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27/08/2024 | CEDH | N°001-235466

CEDH | CEDH, AFFAIRE B.D. c. BELGIQUE, 2024, 001-235466


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE B.D. c. BELGIQUE

(Requête no 50058/12)

ARRÊT


Art 5 § 4 • Requérant ayant, de manière répétée, été privé de la possibilité de faire contrôler la légalité de la prolongation de son internement dans l’annexe psychiatrique d’une prison ordinaire et d’en obtenir sa cessation • Ne pouvait être ignoré le problème structurel du placement de personnes présentant des troubles mentaux dans des établissements inadaptés à leur état de santé

Art 5 § 1 • Détention irrégulière du requérant dans les anne

xes psychiatriques de prisons ordinaires sur une période donnée

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

2...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE B.D. c. BELGIQUE

(Requête no 50058/12)

ARRÊT

Art 5 § 4 • Requérant ayant, de manière répétée, été privé de la possibilité de faire contrôler la légalité de la prolongation de son internement dans l’annexe psychiatrique d’une prison ordinaire et d’en obtenir sa cessation • Ne pouvait être ignoré le problème structurel du placement de personnes présentant des troubles mentaux dans des établissements inadaptés à leur état de santé

Art 5 § 1 • Détention irrégulière du requérant dans les annexes psychiatriques de prisons ordinaires sur une période donnée

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

27 août 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire B.D. c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović,
Gediminas Sagatys, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 50058/12) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. B.D. (« le requérant »), a saisi la Cour le 21 juillet 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter les griefs tirés de l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

la décision du 21 février 2017 par laquelle la Cour a déclaré la requête recevable et a ajourné son examen dans l’attente de l’échéance du délai octroyé à l’État belge dans l’arrêt pilote W.D. c. Belgique (no 73548/13, 6 septembre 2016),

la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 juillet 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

Introduction

1. La requête concerne l’internement du requérant dans l’annexe psychiatrique de diverses prisons dans lesquelles il allègue ne pas avoir bénéficié d’une prise en charge thérapeutique adaptée à son état de santé mentale. Le requérant se plaint également de ne pas avoir bénéficié d’une assistance juridique effective afin d’obtenir une décision sur la légalité de sa détention. Est en jeu l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant, M. B.D., est un ressortissant belge né en 1980. Lors de l’introduction de la requête, il était interné à la prison de Gand. Il est représenté devant la Cour par Me P. Verpoorten, avocat à Herentals.

3. Le Gouvernement est représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.

1. Les circonstances à l’origine de la requête

4. Le 7 mai 1999, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Gand ordonna l’internement du requérant suite à des faits de vol avec effraction et tentative de vol, considérant qu’il était irresponsable de ses actes. Elle décida qu’en attendant de se voir placer dans un établissement désigné par la commission de défense sociale (« CDS »), le requérant serait interné à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand.

5. Entre mai 1999 et mai 2009, l’internement du requérant fut maintenu, pour la majeure partie du temps, à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand et à la section de défense sociale de la prison de Merksplas, par des décisions biannuelles de la CDS de Gand. Il bénéficia de plusieurs mises en liberté à l’essai avec reclassement résidentiel ou ambulatoire.

6. Le 4 mai 2009, la CDS ordonna la mise en liberté à l’essai du requérant à condition qu’il réside chez un ami. Le 17 janvier 2010, le requérant fut arrêté par la police après avoir commis de nouveaux faits de vol avec effraction et violence et réintégré à la prison de Merksplas. Le 15 février 2010, la CDS décida que la réintégration du requérant était justifiée et que dans l’attente d’une nouvelle expertise psychiatrique, l’internement du requérant se poursuivrait dans la section de défense sociale de la prison de Merksplas.

7. Le 3 mai 2010, la CDS ordonna la poursuite de l’internement du requérant à l’annexe psychiatrique de Gand et donna son accord pour l’élaboration d’un plan de reclassement ambulatoire. À l’audience, le requérant fut représenté par Me V.E.

8. Par une lettre du 12 mai 2010, le requérant informa la CDS qu’il souhaitait interjeter appel de cette dernière décision.

9. Par une lettre du 17 mai 2010, la CDS informa le requérant qu’en vertu de l’article 19 bis de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« loi de défense sociale » ; paragraphe 28 ci-dessous), seul son avocat pouvait, dans les quinze jours suivant la notification de la décision, interjeter appel de la décision de la CDS. Elle indiqua que, s’il souhaitait effectivement interjeter appel, il devait contacter d’urgence son avocat. Une copie de cette lettre fut envoyée par fax à l’avocat commis d’office.

10. Il ressort du dossier qu’aucun appel ne fut interjeté contre la décision du 3 mai 2010.

11. Le 27 juillet 2010, le requérant ne rentra pas d’une permission de sortie. Il fut déclaré en fuite jusqu’au 20 octobre 2010, date à laquelle il fut arrêté et placé à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand.

12. Le 22 novembre 2010, la CDS décida que l’internement se poursuivrait à la section de défense sociale de la prison de Merksplas dans l’attente d’un reclassement ambulatoire qui restait à élaborer. La CDS octroya également des permissions de sortie au requérant dans le but de préparer un éventuel reclassement ambulatoire.

13. Par une lettre du 5 janvier 2011, le requérant pria les autorités pénitentiaires de la prison de Gand de lui faire savoir ce qu’il en était de sa demande d’interjeter appel de la dernière décision de la CDS. Il se plaignait de ce que son avocat n’avait pas fait appel. La direction de la prison répondit que le requérant ne pouvait interjeter appel de la décision de la CDS que par l’intermédiaire de son avocat.

