôle d’identité – fouille comprise – dont le requérant se plaint devant la Cour a été effectué pour des motifs discriminatoires. Le Gouvernement n’a pas invoqué devant la Cour d’éléments susceptibles de réfuter cette présomption dans le cas concret. Certes, il soutient que le requérant n’est pas la seule personne à avoir été contrôlée ce jour-là, mais il ne précise pas combien d’autres personnes auraient subi un tel contrôle ni ne fournit d’autres détails pertinents à cet égard. Or seul l’État défendeur peut produire des éléments de cette nature, et aucune explication propre à justifier en l’occurrence le défaut de production de telles preuves n’a été avancée par le Gouvernement en l’espèce. Dès lors, l’argument du Gouvernement s’avère trop vague pour que la Cour puisse le juger apte à réfuter la présomption de traitement discriminatoire.
135. La Cour rappelle également que certains rapports d’instances internationales consacrées à la défense des droits de l’homme font état de cas de profilage racial par la police en Suisse (paragraphes 45 et 54 ci-dessus), constat confirmé par ailleurs par les observations de certaines parties intervenantes, en particulier par celles d’Amnesty International (paragraphes 121 et 122 ci-dessus). Considérées dans leur ensemble, ces affirmations sont susceptibles de renforcer la présomption réfutable selon laquelle le requérant a subi un traitement discriminatoire (voir, a contrario, Natchova et autres, précité, § 157). De son côté, le Gouvernement soutient que des données statistiques en la matière n’étaient pas disponibles à l’époque, ce que dénoncent les instances internationales et les parties intervenantes.
136. Compte tenu de ce qui précède, la Cour, bien consciente des difficultés qu’il y a pour les agents de police à décider, très rapidement et sans nécessairement disposer d’instructions internes claires, s’ils sont confrontés à une menace pour l’ordre ou la sécurité publics, conclut qu’il existe, dans le cas concret, une présomption de traitement discriminatoire à l’égard du requérant et que le Gouvernement n’est pas parvenu à la réfuter. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION (REQUÊTE No 25883/21)
137. Dans le cadre de la requête no 25883/21, le requérant se plaint également de n’avoir pas disposé d’un recours effectif lui permettant de faire examiner le grief qu’il avait formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec son article 8. Il invoque à cet égard l’article 13 de la Convention, lequel est ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
1. Sur la recevabilité
1. Thèses des parties
138. Le Gouvernement demande la Cour de déclarer ce grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
139. Le requérant s’oppose à cette thèse.
2. Appréciation de la Cour
140. La Cour relève que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de dénoncer une violation des droits et libertés consacrés par la Convention. Par conséquent, bien que les États contractants jouissent d’une certaine latitude quant à la manière d’honorer les obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours permettant à l’autorité nationale compétente de connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et d’offrir le redressement approprié (voir, par exemple, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 217, 25 juin 2019, Soering c. Royaume‑Uni, 7 juillet 1989, § 120, série A no 161, et De Tommaso c. Italie [GC], no 43395/09, § 179, 23 février 2017).
141. La Cour note d’emblée que ses constats de violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention (paragraphes 103 et 136 ci-dessus) permettent au requérant de se prévaloir d’un grief qui peut être considéré comme « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, dans ce sens, Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 138, CEDH 2004‑IV).
142. Constatant que le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention relativement à la violation alléguée de l’article 14 combiné avec l’article 8 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
143. Le requérant soutient que son grief relatif à la discrimination raciale qu’il aurait subie à raison d’un profilage racial n’a pas été examiné de manière approfondie par les tribunaux compétents.
144. Essentiellement pour les mêmes raisons que celles qui ont été développées ci-dessus sous l’angle du volet procédural de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, le Gouvernement est d’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention. Le fait que le tribunal administratif n’ait pas formellement statué sur la question de la discrimination litigieuse tiendrait à la manière dont il a formulé ses conclusions et ne saurait s’analyser en une violation du droit à un recours effectif.
2. Appréciation de la Cour
145. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 de la Convention varie en fonction de la nature du grief fondé sur la Convention, mais le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens notamment que son exercice ne doit pas être entravé d’une manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’État. Dans certaines conditions, c’est considérés dans leur ensemble que les recours offerts par le droit interne peuvent passer pour répondre aux exigences de l’article 13 (voir, entre autres, Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 218, et De Tommaso, précité, § 179).
146. Quant à la question de savoir s’il y a eu en l’espèce violation de l’article 13 relativement au grief fondé sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, la Cour rappelle que le tribunal administratif, ayant annulé sur recours du requérant les décisions des instances internes et conclu à l’illicéité du contrôle litigieux (paragraphe 28 ci-dessus), a laissé ouverte la question de savoir si la couleur de peau avait été déterminante pour le contrôle d’identité. Le Tribunal fédéral, quant à lui, a nié que le requérant eût un intérêt digne de protection à l’annulation ou à la modification de la décision attaquée et, dès lors, a jugé qu’il n’avait pas qualité pour recourir. Il s’ensuit que la haute juridiction suisse est restée elle aussi en défaut d’examiner l’allégation de profilage racial à l’aune de l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention.
147. La Cour rappelle les conclusions qu’elle a formulées sous l’angle du volet procédural de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, à savoir que le grief défendable du requérant tiré d’une discrimination fondée sur sa couleur de peau n’a pas fait l’objet d’un examen effectif de la part des tribunaux suisses. Essentiellement pour les mêmes raisons, la Cour conclut que le requérant n’a pas bénéficié devant les instances internes d’un recours effectif au travers duquel il aurait pu faire valoir son grief selon lequel il avait subi un traitement discriminatoire lors du contrôle d’identité et de la fouille qui l’avaient visé.
