QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE DANILEŢ c. ROUMANIE
(Requête no 16915/21)
ARRÊT
Art 10 • Liberté d’expression • Sanction disciplinaire prononcée par le Conseil supérieur de la magistrature à l’encontre d’un juge ayant publié deux messages sur sa page Facebook • Décisions des juridictions nationales rendues en l’absence d’une mise en balance des intérêts concurrents en jeu conforme aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour européenne • Existence d’une atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession de magistrat insuffisamment démontrée • Motifs non pertinents et suffisants
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
20 février 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Danileţ c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Armen Harutyunyan,
Ana Maria Guerra Martins,
Anne Louise Bormann,
Sebastian Răduleţu, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière de section,
Vu la requête (no16915/21) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Vasilică-Cristi Danileţ (« le requérant ») a saisi la Cour le 18 mars 2021 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») les griefs concernant les atteintes alléguées à la liberté d’expression du requérant et à sa réputation professionnelle,
Vu les observations communiquées par le Gouvernement et celles communiquées en réplique par le requérant, ainsi que les commentaires reçus de l’association « Forum des juges de Roumanie », que le président de la section a autorisée à se porter tiers intervenant,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 4 juillet et 17 octobre 2023, et le 16 janvier 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne les conséquences d’une sanction disciplinaire prononcée par le Conseil supérieur de la magistrature à l’encontre d’un juge qui avait publié deux messages sur sa page Facebook (article 10 de la Convention). Elle porte également sur une atteinte alléguée à la réputation professionnelle de l’intéressée (article 8 de la Convention).
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1975 et réside à Cluj-Napoca. Il a été représenté par Me N. Popescu, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O. F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.
1. les messages publiÉs par le requÉrant
4. Au moment des faits, le requérant était juge au tribunal départemental de Cluj. Il était connu pour sa participation active dans les débats sur la démocratie, l’état de droit et la justice et jouissait d’une grande notoriété au niveau national en tant qu’ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature (ci-après, « le CSM »), ancien vice-président d’une juridiction, ancien conseiller du ministre de la Justice, membre fondateur de deux organisations non gouvernementales opérant dans le domaine de la démocratie et de la justice et auteur de plusieurs articles juridiques.
5. Le 9 janvier 2019, le requérant publia sur sa page Facebook le message suivant :
« Quelqu’un a peut-être remarqué la succession d’attaques, la désorganisation et la décrédibilisation que subissent les institutions telles que la Direction générale d’informations et de protection interne, le Service roumain des renseignements, la police, la Direction nationale anticorruption, la gendarmerie, le parquet près la Haute Cour de cassation et de justice, la Haute Cour de cassation et de justice, l’armée. [Les attaques en question] ne sont pas apparues par hasard après « les abus commis par les institutions de pouvoir ». Est-ce que l’on sait ce que signifie le manque d’efficacité, pire encore serait la reprise du contrôle politique des institutions [en cause] : les services, la police, la justice, l’armée ? Et, à propos de l’armée, quelqu’un a-t-il eu l’occasion de réfléchir à l’article 118 § 1 de la Constitution qui dispose que « l’armée est exclusivement subordonnée à la volonté du peuple afin de garantir (...) la démocratie constitutionnelle » ? Que se passerait-il si un beau jour on voyait l’armée dans la rue pour défendre...la démocratie, car aujourd’hui on constate que le nombre de soutien est en baisse ? Seriez-vous surpris de réaliser que cette solution serait (...) conforme à la Constitution !? À mon avis, c’est l’arbre qui cache la forêt (...) »
6. Le 10 janvier 2019, le requérant publia, toujours sur sa page Facebook, un hyperlien menant à un article de presse intitulé « Le signal d’alarme tiré par un procureur. De nos jours, vivre en Roumanie représente un risque énorme. La ligne rouge a été franchie en ce qui concerne la justice », article qui avait été publié sur un site national d’informations. Dans un entretien qui avait fait l’objet de l’article en question, le procureur C.S. avait exprimé son point de vue à l’égard de la gestion des affaires pénales assurée par le ministère public et des difficultés rencontrées par les procureurs dans le traitement des dossiers qui leur étaient attribués. Ce deuxième message publié par le requérant fut accompagné du commentaire suivant :
« Voici un procureur qui a du sang dans les veines : il parle ouvertement de la libération des détenus dangereux, des mauvaises idées de nos gouvernants en ce qui concerne les réformes législatives, et des lynchages des magistrats ! »
7. Le premier message (paragraphe 5 ci-dessus) fut repris et commenté le lendemain par une partie des médias nationaux.
8. Le deuxième message (paragraphe 6 ci-dessus) fit également l’objet de plusieurs commentaires.
9. Le 10 janvier 2019, un porte-parole de l’inspection judiciaire informa l’inspecteur en chef L.N. du contenu des deux messages du requérant. Le même jour, l’inspection judiciaire se saisit d’office dans le cadre d’une action disciplinaire.
2. L’enquête disciplinaire devant l’inspection judiciaire
10. Le 17 janvier 2019, l’inspection judiciaire déclencha une enquête disciplinaire à l’égard du requérant pour atteinte à l’honneur et à la bonne image de la justice (article 99 a) de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs – paragraphe 28 ci-dessous). Un inspecteur judiciaire analysa le contenu du premier message du requérant (paragraphe 5 ci-dessus). Il constata que ce message avait été repris et commenté par onze médias différents et que l’intéressé suggérait que, pour défendre la démocratie, l’intervention de l’armée serait une solution conforme à la Constitution. S’agissant du deuxième message (paragraphe 6 ci-dessus), l’inspecteur judiciaire nota que le requérant, qui avait republié un article de presse, y avait ajouté des commentaires personnels, encourageant les magistrats à s’exprimer publiquement sur des questions liées au bon fonctionnement de la justice, critiquant les reformes, les « lynchages » de magistrats et les effets négatifs du recours compensatoire, tout en adhérant au contenu de l’article en question. L’inspecteur judiciaire renvoya aux dispositions du code déontologique des magistrats et considéra qu’il existait des indices selon lesquels le requérant n’avait pas respecté l’obligation de réserve, ce qui était susceptible de ternir la bonne image de la justice.
11. Le 4 février 2019, devant l’inspection judiciaire, le requérant fit tout d’abord valoir que les articles de presse ayant repris ses deux messages publiés sur sa page Facebook ne devraient pas être utilisés en tant qu’éléments de preuves, car ils ne lui étaient pas imputables. Il rappela ensuite que son premier message avait été publié dans le cadre de la désignation du chef d’état-major, donc sans aucun rapport avec ses activités judiciaires, sa réputation professionnelle ou le prestige de la justice. S’agissant de son deuxième message, il soutint que le fait d’avoir exprimé son soutien au procureur C.S. était un acte normal et confirma qu’il approuvait toujours le point de vue de celui-ci. Il demanda à l’inspection judiciaire de recueillir les témoignages de deux journalistes, d’un linguiste, d’un professeur de langue roumaine, d’un colonel (pour expliquer comment ces personnes avaient compris les messages en cause), du procureur C.S. (pour vérifier si celui-ci avait subi un préjudice à la suite de la publication des messages litigieux), d’une juge (N.G.), d’un artiste et d’un cadre universitaire (pour témoigner au sujet du niveau de probité professionnelle du requérant et du prestige de la justice avant et après les deux publications litigieuses).
12. Le 5 février 2019, l’inspection judiciaire accueillit le témoignage de la juge N.G., dans le but de déterminer le niveau de probité professionnelle du requérant et de prestige de la justice avant et après la publication des messages litigieux, et rejeta les autres témoignages au motif qu’ils n’étaient pas pertinents au vu de l’objet du litige. La juge N.G., qui avait affirmé ne pas avoir prêté beaucoup d’attention à la manière dont la presse avait présenté les allégations du requérant, déclara que le premier message litigieux était inoffensif. Elle expliqua que le requérant était « un activiste, un combattant et une personne très décidée », qui publiait beaucoup. S’agissant du deuxième message, elle affirma ne pas avoir lu. Quant à la bonne image de la justice avant et après la publication du premier message, elle dit n’avoir décelé aucun changement et précisa que ce message n’avait pas fait la une de la presse nationale.
13. Le 12 février 2019, le requérant fut entendu par un inspecteur judiciaire. Il déclara avoir l’habitude depuis 2003 de communiquer dans les médias par le biais d’émissions télévisées et depuis 2011 par la publication quotidienne de messages sur son compte Facebook dont le nombre d’abonnés s’élevait à environ 50 000. Il expliqua que le premier message s’inscrivait dans le cadre des débats que la désignation du chef d’état-major de l’armée avait suscités et avait pour but d’attirer l’attention des lecteurs sur un sujet très important. En effet, il ajouta que, comme la Constitution le prévoyait, l’armée remplissait aussi le rôle de garant de la démocratie et que par conséquent avoir un dirigeant de l’armée nommé sur des critères politiques était susceptible d’avoir des répercussions sur la vie des citoyens. Il fit ainsi référence aux événements historiques ayant eu lieu lors de la révolution de 1989. Il précisa qu’il ne s’agissait ni d’un avertissement ni d’une invitation à méconnaître la loi, mais d’un simple rappel des dispositions légales en la matière. Il ajouta que le message n’avait aucun lien avec son activité judiciaire, mais qu’il était au cœur de ses préoccupations en tant que citoyen. D’après lui, le fait que certains journalistes aient méconnu le message qu’il voulait transmettre ne lui était pas imputable et les citoyens étaient libres de déposer des commentaires sur sa page Facebook. S’agissant du deuxième message, le requérant confirma qu’il militait pour l’indépendance de la justice et qu’il soutenait toute initiative à ce sujet. Selon lui, en vertu de la liberté d’expression, il était libre de publier des messages sur sa page Facebook, dès lors qu’il ne commentait pas des affaires judiciaires pendantes ou des décisions de justice ou qu’il n’attaquait pas d’autres magistrats. Enfin, il sollicita l’audition de plusieurs personnes (magistrats, journalistes, étudiants, professeurs) qui le connaissaient et qui pouvaient témoigner au sujet de sa probité professionnelle et de l’image de la justice. L’inspection judiciaire entendit cinq juges et un greffier et rejeta les autres demandes de preuves formulées par le requérant. La majorité des personnes entendues décrivirent l’intéressé comme un juge honnête, très actif dans le domaine de l’éducation juridique des jeunes et ayant des prises de positions publiques personnelles justes.
14. Le 20 février 2019, l’inspection judicaire décida d’accueillir la saisine d’office pour atteinte à l’honneur et à la bonne image de la justice (article 99 a) de la loi no 303/2004 – paragraphe 28 ci-dessous), d’exercer l’action disciplinaire et ainsi de saisir la section disciplinaire des juges du CSM.
3. la sanction disciplinaire infligée au requérant par la section disciplinaire des juges du csm
15. Le 16 avril 2019, la section disciplinaire des juges du CSM, réunie en une formation composée de neuf juges, constata l’absence du requérant, jugea qu’il n’était plus nécessaire d’entendre à nouveau les témoins, prit acte des observations présentées par l’inspection judiciaire et reporta le prononcé de sa décision au 7 mai 2019.
16. Par une décision du 7 mai 2019, la section disciplinaire accueillit à la majorité des voix l’action disciplinaire. Elle constata que le requérant avait commis la faute disciplinaire prévue à l’article 99 a) de la loi no 303/2004, et, en vertu de l’article 100 b) de la loi no 303/2004 de la même loi (paragraphe 28 ci-dessous), ordonna la diminution de sa rémunération de 5% pendant deux mois. Pour arriver à cette conclusion, la section disciplinaire observa d’abord qu’un journal en ligne avait publié le premier message du requérant (paragraphe 5 ci-dessus) et qu’ensuite plusieurs autres médias avaient publié à leur tour des articles de presse concernant ce message. Elle constata ensuite que l’intéressé avait publié sur sa page Facebook un second message portant sur un article qui relatait un entretien accordé par le procureur C.S., accompagné d’un commentaire formulé par le requérant (paragraphe 6 ci-dessus). Elle estima que l’intéressé avait méconnu les normes de conduite imposées en général aux magistrats et avait porté préjudice au système judiciaire dans son ensemble.
