QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SEVERIN c. ROUMANIE
(Requête no 20440/18)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) et Art 6 § 3 d) • Procès équitable• Interrogation des témoins • Procédure pénale ayant offert des garanties adéquates à l’exercice des droits de la défense du requérant poursuivi pour des faits de corruption présumés commis alors qu’il était membre du Parlement européen • Utilisation légale d’enregistrements audio-vidéo réalisés par des journalistes • Possibilité adéquate offerte au requérant de remettre en question leur authenticité et de s’opposer à leur utilisation • Enregistrements n’ayant pas constitué l’élément de preuve décisif aux fins de sa condamnation • Audition des journalistes en tant que témoins, sur commission rogatoire et par visioconférence, réalisée de manière conforme aux dispositions de l’art 6 et de telle façon que le requérant a pu exercer effectivement ses droits
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
8 octobre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Severin c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Faris Vehabović,
Armen Harutyunyan,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins,
Sebastian Răduleţu, juges,
et de Simeon Petrovski, greffier adjoint de section,
Vu :
la requête (no 20440/18) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État , M. Adrian Severin (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 25 avril 2018,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’équité de la procédure pénale visant le requérant et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 septembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, l’équité de la procédure pénale visant le requérant pour des faits de corruption présumés commis alors qu’il était membre du Parlement européen. La procédure était liée à une enquête conduite en 2011 par deux journalistes britanniques du Sunday Times qui s’étaient présentés comme des lobbyistes et avaient proposé de l’argent au requérant pour qu’il soutînt certains amendements législatifs soumis au Parlement européen. Dans le cadre de la procédure pénale devant les juridictions roumaines, des déclarations des journalistes ainsi que des enregistrements réalisés par eux ont été utilisés.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1954 et réside à Bucarest. Il a été représenté par Me D. Tabarana, avocat à Bucarest.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, représentante permanente de la Roumanie auprès de la Cour.
1. Le contexte de l’affaire
4. Le requérant était, au moment des faits, membre du Parlement européen (« le Parlement »).
5. Le 21 mars 2011, la direction nationale anticorruption du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« le parquet ») se saisit d’office de l’affaire à l’origine de la présente requête. Le requérant était soupçonné d’avoir abusé de sa position de membre du Parlement au motif qu’il aurait accepté une offre de paiement de 100 000 euros (EUR) de la part des représentants d’une prétendue société de conseil britannique en échange du soutien qu’il apporterait à un projet d’amendement de la directive 94/19/CE relative aux systèmes de garantie de dépôts. Il ressort du dossier que l’enquête a été déclenchée après la publication le 20 mars 2011 par l’hebdomadaire britannique The Sunday Times d’un article qui évoquait des faits de corruption au Parlement et qui visait plusieurs députés européens, dont le requérant.
6. L’article en question, ainsi qu’il ressort des éléments figurant au dossier et notamment des décisions des tribunaux roumains, était le fruit d’une enquête journalistique menée auprès de plusieurs députés européens par J.C. et C.N., deux journalistes britanniques employés par le Sunday Times (« les journalistes »). Ces journalistes avaient, sous de faux noms, rencontré le requérant à Strasbourg et à Bruxelles à cinq reprises entre décembre 2010 et mars 2011, en se faisant passer pour des représentants d’une société de conseil ayant son siège à Londres. Ils lui avaient proposé de se voir rémunérer comme membre du conseil consultatif de cette société, offre que l’intéressé avait acceptée. Par la suite, le requérant avait – toujours selon cet article – fait des démarches en vue de modifier dans le sens souhaité par les journalistes un projet d’amendement d’une directive européenne, avant de leur présenter une facture de 12 000 EUR correspondant aux services ainsi rendus.
7. Il ressort également du dossier que les journalistes avaient enregistré les conversations qu’ils avaient eues avec le requérant en face-à-face ou par téléphone et avaient recueilli les messages électroniques qu’ils avaient échangés avec lui.
8. Le 23 juin 2011, à la demande des autorités roumaines, le Parlement décida de lever l’immunité parlementaire du requérant.
2. L’enquête du parquet
9. Le 18 juillet 2011, le parquet ouvrit une procédure pénale contre le requérant. Le 22 juillet 2011, celui-ci fut informé des accusations portées contre lui.
10. Le requérant fut entendu les 31 août 2011 et 8 juillet 2013. Lors de ces auditions, il admit les faits, mais expliqua qu’il avait fourni des services de conseil et que c’était en échange de ces services qu’il avait été rémunéré. Il allégua également que les deux journalistes britanniques avaient agi comme des agents provocateurs.
11. Par une décision du 14 novembre 2011, le parquet délivra une commission rogatoire aux fins d’audition des journalistes par les autorités britanniques. Le parquet précisa, dans les termes suivants, les quatre questions qui devaient leur être posées :
« a. Dans quelles circonstances avez-vous déclenché l’enquête journalistique sur les faits de corruption présumés commis au Parlement européen ? (Il faut expliquer aux deux témoins qu’il est essentiel que nous démontrions que la démarche journalistique en cause était basée sur l’existence, antérieurement à cette démarche, de faits de corruption prétendument commis par des députés européens, de façon à écarter d’éventuelles accusations de provocation à la commission d’infractions.)
b. Dans quelles circonstances avez-vous contacté M. Adrian Severin, député roumain au Parlement européen ?
c. En quoi a consisté la relation établie avec M. Adrian Severin dans le cadre des faits constituant éventuellement l’infraction de corruption ?
d. Le contrat de conseil (contract de consultanţă) avait-il une existence réelle ou était-il destiné à occulter en pratique la corruption du fonctionnaire européen ?