14. Le 28 février 2011, la CDS confirma sa décision du 22 novembre 2010 (paragraphe 12 ci-dessus). Le requérant fut invité par la CDS à travailler sur soi et à prendre contact avec le service flamand de formation et d’emploi (Vlaamse dienst voor arbeidsbemiddeling en beroepsopleiding, « VDAB »).

15. Le 31 mars 2011, le requérant ne rentra pas d’une permission de sortie. Il fut déclaré en fuite jusqu’au 26 octobre 2011, date à laquelle il fut arrêté par la police et placé à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand.

16. Le requérant demanda à la CDS de lui donner accès à son dossier. Par une lettre du 12 décembre 2011, la CDS informa le requérant qu’il ne pouvait pas avoir accès lui-même à son dossier et que seul son avocat y avait accès quatre jours avant l’audience devant la CDS.

17. Le 19 décembre 2011, la CDS reporta l’audience au 23 janvier 2012 au motif que le requérant avait refusé de se faire assister par l’avocat qui avait été désigné d’office pour l’assister et qu’il avait insisté pour que son précédent avocat, Me N.L., le représente.

18. Le 23 janvier 2012, la CDS décida que l’internement du requérant devait se poursuivre à la section de défense sociale de la prison de Turnhout ou de Merksplas en attendant la mise au point d’un nouveau projet de reclassement ambulatoire. Elle constata que l’état de santé mentale du requérant ne s’était pas suffisamment amélioré et qu’il n’était pas revenu à la prison pendant une longue période après une autorisation de sortie. Pour la commission, le maintien en section de défense sociale était pour le moment la seule option.

À l’audience de la CDS, le requérant fut représenté par Me D.B., Me N.L. ayant indiqué ne plus vouloir représenter le requérant après avoir reçu des lettres de menaces.

19. Le 25 janvier 2012, le requérant fit savoir à la CDS qu’il souhaitait interjeter appel de cette décision. Le lendemain, la CDS informa le requérant qu’en vertu de l’article 19 bis de la loi de défense sociale, seul son avocat pouvait, dans les quinze jours suivant la notification de la décision, interjeter appel de la décision de la CDS. Elle indiqua que s’il souhaitait effectivement interjeter appel, il devait contacter d’urgence son avocat. Une copie de cette lettre fut envoyée par fax à l’avocat commis d’office.

20. Le 28 janvier 2012, le requérant adressa une lettre à Me D.B., son avocat commis d’office, lui demandant de faire appel de la décision de la CDS du 23 janvier 2012.

21. Le 1er février 2012, Me D.B. informa la CDS qu’elle ne souhaitait plus représenter le requérant après avoir reçu des lettres de menaces de ce dernier.

22. Le 30 mars 2012, le requérant adressa une lettre au bâtonnier du barreau de Gand pour obtenir des informations sur une plainte qu’il avait déposée contre son avocat précédent, Me L.V., à qui il reprochait d’avoir refusé de faire appel des décisions de la CDS. Il informa également le bâtonnier qu’il souhaitait déposer une plainte contre Me D.B., à qui il reprochait de n’avoir pas fait appel de la décision de la CDS et de n’avoir pas répondu aux lettres par lesquelles il lui avait demandé d’interjeter appel.

23. À une date non précisée, un nouvel avocat commis d’office, Me D.J., fut désigné pour le requérant.

2. Développements postérieurs à l’introduction de la requête

24. Le requérant demanda à la CDS de lui donner accès à son dossier. Par une lettre du 6 août 2012, la CDS informa le requérant qu’il ne pouvait pas avoir accès lui‑même à son dossier et que seul son avocat y avait accès quatre jours avant l’audience devant la CDS.

25. Ensuite, il ressort du dossier que la CDS décida à plusieurs reprises (notamment par des décisions des 20 août 2012, 28 janvier 2013, 30 septembre 2013 et 20 janvier 2014) que l’internement du requérant devait se poursuivre à la section de défense sociale de la prison de Merksplas, à celle de la prison de Turnhout, ou à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand. À la suite d’une permission de sortie qui lui fut accordée le 7 octobre 2013, le requérant fut déclaré en fuite entre le 10 octobre 2013 et le 24 novembre 2013, date à laquelle il réintégra la prison de Gand.

26. Le 31 août 2015, le requérant fut admis au centre de psychiatrie légale de Gand où il séjourna jusqu’au 8 juin 2020, date à laquelle il fit l’objet d’une mise en liberté à l’essai.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

27. Les procédures internes dans la présente affaire se sont déroulées sous l’empire de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels telle que modifiée par la loi du 1er juillet 1964 (« loi de défense sociale »).

28. Le cadre juridique que cette loi a mis en place en matière d’internement a été exposé dans l’arrêt W.D. c. Belgique (no 73548/13, §§ 35‑45, 6 septembre 2016 ; voir aussi Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, §§ 75-90, 31 janvier 2019). Les dispositions pertinentes pour le cas d’espèce sont les suivantes :

« Article 19 bis

La décision de rejet de la demande de mise en liberté est notifiée à l’interné par le directeur de l’établissement au plus tard le surlendemain du prononcé.

L’avocat de l’interné peut interjeter appel de cette décision auprès de la commission supérieure de défense sociale dans un délai de quinze jours à date de la notification.

L’appel est interjeté soit par une déclaration faite au secrétariat de la commission de défense sociale qui a rendu la décision, soit par une déclaration faite au greffe de l’établissement de défense sociale ou de l’annexe psychiatrique où se trouve l’interné. (...)