17. La section disciplinaire rappela que les juges avaient le devoir de ne pas porter atteinte à la dignité de leurs fonctions ou à l’impartialité et à l’indépendance de la justice, celui de faire preuve de retenue à chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire étaient en jeu ainsi que celui d’exprimer leurs opinions d’une manière prudente afin d’éviter le risque de mettre en danger le respect et la confiance du public dans les organes judiciaires. La section disciplinaire cita à cet égard Morissens c. Belgique (no 11389/85, décision de la Commission du 3 mai 1988, Décisions et rapports 56, p. 127), Wille c. Liechtenstein ([GC], no 28396/95, CEDH 1999‑VII), et, mutatis mutandis, Özpınar c. Turquie (no 20999/04, § 68, 19 octobre 2010). Elle estima que, contrairement à la situation de fait retenue par la Cour dans l’affaire Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 168-176, 23 juin 2016), la manière dont le requérant dans la présente affaire avait présenté son point de vue était inapproprié à son statut de juge et était de nature à mettre en doute la crédibilité des institutions de l’État. Elle considéra que le requérant, en insinuant que les institutions publiques étaient contrôlées par les politiques et en proposant l’intervention de l’armée comme solution possible pour garantir la démocratie, avait méconnu l’obligation de réserve à la charge des magistrats. Quant au deuxième message litigieux, la section judiciaire retint que le langage utilisé, notamment l’expression « un procureur qui a du sang dans les veines » dépassait les limites de la décence et celles du statut de magistrat.
18. La section disciplinaire estima que, bien que le style employé fût rhétorique, le message que le requérant voulait transmettre était clair et facile à comprendre par ceux l’ayant lu et commenté. Il ne s’agissait donc pas de jugements de valeur, mais de simples allégations diffamatoires, sans arguments, de nature à remettre en cause la crédibilité des institutions de l’État. Ainsi, le but de la démarche du requérant n’était pas d’amorcer un débat sur des questions d’intérêt public ou d’importance majeure pour le système judiciaire. La section disciplinaire ajouta que le fait d’avoir choisi un réseau social pour formuler les affirmations litigieuses renforçait le souhait du requérant de divulguer ses messages à tous ceux qui avaient accès à sa page Facebook. Cela était d’ailleurs confirmé par les déclarations faites par l’intéressé devant l’inspection judiciaire (paragraphe 13 ci-dessus). La section disciplinaire estima que la ligne de défense choisie par le requérant, notamment celle visant à souligner sa prise de position en tant que simple citoyen, ne pouvait exclure sa responsabilité disciplinaire dès lors que les magistrats devaient faire preuve de modération et de prudence dans l’exercice de leur liberté d’expression tant dans l’exercice de leurs fonctions que dans leur vie privée pour éviter une perception négative du public quant à l’impartialité, à l’indépendance et au prestige de la justice. Elle considéra que la manière dont le requérant avait choisi d’aborder la question de la prolongation du mandat du chef d’état-major de l’armée et de commenter l’interview du procureur C.S. était de nature à rompre le juste équilibre entre son droit à la liberté d’expression et l’intérêt légitime d’un État démocratique de veiller à ce que la fonction publique soit conforme aux buts énoncés au deuxième paragraphe de l’article 10 de la Convention. Par conséquent, la section disciplinaire retint que les opinions du requérant, exprimées publiquement et en dehors de ses attributions professionnelles, ainsi que la manière de relater les événements en question, en employant des expressions inadéquates et indécentes, étaient contraires à la dignité de sa fonction et portaient atteinte à l’impartialité et à la bonne image de la justice.
19. S’agissant de la faute disciplinaire commise par le requérant, la section disciplinaire retint que l’intéressé avait accepté le fait que, par sa conduite (publication des messages litigieux sur son compte Facebook qui était suivi par environ 50 000 personnes – paragraphe 13 ci-dessus), il avait méconnu les dispositions légales (paragraphe 28 ci-dessous) et les normes sociales relatives au respect des valeurs morales unanimement acceptées. Elle conclut donc à une faute disciplinaire indirecte non intentionnelle ayant eu un impact sur la confiance et le respect du public envers les magistrats ainsi que la bonne image de la justice, car les opinions du requérant formulées dans ces messages avaient été reprises et commentées par une bonne partie des médias, générant de grands débats publics. Quant à la sanction, elle fit référence au préjudice ayant été causé aux relations sociales liées à l’activité judiciaire en général, aux circonstances réelles et personnelles du requérant, ainsi qu’au rôle éducatif et préventif de la démarche disciplinaire et constata que les messages de l’intéressé, repris par les médias, avaient généré des suspicions de la part du public quant au respect des devoirs légaux incombant aux magistrats. Après avoir pris en compte la gravité de la faute disciplinaire en question, de ses conséquences et du manque de confiance du public dans le système judiciaire persistant depuis longtemps, elle estima qu’il eût été préférable en l’espèce d’entamer un discours objectif et modéré sur les disfonctionnements du système judiciaire. Tous ces éléments justifiaient l’application d’une sanction (la diminution de la rémunération du requérant de 5% pendant deux mois – paragraphe 16 ci-dessus) de nature à avertir l’intéressé des conséquences éventuelles d’une attitude similaire à l’avenir.
20. Soulignant l’inexistence de la faute disciplinaire retenue à la charge du requérant, trois des neuf membres de la section disciplinaire émirent une opinion dissidente dans laquelle ils expliquaient que le requérant avait exprimé, dans son premier message, une opinion personnelle sur un sujet d’actualité à l’époque des faits, à savoir la question de la suspension judiciaire de la prolongation du mandat du chef d’état-major de l’armée, suspension initialement accueillie par la cour d’appel et ensuite rejetée par la Haute cour de cassation et de justice (ci-après, « la Haute Cour »). Les trois juges en question estimèrent qu’interdire de plano aux magistrats tout commentaire critique sur des questions d’intérêt général revenait à limiter de manière excessive leur liberté d’expression. Quant au deuxième message litigieux, ils considérèrent qu’en publiant un commentaire à la suite de l’article qui visait le procureur C.S. (article qui d’ailleurs avait donné lieu à des débats sur un forum organisé pour les magistrats), le requérant n’avait commis aucune faute disciplinaire et qu’aucune atteinte n’avait été portée à l’honneur et à la bonne image de la justice. En tout état de cause, tel qu’il ressortait des témoignages recueillis par l’inspection judiciaire, l’intéressé était une personne très active sur les réseaux sociaux, qui manifestait de l’intérêt pour les problèmes liés à la société civile, étant impliqué dans l’éducation juridique des jeunes, et dont les publications n’avaient généré qu’une image neutre aux yeux de ses collègues magistrats (paragraphes 12 et 13 in fine ci-dessus). Les trois juges minoritaires ajoutèrent que les différentes interprétations données par les médias aux messages du requérant ne lui étaient pas imputables et que le simple fait, pour celui-ci, d’avoir exprimé une opinion personnelle sur un sujet d’intérêt public, sans aucune référence au tribunal où il exerçait ses fonctions ou aux magistrats, ne pouvait permettre de conclure que l’intéressé avait méconnu l’obligation de réserve. À cet égard, les juges dissidents se référèrent à l’arrêt Baka (précité, § 165). Ils estimèrent que la manière dont le requérant s’était exprimé sur un sujet ayant généré de grands débats publics à l’époque des faits n’était pas de nature à porter atteinte à l’indépendance, à l’impartialité et à la bonne image de la justice. Enfin, selon les trois juges en question, l’intéressé avait exprimé des jugements de valeur dans le but de défendre l’état de droit et n’avait pas outrepassé les limites de la liberté d’expression.
4. la contestation de la sanction disciplinaire devant la haute cour
21. Le requérant forma un recours contre la sanction disciplinaire qui lui avait été infligée. Il dénonça l’illégalité de celle-ci et contesta son bien-fondé. Il rappela tout d’abord qu’un magistrat pouvait être sanctionné exclusivement pour les fautes disciplinaires prévues à l’article 99 de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci-dessous) et contesta la décision de la section disciplinaire fondée sur le non-respect des normes de conduite, lesquelles ne pouvaient plus selon lui être à l’origine d’une sanction disciplinaire dans son cas, surtout après les modifications législatives intervenues en 2005. Il critiqua ensuite les appréciations vagues et dépourvues d’exemples concrets faites par la section disciplinaire quant au caractère reprochable des expressions employées par lui. Il rappela qu’il n’y avait pas eu de débat à la suite de la publication de son premier message, mais que certains médias habitués à critiquer le système judiciaire avaient réinterprété, de mauvaise foi, ses propos. Il soutint que le but de son message était d’exprimer la nécessité de garder l’armée en dehors de toute influence politique afin d’éviter qu’elle ne soit éventuellement utilisée, à un moment donné, par des dirigeants pour « défendre la démocratie ». Il s’agissait selon lui d’un message qui s’inscrivait dans le cadre des enseignements juridiques qu’il dispensait depuis plusieurs années déjà. Aucune preuve, ni même les témoignages recueillis par l’inspection judiciaire (paragraphes 12 et 13 in fine ci-dessus), ne confirmait d’après lui un éventuel préjudice à la bonne image de la justice. L’obligation de réserve concernait selon lui uniquement sa fonction de juge ainsi que les affaires pendantes dont il était en charge et non sa manière de s’impliquer dans la vie des citoyens.
22. Concernant la publication de son deuxième message, le requérant confirma avoir exprimé son admiration à l’égard du procureur C.S. et manifesté son accord avec les affirmations formulées par celui-ci, lequel défendait la bonne image de la justice et militait en faveur de la séparation entre les pouvoirs exécutif et judiciaire, à une période où bon nombre de magistrats avaient protesté plusieurs mois contre l’atteinte à l’indépendance de la justice perpétrée, selon eux, par le Parlement et le gouvernement par les biais des réformes législatives. De plus, le requérant soutint que le procureur C.S. n’avait jamais été sanctionné pour son interview. Enfin, il allégua que la section disciplinaire avait refusé de lui infliger une sanction moins importante. Il indiqua que l’inspection judiciaire n’avait pas saisi la section disciplinaire au sujet du deuxième message et renvoya, mutatis mutandis, à une décision de la Cour constitutionnelle déclarant inconstitutionnel un article de la loi régissant la profession d’avocat, qui caractérisait comme étant une faute les actions de « nature à porter atteinte à la bonne image de la profession », syntagme critiquée par la haute juridiction pour manque de clarté et de précision. Devant la Haute Cour, le requérant déposa également ses conclusions écrites.
23. Par un arrêt du 18 mai 2020, la Haute Cour rejeta le recours du requérant et confirma la décision disciplinaire adoptée le 7 mai 2019 (paragraphes 16-19 ci-dessus). En examinant la légalité de la sanction, la Haute Cour constata que la section disciplinaire avait pris en compte les éléments constitutifs de la faute disciplinaire prévue à l’article 99 a) de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci‑dessous) et non les aspects relevant du code déontologique, lesquels, contrairement aux affirmations du requérant, pouvaient en tout état de cause constituer la base d’une faute disciplinaire.
24. Concernant le fond de la décision disciplinaire, la Haute Cour constata que la section disciplinaire avait analysé les faits à la lumière du droit à la liberté d’expression du requérant et de son devoir de réserve. Elle estima que ce devoir, protégé par l’article 99 a) de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci‑dessous), trouvait sa cause dans les principes généraux régissant la déontologie professionnelle (l’indépendance, l’impartialité et l’intégrité) et exigeait, pour les magistrats, de la modération et de la retenue dans la vie professionnelle, sociale et privée. Elle considéra qu’il était impossible d’énumérer toutes les activités susceptibles de méconnaître le devoir de réserve, car les magistrats étaient tenus d’adapter leur conduite en fonction des principes moraux et éthiques généralement reconnus dans la société, en agissant de bonne foi en toutes circonstances, avec justesse et décence. Tout en soulignant l’exigence de garantir un juste équilibre entre la liberté d’expression et la protection de l’autorité de la justice, la Haute Cour rappela l’obligation qui incombait aux magistrats de s’exprimer d’une manière prudente pour préserver le droit des citoyens à une justice indépendante, sans influences politiques, et équilibrée. Elle estima que la manière dont le requérant s’était exprimé (qui était inappropriée au regard de son statut et qui était de nature à mettre en doute la crédibilité des institutions de l’état) avait nui à l’équilibre en question. Plus précisément, selon la Haute Cour, le requérant avait suggéré que des institutions de l’État fussent contrôlées par les politiciens et avait ainsi évoqué la possibilité pour l’armée de « sortir dans la rue » ; cela revenait à dire, comme l’avait constaté la section disciplinaire, que l’intéressé avait outrepassé les limites de la liberté d’expression. La haute juridiction nota que, contrairement à la thèse du requérant selon laquelle ses messages n’avaient pas connu un écho important dans les médias (paragraphe 21 ci-dessus), la section disciplinaire avait constaté que les messages en question avaient fait l’objet d’articles de presse publiés dans cinq médias parmi les plus connus et qu’ils étaient de nature à susciter chez les lecteurs un lien avec des événements historiques.