Il sera demandé aux témoins de remettre toute correspondance échangée avec le député Adrian Severin, ainsi que tous les documents et matériaux pertinents en l’affaire qui seraient en leur possession. »
12. À une date non précisée, les autorités britanniques donnèrent suite à la commission rogatoire.
13. Le parquet entendit également d’autres témoins, dont un autre membre roumain du Parlement et des assistants parlementaires.
14. Sur commission rogatoire délivrée par les juges roumains, les autorités françaises et belges effectuèrent une perquisition informatique à la fois de l’ordinateur du requérant à son bureau au siège du Parlement et des serveurs du Parlement. À la suite de cette perquisition, les experts du parquet rédigèrent un rapport technique (raport de constatare tehnico-ştiinţifică) qui fut versé au dossier. Ce rapport comprenait une partie de la correspondance électronique échangée par le requérant ou par ses assistants parlementaires avec les journalistes.
15. Furent également versées au dossier du parquet des preuves documentaires, notamment les messages échangés par voie électronique par le requérant et les journalistes ainsi que les enregistrements réalisés par ceux‑ci au cours des échanges qu’ils avaient eus soit directement, soit par téléphone avec l’intéressé. Il ressort du dossier que J.C. y versa également une déclaration faite par écrit aux fins de l’enquête.
3. La procédure devant la haute cour de cassation et de justice
16. Par un réquisitoire du parquet en date du 9 septembre 2013, le requérant fut renvoyé en jugement des chefs de corruption passive (luare de mită) et de trafic d’influence. Le 11 septembre 2013, l’affaire fut enregistrée par la Haute Cour de cassation et de justice (« la Haute Cour ») à laquelle revenait la compétence de juger l’affaire en raison de la qualité de membre du Parlement du requérant.
1. La procédure devant la chambre préliminaire
17. En application des règles procédurales, l’affaire fut transmise le 11 mars 2014 au juge de la chambre préliminaire de la Haute Cour (« le juge de la chambre préliminaire »). Dans le cadre de cette procédure, le requérant contesta, entre autres, la légalité de l’utilisation comme éléments de preuve à charge des déclarations des journalistes (paragraphes 11-12 ci-dessus) et des enregistrements directs réalisés par ceux-ci (paragraphe 15 ci-dessus) et demanda que ces éléments fussent écartés du dossier. Il allégua aussi que les journalistes avaient agi comme des agents provocateurs.
18. Par une décision du 19 mai 2014, le juge de la chambre préliminaire rejeta les arguments du requérant, estimant que les éléments de preuve avaient été recueillis de manière légale. Pour parvenir à cette conclusion, le juge observa tout d’abord que l’article 916 § 2 de l’ancien code de procédure pénale (« le CPP ») autorisait l’utilisation comme moyen de preuve d’enregistrements réalisés par des tiers lorsqu’il s’agissait de conversations qui s’étaient tenues entre les auteurs des enregistrements eux-mêmes et d’autres personnes (paragraphe 50 ci-dessous). Il nota ensuite que les deux témoins avaient suivi une démarche journalistique et qu’ils avaient agi de leur propre initiative, en l’absence de toute instruction officielle des autorités. Il précisa également que l’authenticité et la complétude des enregistrements ne pouvaient pas être vérifiées dans le cadre de la procédure devant la chambre préliminaire. Quant à l’audition des journalistes sur commission rogatoire (paragraphes 11-12 ci-dessus), le juge indiqua qu’elle avait été conduite selon les normes procédurales applicables. Il conclut qu’il n’y avait pas de raison de déclarer nuls les actes de poursuite.
19. Le requérant contesta cette décision. Sa contestation fut rejetée le 6 juin 2014 par une formation de deux juges de la Haute Cour. Ceux-ci confirmèrent que les poursuites avaient été réalisées de manière légale et qu’il n’y avait pas de raison d’écarter du dossier les moyens de preuve qui y avaient été versés.
20. Par la suite, l’affaire fut examinée sur le fond, en première instance, par une formation de trois juges de la Haute Cour (« la formation de trois juges ») et, en appel, par une formation de cinq juges (« la formation de cinq juges »).
2. La procédure en première instance
21. Le 16 septembre 2014, la formation de trois juges procéda à l’audition du requérant. Celui-ci déclara, pour l’essentiel, qu’il avait offert des services de conseil et qu’il avait entrepris les démarches nécessaires pour vérifier et se voir confirmer que cette activité était compatible avec la qualité de membre du Parlement qui était la sienne. Il ressort du procès-verbal de l’audience que l’avocat du requérant avait déclaré qu’il n’insistait pas à ce que les journalistes fussent entendus.