Article 19 ter

Le pourvoi en cassation contre la décision de la Commission supérieure de défense sociale confirmant la décision de rejet de la demande de mise en liberté de l’interné ou déclarant fondée l’opposition du procureur du Roi contre la décision de mise en liberté de l’interné ne peut être formé que par l’avocat de l’interné.

Article 28

Il ne pourra être statué par les juridictions, en ce compris la Cour de cassation, ou les commissions et la commission supérieure de défense sociale sur les demandes d’internement ou de mise en liberté qu’à l’égard des intéressés assistés d’un avocat.

Si l’intéressé n’a pas fait choix d’avocat, le président lui en désigne un d’office.

La juridiction ou la commission ne peut statuer que si le dossier a été mis à la disposition de l’avocat choisi par l’intéressé ou désigné d’office, quatre jours à l’avance. »

29. Le 1er octobre 2016 est entrée en vigueur la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement des personnes (« loi relative à l’internement » ; voir, pour l’exposé du cadre juridique, Venken et autres c. Belgique, nos 46130/14 et 4 autres, §§ 76-89, 6 avril 2021).

30. À l’occasion des travaux parlementaires menés par le Sénat dans le cadre de la proposition de loi devenue par la suite la loi relative à l’internement (paragraphe 29 ci-dessus), le sénateur à l’origine de la proposition de loi fit un exposé introductif que le requérant invoque devant la Cour (paragraphe 39 ci-dessous). Le sénateur s’y exprimait notamment comme suit (Doc. parl., Sénat, 2013-2014, no 5-2001/6) :

« – Les soins dans l’enceinte de la prison. À l’heure actuelle, les soins dont bénéficient les internés sont clairement insuffisants, voire inexistants. Il s’agit principalement d’un problème de moyens, ce qui est paradoxal dans la mesure où un interné ne pourra pas entrer en ligne de compte pour une libération à l’essai, par exemple, si son état de santé ne s’est pas amélioré. (Or, comment une amélioration est-elle possible sans soins ?) Faut-il faire en sorte que les soins ne relèvent plus de la responsabilité de la Justice (au motif qu’elle n’est pas performante en la matière ou que ce n’est pas son « core business ») ? Sans doute faudrait-il confier cette responsabilité à la Santé publique. Il faudrait accorder un statut INAMI aux internés et aux détenus ; les moyens financiers et, partant, les soins suivraient alors tout naturellement.

– Investissements massifs dans les trajets de soins en dehors des établissements pénitentiaires fédéraux. Les personnes internées n’ont pas leur place en prison ; il faut donc prévoir, en dehors des murs de la prison, une offre de soins suffisante (en milieu fermé ou non) qui permettrait aussi aux personnes internées de bénéficier d’un suivi thérapeutique (création de circuits de soins). Cette tâche incombe aux Communautés !

– En ce qui concerne les avocats : les personnes internées sont généralement défendues par des débutants n’ayant qu’une expertise ou des connaissances limitées en matière de procédure d’internement, et qui, bien souvent, ne prennent connaissance du dossier qu’une demi-heure avant le début de l’audience. Il semble aussi que les personnes internées « usent » de très nombreux avocats, ce qui n’est pas l’idéal pour leur défense ni pour la continuité du dossier. (...) »

EN DROIT

1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES
1. Sur l’objet du litige

31. Dans son formulaire de requête, le requérant se plaignait des conditions de son internement dans les annexes psychiatriques de diverses prisons et, de ce fait, de l’absence de perspective d’amélioration de son état de santé ou de possibilité de resocialisation. Il se plaignait également de ne pas avoir accès à son dossier et de ne pas pouvoir interjeter lui-même appel des décisions de la CDS, ainsi que du refus répété de ses avocats commis d’office de former appel.

32. La Cour relève que, dans ses observations, le requérant se plaint également, de manière générale, de l’ensemble du système d’internement tel qu’il existe en Belgique et de l’absence d’effectivité des voies de recours disponibles en la matière. À cet égard, la Cour rappelle, d’une part, que l’objet de l’affaire est défini par les allégations portées devant elle dans la requête (Grosam c. République tchèque [GC], no 19750/13, § 96, 1er juin 2023) et, d’autre part, que lorsqu’elle se trouve saisie d’une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention, elle a pour tâche non pas d’examiner le droit interne dans l’abstrait mais de rechercher si la manière dont ce droit a été appliqué au requérant ou l’a touché a emporté violation de la Convention (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 107, 11 décembre 2018, et les références citées).

33. Par conséquent, les allégations générales formulées par le requérant dans ses observations ne seront prises en compte par la Cour que dans la mesure où elles visent à éclaircir ou à mettre en perspective les griefs qu’il a initialement formulés quant à sa situation individuelle.

2. Sur les exceptions préliminaires

34. La Cour rappelle qu’elle a déclaré la présente requête recevable par une décision du 21 février 2017 (B.D. c. Belgique (déc.), no 50058/12, 21 février 2017). Dans cette décision, la Cour a examiné les exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement. Elle a rejeté l’exception tirée du non-épuisement du recours indemnitaire au motif que, pour une personne qui allègue être détenue de manière irrégulière en violation de l’article 5 § 1 de la Convention, seuls les recours préventifs, c’est-à-dire permettant d’obtenir la cessation de la privation de liberté dont l’irrégularité est alléguée, doivent être exercés aux fins de l’épuisement des voies de recours internes (ibidem, § 36 ; voir aussi W.D. c. Belgique, no 73548/13, § 153, 6 septembre 2016, et Venken et autres c. Belgique, nos 46130/14 et 4 autres, §§ 152-153, 6 avril 2021).