25. D’après la Haute Cour, la thèse du requérant selon laquelle aucune référence spécifique à son deuxième message n’apparaissait dans la saisine faite par l’inspection judiciaire (paragraphe 22 ci-dessus) n’était pas fondée car, tel qu’il ressortait de la motivation de la décision disciplinaire, l’expression « un procureur qui a[vait] du sang dans les veines », utilisée par le requérant dans son message publié le 10 janvier 2019 (paragraphe 6 ci‑dessus), dépassait largement les limites de la décence exigée à ses fonctions. La Haute Cour jugea que ni la section disciplinaire ni l’organe judiciaire n’étaient en mesure d’examiner la véridicité ou la légalité des allégations du requérant, et donc d’examiner si ces affirmations avaient ou non une base factuelle ; il s’agissait d’une opinion personnelle qui mettait en doute la crédibilité des institutions de l’État (y compris le système judiciaire) et d’une expression qui, dans le cadre d’une démarche publique d’un juge, était inappropriée.
26. La Haute Cour valida ensuite les constats formulés par la section disciplinaire concernant l’intention indirecte du requérant et la manière dont celui-ci avait accepté le risque, en publiant ses deux messages, de porter atteinte à la bonne image de la justice et rappela que les notions d’« honneur », de « probité professionnelle » et de « bonne image de la justice » avaient un caractère « complexe et dynamique et [qu’elles] ne pouvaient pas faire l’objet d’une limitation ou règlementation bien déterminée ». Elle releva que, selon la section disciplinaire, il était donc impossible d’examiner ces trois notions en procédant à des témoignages ou des sondages d’opinion, comme le requérant le souhaitait. L’attitude en l’occurrence contraire à la conduite requise d’un magistrat devait être examinée à la lumière des documents internationaux, des lois ou des recommandations. La Haute Cour nota en outre que la section disciplinaire avait légalement examiné tous les critères pertinents (les conséquences directes des faits, l’atteinte à la bonne image et au prestige de la justice, la conduite du requérant, le non-respect des obligations statutaires, et l’utilisation d’un langage qui outrepassait les limites de la décence et de la probité) avant d’infliger au requérant la sanction en cause. Dans la mesure où la conduite inadéquate du requérant avait été révélée d’une manière négative dans les médias et où celui-ci s’était érigé en formateur d’opinions, il était impossible de lui infliger une sanction moins sévère. En tout état de cause, la sanction prononcée à l’égard du requérant représentait l’une des sanctions les plus légères prévues à l’article 100 de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci‑dessous).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
1. Le droit interne
1. La Constitution
27. Les dispositions pertinentes de la Constitution roumaine se lisent comme suit :
Article 30
La liberté d’expression
« 1) La liberté d’expression des pensées, des opinions et des croyances et la liberté de création de toute sorte (...) sont inviolables.
(...)
2) La liberté d’expression ne peut porter atteinte à la dignité, à l’honneur, à la vie privée de la personne ni au droit à sa propre image. »
Article 31
Le droit à l’information
« 1) Le droit de la personne d’avoir accès à toute information d’intérêt public n’est pas restreint. (...) »
Article 118
Les forces armées
« 1) L’armée est exclusivement subordonnée à la volonté du peuple, afin de garantir la souveraineté, l’indépendance et l’unité de l’État, son intégrité territoriale et la démocratie constitutionnelle (...) »
2. La loi no 303/2004
28. La loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs a été en vigueur jusqu’au 15 décembre 2022, date à laquelle elle a été abrogée et remplacée par la loi no 303/2022. Les dispositions pertinentes de la loi no 303/2004, qui ne se retrouvent plus dans la nouvelle législation, se lisaient comme suit dans sa rédaction en vigueur à l’époque des faits :
Article 44
« Peuvent participer aux concours de promotion pour un grade professionnel supérieur les juges et les procureurs qui ont reçu le qualificatif « très bien » lors de la dernière évaluation, ceux qui n’ont pas été sanctionnés lors des trois dernières années et ceux qui remplissent les conditions suivantes d’ancienneté : (...) »
Article 99
« Constituent des fautes disciplinaires :
a) Les manifestations qui portent atteinte à l’honneur, ou à la probité professionnelle ou à la bonne image de la justice, commises dans l’exercice ou en dehors de l’exercice des attributions professionnelles ;
(...) »
Article 100
« Les sanctions disciplinaires infligées aux juges et aux procureurs, proportionnellement à la gravité des fautes [commises par eux], sont les suivantes :
a) l’avertissement ;
b) la diminution, dans une proportion pouvant aller jusqu’à 25 %, de l’indemnité mensuelle brute pour une période d’un an ;
c) le transfert disciplinaire au sein d’une autre juridiction, y compris de rang inférieur, pour une période d’un à trois ans ;
d) la suspension des fonctions pour une durée pouvant aller jusqu’à six mois ;
e) la rétrogradation ;
f) l’exclusion de la magistrature ;
(...) »
2. Les textes internationaux et de droit de l’union européenne
1. Les Nations unies
29. Les principes de base relatifs à l’indépendance de la magistrature ont été adoptés lors du septième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, à Milan, en 1985. Ils ont été approuvés ultérieurement par l’Assemblée générale dans ses résolutions nos 40/32 du 29 novembre 1985 et 40/146 du 13 décembre 1985. Ils se lisent comme suit dans leurs parties pertinentes :
Liberté d’expression et d’association
« 8. Selon la Déclaration universelle des droits de l’homme, les magistrats jouissent, comme les autres citoyens, de la liberté d’expression, de croyance, d’association et d’assemblée ; toutefois, dans l’exercice de ces droits, ils doivent toujours se conduire de manière à préserver la dignité de leur charge et l’impartialité et l’indépendance de la magistrature. »
30. Le 24 juin 2019, le Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats a soumis au Conseil des droits de l’homme son rapport sur la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique par les juges et les procureurs, aussi bien en ligne que hors ligne. Les recommandations pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
Liberté d’expression
« 101. S’agissant de la liberté d’expression, les juges et les procureurs devraient garder à l’esprit les responsabilités et obligations qui leur incombent en tant que fonctionnaires, et faire preuve de retenue en toute circonstance lorsqu’ils expriment un point de vue ou une opinion d’une manière qui, aux yeux d’un observateur raisonnable, pourrait objectivement nuire à leur charge ou compromettre leur indépendance ou leur impartialité.
102. En principe, les juges et les procureurs ne devraient pas prendre part aux controverses publiques. Toutefois, dans certaines circonstances, ils peuvent donner leur avis ou exprimer une opinion sur des questions politiquement sensibles, par exemple lorsqu’ils participent à des débats publics portant sur des lois ou politiques susceptibles d’avoir une incidence sur leurs institutions. Si la démocratie et l’état de droit sont menacés, les juges ont le devoir de s’exprimer pour défendre l’ordre constitutionnel et le rétablissement de la démocratie. »
31. Les principes de Bangalore sur la déontologie judiciaire (Office des Nations unies contre la drogue et le crime, Vienne, 2019) se lisent comme suit dans leurs parties pertinentes :
« 1.6. Le juge mettra en avant et fera la promotion de normes sévères en matière de déontologie judiciaire afin de renforcer la confiance du public dans l’appareil judiciaire, confiance fondamentale pour le maintien de l’indépendance de la justice.
(...)
2.2. Le juge veillera à ce que sa conduite, à la fois au sein du tribunal et à l’extérieur, maintienne et augmente la confiance du public, du barreau et des plaideurs dans l’impartialité du juge et de l’appareil judiciaire.
(...)
3.1. Le juge veillera à ce que sa conduite soit irréprochable aux yeux d’un observateur raisonnable.
3.2. Le comportement et la conduite du juge doivent réaffirmer la confiance du public dans l’intégrité de l’appareil judiciaire. La justice ne doit pas seulement être rendue mais le public doit également considérer que justice a véritablement été rendue.
(...)
4.1 Le juge évitera toute inconvenance réelle ou apparente dans toutes ses activités.
4.2. Étant constamment soumis à l’examen critique du public, le juge doit accepter les restrictions personnelles pouvant être considérées par un citoyen ordinaire comme étant pesantes et doit le faire de façon libre et volontaire. En particulier, la conduite du juge sera conforme à la dignité de la fonction de magistrat.
(...)
4.6. Comme tous les autres citoyens, le juge dispose de la liberté d’expression, de croyance, d’association et de réunion mais, dans l’exercice de ces droits, il se conduira toujours de sorte à préserver la dignité de la fonction judiciaire ainsi que l’impartialité et l’indépendance de l’appareil judiciaire. »
32. Les lignes directrices non contraignantes sur l’utilisation des médias sociaux par les magistrats, établies par le Réseau mondial pour l’intégrité de la justice (Office des nations Unies contre la drogue et le crime) et publiées en janvier 2019, se lisent comme suit dans leurs parties pertinentes :
« 16. Les magistrats devraient éviter d’exprimer des opinions ou de communiquer des informations personnelles en ligne qui pourraient compromettre l’indépendance judiciaire, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, le droit à un procès équitable ou la confiance du public dans la magistrature. Le même principe s’applique aux magistrats, qu’ils divulguent ou non leur vrai nom ou leur statut judiciaire sur les médias sociaux.
(...) 18. Les magistrats doivent faire preuve de circonspection quant au ton et au langage qu’ils emploient, et être professionnels et prudents à l’égard de toutes les interactions sur toutes les plateformes de médias sociaux. Il peut être utile de considérer, pour toute interaction sur les plateformes des médias sociaux (messages, commentaires sur les messages, mises à jour du statut, photos, etc.) son impact sur la dignité judiciaire si elle est divulguée au grand public. La même prudence s’applique aux réactions au contenu de médias sociaux publié par d’autres utilisateurs.
(...)
23. Un magistrat peut utiliser les plateformes de médias sociaux pour suivre des sujets d’intérêt. Il peut être utile de suivre un éventail diversifié de sujets et de commentateurs, afin d’éviter de créer sa propre « caisse de résonance ». Cependant, un magistrat devrait se méfier de « suivre » ou de donner des « j’aime » à certains groupes de défense, des campagnes ou des commentateurs, lorsque leur association pourrait nuire à la confiance du public dans l’impartialité du magistrat ou de la magistrature en général. »
2. Le Conseil de l’Europe
1. Comité des Ministres
33. La partie pertinente de l’annexe à la Recommandation CM/Rec (2010)12 du Comité des Ministres aux États membres sur les juges : indépendance, efficacité et responsabilités, adoptée le 17 novembre 2010 lors de la 1098e réunion des Délégués des Ministres, se lit comme suit :
« 19. Les procédures judiciaires et les questions concernant l’administration de la justice sont d’intérêt public. Le droit à l’information en la matière devrait néanmoins s’exercer en tenant compte des limites imposées par l’indépendance de la justice. Il convient d’encourager la création de postes de porte-parole ou de services de presse et de communication sous la responsabilité des tribunaux ou relevant des conseils de la justice ou d’autres autorités indépendantes. Les juges devraient faire preuve de retenue dans leurs rapports avec les médias.
(...)
21. Les juges peuvent exercer des activités extérieures à leurs fonctions officielles. Pour éviter tout conflit d’intérêts réel ou perçu comme tel, leur participation devrait être limitée à des activités compatibles avec leur impartialité et leur indépendance. »
2. Commission de Venise
34. Le rapport sur la liberté d’expression des juges, adopté par la Commission de Venise lors de sa 103e session plénière (19-20 juin 2015), se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :
« 80. Les dispositions législatives et constitutionnelles européennes et la jurisprudence pertinente montrent que les garanties de la liberté d’expression s’appliquent aussi aux fonctionnaires, y compris les juges. Toutefois, la particularité de leurs devoirs et de leurs responsabilités, et la nécessité de garantir l’impartialité et la neutralité de l’appareil judiciaire, sont considérés comme des objectifs légitimes pour imposer certaines restrictions à leur liberté d’expression, d’association et de réunion, y compris à leurs activités politiques.
81. Cependant, la Cour européenne a estimé que compte tenu de l’importance croissante attachée à la séparation des pouvoirs et à l’indépendance de l’autorité judiciaire, toute ingérence dans la liberté d’expression d’un juge appelait un examen attentif. (...)
84. Pour ce qui est de la participation des juges au débat politique, la situation politique interne dans laquelle ce débat s’inscrit est également un élément important à prendre en considération pour préciser l’étendue de leur liberté. Ainsi, le contexte historique, politique et juridique du débat – que la discussion porte ou non sur une question d’intérêt général ou que les déclarations contestées aient ou non été faites dans le cadre d’une campagne électorale – sont particulièrement importants. Une crise démocratique ou un renversement de l’ordre constitutionnel doivent bien entendu être considérés comme des éléments décisifs dans le contexte concret d’une affaire donnée et sont essentiels pour déterminer la portée des libertés fondamentales des juges. »
35. Les modifications successives des lois de la justice en Roumanie ont retenu l’attention de la Commission de Venise (voir l’avis no 924/2018 sur les projets d’amendements de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs, la loi no 304/2004 sur l’organisation judiciaire et la loi no 317/2004 sur le Conseil supérieur de la magistrature, adopté par la Commission de Venise à sa 116ème Session plénière, Venise, 19-20 octobre 2018, et l’avis no 950/2019 sur les ordonnances d’urgence 7 et 12 portant révision des lois de la justice, adopté par la Commission de Venise à sa 119 e Session plénière, Venise, 21-22 juin 2019), et du Groupe d’États contre la corruption (Rapport de conformité intérimaire, Prevention de la corruption des parlementaires, des juges et des procureurs, adopté par le GRECO lors de sa 83ème Réunion Plénière, Strasbourg, 17-21 juin 2019).