22. À l’audience du 9 décembre 2014, le requérant demanda la réalisation d’une expertise technique des enregistrements effectués par les journalistes des conversations en face-à-face et des entretiens téléphoniques qu’ils avaient eus avec lui. Il alléguait notamment que ces enregistrements n’avaient pas été recueillis légalement et qu’ils avaient subi des modifications consistant en des coupures importantes. La formation de trois juges décida de procéder à l’audition à huis clos des enregistrements en question et de donner ainsi au requérant l’occasion de préciser l’objet de sa contestation, de façon que les juges pussent évaluer l’utilité d’une éventuelle expertise.
23. À l’audience du 27 janvier 2015, la formation de trois juges fit droit à une demande des avocats du requérant tendant à l’obtention d’une copie de tous les enregistrements réalisés par les journalistes. Il ressort du procès‑verbal de cette audience qu’une traduction de l’anglais vers le roumain des conversations contenues dans ces enregistrements avait été versée au dossier. La formation de trois juges autorisa également le requérant à employer un traducteur afin de révéler, ensemble avec un traducteur désigné par la Haute Cour, les éventuelles irrégularités (neconcordanţe) de la traduction officielle, et notamment les coupures qui auraient été pratiquées dans le contenu de ces enregistrements.
24. À l’audience du 10 mars 2015, les avocats du requérant présentèrent une expertise extrajudiciaire réalisée par un expert employé par l’intéressé. Selon l’expert, les enregistrements en cause n’étaient pas des originaux et avaient subi des interventions. Le représentant du parquet demanda à pouvoir prendre connaissance du contenu de cette expertise ; la formation de trois juges accéda à sa demande sans toutefois, à ce stade de la procédure, verser le rapport d’expertise au dossier (la acest moment, instanţa nu o încuviinţează).
25. Devant la Cour, le requérant allègue que l’expert qu’il avait employé a ensuite fait l’objet d’une longue enquête pénale pour divulgation de documents relatifs à une affaire en cours et que le dossier pénal ainsi constitué a ultérieurement été classé. L’intéressé n’a toutefois pas communiqué à la Cour de documents aptes à étayer ces allégations.
26. À l’audience du 24 mars 2015, la formation de trois juges procéda à l’audition des enregistrements en présence du requérant et de ses avocats. Du procès-verbal de l’audience, il ressort ce qui suit : furent entendus à cette occasion deux CD comportant des enregistrements ; le requérant et ses avocats persistèrent à dire que ces enregistrements étaient des faux et qu’ils avaient subi des interventions techniques ; invité par les juges à dire si la voix qu’on entendait sur les enregistrements était la sienne, le requérant ne répondit pas ; enfin, les avocats du requérant réitérèrent leur demande tendant à l’obtention d’une expertise de ces enregistrements, demande qui fut rejetée par la formation de trois juges au motif qu’une telle expertise n’était pas utile en l’affaire. Devant la Cour, le requérant soutient que l’audition des enregistrements a fait apparaître un problème technique qui tenait notamment à ce que, d’après lui, les enregistrements n’étaient pas présentés dans l’ordre chronologique, et il explique que la formation de jugement a ordonné l’arrêt de l’audition des enregistrements après environ 30 minutes.
27. À l’audience du 7 avril 2015, la formation de trois juges souleva d’office la question de la nécessité d’entendre les journalistes et décida de les citer à comparaître.
28. Il ressort du dossier que le parquet prit contact avec J.C. et que, selon le procès-verbal rédigé à l’occasion, J.C. déclara que ni lui-même ni C.N. ne pouvaient se rendre à l’audience du 19 mai 2015 en vue de leur audition par la Haute Cour, mais se dit favorable à une audition par visioconférence. Une note d’un avocat des deux journalistes, qui demandait l’application des mesures de protection des témoins, fut également versée au dossier de la Haute Cour. De son côté, le requérant s’opposa à l’audition des journalistes par visioconférence et insista pour qu’ils fussent entendus directement par les juges de la Haute Cour de façon que ceux-ci pussent observer le comportement non verbal des témoins. À l’issue de l’audience du 19 mai 2015, la formation de trois juges décida que les journalistes seraient entendus par visioconférence.
29. L’audition des journalistes eut lieu par visioconférence lors de l’audience du 24 novembre 2015, en présence du requérant – assisté des avocats de son choix – et d’un interprète de langue anglaise. Les juges, le procureur et les avocats du requérant purent poser des questions aux deux témoins. Il ressort du dossier que les journalistes s’exprimaient en anglais et que leurs déclarations étaient traduites par l’interprète. Une traduction en roumain, réalisée et vérifiée par deux traducteurs assermentés, dont l’un désigné par le requérant, fut ensuite versée au dossier.
30. Devant la Cour, le requérant allègue que l’audition a été affectée par de nombreuses difficultés. Il soutient ainsi que seuls les juges ont posé des questions ; que la circonstance que l’interprète les traduisait dans un second temps a causé une importante perte de temps pour la défense ; que les témoins n’ont pas compris certaines questions ; que C.N. n’a pas répondu à toutes les questions ; enfin, que la visioconférence a dû être écourtée pour une raison technique. Toujours devant la Cour, le requérant allègue en outre que le contenu de la déclaration de J.C. était de nature à faire naître des doutes sérieux quant à l’authenticité des enregistrements. Il indique également qu’on lui a communiqué par la suite non pas un enregistrement de la visioconférence en tant que telle, mais seulement un enregistrement audio contenant les réponses des témoins : or un tel document ne faisait pas apparaître les incidents techniques qui avaient selon lui affecté l’audition.