35. En ce qui concerne l’exception tirée du non-épuisement des recours devant les instances de défense sociale, la Cour a, dans sa décision sur la recevabilité, joint cette question à l’examen du fond du grief tiré de l’article 5 § 4 (B.D. c. Belgique, décision précitée, § 38).

36. Dans ces circonstances, la Cour estime qu’il convient d’examiner d’abord le grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, dans la mesure où la conclusion y afférente peut avoir une incidence sur la recevabilité du grief tiré de l’article 5 § 1.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

37. Invoquant en substance l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant allègue que le refus répété de ses avocats commis d’office de faire appel des décisions de la CDS, combiné à l’obligation pour les personnes internées d’être représentées par un avocat et à l’impossibilité où il se trouvait d’avoir accès à son dossier, a constitué une atteinte à son droit d’obtenir une décision sur la légalité de sa détention. La disposition invoquée se lit comme suit :

« 4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

1. Thèses des parties
1. Le requérant

38. Le requérant estime ne pas avoir été représenté de manière effective devant les instances de défense sociale du fait du refus répété de ses avocats commis d’office de faire appel des décisions de la CDS. De plus, le fait que le droit belge tel qu’en vigueur à l’époque des faits prévoyait que seul l’avocat pouvait interjeter appel des décisions de la CDS et que les personnes internées n’avaient pas accès elles-mêmes à leur dossier emportait selon le requérant une atteinte à son droit d’obtenir une décision sur la légalité de sa détention dans la mesure où il était, à ses dires, entièrement dépendant de son avocat pour interjeter appel des décisions de la CDS.

39. Le requérant soutient que les manquements qu’il reproche aux avocats commis d’office pour le représenter sont dus notamment au fait que le droit relatif à l’internement n’est enseigné d’après lui ni à l’université ni aux avocats-stagiaires et qu’il n’existe, à l’en croire, aucun manuel sur les devoirs des avocats appelés à défendre des personnes internées présentant des troubles mentaux. L’État belge aurait connaissance de ce problème mais ne prendrait pas les mesures nécessaires pour garantir aux internés l’assistance effective d’un avocat. Le problème aurait d’ailleurs également été reconnu par le Sénat belge (paragraphe 30 ci-dessus).

40. Par ailleurs, le requérant considère qu’il n’existe de toute façon aucune manière de contester les décisions de la CDS prolongeant l’internement dans des circonstances inappropriées à l’état de santé mentale de l’interné puisque, d’une part, un pourvoi en cassation n’est possible selon lui que contre une décision de refus de mise en liberté et non pas contre les décisions relatives aux transferts des internés, ces dernières étant considérées comme des modalités d’exécution de l’internement, et que, d’autre part, le juge civil saisi sur le fondement de l’article 584 du code judiciaire, aux dires du requérant, décline systématiquement sa compétence en ce qui concerne le transfert des internés vers un lieu adapté.

2. Le Gouvernement

41. Le Gouvernement explique que l’article 28 de la loi de défense sociale (paragraphe 28 ci-dessus) prévoit expressément que la personne internée a le droit de choisir son avocat et que, faute pour elle d’exercer ce droit, un avocat est désigné pour la représenter. Il indique qu’en vertu de la même disposition, l’audience de la CDS ne peut avoir lieu si l’avocat de la personne internée n’a pas pu consulter le dossier au moins quatre jours avant l’audience. Le Gouvernement fait également valoir que le système d’aide juridique organisé au sein de la prison de Gand va bien au-delà de la simple désignation d’un avocat commis d’office. En pratique, explique-t-il, lorsque la personne internée exprime, par une mention dans le registre de la prison, la volonté d’interjeter appel de la décision de la CDS, celle-ci adresse à ladite personne une lettre l’informant qu’elle doit se faire assister par un avocat de son choix. Des formulaires types permettant aux personnes concernées de communiquer facilement leur choix à la CDS seraient disponibles à la prison de Gand. En l’espèce, le requérant aurait utilisé cette possibilité à de nombreuses reprises. À la prison de Gand, ce ne serait que lorsque la personne internée n’a pas fait de choix ou ne réagit pas à la lettre de la CDS qu’un avocat serait désigné d’office.

42. Dans ces conditions, le Gouvernement estime que la présente espèce se distingue de l’affaire Magalhães Pereira c. Portugal (no 44872/98, CEDH 2002‑I) en ce que dans cette dernière, l’avocat commis d’office censé assister le requérant n’était jamais intervenu dans la procédure et l’internement avait été prolongé sans qu’il soit représenté, tandis qu’en l’espèce, le requérant aurait toujours été représenté par un avocat lors des audiences de la CDS. Par ailleurs, en ce qui concerne l’affaire Czekalla c. Portugal (no 38830/97, CEDH 2002‑VIII), le Gouvernement relève que cette affaire portait sur l’article 6 de la Convention, et non pas sur l’application de l’article 5 § 4, et il rappelle qu’il n’est pas possible de transposer sans nuance la jurisprudence relative à l’article 6 aux affaires relatives à l’article 5 § 4.

43. S’agissant des faits de la cause, le Gouvernement soutient que la responsabilité de l’État ne peut pas être engagée en l’espèce. Il explique qu’il ressort du dossier que le requérant a toujours été représenté par un avocat et qu’il n’apparaît pas que les avocats qui ont représenté le requérant aient commis des fautes professionnelles si graves que la responsabilité de l’État s’en trouverait engagée. Il fait valoir en outre que lorsqu’à l’audience du 19 décembre 2011 le requérant a indiqué qu’il ne voulait pas se faire assister par l’avocat commis d’office, l’audience a été reportée afin de permettre au requérant de trouver un avocat de son choix (paragraphe 17 ci-dessus), ce qui illustrerait l’effectivité de la protection des droits des internés. Il précise que le requérant a été effectivement assisté par Me D.B. lors de l’audience du 23 janvier 2012 (paragraphe 18 ci-dessus). Il estime qu’eu égard au fait que le requérant a été assisté par une douzaine d’avocats au cours de son internement, l’allégation de l’intéressé selon laquelle l’assistance juridique des personnes internées est mal assurée est peu crédible et ne repose sur aucun élément concret.