148. Compte tenu de ce qui précède, il y a eu, en ce qui concerne la requête no 25883/21, violation de l’article 13 de la Convention relativement au grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8.
4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
149. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
150. Le requérant ne réclame pas d’indemnité en réparation du préjudice matériel et moral qu’il estime avoir subi.
2. Frais et dépens
151. Dans le cadre de la requête no 43868/18, le requérant demande 3 450 francs suisses (CHF) au titre des frais qu’il dit avoir engagés dans les procédures internes, 14 983,50 CHF pour frais de représentation devant les instances internes et 18 914,50 CHF pour frais de représentation devant la Cour. Dans le cadre de la requête no 25883/21, il réclame 10 197 CHF pour frais de représentation devant le Tribunal fédéral et 14 327 CHF pour frais de représentation devant la Cour.
152. Le Gouvernement indique tout d’abord que le requérant n’a versé au dossier le détail des prestations concernées que pour les frais de représentation devant les autorités internes, et qu’aucune précision ni aucun justificatif n’a été fourni quant à des frais de représentation devant la Cour. Il estime qu’au vu de la pratique de la Cour, la somme réclamée à ce titre ne saurait être accordée. En ce qui concerne les frais de représentation devant les autorités internes, le Gouvernement argue que même si le requérant a joint à ses observations le détail des prestations fournies, il n’a pas présenté de facture ou d’autre document démontrant que le montant en question lui a bien été imputé et qu’il a effectivement supporté les frais en question. Il ajoute que le requérant n’a pas non plus démontré qu’il se soit acquitté lui-même des frais de procédure. Il fait observer à cet égard qu’il ressort de sources internet que le requérant a bénéficié pour les procédures menées devant les tribunaux internes du soutien financier de différentes organisations, en particulier de l’association Allianz gegen Racial Profiling, et que cette même association a mené avec succès, aux fins de la présente requête, une opération de financement participatif. Le Gouvernement ajoute que l’association a fait savoir qu’elle utiliserait le surplus d’autres collectes pour couvrir les frais de procédure encourus par le requérant. Au vu de ces éléments, et en l’absence de pièces démontrant que l’intéressé a effectivement supporté les frais en question, le Gouvernement invite la Cour à rejeter ses prétentions à ce titre.
153. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Dudgeon c. Royaume-Uni (ancien article 50), 24 février 1983, § 20, série A no 59). La Cour rappelle également que la réalité des honoraires d’un représentant est établie si le requérant les a payés ou doit les payer (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 371, 28 novembre 2017, Luedicke, Belkacem et Koç c. Allemagne (article 50), 10 mars 1980, § 15, série A no 36, et Airey c. Irlande (article 50), 6 février 1981, § 13, série A no 41). Par exemple, les honoraires d’un représentant ayant agi à titre gracieux n’ont pas réellement été déboursés (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 221, série A no 324).
154. Quant aux frais encourus dans la procédure devant elle (18 914,50 CHF), la Cour estime que, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, cette demande n’est pas assez étayée faute de justificatifs suffisants. Par ailleurs, elle prend note de l’allégation du Gouvernement selon laquelle une opération de financement participatif a été organisée en vue de couvrir les frais encourus devant les instances internes, entre autres, dans la cause du requérant. Partant, il n’est pas exclu qu’au moins une partie de ces frais ait été prise en charge par des tiers. Enfin, elle rappelle également que le requérant a été mis en bénéfice de l’assistance judiciaire à hauteur de 850 EUR (requête no 25883/21). Dès lors, la Cour rejette la demande de remboursement des frais encourus devant elle.
155. En revanche, en ce qui concerne les sommes réclamées pour les procédures internes, la Cour estime que l’information disponible sur les sites internet indiqués par le Gouvernement ne permet pas de conclure que l’opération financière organisée par des tiers ait généré assez de ressources pour couvrir l’intégralité des frais et dépens. Concernant les frais judiciaires (3 450 CHF) et de frais de représentation y afférents (14 983,50 CHF) encourus dans le cadre de la requête no 43868/18, la Cour estime que la demande est justifiée, raisonnable et détaillée. Elle alloue en conséquence au requérant les sommes en question. Quant à la somme de 10 197 CHF réclamée dans le cadre de la requête no 25883/21 au titre des frais de représentation devant le Tribunal fédéral, la Cour la juge excessive. Elle juge raisonnable d’octroyer à ce titre la somme de 4 000 CHF.
156. Compte tenu de ce qui précède, la Cour alloue au requérant un montant total de 22 433,50 CHF (soit l’équivalent d’environ 23 975 euros (EUR)) au titre des frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure interne, plus tout montant pouvant être dû par le requérant sur cette somme à titre d’impôt.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Décide de joindre la question de la compatibilité ratione materiae avec la Convention du grief de violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 au fond du grief relatif à l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans le contrôle d’identité du requérant ;
3. Déclare les requêtes recevables ;
4. Dit que l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 s’applique au cas d’espèce et qu’il y a eu violation procédurale de cette disposition quant à l’obligation de rechercher si des motifs discriminatoires ont pu jouer un rôle dans le contrôle d’identité du requérant ;
5. Dit qu’il y a eu violation matérielle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 quant à l’allégation du caractère discriminatoire du contrôle d’identité du requérant ;
6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention relativement au grief formulé par le requérant sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8 quant à la requête no 25883/21 ;
7. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 23 975 EUR (vingt-trois mille neuf cent soixante-quinze euros), à convertir en francs suisses au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président