31. Par un jugement du 23 février 2016, la formation de trois juges condamna le requérant pour des faits de corruption passive et de trafic d’influence. Les juges établirent, au terme d’un examen des faits, la présence des éléments constitutifs des infractions reprochées au requérant. La méthode qu’ils suivirent à cette fin est ainsi décrite dans le jugement :
« En l’affaire, lors de l’enquête pénale comme lors de l’enquête judiciaire (cercetarea judecătorească), les accusations dressées contre l’inculpé Severin Adrian se sont fondées tant sur des preuves directes (les déclarations des témoins) que sur des preuves indirectes (les enregistrements audio-vidéo réalisés par mise sur écoute (în mediu ambiental), les courriels, les conversations téléphoniques).
(...)
Dans la présente affaire, l’analyse des preuves indirectes (les enregistrements audio‑vidéo réalisés par mise sur écoute) doit être faite par rapport aux preuves directes (în conexiune cu probele directe), et il est nécessaire de confronter et d’harmoniser les preuves directes et [les preuves] indirectes, seul un examen d’ensemble des unes et des autres pouvant amener à une conclusion unique propre à exclure toute autre conclusion. »
32. La formation de trois juges observa que les éléments du dossier démontraient que le requérant avait commis l’infraction de corruption passive en ce qu’il avait accepté de recevoir de l’argent. Les juges notèrent en effet qu’au regard des dispositions pertinentes du code pénal (« le CP »), est constitutif de l’infraction de corruption passive le simple fait pour un agent de prétendre à un bénéfice matériel ou d’en accepter la promesse en relation avec la manière dont l’agent remplit ou ne remplit pas une obligation professionnelle. Ils estimèrent en outre, toujours en se fondant sur les éléments du dossier (materialul probator expus), que le requérant avait agi avec l’intention requise par la loi aux fins de l’infraction en question.
33. La formation de trois juges tint également pour établi que le requérant avait commis l’infraction de trafic d’influence en ce qu’il avait fait croire qu’il avait assez d’influence sur un autre membre du Parlement pour déterminer cette personne à déposer l’amendement législatif souhaité par les journalistes et avait accepté de recevoir une somme d’argent à cette fin. Les juges notèrent en outre que l’intéressé avait agi avec l’intention requise par la loi aux fins de l’infraction en question.
34. La formation de trois juges examina ensuite les arguments en défense présentés par l’intéressé. Elle rejeta ceux qui consistaient à dire qu’il avait fourni, de manière légale, des services de conseil et que ses actions étaient compatibles avec son statut : elle estima en effet que ces allégations n’étaient nullement étayées par les éléments du dossier. Quant à l’argument selon lequel l’intéressé aurait été victime d’une provocation, la formation de trois juges, se fondant sur la jurisprudence de la Cour, le rejeta également, estimant au contraire que les deux journalistes avaient agi en tant que particuliers et sans obéir à aucune incitation de quelque autorité de l’État que ce fût. Les passages du jugement pertinents à cet égard se lisent comme suit :
« (...) En l’affaire, les journalistes britanniques (les témoins J.C. et C.N.) ont déclaré, y compris dans les dépositions qu’ils ont faites à l’audience du 24 novembre 2015, qu’ils avaient agi en tant que particuliers, (...) qu’ils avaient appris de deux sources que des députés européens étaient disposés à modifier la législation européenne en échange de sommes d’argent, et qu’ils avaient abordé à cette fin non seulement l’inculpé, mais aussi d’autres personnes, parmi lesquelles au moins trois députés européens ayant commis des faits de corruption. Ils étaient donc en possession d’indices fondés relatifs à ces pratiques ; ils avaient des informations suffisamment convaincantes ; les apparences parlaient d’elles-mêmes (aparenţele fiind grăitoare), [et] le résultat auquel ils avaient abouti constituait la preuve de l’existence de tels faits.
(...)
L’inculpé, dès sa première rencontre avec les deux journalistes le 16 décembre 2010, a agi seul, poussé par l’appât du bénéfice, du gain, du profit (folosul, câştigul, profitul), et mû par le désir de succès. Il s’est même montré très ouvert, proposant aux deux [journalistes] des opportunités d’affaires relatives à d’autres zones géographiques et qui concernaient l’exploitation de matières premières (charbon, gaz naturel). »
35. La formation de trois juges analysa ensuite les arguments que le requérant avait soulevés pour s’opposer à l’utilisation comme éléments de preuve des enregistrements audio‑vidéo. Les juges notèrent que le CPP, dans sa version en vigueur au moment des faits, ne s’opposait pas à ce que les témoins réalisent, même en l’absence d’une autorisation judiciaire préalable, des enregistrements audio-vidéo de leurs conversations avec l’inculpé. Les juges observèrent en outre que le requérant avait eu accès à la transcription intégrale, tant en anglais que dans une traduction en roumain, des conversations en question, et que les journalistes avaient été entendus à ce sujet tant lors de l’enquête du parquet (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) qu’à l’occasion de leur audition par les juges lors de la visioconférence du 24 novembre 2015 (paragraphe 29 ci-dessus). Les juges examinèrent par ailleurs l’argument du requérant selon lequel le parquet avait donné au témoin J.C. des indications tendant à déterminer celui-ci à faire une déclaration qui permît d’écarter la thèse de la provocation. Sur ce point, le jugement est ainsi rédigé :
« (...) La Haute Cour note que le CPP (aussi bien dans sa rédaction alors en vigueur que dans sa version actuelle) dispose que le témoin est la personne qui a, des faits ou de leurs circonstances, une connaissance pouvant constituer une preuve dans une affaire pénale. Le témoin doit être informé de manière correcte, complète et concise de ses obligations processuelles ; [en l’espèce, les éléments d’information à cette fin ont été communiqués par écrit,] les témoins ayant été entendus, aux dates visées, sur commission rogatoire. »
36. Enfin, la formation de trois juges s’appliqua à déterminer la loi pénale la plus favorable et nota qu’il s’agissait du CP tel qu’en vigueur à la date du jugement, le régime de sanctions qu’il prévoyait étant plus favorable au requérant. En conséquence, les juges condamnèrent l’intéressé à une peine de trois ans et trois mois de prison.