44. L’État belge reconnaît que la CDS était informée du refus de Me N.L. de défendre le requérant et du désistement de Me D.B. Pour autant, argue-t‑il, il n’est pas responsable des relations entre le requérant et ses avocats, ni des motifs pour lesquels certains avocats ne souhaitaient plus représenter le requérant.

45. En outre, le Gouvernement fait remarquer que le requérant a été représenté par une douzaine d’avocats et qu’aucun d’entre eux n’a introduit d’appel devant la commission supérieure de défense sociale (« CSDS »), ce qui peut s’expliquer, d’après le Gouvernement, par le fait que la décision de la CDS de prolonger l’internement du requérant à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand était justifiée en droit et en fait. Enfin, rien dans le dossier n’indiquerait que le requérant ait cherché à faire appel de la décision de la CDS du 20 août 2012 par laquelle son internement avait été prolongé, ce qui démontrerait que le requérant avait accepté la prolongation de sa privation de liberté. Au vu de l’ensemble de ces éléments, le Gouvernement n’aperçoit pas en quoi le refus de l’avocat du requérant d’interjeter appel aurait privé l’intéressé d’un recours effectif au sens de l’article 5 § 4 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

46. La Cour constate d’emblée qu’il n’est pas contesté par les parties que la privation de liberté du requérant tombait sous le coup de l’article 5 § 1 e) de la Convention, l’intéressé ayant été considéré pénalement irresponsable des faits punissables qui lui étaient imputés et partant interné (paragraphe 4 ci‑dessus).

47. Selon la jurisprudence de la Cour, une personne internée a le droit, au titre de l’article 5 § 4, de faire examiner par un tribunal à des intervalles raisonnables la « légalité » – au sens de la Convention – de sa détention, car les motifs qui justifiaient l’internement à l’origine peuvent cesser d’exister (Musiał c. Pologne [GC], no 24557/94, § 43, CEDH 1999-II, Magalhães Pereira, précité, § 40, et Bjerg c. Danemark, no 11227/21, § 35, 13 décembre 2022).

1. Principes généraux applicables

48. L’article 5 § 4 garantit un recours qui doit être accessible à la personne concernée et permettre de contrôler le respect des conditions à remplir pour qu’il y ait, au regard de l’article 5 § 1 e), « détention régulière » d’une personne pour aliénation mentale. L’exigence de la Convention selon laquelle une privation de liberté doit être susceptible d’un contrôle juridictionnel indépendant revêt une importance fondamentale eu égard à l’objectif qui sous-tend l’article 5 de la Convention, à savoir la protection contre l’arbitraire. Sont ici en jeu la protection de la liberté physique des individus, ainsi que la sûreté des personnes. En cas de détention pour maladie mentale, des garanties spéciales de procédure peuvent s’imposer pour protéger ceux qui, en raison de leurs troubles mentaux, ne sont pas entièrement capables d’agir pour leur propre compte (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 170, CEDH 2012, et N. c. Roumanie, no 59152/08, § 186, 28 novembre 2017).

49. Parmi les principes concernant les « aliénés » qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour sur l’article 5 § 4 figurent notamment les suivants :

a) en cas de détention pour une durée illimitée ou prolongée, l’intéressé a en principe le droit, au moins en l’absence de contrôle judiciaire périodique et automatique, d’introduire « à des intervalles raisonnables » un recours devant un tribunal pour contester la « légalité » – au sens de la Convention – de son internement ;

b) l’article 5 § 4 exige que la procédure appliquée revête un caractère judiciaire et offre à l’individu en cause des garanties adaptées à la nature de la privation de liberté dont il se plaint ; pour déterminer si une procédure offre des garanties suffisantes, il faut avoir égard à la nature particulière des circonstances dans lesquelles elle se déroule ;

c) les procédures judiciaires relevant de l’article 5 § 4 ne doivent pas toujours s’accompagner de garanties identiques à celles que l’article 6 § 1 prescrit pour les litiges civils ou pénaux. Encore faut-il que l’intéressé ait accès à un tribunal et l’occasion d’être entendu lui‑même ou, au besoin, moyennant une certaine forme de représentation (Megyeri c. Allemagne, 12 mai 1992, § 22, série A no 237‑A, Stanev, précité, § 171, et N. c. Roumanie, précité, § 187).

50. La Cour rappelle qu’une personne détenue dans un établissement psychiatrique en raison de son aliénation doit, sauf circonstances exceptionnelles, jouir de l’assistance d’un homme de loi dans les procédures ultérieures relatives à la poursuite, la suspension ou la fin de son internement. Combinée à la nature même de son mal, l’importance de l’enjeu pour elle dicte cette conclusion (M.S. c. Croatie (no 2), no 75450/12, § 153, 19 février 2015, et N. c. Roumanie, précité, § 196). L’article 5 § 4 n’exige pas que les individus placés sous surveillance parce qu’ils sont « aliénés » s’efforcent eux-mêmes, avant de recourir à un tribunal, de trouver un homme de loi pour les représenter (Megyeri, précité, § 22, et M.S. c. Croatie, précité, § 153).