3. Conseil consultatif des juges européens (CCJE)
36. L’avis no 3 du CCJE (2002) à l’attention du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les principes et règles régissant les impératifs professionnels applicables aux juges et en particulier la déontologie, les comportements incompatibles et l’impartialité, se lit comme suit dans sa partie pertinente en l’espèce :
« b. Impartialité et comportement extra-judiciaire du juge
27. Il ne paraît pas souhaitable d’isoler le juge du contexte social dans lequel il évolue : le bon fonctionnement de la justice implique que les juges soient en phase avec la réalité. De plus, en tant que citoyen, le juge bénéficie de droits et libertés fondamentaux que lui reconnaît, notamment, la Convention européenne des droits de l’homme (liberté d’opinion, liberté religieuse...). Il devrait donc, en règle générale, rester libre d’exercer les activités extra-professionnelles de son choix.
28. Néanmoins, ces activités présentent des risques pour son impartialité et même, parfois, pour son indépendance. Il est donc nécessaire de trouver un équilibre raisonnable entre le degré de l’engagement du juge dans la société et la préservation de son indépendance et de son impartialité ainsi que des apparences de cette indépendance et de cette impartialité dans l’exercice de ses fonctions. Dans cet ordre d’idée, la question qui devrait être toujours posée est celle de savoir si le juge, dans un contexte social précis et aux yeux d’un observateur informé et raisonnable, participe à une activité qui pourrait compromettre objectivement son indépendance ou son impartialité. »
37. L’avis no 25 du CCJE (2022) sur la liberté d’expression des juges se lit comme suit dans ses parties pertinentes en l’espèce :
« Recommandations
1. Le juge jouit du droit à la liberté d’expression comme tout autre citoyen. Outre le droit individuel d’un juge, les principes de démocratie, de séparation des pouvoirs et de pluralisme exigent la liberté des juges de participer aux débats d’intérêt public, spécialement concernant les questions relatives au pouvoir judiciaire.
2. Dans les situations où la démocratie, la séparation des pouvoirs ou l’État de droit sont menacés, les juges doivent faire preuve de fermeté et ont le devoir de s’exprimer pour défendre l’indépendance de la justice, l’ordre constitutionnel et la restauration de la démocratie, tant au niveau national qu’international. Cela inclut des points de vue et des avis sur des questions politiquement sensibles et s’étend à l’indépendance interne et externe des juges individuels et du pouvoir judiciaire en général. Les juges qui s’expriment au nom d’un conseil de la justice, d’une association de juges ou d’un autre organe représentatif du pouvoir judiciaire jouissent d’une plus grande discrétion à cet égard.
3. Indépendamment des associations de juges, des conseils de la justice ou de tout autre organe indépendant, les juges individuels ont le devoir éthique d’expliquer au public le système judiciaire, le fonctionnement de la justice et ses valeurs. En améliorant la compréhension, la transparence et en aidant à éviter les fausses déclarations publiques, les juges peuvent contribuer à promouvoir et à préserver la confiance du public dans l’activité judiciaire.
4. Dans l’exercice de leur liberté d’expression, les juges doivent garder à l’esprit leurs responsabilités et devoirs spécifiques dans la société, et faire preuve de retenue dans l’expression de leurs points de vue et opinions dans toute circonstance où, aux yeux d’un observateur raisonnable, leur déclaration pourrait compromettre leur indépendance ou leur impartialité, la dignité de leur fonction, ou mettre en péril l’autorité du pouvoir judiciaire. En particulier, ils devraient s’abstenir de tout commentaire sur le fond des affaires qu’ils traitent. Les juges devraient également préserver la confidentialité des procédures.
5. En règle générale, les juges devraient éviter d’être impliqués dans des controverses publiques. Même dans les cas où leur appartenance à un parti politique ou leur participation au débat public est permise, il est nécessaire que les juges s’abstiennent de toute activité politique qui pourrait compromettre leur indépendance ou leur impartialité, ou la réputation du pouvoir judiciaire.
6. Les juges devraient être conscients des avantages et des risques de la communication médiatique. À cette fin, le pouvoir judiciaire devrait proposer aux juges une formation qui les sensibilise à l’utilisation des médias, qui peuvent être utilisés comme un excellent outil de sensibilisation du public. Dans le même temps, il convient de sensibiliser les juges au fait que, lorsqu’ils font usage des médias sociaux, tout ce qu’ils publient devient permanent, même après avoir été supprimé, et peut être librement interprété, voire sorti de son contexte. Les pseudonymes ne couvrent pas les comportements non éthiques en ligne. Les juges devraient s’abstenir de publier tout ce qui pourrait compromettre la confiance du public dans leur impartialité ou porter atteinte à la dignité de leur fonction ou du système judiciaire. »
3. L’Union européenne
38. Dans son rapport sur l’évolution de la situation en Roumanie en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption, dans le contexte des engagements pris par ce pays au titre du mécanisme de coopération et de vérification (MCV) publié le 8 juin 2021, la Commission européenne a consacré un chapitre incluant des mises à jour concernant les évolutions intervenues depuis le rapport MCV d’octobre 2019 en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption. La partie pertinente de ce rapport se lit comme suit :
« (...) Trois lois sur la justice définissent le statut des magistrats et organisent le système judiciaire et le Conseil supérieur de la magistrature. Elles sont donc essentielles pour garantir l’indépendance des magistrats et le bon fonctionnement du système judiciaire. Les modifications apportées à ces lois sur la justice en 2018 et 2019, toujours en vigueur, ont eu de graves répercussions sur l’indépendance, la qualité et l’efficacité du système judiciaire. Parmi les problèmes majeurs recensés figurent la création d’une section d’enquête sur les infractions pénales au sein du judiciaire (SIIJ), le système de responsabilité civile des juges et des procureurs, les régimes de retraite anticipée, l’accès à la profession, ainsi que le statut et la nomination des procureurs de haut rang. La mise en œuvre des lois modifiées a rapidement confirmé les préoccupations exprimées et de nouveaux problèmes sont apparus dans les années qui ont suivi. (...)
Au cours de la période de référence, les institutions judiciaires ont fait état d’une réduction globale de l’activité de l’inspection judiciaire, se traduisant notamment par un moins grand nombre de procédures disciplinaires d’office soulevant des inquiétudes en matière d’objectivité. Toutefois, il reste des cas dans lesquels des enquêtes disciplinaires et de lourdes sanctions à l’encontre de magistrats critiquant l’efficacité et l’indépendance du pouvoir judiciaire ont suscité des inquiétudes [À titre d’exemple, on peut citer des procédures disciplinaires assorties d’une proposition de suspension préventive des fonctions jusqu’à la clôture de l’enquête disciplinaire et la décision du CSM à l’encontre de juges d’associations de magistrats qui ont résisté aux changements rétroactifs de 2017-2019 et ont saisi la Cour de justice de l’Union européenne de demandes de décision préjudicielle (l’enquête disciplinaire porte sur des conversations de groupe ayant fuité d’un groupe privé de réseau social); et la suspension d’un juge pendant 6 mois au motif qu’il avait publiquement critiqué l’inspection judiciaire et le fonctionnement de la SIIJ.]. Les retards de la part de l’inspection judiciaire dans l’examen des plaintes sont également considérés comme un moyen de maintenir la pression sur le juge ou le procureur tant que l’enquête est en cours (...). »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
39. Le requérant soutient que la sanction disciplinaire ordonnée par la section disciplinaire des juges du CSM le 7 mai 2019 et confirmée par la Haute Cour le 18 mai 2020, s’analyse en une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, tel que prévu par l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
1. Sur la recevabilité
40. La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas la recevabilité de ce grief.
41. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
42. Le requérant estime que l’ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression n’a pas été « prévue par la loi », à savoir par l’article 99 a) de la loi no 303/2004 sur le statut des juges et des procureurs (paragraphe 28 ci-dessus). Il expose que l’article en question manquait de clarté et de précision et qu’il ne remplissait pas le critère de prévisibilité. À cet égard, il renvoie à une lettre ouverte commune signée par 500 magistrats, adressée au ministre de la Justice, qui soulignait, entre autres, le caractère imprévisible des dispositions en question (paragraphe 47 ci-dessous). S’agissant du but de l’ingérence litigieuse, il allègue que la sanction consistant en une réduction de son salaire pour avoir exercé sa liberté d’expression, sans aucun rapport avec son activité professionnelle, ne peut être considérée comme ayant poursuivi le but légitime de la « protection des droits d’autrui » (y compris celle de l’indépendance et de l’impartialité du système judiciaire) au sens de l’article 10 de la Convention.
43. Concernant la « nécessité dans une société démocratique » de l’ingérence, le requérant renvoie aux principes généraux en matière d’expression établis dans la jurisprudence de la Cour et souligne qu’il aurait dû bénéficier d’un niveau plus élevé de protection, car ses publications portaient sur un sujet d’intérêt général, à savoir le fonctionnement du pouvoir judiciaire. Il cite à cet égard les arrêts Roland Dumas c. France (no 34875/07, § 43, 15 juillet 2010) et Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 125, CEDH 2015). S’appuyant sur l’arrêt Wille c. Liechtenstein ([GC], no 28396/95, § 63, CEDH 1999‑VII), il estime qu’il est nécessaire d’examiner le contenu de ses expressions à la lumière de l’ensemble de l’affaire. Il soutient qu’aucun élément ne confirmait une éventuelle absence de base factuelle ou un dépassement de la critique admissible d’un point de vue strictement professionnel. Selon lui, la sanction litigieuse n’était pas nécessaire et a eu un effet dissuasif quant à l’exercice de sa liberté d’expression sur des sujets tels que l’indépendance des institutions de l’État, y compris celle du pouvoir judiciaire, qui avait d’ailleurs été particulièrement touchée par les modifications législatives.
b) Le Gouvernement
44. Citant l’arrêt Baka c. Hongrie ([GC], no 20261/12, §§ 162-164, 23 juin 2016), le Gouvernement rappelle que les membres de la fonction publique (y compris les magistrats) bénéficient de la protection offerte par l’article 10 de la Convention, mais qu’ils ont, en raison de leur statut, un devoir de réserve et qu’ils doivent user de la liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause. Le Gouvernement ne conteste pas l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression, mais estime qu’elle était prévue par la loi, qu’elle poursuivait un but légitime et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique. Concernant tout d’abord la prévisibilité de la loi, il soutient que même s’il se prêtait à plusieurs interprétations, l’article 99 a) de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci-dessus) ne se heurtait pas aux exigences de la Convention. Il invite ainsi la Cour à faire application de la jurisprudence Eminağaoğlu c. Turquie (no 76521/12, §§ 129-130, 9 mars 2021) car il s’agit de normes relatives aux comportements des membres du corps judiciaire, pour lesquelles il convient d’adopter une approche raisonnable pour apprécier la précision des dispositions applicables. S’agissant ensuite du but légitime, il considère que la mesure litigieuse visait l’indépendance et le bon fonctionnement de la justice, et donc la défense de l’ordre et la protection des droits d’autrui (le Gouvernement se réfère à cet égard à l’arrêt Özpınar c. Turquie, no 20999/04, § 56, 19 octobre 2010), et que les autorités nationales ont mis en balance le droit à la liberté d’expression du requérant et le devoir de réserve des magistrats. Il expose qu’en effectuant cette mise en balance, les autorités nationales ont également examiné, de manière approfondie, le contenu, la forme des deux messages du requérant ainsi que le contexte factuel global avant de conclure que l’intéressé n’avait pas respecté le devoir de réserve qui lui était imposé.