3. La procédure en appel
37. Le requérant et le parquet interjetèrent appel.
38. Le 10 octobre 2016, la formation de cinq juges saisie de l’affaire en appel tint une première audience au cours de laquelle le requérant fut à nouveau entendu en présence de ses avocats. L’intéressé demanda alors une nouvelle audition directe des journalistes et une expertise des enregistrements réalisés par ceux-ci.
39. Par une décision avant dire droit du même jour, la formation de cinq juges rejeta ces demandes. La juridiction estima qu’une nouvelle audition des témoins était inutile, étant donné qu’ils avaient été entendus en première instance dans le respect du contradictoire et que le requérant n’avait pas démontré qu’une nouvelle audition pût faire ressortir des éléments supplémentaires. Quant à l’expertise, la juridiction rejeta également comme inutile la demande du requérant à cette fin. Les juges notèrent en effet à cet égard que le requérant avait pu exposer son point de vue sur les enregistrements et qu’il avait déposé une expertise extrajudiciaire de ces documents (paragraphe 24 ci-dessus). De plus, l’intéressé avait pu, en présence de ses représentants, accéder aux enregistrements, mais avait admis, lors de son audition par les juges, qu’il ne les avait pas écoutés dans leur intégralité. En outre, la formation de cinq juges estima que les points pertinents de l’affaire pouvaient être établis par les autres preuves versées au dossier.
40. Le requérant réitéra ses demandes tendant à l’audition directe des témoins et à la réalisation d’une expertise des enregistrements (paragraphe 38 ci-dessus). La formation de cinq juges les rejeta lors de l’audience du 14 novembre 2016, au motif qu’elle les avait déjà examinées à l’audience précédente.
41. Par un arrêt définitif du 16 novembre 2016 communiqué à l’intéressé le 31 octobre 2017, la formation de cinq juges de la Haute Cour rejeta l’appel du requérant et, faisant suite à l’appel du parquet, augmenta la peine appliquée à l’intéressé, la portant à quatre ans de prison.
42. La formation de cinq juges nota qu’en application des règles procédurales, la question de la légalité des éléments de preuve soulevée par le requérant avait été examinée lors de la procédure de chambre préliminaire (paragraphes 17-19 ci-dessus) et ne pouvait plus faire l’objet d’une contestation. Examinant ensuite les arguments relatifs à l’authenticité et à la complétude des enregistrements, lesquels n’avaient pas fait l’objet d’un examen par le juge de la chambre préliminaire, elle nota que le requérant avait eu accès à l’intégralité des enregistrements. Le texte de l’arrêt se lit ainsi dans ses parties pertinentes :
« Dans sa déclaration devant la juridiction d’appel (...), l’inculpé a soutenu qu’il ne pouvait pas affirmer que les enregistrements des conversations qu’il avait eues avec les deux journalistes reflétaient la réalité et que ces enregistrements, tels qu’ils figuraient au dossier, ne comportaient pas certaines parties essentielles ; il a cependant reconnu qu’il n’avait pas écouté lui-même l’intégralité des enregistrements, même s’il y avait eu accès, et a indiqué que c’étaient ses avocats et ses experts qui s’en étaient chargés. Quant à la voix [qu’on entend] sur les enregistrements, l’inculpé a soutenu que, pour autant qu’il les avait écoutés, « il se pouvait » [qu’il s’agisse] de sa voix.
La formation de cinq juges note ainsi que la position de l’inculpé quant à l’authenticité des enregistrements audio-vidéo utilisés comme moyens de preuve dans le dossier a été contradictoire : d’un côté, l’intéressé a nié que les discussions qu’il avait eues avec les deux journalistes britanniques se retrouvassent dans leur intégralité et sans altération sur ces enregistrements et, de l’autre, il a reconnu que, quoiqu’il eût eu accès auxdits enregistrements sans qu’on lui eût opposé d’obstacle à cet égard, il ne les avait pas écoutés dans leur intégralité, fût-ce lors de la procédure en appel, mais avait laissé ce soin à des tiers (avocats ou experts extrajudiciaires).