51. Toutefois, comme la Cour l’a souligné à maintes reprises, la nomination d’un conseil n’assure pas à elle seule l’effectivité de l’assistance qu’il peut procurer à l’intéressé, parce qu’une assistance juridique effective des personnes en situation de handicap appelle un devoir de contrôle renforcé de leurs représentants en justice par les juridictions internes compétentes (N. c. Roumanie, précité, § 196, et M.S. c. Croatie, précité, § 154).

52. Enfin, il convient de rappeler que l’article 5 § 4 n’astreint pas les États à instaurer un double degré de juridiction pour l’examen de la légalité d’une détention. Néanmoins, un État qui se dote d’un tel système doit en principe accorder aux détenus les mêmes garanties aussi bien en appel qu’en première instance (Toth c. Autriche, 12 décembre 1991, § 84, série A no 224, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 254, 4 décembre 2018, et Venet c. Belgique, no 27703/16, § 34, 22 octobre 2019).

2. Application au cas d’espèce

53. La Cour note que la procédure telle qu’elle était en vigueur au moment des faits prévoyait l’obligation pour la personne internée d’être assistée par un avocat (paragraphe 28 ci-dessus). Seul l’avocat de la personne internée pouvait interjeter appel de la décision de la CDS et, le cas échéant, se pourvoir en cassation suite à la décision de la CSDS. De même, seul l’avocat de l’interné avait accès au dossier. En revanche, la décision de rejet d’une demande de libération à l’essai était notifiée directement à l’interné. Il revenait donc à la personne internée de contacter son avocat dans les plus brefs délais afin que ce dernier interjette, le cas échéant, appel de la décision de la CDS dans les quinze jours de la notification de la décision litigieuse (ibidem).

54. En l’espèce, le requérant était particulièrement vulnérable dans la mesure où, d’une part, il était privé de liberté et, d’autre part, il était atteint de troubles mentaux tels qu’il a été déclaré pénalement irresponsable des faits punissables qui lui étaient imputés (dans le même sens, Marc Brauer c. Allemagne, no 24062/13, § 39, 1er septembre 2016). Nul ne conteste que ses troubles mentaux l’empêchaient de mener une procédure judiciaire de manière adéquate.

55. Aussi, le fait que la loi prévoyait l’obligation pour la personne internée d’être assistée par un avocat ne saurait, en soi, constituer un manquement aux obligations découlant de l’article 5 § 4 de la Convention. En effet, la Cour a déjà jugé qu’une personne détenue dans un établissement psychiatrique en raison de son aliénation doit, sauf circonstances exceptionnelles, jouir de l’assistance d’un homme de loi dans les procédures relatives à la poursuite, la suspension ou la fin de son internement (paragraphe 50 ci-dessus). De même, la Cour considère que, pour les mêmes raisons, le fait que seul l’avocat avait accès au dossier ne saurait pas non plus constituer un manquement aux obligations découlant de cette disposition.

56. La Cour constate qu’il n’est pas contesté par les parties que le requérant a, au cours de chaque contrôle périodique de son internement, été représenté par un avocat lors des audiences de la CDS (paragraphes 6, 7, 12, 14 et 18 ci-dessus), comme le prévoit la loi (voir, a contrario, Magalhães Pereira, précité, § 60).

57. Toutefois, la Cour observe qu’il a, à plusieurs reprises, signifié à l’administration pénitentiaire (paragraphe 13 ci-dessus) et à la CDS (paragraphes 8 et 19 ci-dessus) son souhait d’interjeter appel des décisions de la CDS ordonnant son maintien à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand. Elle note également que l’intéressé a demandé à son avocat commis d’office de faire appel de la décision de la CDS du 23 janvier 2012 (paragraphe 20 ci-dessus), et qu’il a saisi le bâtonnier du barreau de Gand pour se plaindre du refus de ses avocats d’interjeter appel des décisions de la CDS (paragraphe 22 ci-dessus).

58. En outre, la Cour relève que de manière répétée, avisées de ces demandes aux fins d’appel, tant la CDS que l’administration pénitentiaire ont répondu au requérant de manière standardisée et formaliste que seul son avocat pouvait interjeter appel (paragraphes 9, 13 et 19 ci-dessus).

59. Il ressort de ce qui précède que le requérant a manifesté clairement, à plusieurs reprises, sa volonté de contester la légalité des décisions de la CDS et qu’il n’a pas été en mesure de le faire faute d’assistance par un avocat. En réalité, il ressort des décisions produites devant la Cour qu’à aucun moment le requérant n’a été en mesure de former appel des décisions de la CDS.

60. Or la Cour estime qu’offrir une possibilité effective de faire contrôler la légalité de la détention en contestant une décision ordonnant la prolongation de l’internement (paragraphe 47 ci-dessus) s’avère d’autant plus nécessaire face à un problème structurel de l’ampleur de celui décrit par la Cour dans son arrêt pilote W.D. c. Belgique (précité, §§ 161-166). En effet, elle note que la détention du requérant, comme celle de milliers d’internés en Flandre, s’effectuait en grande partie dans des établissements pénitentiaires qui ne sont en principe pas adaptés à la prise en charge de personnes présentant des troubles mentaux (voir, sur le problème structurel constaté par la Cour, W.D. c. Belgique, précité, §§ 161-166). Il ne saurait être soutenu que cette situation n’était pas connue des autorités et des juridictions internes à l’époque des faits (voir, outre les constats faits par la Cour, la jurisprudence des juridictions internes ainsi que les rapports du Comité pour la prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants publiés dès le début des années 1990 tels que cités dans l’arrêt Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V ; voir aussi les rapports mentionnés dans L.B. c. Belgique, no 22831/08, §§ 72-74, 2 octobre 2012).