45. Quant à la condition de « nécessité dans une société démocratique », le Gouvernement rappelle que la sanction litigieuse résultait des opinions formulées publiquement par le requérant et des moyens choisis par celui-ci pour les exprimer. Tout en soulignant le devoir de ne pas porter atteinte à la dignité de la fonction de juge et à l’impartialité de la justice, ainsi que les limites de la liberté d’expression dans le cas des magistrats, le Gouvernement soutient que l’organe disciplinaire avait constaté que le requérant s’était exprimé sur les réseaux sociaux d’une manière inappropriée, en mettant en doute la crédibilité des institutions de l’État, notamment par le fait d’insinuer que la politique contrôlait les institutions et de proposer l’intervention de l’armée pour garantir la démocratie, en méconnaissance de l’obligation de réserve imposée aux magistrats. Il estime que les autorités nationales ont conclu qu’il ne s’agissait pas de jugements de valeur, mais de simples affirmations désobligeantes, non étayées par des arguments pertinents, qui, au vu des moyens choisis par le requérant pour les divulguer, remettaient en cause la crédibilité des institutions de l’État. Le Gouvernement souligne d’ailleurs que la sanction litigieuse représentait la deuxième sanction la moins sévère parmi celles prévues à l’article 100 de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci-dessus), et qu’elle avait été justifiée par le fait que le requérant s’était érigé en formateur d’opinions et était l’un des juges les plus lus de l’Europe du sud‑est. Selon le Gouvernement, la sanction n’était pas disproportionnée au but légitime poursuivi et pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique ». Le Gouvernement cite à ces égards l’arrêt Panioglu c. Roumanie (no 33794/14, §§ 119 et 123, 8 décembre 2020).
c) Le Forum des juges de Roumanie
46. Le tiers intervenant souligne que les modifications successives apportées aux lois régissant le fonctionnement du système judiciaire ont fait l’objet de critiques de la part du Conseil de l’Europe (paragraphe 35 ci‑dessus) et de plusieurs associations professionnelles au niveau national pour avoir porté atteinte aux progrès en matière d’indépendance judiciaire, notamment par une augmentation de l’empiétement du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire. Il estime que plusieurs restrictions existent au sujet de la liberté d’expression des juges et que la loi interne n’est pas suffisamment claire et précise ; elle laisse en effet une marge d’interprétation trop importante à cet égard. Il soutient qu’en Roumanie la liberté d’expression des juges n’existe pratiquement pas et qu’elle ne suit aucunement les principes généraux rappelés dans l’affaire Baka, précitée. La législation interne a donné lieu à de nombreuses investigations, comme celles menées après 2018 à l’encontre du procureur général, de la présidente de la Haute Cour et du procureur en chef de la Direction nationale anticorruption (le tiers intervenant cite à ce propos l’affaire Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, 5 mai 2020), car elle permet de qualifier d’illégale toute conduite d’un juge. Selon le tiers intervenant, aucune définition claire des expressions « honneur », « probité » et « bonne image de la justice » ni aucune jurisprudence bien établie ne seraient de nature à guider les juges susceptibles de faire l’objet d’une sanction disciplinaire sur le fondement de l’article 99 a) de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci-dessus).
47. Le 23 décembre 2021, dans une lettre ouverte signée par 500 magistrats roumains et adressée au CSM et au ministre de la Justice, il a été demandé d’abroger cette disposition, car elle ne permettait pas d’identifier quelle conduite serait de nature à porter atteinte à l’honneur et à la probité professionnelle. Le tiers intervenant soutient que la manière dont le texte de loi en question est appliqué pourrait éventuellement déterminer la Cour à constater qu’il s’agit d’une accusation en matière pénale au sens de l’article 6 de la Convention. Dans son rapport au Parlement européen et au Conseil, publié le 8 juin 2021, la Commission européenne a constaté qu’il y avait des cas dans lesquels des enquêtes disciplinaires et de lourdes sanctions infligées à l’encontre de magistrats critiquant l’efficacité et l’indépendance du pouvoir judiciaire ont suscité des inquiétudes (paragraphe 38 ci-dessus). Le Forum des juges insiste sur l’importance du respect du droit à la liberté d’expression des juges et sur sa nécessité ; les éventuelles limitations doivent être clairement justifiées et avoir un lien évident qui doit subsister entre l’activité prohibée et la possibilité pour un juge d’exercer ses activités d’une manière impartiale. Le juge est aussi membre de la société et ne peut être forcé de s’isoler et de se déconnecter des réalités sociales.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
48. Les parties s’accordent à dire que la sanction disciplinaire infligée au requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par celui-ci de son droit à la liberté d’expression au sens du premier paragraphe de l’article 10 de la Convention (paragraphes 42 et 44 ci-dessus). La Cour ne décèle aucune raison pour conclure autrement.
b) Sur la légalité de l’ingérence
49. Nul ne conteste en l’espèce que l’ingérence en cause – la sanction disciplinaire ayant résulté de l’enquête disciplinaire – avait une base légale, à savoir l’article 99 a) et 100 b) de la loi no 303/2004 (paragraphe 28 ci-dessus), et que ces dispositions étaient accessibles au requérant.
50. Reste la question de savoir si les normes juridiques en question remplissaient également l’exigence de prévisibilité. La Cour rappelle que le niveau de précision requis de la législation interne dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. Par ailleurs, une disposition légale ne se heurte pas à l’exigence qu’implique la notion « prévue par la loi » du simple fait qu’elle se prête à plus d’une interprétation. Enfin, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323).
51. En l’espèce, la Cour note que le requérant, soutenu par le Forum des juges de Roumanie, critique l’absence alléguée de prévisibilité des termes employés dans l’article 99 a) de la loi no 303/2004 (paragraphes 42 et 44 ci‑dessus), et notamment de notions telles que « l’honneur », « la probité professionnelle » ainsi que « la bonne image de la justice », lesquelles, selon lui, revêtent un caractère général et se prêtent à plusieurs interprétations. Le Gouvernement conteste cette thèse (paragraphe 44 ci-dessus). En l’espèce, la Cour admet que des notions telles que « l’honneur », « la probité professionnelle » et « la bonne image de la justice » revêtent un caractère général et se prêtent à plusieurs interprétations. Toutefois, s’agissant de normes relatives aux comportements des membres du corps judiciaire, il convient d’adopter une approche raisonnable pour apprécier la précision des dispositions applicables (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 178, CEDH 2013 et Eminağaoğlu, précité, § 128‑130). En l’espèce, le requérant, un magistrat et donc une personne experte dans le domaine juridique, aurait pu se référer à la jurisprudence interne pertinente pour vérifier quelle interprétation avait été donnée aux notions litigieuses, en tenant compte que, par la force des choses, les expressions contenues dans la loi sont destinées à s’appliquer à de nombreuses situations différentes, qu’une précision absolue dans la rédaction des lois se heurte au risque de créer une certaine rigidité et que la nécessité de s’adapter aux changements de situation implique que de nombreuses lois recourent à des formules plus ou moins vagues dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Bouton c. France, no 22636/19, § 33, 13 octobre 2022). La Cour en déduit que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens de sa jurisprudence.
c) Sur l’existence d’un but légitime
52. La Cour observe que le Gouvernement invoque le devoir de réserve des magistrats pour justifier que l’on ait engagé l’enquête disciplinaire à l’encontre du requérant et lui ait infligé la sanction litigieuse (paragraphe 44 ci-dessus). Le devoir de réserve des juges repose sur la volonté de préserver leur indépendance et leur impartialité tout comme l’autorité de leurs décisions (paragraphe 57 ci-dessous). On peut donc considérer que l’ingérence qui en a résulté dans le droit à la liberté d’expression du requérant poursuivait au moins un des buts reconnus comme légitimes par la Convention, en l’occurrence la garantie de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire (voir, mutatis mutandis, Eminağaoğlu, précité, § 131).
Il reste à déterminer si cette ingérence était également « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre le but en question.
d) Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique
1. Principes généraux
53. Les principes généraux à appliquer pour apprécier la nécessité d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression, ont été maintes fois réaffirmés par la Cour (voir, par exemple, dans l’arrêt Baka, précité, § 158, ou dans l’arrêt Halet c. Luxembourg ([GC], no 21884/18, § 110, 14 février 2023), en ces termes :
« La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (...)
L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.
Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents. »
α) Quant à la liberté d’expression des magistrats
54. La Cour a estimé que, dans une société démocratique, les questions concernant le fonctionnement de la justice relèvent de l’intérêt général (Morice, précité, § 128). Or les débats sur des questions d’intérêt général bénéficient généralement d’un niveau élevé de protection au titre de l’article 10, allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités particulièrement restreinte (Morice, précité, §§ 125 et 153). Même si une question suscitant un débat sur le pouvoir judiciaire a des implications politiques, ce simple fait n’est pas en lui-même suffisant pour empêcher un juge de prononcer une déclaration sur le sujet (voir, mutatis mutandis, Wille, précité, § 67). La Cour se doit d’examiner attentivement toute ingérence dans l’exercice par un juge de sa liberté d’expression (Żurek c. Pologne, no 39650/18, § 224, 16 juin 2022 ; Harabin c. Slovaquie (déc.), no 62584/00, CEDH 2004‑VI ; Wille, précité, § 64 in fine ; et Baka, précité, § 165).
55. Il est vrai que la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société impose aux magistrats un devoir de réserve. En particulier, on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause (Wille, précité, § 64). La divulgation de certaines informations, même exactes, doit se faire avec modération et décence. En semblable contexte, la Cour a souligné à maintes reprises le rôle particulier du pouvoir judiciaire dans la société : comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, il doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission. C´est pourquoi, dans l’exercice de leur fonction juridictionnelle, la plus grande discrétion s’impose aux autorités judiciaires lorsqu’elles sont appelées à rendre la justice, afin de garantir leur image de juges impartiaux (Baka, précité, § 164, et les références qui y sont citées). La parole du magistrat, contrairement à celle de l’avocat, est reçue comme l’expression d’une appréciation objective qui engage non seulement celui qui s’exprime mais aussi, à travers lui, toute l’institution de la Justice (Morice, précité, § 168).
56. Aussi peut-il s’avérer nécessaire de protéger la justice contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 86, 26 février 2009, et Di Giovanni c. Italie, no 51160/06, § 71, 9 juillet 2013).
57. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des facteurs à prendre en compte pour apprécier la proportionnalité de l’ingérence. En effet, les ingérences dans la liberté d’expression risquent d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de cette liberté (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 95, CEDH 2008, Morice, précité, § 127, et Baka, précité, § 160).
58. Dans le cadre de l’article 10 de la Convention, la Cour doit examiner les déclarations en question en tenant compte des circonstances et de tout le contexte de l’affaire dans son ensemble (voir, mutatis mutandis, Morice, précité, § 162 ; Wille, précité, § 63 ; et Albayrak c. Turquie, no 38406/97, § 40, 31 janvier 2008), en attachant une importance particulière à la fonction occupée par le requérant, à ses déclarations, et aux circonstances dans lesquelles celles-ci ont été formulées.
β) Quant à la liberté de recevoir et de communiquer des informations sur Internet
59. L’Internet est aujourd’hui devenu l’un des principaux moyens d’exercice de la liberté d’expression, en ce qu’il fournit des outils essentiels pour la participation à des activités et des discussions concernant des questions politiques et des débats d’intérêt général (Vladimir Kharitonov c. Russie, no 10795/14, § 33, 23 juin 2020, et Melike c. Turquie, no 35786/19, § 49 in fine, 15 juin 2021). La Cour a aussi considéré que les sites Internet contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la diffusion de l’information (Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 133, CEDH 2015) et que, dans ce contexte, la fonction des blogueurs et des utilisateurs populaires des médias sociaux peut aussi être assimilée à celle de « chien de garde public » en ce qui concerne la protection offerte par l’article 10 (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016).
60. Cependant, les avantages de cet outil d’information, réseau électronique desservant des milliards d’usagers partout dans le monde, s’accompagnent d’un certain nombre de risques : les sites Internet sont des outils d’information et de communication qui se distinguent particulièrement de la presse écrite, notamment quant à leur capacité à emmagasiner et à diffuser l’information, et les communications en ligne et leur contenu risquent bien plus que la presse écrite de porter atteinte à l’exercice et à la jouissance des droits et libertés fondamentaux, en particulier du droit au respect de la vie privée (Société Éditrice de Mediapart et autres c. France, nos 281/15 et 34445/15, § 88, 14 janvier 2021, M.L. et W.W. c Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 91, 28 juin 2018, Cicad c. Suisse, no 17676/09, § 59, 7 juin 2016, et Comité de rédaction de Pravoye Delo et Shtekel c. Ukraine, no 33014/05, § 63, CEDH 2011 (extraits)).
61. Des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021).
62. Cela dit, la Cour peut aussi tenir compte d’autres éléments atténuant les effets des messages d’internautes sur les intérêts légitimes protégés par l’article 10 § 2 de la Convention. L’envoi d’un message dans un environnement réservé aux professionnels de tel ou tel domaine peut figurer parmi ces éléments si la diffusion de ce message est trop limitée pour causer un dommage important, contrairement à un message qui serait accessible à l’ensemble des internautes (voir, mutatis mutandis, Kozan c. Turquie, no 16695/19, § 66, 1er mars 2022, où la Cour a pris en compte, inter alia, que les tous les membres d’un groupe Facebook où certains messages avaient été échangés étaient des professionnels du droit, que les messages qui y étaient partagés n’étaient visibles qu’aux utilisateurs qui en étaient membres (groupe Facebook fermé) et que ce groupe n’était pas accessible à l’ensemble des internautes puisqu’il n’apparaissait pas dans les moteurs de recherche de sites Internet).