Or la contestation de l’authenticité des enregistrements présuppose, comme une condition essentielle, leur écoute préalable par la personne directement impliquée puisque, en tant que partie prenante des événements dont il s’agit, elle seule (et non pas des tiers, quelle que soit leur spécialité) peut attester la correspondance ou non des enregistrements avec la réalité. »
43. La formation de cinq juges estima que l’expertise des enregistrements en cause n’était pas utile en l’affaire. Elle conclut son examen à cet égard dans les termes suivants :
« Autrement dit, l’inculpé a critiqué moins l’authenticité des enregistrements que la manière (abusive selon lui) dont ils ont été interprétés par l’accusation en ce qu’elle aurait attaché une connotation pénale à des discussions relatives à la prestation par l’inculpé, contre rémunération, de services de conseil.
Cet argument vise cependant le bien-fondé de l’accusation pénale et – comme il a été dit – ne justifie pas l’expertise des enregistrements versés au dossier. »
44. Quant à l’exploitation alléguée des dépositions des journalistes, la formation de cinq juges s’exprima ainsi :
« S’agissant des déclarations des témoins J.C. et C.N., au-delà des aspects déjà analysés lors de la procédure de chambre préliminaire et notamment de leur conduite prétendument provocatrice (alors même qu’ils n’étaient pas des agents de l’État ou officiellement désignés par l’État), la juridiction d’appel note que l’audition directe et sans intermédiaire des deux témoins lors de la phase de jugement a été réalisée à l’initiative de la juridiction du fond, et non pas à la demande de l’inculpé ; celui-ci a ainsi eu la possibilité d’exercer ses droits de la défense par les questions qu’il a pu poser aux deux journalistes à l’occasion de leur audition par visioconférence, ce qui n’était pas le cas lors de l’audition sur commission rogatoire effectuée pendant la phase des poursuites.
Ainsi, [comme il a été procédé] à l’audition des deux témoins lors de la phase de jugement, même si c’était par le moyen d’une visioconférence, il leur a été possible d’expliquer (a putut fi explicitată) la position qu’ils avaient exprimée à l’occasion de [l’audition sur] commission rogatoire réalisée pendant les poursuites, y compris relativement à la prétendue influence [exercée] sur eux par le procureur par le biais des indications contenues dans la décision du 14 novembre 2011, et plus précisément par la manière dont était rédigée l’une des questions qui devaient être posées aux témoins.
À cet égard, au-delà du contenu de ces indications (lesquelles étaient adressées aux autorités de l’État requis, et non pas directement aux témoins), les déclarations qu’ont faites les deux témoins à l’occasion de leur audition sur commission rogatoire n’ont pas une valeur absolue, mais sont à utiliser dans les conditions de l’article 103 du CPP, en relation avec la position qu’ils ont exprimée dans leurs autres déclarations en l’affaire (il convient d’observer qu’en dehors de la visioconférence effectuée lors de la phase de jugement, il existe dans le dossier du parquet une déclaration olographe du témoin J.C., antérieure à celle qui a été recueillie sur commission rogatoire) et avec les autres moyens de preuve versés au dossier. »
45. Sur le fond de l’affaire, la formation de cinq juges de la Haute Cour jugea que les faits reprochés au requérant étaient prouvés. Pour conclure ainsi, elle se livra à un examen des déclarations du requérant qui l’amena à considérer qu’elles étaient contredites par les preuves versées au dossier. Procédant à une analyse des conversations que le requérant avait eues avec les journalistes, la formation de cinq juges estima en effet que le contenu de ces conversations démontrait que l’intéressé avait commis les faits de corruption passive et de trafic d’influence.
46. La formation de cinq juges prit également en considération le rapport final que l’Office européen de lutte antifraude (« l’OLAF ») de la Commission européenne avait adopté, après enquête, dans le cas du requérant, ainsi que la recommandation comportant les mesures à prendre établie à la suite de cette enquête. Dans cette recommandation, l’OLAF faisait état d’indices selon lesquels le requérant aurait accepté une promesse de paiement en échange d’une action entreprise dans le cadre de son mandat parlementaire, ce qui était contraire aux règles applicables au Parlement, lesquelles font obligation aux députés d’exercer leur mandat de manière indépendante.
47. L’arrêt du 16 novembre 2016 fut adopté à la majorité en sa partie relative à la question de savoir si le requérant avait commis les faits de corruption passive. Une juge de la formation de cinq juges présenta une opinion séparée dans laquelle elle se déclarait favorable à l’acquittement du requérant pour les faits de corruption passive, les déclarations de J.C. et C.N. ne lui paraissant pas crédibles. Elle estimait en effet qu’était indiquée aux témoins, dans la demande de commission rogatoire transmise par les autorités roumaines aux autorités britanniques (paragraphe 11 ci-dessus), la réponse que les autorités roumaines attendaient d’eux, et que les déclarations ainsi obtenues, non plus que les autres déclarations faites au cours de la procédure, ne pouvaient pas être prises en considération.