61. Il n’appartient pas à la Cour de dicter la manière dont un avocat devrait traiter les affaires dans lesquelles il représente une personne présentant des troubles mentaux (dans le même sens, N. c. Roumanie, précité, § 197). En outre, l’indépendance des avocats constitue une composante majeure d’un État de droit (voir, dans ce sens, les extraits pertinents de la Recommandation R (2000) 21 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur la liberté d’exercice de la profession d’avocat, ainsi que ceux des « Principes de base relatifs au rôle du barreau », adoptés par le huitième Congrès des Nations Unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants qui s’est tenu à La Havane, du 27 août au 7 septembre 1990, tous deux cités dans l’arrêt Morice c. France [GC], no 29369/10, §§ 56-57, CEDH 2015).

62. Toutefois, il suffit à la Cour de constater que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le requérant a, de manière répétée, été privé de la possibilité de faire contrôler la légalité de la prolongation de son internement et d’en obtenir sa cessation, alors que ne pouvait être ignoré le problème structurel que constituait le placement de personnes présentant des troubles mentaux dans des établissements inadaptés à leur état de santé. La Cour rappelle à cet égard que si l’article 5 § 4 n’astreint pas les États à instaurer un appel pour l’examen de la légalité d’une détention, un État, à l’instar de la Belgique, qui prévoit un tel recours, se doit d’en garantir un accès effectif (paragraphe 52 ci-dessus).

63. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

64. Il résulte de ce qui précède qu’il ne peut pas être reproché au requérant de n’avoir pas fait appel des décisions de la CDS prolongeant son internement. Par conséquent, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des recours devant les instances de défense sociale relative aux griefs tirés de l’article 5 § 1 et § 4 de la Convention (paragraphe 35 ci-dessus).

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

65. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant se plaint des conditions de son internement. Il allègue que bien qu’il eût été déclaré pénalement irresponsable de ses actes par les juridictions nationales, il n’a pas bénéficié des soins nécessaires à sa pathologie dans les annexes psychiatriques et sections de défense sociale des prisons ordinaires dans lesquelles il a été détenu pendant de nombreuses années.

66. En ses parties pertinentes, la disposition invoquée se lit comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(...)

e) s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

(...). »

1. Thèses des parties
1. Le requérant

67. Le requérant se réfère aux rapports internationaux ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour relative au problème structurel que constitue en Belgique l’absence de prise en charge thérapeutique des personnes internées dans les annexes psychiatriques des prisons ordinaires, dans lesquelles ces personnes sont détenues parfois pendant de nombreuses années dans l’attente d’une place dans un établissement approprié à leur état de santé mentale (voir, parmi d’autres, Aerts, L.B. c. Belgique, W.D. c. Belgique, Venken et autres, tous précités, et les rapports internationaux qui y sont cités). Il en déduit qu’il y a en l’espèce une violation manifeste de l’article 5 § 1 e) de la Convention.

2. Le Gouvernement

68. Le Gouvernement estime que l’article 5 § 1 n’a pas été méconnu. Il souligne tout d’abord que le requérant n’a pas été continûment détenu à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand entre 1999 et 2012 : en effet, explique-t-il, l’intéressé a également été interné à la section de défense sociale de Merksplas et à celle de Turnhout, au centre d’intervention de crise (centrum voor crisisinterventie) ainsi qu’au centre psychiatrique Saint-Jean Baptiste à Zelzate, et a bénéficié de quatre libérations à l’essai.

69. Le Gouvernement fait ensuite valoir qu’il n’est pas contesté que l’internement du requérant avait été décidé selon les voies légales et que les troubles mentaux de l’intéressé, établis par divers rapports d’expertise successifs, étaient d’une ampleur et d’une persistance qui légitimaient son internement. La question devant la Cour serait donc celle de savoir si la détention du requérant a rompu l’équilibre qui doit être ménagé entre l’exigence de protection de la société et le respect du droit de l’intéressé à la liberté. Or le Gouvernement considère que tel n’est pas le cas, étant donné, d’une part, la circonstance que le requérant n’a pas été continûment interné à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand et, d’autre part, le fait qu’il ne s’est pas plaint, selon le Gouvernement, des soins ni de l’encadrement thérapeutique dont il a bénéficié.

70. Le Gouvernement est d’avis que le maintien du requérant à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand a été ordonné dans son propre intérêt. La CDS aurait été en contact permanent avec les services psycho-médicaux et beaucoup d’efforts auraient été mis en œuvre dans le but de trouver une solution effective pour la situation du requérant. Diverses pistes de reclassement résidentiel et ambulatoire auraient été explorées et les autorités auraient fait de leur mieux pour favoriser la réinsertion du requérant dans la société. Selon le Gouvernement, si le requérant a dû être à de nombreuses reprises réintégré à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand, c’est en fait à chaque fois à cause de son comportement : il n’aurait en effet pas respecté les conditions mises à sa libération à l’essai ou à ses permissions de sortie. Le requérant aurait même commis de nouveaux faits punissables en 2008 et 2010. En tout état de cause, le Gouvernement fait valoir qu’il ressort du dossier médical du requérant qu’il a bénéficié à l’annexe psychiatrique de Gand de tous les soins auxquels il pouvait aspirer.

2. Appréciation de la Cour
1. Sur la période à prendre en considération

71. En ce qui concerne l’observation du Gouvernement selon laquelle le requérant n’a pas été détenu de manière continue dans une annexe psychiatrique de prison entre 1999 et 2012 (paragraphe 68 ci-dessus), la Cour constate qu’en effet le requérant a été en fuite pendant plus de six mois, entre le 31 mars 2011 et le 26 octobre 2011 (paragraphe 15 ci-dessus), et que cette fuite a interrompu sa privation de liberté.