63. La Cour rappelle également que les hyperliens contribuent au bon fonctionnement d’Internet parce qu’ils rendent l’information accessible en rattachant les éléments les uns aux autres ; ils ne servent qu’à appeler l’attention du lecteur sur le fait que certaines informations sont disponibles sur un autre site Web (Magyar Jeti Zrt c. Hongrie, no 11257/16, §§ 73-74, 4 décembre 2018). La question de savoir si la création d’un hyperlien s’analyse en une diffusion d’éléments diffamatoires commande au juge interne de se livrer à une appréciation individuelle de chaque cas d’espèce et de ne retenir la responsabilité du créateur de l’hyperlien que pour des raisons suffisantes et pertinentes, en déterminant, notamment et entre autres, si le créateur a (ou non) souscrit au contenu de l’hyperlien (Magyar Jeti Zrt, précité, §§ 76-77, 80 et 83).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
64. La Cour note tout d’abord qu’à l’époque des faits le requérant était juge au tribunal départemental de Cluj (paragraphe 4 ci-dessus). Ce rôle lui assignait un devoir de garant des libertés individuelles et de l’état de droit, par sa contribution au bon fonctionnement de la justice et ainsi à la confiance du public en celle-ci (voir, mutatis mutandis, Kayasu c. Turquie, nos 64119/00 et 76292/01, § 91, 13 novembre 2008). On est donc en droit d’attendre du requérant qu’il ait usé de sa liberté d’expression avec retenue, l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire étant susceptibles d’être mises en cause (voir la jurisprudence citée au paragraphe 56 ci-dessus). La Cour n’en estime pas moins que toute ingérence dans la liberté d’expression d’un magistrat dans la situation du requérant appelle de sa part un examen attentif (voir la jurisprudence citée au paragraphe 54 in fine, ci-dessus).
65. La Cour observe ensuite que la sanction disciplinaire en cause était fondée sur le non-respect par le requérant de son obligation de réserve et sur l’atteinte portée à la dignité de la fonction de juge, à l’impartialité et à la bonne image de la justice en raison des deux messages que l’intéressé a publiés sur son compte Facebook. En l’espèce, l’organe disciplinaire a estimé qu’en publiant son premier message, le requérant a mis en doute, d’une manière sans équivoque et devant plusieurs milliers de lecteurs, la crédibilité des institutions, en insinuant que celles-ci étaient contrôlées par la classe politique et en proposant l’intervention de l’armée comme solution pour garantir la démocratie constitutionnelle. Quant au deuxième message, contenant un hyperlien menant à l’entretien du procureur C.S., accompagné du commentaire du requérant, l’organe disciplinaire était d’avis que le langage utilisé par le requérant dépassait les limites de la décence et du statut de magistrat (paragraphes 16-19 ci-dessus). Ces constats ont été confirmés, sur recours du requérant, par la Haute Cour (paragraphes 23-26 ci-dessus).
66. La Cour considère que, pour parvenir à ces conclusions, les juridictions nationales n’ont ni effectué une mise en balance des intérêts en jeu conforme aux critères énoncés dans la jurisprudence de la Cour, ni dûment analysé la nécessité de l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression du requérant (voir, mutatis mutandis, Tête c. France, no 59636/16, §§ 57-60, 26 mars 2020). Ce défaut de mise en balance des intérêts concurrents est, en lui-même, problématique au regard de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Nadtoka c. Russie, no 38010/05, § 47, 31 mai 2006).
67. En effet, les juridictions nationales, tout en citant la jurisprudence de la Cour, se sont limitées à une évaluation de la manière dont le requérant s’était exprimé, sans transposer les expressions employées par celui-ci dans le contexte plus large qui était le leur, à savoir celui d’un débat sur des questions d’intérêt général (paragraphes 16-19 et 23-26 ci‑dessus ; voir également, mutatis mutandis, Mesić c. Croatie, no 19362/18, § 89, 5 mai 2022). Cela dit, la Cour ne perd pas de vue que certaines locutions utilisées par le requérant, magistrat en fonction, peuvent paraître prima facie sujettes à caution, eu égard, en particulier, à leur caractère général – il s’agissait en effet de suggérer l’idée d’un « contrôle » politique de plusieurs institutions de l’État (paragraphes 5 e 6 ci-dessus) – et compte tenu du devoir de réserve auquel l’intéressé était astreint (voir la jurisprudence citée au paragraphe 55 ci-dessus).
68. En ce qui concerne le premier message litigieux, la Cour constate que celui-ci renfermait plutôt des critiques face aux influences politiques prétendument subies par certaines institutions, en l’occurrence la police, la justice et l’armée. Le requérant renvoyait aux dispositions constitutionnelles qui prévoyaient que l’armée était soumise à la volonté du peuple (paragraphe 27 ci-dessus) et s’interrogeait sur les risques de tout contrôle politique de cette institution. Tout en utilisant des questions rhétoriques, il invitait ses lecteurs à s’imaginer l’armée agir, un jour, contre la volonté du peuple, invoquant comme prétexte le fait de vouloir défendre la démocratie ; il s’agissait selon lui d’un simple détail qui cachait un problème plus sérieux (paragraphe 5 ci-dessus).
69. Contrairement à la thèse soutenue par le Gouvernement (paragraphe 45 ci-dessus), la Cour considère donc que, replacés dans leur contexte (paragraphes 70-71 ci-dessous), les propos du requérant s’apparentent à des jugements de valeur selon lesquels la démocratie constitutionnelle était en danger en cas de reprise du contrôle politique des institutions publiques. Ces propos, qui ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Morice, précité, § 126), portent donc sur des questions d’intérêt général relatives à la séparation des pouvoirs et à la nécessité de préserver l’indépendance des institutions d’un État démocratique.
70. Quant à la question de savoir si la « base factuelle » sur laquelle reposaient ces jugements de valeur était suffisante, la Cour constate qu’en effet, les instances disciplinaires ayant poursuivi le requérant n’ont pas contesté la thèse de celui-ci selon laquelle il existait un important débat au sein de la société civile sur la question de la prolongation du mandat du chef d’état-major de l’armée (paragraphes 16-19 et 23-25 ci-dessus), procédure qui semble avoir fait l’objet d’une affaire judiciaire (paragraphe 20 ci‑dessus).
71. De plus, devant l’inspection judiciaire, l’intéressé a justifié ses propos en invoquant le danger que pourrait représenter la nomination d’un dirigeant de l’armée, qui serait fondée sur des critères politiques, et a donné pour exemple les événements ayant eu lieu lors de la révolution de 1989 (paragraphe 13 ci-dessus) ; la Haute Cour a jugé que les messages litigieux étaient de nature à susciter chez les lecteurs un lien avec des événements historiques (paragraphe 24 in fine ci-dessus). Sur ce point, la Cour renvoie aux circonstances générales entourant la répression meurtrière, exercée avec le concours de l’armée, des manifestations de décembre 1989 qui avaient éclatées à l’encontre de l’ancien régime totalitaire, telles que résumées dans l’affaire Association « 21 Décembre 1989 » et autres c. Roumanie (nos 33810/07 et 18817/08, §§ 12‑18, 24 mai 2011) et note que requérant faisait un renvoi à des questions historiques, contexte dans lequel, en principe, le recul du temps accroît l’étendue de la liberté d’expression dont bénéficient les participants à un débat portant sur de telles questions (voir, mutatis mutandis, Smolorz c. Pologne, no 17446/07, § 38, 16 octobre 2012 et les références qui y sont citées).
72. Concernant le deuxième message litigieux, la Cour observe que le requérant avait affiché sur sa page Facebook un hyperlien menant à un article de presse publié sur un site d’informations, contenant l’entretien du procureur C.S. sur la gestion des affaires pénales par le ministère public et sur les difficultés rencontrées par les procureurs dans le traitement des dossiers qui leur étaient attribués. L’affichage de cet hyperlien était accompagné d’un commentaire rédigé par le requérant, qui louait le courage du procureur en cause en ce que celui-ci osait parler ouvertement de la libération des détenus dangereux, des initiatives, selon lui mauvaises, de modifier les lois sur l’organisation du système judiciaire ainsi que des lynchages des magistrats (paragraphe 6 ci-dessus).
73. La Cour note que le message du requérant marquait une adhésion au contenu de l’article en question et, en particulier, aux idées exprimées par le procureur C.S., cela étant d’ailleurs confirmé par la position défendue par l’intéressé au cours de l’enquête disciplinaire (paragraphe 11 ci‑dessus ; voir, a contrario, Magyar Jeti Zrt, précité, §§ 78-79).
74. Cela étant, aux yeux de la Cour, tout en adhérant aux idées exprimées par le procureur C.S. dans son entretien, le requérant souhaitait participer à un débat sur des problèmes auxquels étaient confrontés les magistrats roumains à l’époque des faits. L’existence de ce débat, au sein d’une partie des magistrats roumains, sur les éventuelles conséquences des modifications successives des lois sur l’organisation du système judiciaire quant à l’indépendance de la justice est d’ailleurs confirmée par le tiers intervenant, le Forum des juges de Roumanie (paragraphe 44 ci-dessus), ainsi que par la Commission de Venise (paragraphe 35 ci-dessus) et par la Commission européenne (paragraphe 38 ci-dessus), et n’a pas été contestée par les organes disciplinaires (paragraphes 16-19 et 23-26 ci-dessus). Il convient en effet de souligner que dans ce type d’affaires la Cour accorde un poids important au contexte interne dans lequel s’inscrivent les affirmations litigieuses (voir la jurisprudence citée au paragraphe 58 ci-dessus).
75. Dès lors, la Cour considère que la prise de position du requérant s’inscrivait manifestement dans le cadre d’un débat sur des questions d’intérêt général, s’agissant des réformes législatives touchant le système judiciaire (voir, mutatis mutandis, Żurek, précité, § 224, Kozan c. Turquie, no 16695/19, § 64, 1er mars 2022, Miroslava Todorova c. Bulgarie, no 40072/13, § 175, 19 octobre 2021, Kövesi, précité, § 207, et Baka, précité, § 171 ; voir également, en ce sens, le paragraphe 102 du rapport sur la liberté d’expression, d’association et de réunion pacifique par les juges et les procureurs, cité au paragraphe 30 ci-dessus, le paragraphe 19 de l’annexe à la Recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur les juges, cité au paragraphe 33 ci-dessus, ainsi que les paragraphes 1 à 3 de l’avis no 25 du CCJE cité au paragraphe 37 ci-dessus). En conséquence, la Cour est d’avis, à propos de ce second message comme à propos du premier, que toute ingérence dans l’exercice de la liberté de fournir ou de recevoir des informations aurait dû faire l’objet d’un contrôle strict, la marge d’appréciation des autorités de l’État défendeur étant réduite en pareil cas (voir la jurisprudence citée au paragraphe 54 ci‑dessus). Or, selon elle, les juridictions roumaines n’ont pas dûment tenu compte de ces éléments.
76. Cela étant dit, la Cour réaffirme le principe selon lequel on est en droit d’attendre d’un magistrat qu’il use de sa liberté d’expression avec retenue, l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire étant susceptibles d’être mises en cause (paragraphes 29-37 et 56 ci-dessus). En utilisant son compte Facebook, qui était accessible au public (voir, a contrario, Kozan, précité, § 66), le requérant a accepté un certain nombre de risques. En effet, des propos ainsi publiés peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps (voir la jurisprudence citée aux paragraphes 59-62 ci-dessus). Toutefois, comme la Cour l’a constaté (paragraphes 68-75 ci-dessus), il ne s’agissait pas de propos clairement illicites, diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, (voir, a contrario, Savva Terentyev, précité, § 79, et Savcı Çengel, précité, § 35).
77. La Cour constate ensuite que la Haute Cour a considéré que les juridictions n’étaient pas en mesure d’apprécier si les allégations du requérant avaient ou non une base factuelle (voir, a contrario, Morice, précité, § 126) et qu’il était évident qu’ainsi exprimée, l’opinion personnelle du requérant mettait en doute la crédibilité des institutions de l’État (paragraphe 25 ci‑dessus).