4. Développements ultérieurs
48. Par un arrêt du 26 février 2018, la Haute Cour statuant en formation de cinq juges rejeta comme mal fondé un recours exceptionnel (recurs în casaţie) formé par le requérant.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
49. Les dispositions par lesquelles le nouveau CP, en vigueur depuis le 1er février 2014, réprime les infractions de corruption passive et de trafic d’influence sont ainsi rédigées :
Article 289 – Corruption passive
« 1. Le fait du fonctionnaire public qui, de façon directe ou indirecte, pour soi‑même ou pour autrui, demande ou reçoit des sommes d’argent ou d’autres bénéfices qui ne lui sont pas dus ou en accepte la promesse en relation avec la manière dont il accomplit ou n’accomplit pas un acte qui fait partie de ses obligations de service, retarde ou accélère l’accomplissement d’un tel acte, ou accomplit un acte contraire à ces obligations, est puni d’une peine de prison de trois à dix ans et de l’interdiction d’occuper une fonction publique ou d’exercer la profession dans l’exercice de laquelle le fonctionnaire a commis les faits.
(...) »
Article 291 – Trafic d’influence
« 1. Le fait de demander ou de recevoir une somme d’argent ou d’autres bénéfices, ou d’en accepter la promesse, de façon directe ou indirecte, pour soi‑même ou pour autrui, commis par une personne qui a, ou fait croire qu’elle a, de l’influence sur un fonctionnaire public et qui promet qu’elle déterminera [celui-ci] à accomplir ou à ne pas accomplir un acte qui fait partie de ses obligations de service, à accélérer ou retarder l’accomplissement d’un tel acte, ou à accomplir un acte contraire à ces obligations, est puni d’une peine de prison de deux à sept ans.
(...) »
L’ancien CP réprimait lui aussi ces deux infractions.
50. L’article 916 § 2 de l’ancien CPP, en vigueur jusqu’au 1er février 2014, relatif à l’utilisation des enregistrements effectués par des tiers par leurs propres moyens se lisait ainsi (voir également Sârbu c. Roumanie, no 34467/15, § 25, 28 mars 2023) :
« Les enregistrements prévus dans la présente section, effectués par les parties ou par d’autres personnes, représentent des éléments de preuve lorsqu’ils concernent leurs propres conversations ou les communications établies avec des tiers. Tout autre enregistrement peut servir de moyen de preuve s’il n’est pas interdit par la loi. »
51. Les dispositions du nouveau code de procédure pénale (« le NCPP ») relatives à la procédure devant le juge de chambre préliminaire sont résumées dans l’arrêt Mihail Mihăilescu c. Roumanie (no 3795/15, § 22, 12 janvier 2021).
52. Les dispositions du NCPP relatives à l’appréciation des preuves se lisent ainsi :
Article 103 – Appréciation des preuves
« 1. Les preuves n’ont pas de valeur préétablie par la loi : elles sont soumises à la libre appréciation des autorités judiciaires après évaluation de l’ensemble des preuves administrées en l’affaire.
2. Lorsqu’il se prononce sur l’existence de l’infraction et sur la culpabilité de l’inculpé, le tribunal statue de manière motivée, en se référant à l’ensemble des preuves évaluées. La condamnation n’est prononcée que lorsque le tribunal a la conviction que les faits dont l’inculpé est accusé ont été prouvés au-delà de tout doute raisonnable.
3. La décision de condamnation (...) ne peut pas reposer de manière déterminante sur les déclarations de l’enquêteur, de collaborateurs [de justice] ou de témoins protégés. »
EN DROIT
Sur la violation alléguée de l’article 6 de la Convention
53. Le requérant se plaint que la procédure pénale contre lui n’était pas équitable, en raison notamment de l’utilisation des enregistrements réalisés par les journalistes et de l’audition de ces derniers dans des conditions qu’il estime avoir été défavorables à la défense. Il invoque l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention, lequel est ainsi libellé dans ses parties pertinentes :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(...) »
1. Sur la recevabilité
54. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
55. Le requérant estime que l’utilisation comme preuves à charge des enregistrements réalisés par les journalistes a porté atteinte à ses droits de la défense garantis par l’article 6 § 1 de la Convention. Il soutient que ces enregistrements n’ont été ni autorisés au préalable ni vérifiés ultérieurement par un tribunal indépendant et impartial dans des conditions aptes à garantir leur authenticité et leur complétude. Selon lui, les enregistrements ont été réalisés par des journalistes agissant comme des agents provocateurs et les tribunaux n’ont pas vérifié si l’enquête journalistique était justifiée par la présence d’indices portant à croire que des infractions avaient été commises. Il soutient que les deux journalistes en cause avaient déjà fait, en Grande‑Bretagne, l’objet d’enquêtes pour avoir pratiqué le journalisme de manière illégale.
56. Le requérant estime que la Haute Cour n’a pas suffisamment motivé ses décisions portant rejet des demandes d’expertise des enregistrements qu’il avait formulées (paragraphes 38-40 ci-dessus), et il se plaint que l’expertise extrajudiciaire qu’il avait soumise (paragraphe 24 ci-dessus), et qui démontrait selon lui que les enregistrements avaient subi des interventions, a été ignorée par les formations de jugement. Il allègue en outre que la Haute Cour n’a pas écouté l’ensemble de ces enregistrements, les juges de première instance ayant, à l’en croire, interrompu l’audience du 24 mars 2015 consacrée à leur audition (paragraphe 26 ci-dessus) après qu’il eut contesté leur authenticité et leur complétude. Le requérant explique aussi que le technicien chargé d’opérer la lecture de ces enregistrements avait confirmé, lors de l’audience en question, qu’en l’absence d’informations pertinentes à cet égard les enregistrements ne pouvaient pas être écoutés dans l’ordre chronologique.