72. S’il est vrai que le requérant n’a pas fait l’objet d’une mise en liberté décidée par la CDS et que son statut d’interné n’a pas changé pendant cette période, la Cour estime néanmoins qu’un laps de temps de plus de six mois ne saurait être considéré comme une « courte période ». Dès lors, on ne peut considérer que les périodes de privation de liberté du requérant antérieures à sa fuite forment un tout avec la privation de liberté postérieure au 26 octobre 2011, date de sa réintégration en prison (voir et comparer avec, Van Meroye c. Belgique, no 330/09, § 74, 9 janvier 2014, et Venken et autres, précité, § 151). Après cette date, il ressort du dossier que le requérant a été détenu de manière continue dans les sections de défense sociale de Merksplas et de Turnhout ainsi qu’à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand jusqu’au 31 août 2015, à l’exception d’une période d’environ un mois et demi en 2013 pendant laquelle il a été déclaré en fuite (paragraphe 25 ci-dessus).

73. La Cour admet en revanche qu’une période d’un mois et demi pendant laquelle le statut d’interné du requérant n’a pas changé constitue une « courte période » et que la période de détention antérieure à cette fuite peut donc être considérée comme formant un tout avec la période postérieure (voir également Van Meroye, précité, § 74). Il en résulte que la période à prendre en considération s’est terminée le 31 août 2015, date à laquelle le requérant a été admis au centre de psychiatrie légale de Gand, centre qui constitue un établissement a priori adapté à accueillir des personnes internées en raison de leur état de santé mentale et dans lequel le requérant ne conteste pas avoir reçu un traitement approprié (dans le même sens, Venken et autres, précité, § 139).

74. Par conséquent, seule la période de privation de liberté comprise entre le 26 octobre 2011 et le 31 août 2015 peut être prise en compte par la Cour pour déterminer si la détention du requérant était « régulière » au sens de l’article 5 § 1 e) de la Convention.

2. Sur la régularité de la détention du requérant entre le 26 octobre 2011 et le 31 août 2015

75. La Cour constate que comme dans de nombreuses affaires dont elle a déjà eu à connaître (voir notamment les quatre arrêts de principe du 10 janvier 2012, L.B. c. Belgique, précité, Claes c. Belgique, no 43418/09, Dufoort c. Belgique, no 43653/09, et Swennen c. Belgique, no 53448/10 ; les huit arrêts de suivi du 9 janvier 2014, Van Meroye, précité, Oukili c. Belgique, no 43663/09, Caryn c. Belgique, no 43687/09, Moreels c. Belgique, no 43717/09, Gelaude c. Belgique, no 43733/09, Saadouni c. Belgique, no 50658/09, Plaisier c. Belgique, no 28785/11, et Lankester c. Belgique, no 22283/10, ainsi que l’arrêt pilote W.D. c. Belgique, et, plus récemment, Venken et autres, précités), le requérant a été détenu pendant plusieurs années dans des établissements pénitentiaires dans lesquels il n’a pas bénéficié des soins et des traitements appropriés à son état de santé mentale.

76. La Cour ne peut suivre le Gouvernement lorsqu’il fait valoir que seules doivent être prises en considération les périodes pendant lesquelles le requérant était détenu à l’annexe psychiatrique de la prison de Gand. En effet, elle a déjà considéré que les sections de défense sociale des prisons de Merksplas et de Turnhout n’offraient pas davantage une prise en charge thérapeutique pour les internés qui y étaient détenus (voir, dans ce sens, Dufoort, précité, § 86, et, mutatis mutandis, Swennen, précité, § 78). Elle a jugé que la situation des personnes internées dans ces établissements n’était pas différente de celle des nombreuses personnes internées dans une annexe psychiatrique de prison dans l’attente d’un transfert dans un établissement de défense sociale ou un établissement privé et qui se trouvent privées des soins thérapeutiques pouvant contribuer à une réintégration fructueuse dans la vie sociale (ibidem).

77. Ces considérations suffisent à la Cour pour constater que la détention du requérant dans les annexes psychiatriques de prisons ordinaires entre le 26 octobre 2011 et le 31 août 2015 n’était pas régulière.

78. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

79. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

80. Se référant au montant octroyé par la Cour dans les affaires similaires, le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

81. Le Gouvernement considère que le montant doit être fixé par la Cour ex aequo et bono mais ne saurait en tout cas dépasser 10 000 EUR eu égard à la jurisprudence établie de la Cour en la matière et aux circonstances de l’espèce.

82. Statuant en équité, et tenant compte des violations constatées ainsi que de la période prise en considération pour l’examen du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant la somme de 7 300 EUR pour dommage moral.

2. Frais et dépens

83. Le requérant n’a présenté aucune demande pour les frais et dépens éventuellement engagés devant les juridictions internes et devant la Cour. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

3. Intérêts moratoires

84. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement tirée du non‑épuisement des voies de recours internes concernant les griefs tirés de l’article 5 § 1 et § 4 de la Convention et la rejette ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 7 300 EUR (sept mille trois cents euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 août 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim Arnfinn Bårdsen
Greffière adjointe Président


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-235466
Date de la décision : 27/08/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-4 - Contrôle de la légalité de la détention);Violation de l'article 5 - Droit à la liberté et à la sûreté (Article 5-1 - Arrestation ou détention régulières)

Parties
Demandeurs : B.D.
Défendeurs : BELGIQUE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Verpoorten, Peter

Origine de la décision
Date de l'import : 28/08/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

Source

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