78. De plus, s’agissant du deuxième message litigieux, qui comportait l’affichage d’un hyperlien, la Cour note que l’examen des instances nationales s’est seulement concentré sur le langage utilisé par le requérant, sans se livrer à une appréciation individuelle et sans retenir sa responsabilité pour des raisons suffisantes et pertinentes (paragraphes 17 in fine et 18 in fine ci-dessus). Or un tel examen s’imposait d’autant plus en l’espèce dans la mesure où aucun élément au dossier ne confirmait un quelconque caractère illicite du contenu affiché par le requérant (à comparer avec Magyar Jeti Zrt, précité, § 19).
79. S’agissant de l’expression « un procureur qui a du sang dans les veines », critiquée par les organes disciplinaires et par la Haute Cour (paragraphes 18 in fine et 25 ci-dessus), la Cour est d’avis que le requérant souhaitait souligner le courage du procureur C.S., qui exprimait publiquement ses critiques sur des questions d’intérêt général touchant le système judiciaire (paragraphes 72-73 ci-dessus), et qu’il ne voulait pas s’exprimer de manière désobligeante.
80. S’agissant enfin de la sanction disciplinaire, la Cour constate que les juridictions internes n’ont pas tenu compte des dangers sous-jacents à l’effet dissuasif de la sanction imposée (voir la jurisprudence citée au paragraphe 57 ci-dessus), mais, au contraire, ont considéré comme un élément positif le fait que celle‑ci allait décourager le requérant de tenir des propos similaires à l’avenir (paragraphe 19 in fine ci-dessus). Qui plus est, la Cour accorde un poids important au fait que les juridictions nationales n’ont pas infligé au requérant la sanction la moins sévère (qui à l’époque des faits était un avertissement – paragraphe 28 ci-dessus), ce qui a indubitablement eu un « effet dissuasif » en ce qu’elle a dû décourager non seulement le requérant lui-même, mais aussi d’autres juges de participer, à l’avenir, au débat public sur des questions visant la séparation des pouvoirs ou les réformes législatives touchant les tribunaux et, de manière plus générale, sur des questions relatives à l’indépendance de la justice (voir, mutatis mutandis, Żurek, précité, § 227 ; Kozan, précité, § 68 ; et Miroslava Todorova, précité, § 176, avec les références qui y sont citées).
81. Au demeurant, aux yeux de la Cour, la décision de la section disciplinaire, telle que confirmée par la Haute Cour, ne comportait pas des motifs suffisants pour justifier, de manière pertinente, la conclusion selon laquelle, par ses messages, le requérant avait porté atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession de magistrat (voir, a contrario, Simić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 75255/10, §§ 35-36, 15 novembre 2016).
82. L’ensemble des considérations qui précèdent amènent la Cour à conclure que, dans le cadre de la mise en balance des intérêts concurrents, les juridictions internes ont omis de tenir dûment compte de certains facteurs importants, notamment en ce qui concerne le contexte plus large dans lequel s’inscrivaient les affirmations du requérant, la participation à un débat sur des questions d’intérêt général, la question de savoir si les jugements de valeur exprimés en l’espèce reposaient sur une base factuelle suffisante, et enfin l’effet potentiellement dissuasif de la sanction infligée. En outre, l’existence d’une atteinte à la dignité et à l’honneur de la profession de magistrat n’a pas été suffisamment démontrée. Ce faisant, les juges nationaux n’ont pas accordé à la liberté d’expression de l’intéressé le poids et l’importance que pareille liberté méritait au sens de la jurisprudence de la Cour, et cela même en présence de l’utilisation d’un moyen de communication (en l’occurrence un compte Facebook accessible au public) pouvant donner lieu à des interrogations légitimes au regard du respect du devoir de réserve des magistrats.
83. La Cour en conclut que les juridictions roumaines n’ont pas fourni des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier l’ingérence alléguée dans le droit du requérant à la liberté d’expression, et qu’il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
84. Le requérant se plaint que l’enquête a porté atteinte à sa réputation professionnelle et que la sanction disciplinaire a nui à sa réputation sociale et professionnelle et a eu un impact négatif sur sa carrière. Il invoque l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. » ci
1. Thèses des parties
1. Le Gouvernement
85. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 8 de la Convention. Il souligne que le requérant s’est vu imposer une réduction de salaire pour une durée limitée et qu’il n’a pas été révoqué de ses fonctions (il cite, a contrario, les arrêts Oleksandr Volkov, précité, § 48, et Özpınar, précité, §§ 67‑79). Il prie la Cour d’appliquer en l’espèce la jurisprudence Denisov c. Ukraine ([GC], no 76639/11, §§ 128-134, 25 septembre 2018). À titre subsidiaire, le Gouvernement demande à la Cour de constater que l’ingérence était prévue par la loi, qu’elle était fondée sur le devoir de réserve des magistrats et qu’elle était nécessaire dans une société démocratique.
2. Le requérant
86. Le requérant soutient que les motifs avancés par la Haute Cour pour justifier une sanction qui n’était pas la plus légère (paragraphe 28 ci-dessus) ont remis en question ses valeurs morales, lui ont causé de la souffrance et ont eu un important impact psychologique lorsqu’il a dû défendre son droit à la liberté d’expression face à la faute qui lui était imputée d’avoir porté atteinte à la bonne image et au prestige de la justice, de ne pas avoir respecté ses obligations statutaires, d’avoir utilisé un langage qui dépassait les limites de décence et de probité ainsi que d’avoir adopté une conduite inadéquate ayant porté atteinte au prestige de la justice (paragraphe 26 ci-dessus). Il soutient que l’ingérence était dépourvue de base légale, faute de prédictibilité suffisante. Il allègue que la sanction litigieuse l’a empêché en 2021 de présenter sa candidature à un poste de juge de la cour d’appel de Cluj. Il verse au dossier copie de la décision de rejet de sa candidature pour ne pas avoir rempli la condition imposée à l’article 44 de la loi no 303/2004, à savoir l’absence d’une sanction disciplinaire pendant les trois dernières années d’évaluation (paragraphe 28 ci-dessus). Enfin, selon le requérant, la diminution de son salaire a engendré des problèmes économiques pour lui, car il avait à sa charge ses deux filles étudiantes et sa mère et devait s’acquitter d’un crédit bancaire. Il verse à ce titre des documents prouvant la prise en charge de ses deux filles étudiantes, des documents relatifs à la retraite de sa mère, ainsi que des extraits de compte bancaire afférents à l’année 2019 mentionnant le paiement de ses crédits ainsi que d’autres charges.
2. Appréciation de la Cour
1. Principes généraux
87. La Cour rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large, qui ne se prête pas à une définition exhaustive. Cette notion recouvre l’intégrité physique et morale d’une personne ainsi que de multiples aspects de son identité physique et sociale. Elle englobe notamment un droit à l’épanouissement personnel et celui de nouer et de développer des relations avec autrui et avec le monde extérieur (Denisov, précité, § 95, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, §§ 87‑88, 17 octobre 2019).
88. Les litiges professionnels ne sont pas par nature exclus du champ d’application de la notion de « vie privée » au sens de l’article 8 de la Convention et ils peuvent avoir des répercussions sur certains aspects typiques de la vie privée. Parmi ces aspects figurent i) le « cercle intime » du requérant, ii) la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui, et iii) sa réputation sociale et professionnelle. Un problème se pose généralement au regard de la vie privée de deux manières dans le cadre de litiges de ce type : soit du fait des motifs à l’origine de la mesure en cause (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les motifs), soit – dans certains cas – du fait des conséquences sur la vie privée (auquel cas la Cour retient l’approche fondée sur les conséquences). Si l’approche fondée sur les conséquences est suivie, le seuil de gravité à atteindre pour chacun des aspects susmentionnés revêt une importance cruciale. C’est au requérant qu’il incombe d’établir de manière convaincante que ce seuil a été atteint dans son cas. C’est à lui qu’il revient de produire des éléments prouvant les conséquences de la mesure en cause. La Cour ne reconnaîtra l’applicabilité de l’article 8 de la Convention que si ces conséquences sont très graves et touchent la vie privée de l’intéressé de manière particulièrement notable (Denisov, précité, §§ 115-116), et elle renvoie aux critères permettant d’apprécier le sérieux ou la gravité des violations alléguées dans le cadre de différents régimes (ibid., § 117).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
89. En l’espèce, la Cour rappelle que le requérant s’est vu imposer, dans le cadre de la procédure disciplinaire qui était engagée contre lui, une réduction de son salaire de 5 % pour une durée de deux mois (paragraphe 16 ci-dessus). Pour ce qui est du contenu de la motivation des juridictions nationales ayant justifié la sanction infligée au requérant, la Cour, tout en adoptant l’approche fondée sur les motifs (paragraphe 88 ci-dessus), constate que les motifs avancés pour justifier la réduction temporaire de salaire se limitaient strictement à la publication des deux messages en cause et portaient sur les conséquences de ces messages, ainsi que sur l’attitude du requérant et les expressions utilisées par lui, qui, selon les juridictions nationales, avaient nui à la bonne image et au prestige de la justice (paragraphe 26 ci-dessus). Ces motifs se rapportaient donc à la conduite professionnelle du requérant, et non à sa vie privée (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, § 120).
90. La Cour constate qu’aucun élément relatif à la vie privée du requérant ne figure dans les motifs à la base de sa sanction disciplinaire. Elle examinera donc si, au vu du dossier et des allégations formulées par le requérant, cette mesure a eu de graves conséquences négatives sur les aspects constitutifs de sa « vie privée » (paragraphe 88 ci‑dessus). Pour ce qui est des conséquences de la sanction en cause sur le « cercle intime » du requérant, celui-ci affirme que cette mesure a entraîné une réduction de ses revenus, alors qu’il avait plusieurs personnes à charge et des crédits en cours (paragraphe 86 ci-dessus). En l’espèce, l’intéressé n’a pas produit d’éléments suffisants permettant de dire que la baisse de sa rémunération mensuelle de 5 % pendant deux mois seulement a eu de sérieuses incidences sur le « cercle intime » de sa vie privée (comparer avec J.B. et autres c. Hongrie (déc.), nos 45434/12 et 2 autres, § 132, 27 novembre 2018). Selon la Cour, aucun élément n’indique que la mesure litigieuse aurait eu d’autres répercussions sur le « cercle intime » de la vie privée du requérant (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, § 120).
91. La Cour note ensuite que la sanction disciplinaire n’a pas eu pour effet de révoquer ou de destituer le requérant de la magistrature et qu’il a continué à exercer ses fonctions en qualité de juge au sein de la même juridiction, aux côtés de ses collègues. Dès lors, quand bien même il y aurait eu des répercussions sur ses possibilités de nouer et de développer des relations avec autrui, y compris de nature professionnelle, aucun élément de fait ne permet de conclure à la gravité de ces répercussions.
92. S’agissant de la réputation professionnelle du requérant, la Cour constate qu’à aucun moment les juridictions internes ne se sont penchées sur les résultats du requérant en tant que juge ni n’ont livré le moindre avis sur sa compétence en cette qualité ou sur son professionnalisme. La décision disciplinaire n’a remis en cause que le respect par le requérant de l’obligation de réserve dans le contexte de la publication des messages litigieux (voir, a contrario, Oleksandr Volkov, précité, § 166).
93. Pour ce qui est de l’impact négatif sur sa carrière, notamment en ce qui concerne l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de postuler dans les trois ans suivant la sanction litigieuse pour bénéficier d’une promotion, la Cour rappelle qu’une différence doit être faite, sur le terrain de l’article 8 de la Convention, entre une interdiction générale d’occuper un emploi et l’impossibilité ou la difficulté d’obtenir une promotion. En l’espèce, la seule circonstance qu’un avancement de carrière aurait été refusé temporairement au requérant pour les motifs exposés ne saurait, à elle seule, avoir des répercussions sur le développement de sa personnalité ou sur sa capacité à nouer des contacts avec le monde extérieur de nature à affecter son droit au respect de sa vie privée et ainsi entraîner l’applicabilité de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Briani c. Italie (déc.), no 33756/09, § 23, 9 septembre 2014).
94. Pour ce qui est de la réputation sociale du requérant en général, la Cour constate que les critiques formulées par les instances nationales n’ont pas visé sa personnalité et son intégrité dans une dimension éthique plus large. La sanction en question était fondée sur des constats de manquements par l’intéressé au devoir de réserve, mais elle ne mettait pas en cause ses valeurs morales (voir, mutatis mutandis, Denisov, précité, § 129).
95. En conséquence, étant donné que les motifs de la sanction étaient sans rapport avec la « vie privée » du requérant et que les conséquences de cette mesure n’ont pas eu des graves conséquences négatives sur son « cercle intime », sur la possibilité pour lui de nouer et de développer des relations avec autrui ou sur sa réputation, la Cour estime que l’article 8 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Ainsi, il convient de retenir l’exception soulevée par le Gouvernement et de rejeter ce grief pour incompatibilité rationne materiae avec les dispositions de la Convention, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de celle-ci.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
96. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
97. Dans ses observations du 30 mars 2022, le requérant précise que le simple constat de violation des articles 8 et 10 de la Convention représente pour lui une réparation suffisante au titre de l’article 41 de la Convention.
98. Le Gouvernement demande à la Cour de prendre acte de la position du requérant et de ne lui octroyer aucune somme pour les dommages matériel et moral en cas de constat d’une violation.
99. Compte tenu de la position du requérant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre (voir, par exemple, Miroslava Todorova c. Bulgarie, no 40072/13, § 216, 19 octobre 2021).
B. Frais et dépens
100. Le requérant réclame 5 232 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour. Il verse au dossier une note d’honoraires détaillées à ce titre. Il demande par ailleurs que le montant octroyé par la Cour soit versé directement sur le compte bancaire de son avocat, conformément à leur accord écrit.
101. Le Gouvernement prie la Cour de ne rembourser que les frais et dépens incontestablement liés à la procédure devant elle, sous condition qu’ils soient réels, prouvés et nécessaires.
102. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant la somme de 5 232 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par celui-ci à titre d’impôt sur cette somme. Cette somme est à verser directement sur le compte bancaire de la représentante du requérant (voir, par exemple, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 288, CEDH 2016 (extraits)).
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Déclare, à l’unanimité, recevable le grief concernant l’article 10 de la Convention et irrecevable le grief formulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit, par quatre voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
3. Dit, par quatre voix contre trois,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, sur le compte bancaire de sa représentante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 232 EUR (cinq mille deux cent trente-deux euros), plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Ilse Freiwirth Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière Présidente
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Rădulețu ;
– opinion dissidente commune aux juges Kucsko-Stadlmayer, Eicke et Bormann.
G.K.S.
I.F.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE RĂDULEŢU
J’ai voté avec la majorité pour la violation de l’article 10 et je partage tous les arguments exposés dans le raisonnement livré sous l’angle de cet article. Toutefois, au vu de l’importance de cette solution sur le développement de la jurisprudence de la Cour en la matière, je voudrais insister sur quelques points importants liés plutôt au premier message du requérant (voir paragraphe 5 de l’arrêt).
Cette affaire est un affaire borderline parce qu’elle soulève le problème des limites de l’obligation de réserve qui incombe aux juges. L’un de ses enjeux est de réussir à trouver dans la jurisprudence actuelle de la Cour les règles applicables à ce type de situation. De ce point de vue, on peut dégager trois types des règles différentes.
Premièrement, il y a les principes généraux concernant l’exercice de la liberté d’expression, développés dans la jurisprudence pertinente de la Cour (voir, entre autres, Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 158, 23 juin 2016), principes qui s’appliquent aux particuliers qui participent aux débats d’intérêt général. Ces règles permettent à la Cour d’opérer un contrôle strict de proportionnalité et impliquent une marge d’appréciation restreinte pour les autorités nationales.
Deuxièmement, la Cour a reconnu une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales quand il s’agit de la liberté d’expression des fonctionnaires en général et plus particulièrement des juges qui ont un devoir de réserve (Baka, §§ 162-164). Dans ce cas, la liberté d’expression des juges est plus limitée à cause de la nécessité de protéger l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
Troisièmement, même si le juges ont des devoirs et des responsabilités liées à l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire, la Cour a établi que leur liberté d’expression est plus large quand ils occupent une place importante dans la hiérarchie judiciaire et parlent du fonctionnement de la justice, ce qui relève de l’intérêt général (Baka, §§ 165, 166).
La présente affaire concerne un juge qui n’occupait aucune position importante dans la hiérarchie juridique nationale (juge de tribunal départemental) et qui a exprimé ses opinions sur un sujet d’intérêt général qui n’avait pas de lien direct avec le fonctionnement de la justice. Quel type de règles, parmi celles mentionnées auparavant, est applicable dans ce cas particulier ? Évidemment, on ne peut pas s’appuyer sur le troisième type de règles parce que le requérant ne se trouvait pas dans l’une des situations spécifiques comparable à celle du requérant dans l’affaire Baka.
Dans ce cas, il nous reste soit les règles générales, valables pour tout individu (le premier type), soit les règles spécifiques, plus restrictives, applicables aux juges et basées sur leur obligation de réserve (le deuxième type).
À mon avis, ces dernières règles doivent être interprétées, au stade actuel de la jurisprudence, d’une manière restrictive parce qu’elles constituent des exceptions au premier groupe de règles (les principes généraux concernant la liberté d’expression). Ce caractère d’exception que revêtent les règles fondées sur le devoir de réserve des juges nous empêche d’élargir, par interprétation, leur domaine d’application. Jusqu’à présent la Cour a limité l’application de ces règles aux situations dans lesquelles un juge avait tenu des propos susceptibles de mettre en cause l’autorité et l’indépendance du pouvoir judiciaire, plus exactement quand ils touchaient des sujets concernant le fonctionnement de la justice.
En revanche, la présente affaire diffère de ce type de situations parce que le premier message du requérant portait non pas directement sur le fonctionnement de la justice, mais sur des sujets d’intérêt général. Même s’il remplissait sa fonction de juge, il participait à un débat en dehors du domaine strict de la justice. Pour ce motif, à mon avis, les règles strictes dérogatoires (le deuxième type) ne sont pas applicables à cette affaire. Par conséquent, je partage l’opinion majoritaire qui estime que les principes généraux (le premier type) sont à appliquer et qu’un contrôle plus strict de proportionnalité de la part de la Cour s’impose.
À mon avis, pour le moment, la jurisprudence existante de la Cour ne contient pas de règles permettant une interprétation plus large de l’obligation de réserve des juges, qui pourrait inclure non seulement leurs propos sur le fonctionnement de la justice, mais aussi toute situation où ils participeraient aux débats généraux d’intérêt public.
Il est vrai que le requérant a employé un langage assez provocateur et que ses propos ont été exprimés sur son compte Facebook, qui avait plusieurs dizaines des milliers d’abonnés. Mais il l’a fait pour aborder un sujet d’intérêt général. Or, en l’absence d’une jurisprudence établissant des règles claires et prévisibles quant à l’étendue du devoir de réserve des juges dans ce type de situations, en présence d’un sujet d’intérêt général et surtout en l’absence d’une mise en balance des intérêts concurrents par les juridictions nationales (les premières appelées à effectuer cet exercice), la protection de la liberté d’expression du requérant doit prévaloir.
OPINION DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES
KUCSKO-STADLMAYER, EICKE ET BORMANN
(Traduction)
1. À notre regret, nous ne pouvons nous associer à la majorité lorsqu’elle conclut qu’il y a eu, en l’espèce, une violation des droits du requérant garantis par l’article 10. À notre avis, cette affaire concerne non pas tant le droit pour un juge d’exprimer des critiques vis-à-vis du gouvernement, mais la manière dont ces critiques ont été exprimées et le point de savoir si le requérant a exercé sa liberté d’expression avec la retenue et la décence dont il avait le devoir de faire preuve en tant que juge.
2. Les principes généraux relatifs à la liberté d’expression des juges sont énoncés dans l’arrêt Baka c. Hongrie [GC] (no 20261/12, §§ 162-167, 23 juin 2016). La Cour a reconnu que les juges, comme tous les fonctionnaires, bénéficient de la protection de l’article 10. Toutefois, compte tenu de la place éminente, parmi les organes de l’État, qu’occupe la magistrature dans une société démocratique, elle a rappelé qu’on est en droit d’attendre des fonctionnaires de l’ordre judiciaire qu’ils usent de leur liberté d’expression avec retenue chaque fois que l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire sont susceptibles d’être mises en cause. La divulgation de certaines informations, même exactes, doit se faire avec modération et décence. Tout bien considéré, en tant que garant de la justice, valeur fondamentale dans un État de droit, le juge doit jouir de la confiance des citoyens pour mener à bien sa mission (Baka, § 164).
3. Lorsqu’elles déterminent si une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression est proportionnée à l’objectif de protection de l’autorité et de l’impartialité du pouvoir judiciaire, les autorités nationales doivent trouver un juste équilibre entre la liberté d’expression de l’individu et les « devoirs et responsabilités » visés à l’article 10 § 2. Elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation (Baka, § 162). Cela dit, le contrôle strict que la Cour avait exercé dans l’affaire Baka était lié au fait que le requérant avait donné son avis sur les réformes législatives en cause à titre professionnel, en sa qualité de président de la Cour suprême et du Conseil national de la justice, reconnaissant qu’il avait non seulement le droit mais encore le devoir, en tant que président de ce conseil, de formuler un avis sur des réformes législatives concernant les tribunaux après avoir recueilli et synthétisé les opinions des juridictions inférieures (Baka, § 168). Une marge d’appréciation étroite a également été appliquée lorsque les requérants étaient membres de conseils de la magistrature ou d’autres organes représentatifs du pouvoir judiciaire (Sarisu Pehlivan c. Türkiye, no 63029/19, § 42, 6 juin 2023 ; Żurek c. Pologne, no 39650/18, § 222, 16 juin 2022 ; Eminağaoğlu c. Türkiye, no 76521/12, § 135, 9 mars 2021 ; et Kövesi c. Roumanie, no 3594/19, § 205, 5 mai 2020).
4. Le requérant en l’espèce ne se trouvait pas dans une situation similaire. Il était un juge de tribunal départemental sans statut ni responsabilité particuliers. Il n’était pas non plus, contrairement à ce que pouvait donner à penser la référence faite par la majorité aux principes énoncés dans l’arrêt Halet c. Luxembourg, no 21884/18, 14 février 2023 (paragraphe 53), un lanceur d’alerte dans le sens où il aurait été seul à savoir – ou aurait fait partie d’un petit groupe dont les membres étaient seuls à savoir – ce qui se passait sur son lieu de travail et où il aurait donc été le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique (voir aussi Guja c. Moldova, [GC], no 14277/04, § 72, 12 février 2008). Nous ne pouvons donc pas partager l’avis de la majorité selon lequel la marge d’appréciation était restreinte en l’espèce (paragraphe 75 de l’arrêt).
5. Dans l’arrêt Baka et la jurisprudence postérieure, la Cour s’est également appuyée sur le fait que les propos litigieux ne dépassaient pas le domaine de la simple critique d’ordre strictement professionnel (Baka, § 171 ; voir aussi Żurek § 224 ; Kövesi § 207 ; et Tuleya c. Pologne, no 21181/19, 51751/20, § 544, 6 juillet 2023). Or, les propos que le requérant a tenus en l’espèce s’analysent non pas en des critiques motivées de la situation au sein du système judiciaire ou de réformes de la justice, mais en une série de déclarations formulées dans un langage coloré. Ses propos concernaient non pas seulement le système judiciaire, mais aussi l’armée, notamment pour ce qui est de la question de la prolongation du mandat du chef d’état-major de l’armée. Il s’agissait d’une question dont l’examen devant les tribunaux était en cours (paragraphe 20 de l’arrêt) et au sujet de laquelle le requérant aurait donc dû faire preuve d’une prudence particulière de façon à préserver l’apparence d’impartialité du pouvoir judiciaire. Ses propos ont été tenus sur Facebook, où il comptait environ 50 000 abonnés, et il devait être conscient qu’ils se diffuseraient rapidement et risqueraient d’être utilisés hors du contexte voulu.
6. Dans la décision par laquelle elles ont sanctionné le requérant, les autorités nationales, à tous les niveaux, ont tenu compte de la jurisprudence de la Cour et ont entièrement fondé cette décision sur l’appréciation qui était que le langage qu’il avait utilisé dépassait ce qui était compatible avec le devoir pour un magistrat de s’exprimer avec décence, et que l’emploi d’un tel langage pouvait nuire à la confiance que le pouvoir judiciaire se doit d’inspirer au public. Non seulement les autorités nationales sont en principe les mieux placées pour apprécier l’incidence du langage employé dans le contexte particulier de leur pays et de leur société, mais il existe aussi des limites claires quant à la mesure dans laquelle il convient à un juge d’une cour internationale comme la nôtre, qui ne parle pas la langue dans laquelle les propos ont été tenus et qui n’est d’ailleurs pas le mieux placé pour apprécier leur incidence dans le contexte de la société en question, de chercher à mettre en cause cette appréciation. En outre, nous estimons que la décision de sanctionner le requérant relevait de la marge d’appréciation générale à l’aune de laquelle se mesure la proportionnalité d’une ingérence.
7. Comme l’a dit la majorité au paragraphe 80 de l’arrêt, les autorités nationales auraient pu choisir une sanction plus clémente. Cependant, la sanction infligée, une réduction de 5 % du traitement pendant deux mois, ne peut être considérée comme excessivement sévère.
8. Pour les raisons ci-dessus, nous n’avons pas pu voter avec la majorité en faveur d’un constat de violation de l’article 10.