57. Le requérant indique en outre qu’il n’a pas pu s’opposer de manière effective à l’utilisation de ces enregistrements par les juridictions nationales. Il allègue ensuite bien qu’il se plaignît de l’inauthenticité et de l’incomplétude de ces enregistrements, les juridictions n’ont procédé à aucune vérification sur ce point et ont ignoré les preuves qu’il avait fournies à cet égard.
58. S’agissant de l’audition des journalistes en tant que témoins, le requérant allègue que la formation de première instance n’a pas pris des mesures suffisantes pour les entendre dans des conditions garantissant le respect des exigences de l’article 6 § 3 d) de la Convention. Il explique que ce sont les organes de la police judiciaire qui ont pris contact avec les témoins et qui ont informé la Haute Cour que ces derniers ne pouvaient être entendus que par visioconférence (paragraphe 28 ci-dessus). Il se plaint du recours à une telle pratique qui, selon lui, ne permet pas au juge de percevoir l’attitude du témoin, et notamment le langage non verbal de celui-ci. Il reproche en outre à la formation appelée à statuer en première instance de n’avoir pas pris de mesures positives efficaces pour assurer la présence physique des témoins devant les juridictions roumaines, alors qu’il avait fait lui-même une demande en ce sens (paragraphe 28 ci-dessus).
59. Le requérant avance par ailleurs que l’audition par visioconférence a été organisée par l’accusation en l’absence de toute autorisation par un tribunal. Il se plaint également de la manière dont la visioconférence s’est déroulée (paragraphes 29-30 ci-dessus), expliquant que les moyens techniques n’étaient pas adéquats et que le temps prévu pour l’audition était trop court. Il indique notamment à cet égard qu’il a posé aux témoins une question destinée à lui permettre de vérifier s’ils avaient été condamnés par les juridictions britanniques pour des pratiques similaires, que la réponse négative des journalistes était mensongère, mais qu’en raison de la durée réduite de l’audience, la défense n’a pas pu leur opposer les documents qui, selon lui, attestaient une autre réalité. Le requérant se plaint aussi que la formation d’appel n’a pas procédé à une nouvelle audition des témoins.
60. Le requérant allègue en outre que le procureur roumain avait indiqué aux témoins la réponse qui était attendue d’eux (paragraphe 11 ci-dessus) et que la juridiction nationale n’a pas vérifié s’ils avaient ainsi été influencés. Il explique que ces arguments n’ont été examinés que par le juge ayant rendu une opinion minoritaire en appel (paragraphe 47 ci-dessus). Il soutient que les deux journalistes britanniques étaient les seuls témoins directs en l’affaire et que leurs déclarations n’étaient pas corroborées par d’autres éléments de preuve.
b) Le Gouvernement
61. Le Gouvernement explique que la responsabilité pénale du requérant a été successivement établie par les juridictions nationales qui ont évalué de manière contradictoire les preuves versées au dossier. Ces juridictions ont bien examiné les demandes de preuves formées par le requérant et ont jugé que les éléments dont il sollicitait la production n’étaient pas pertinents aux fins de l’appréciation du bien-fondé de l’accusation. Le Gouvernement, qui rappelle que l’administration des preuves relève au premier chef des règles de droit interne, estime qu’en l’espèce les juridictions nationales se sont fondées sur des éléments de preuve décisifs, complets et fiables, aptes à renverser la présomption d’innocence dont jouissait le requérant.
62. Au grief du requérant consistant à dire qu’il n’a pas pu interroger ou faire interroger les témoins (paragraphes 58-60 ci-dessus), le Gouvernement répond que les avocats choisis par l’intéressé ont activement participé à l’audition des journalistes comme à celles de tous les autres témoins. Il précise que la légalité des preuves administrées pendant l’enquête pénale a bien été vérifiée lors de la procédure devant la chambre préliminaire (paragraphes 17-19 et 42 ci-dessus) et ajoute que les journalistes ont été entendus par les juges de première instance par visioconférence (paragraphe 29 ci-dessus) et que les autorités britanniques ont prêté leur concours à cette fin. Il explique que la décision d’organiser l’audition des journalistes par visioconférence a été prise de sa propre initiative par la Haute Cour alors même que le requérant n’avait pas formé de demande en ce sens et avait même déclaré lors de l’audience du 16 septembre 2014 qu’il n’insistait pas pour qu’une audition des journalistes eût lieu (paragraphe 21 ci-dessus).
63. Le Gouvernement indique que l’audition des journalistes s’est déroulée dans le respect des droits de la défense du requérant, lequel a pu poser des questions par l’intermédiaire de ses avocats et a pu vérifier ultérieurement le contenu des déclarations des témoins et de la traduction qui en avait été faite. Le Gouvernement fait valoir en outre que même si le requérant critique la décision qui a été prise d’entendre les témoins par visioconférence, une telle modalité d’audition est prévue par la législation relative à la coopération judiciaire en matière pénale et a son équivalent dans la législation de tous les pays européens. Le Gouvernement estime que la présence physique des journalistes dans la salle d’audience des juridictions roumaines n’aurait pas été de nature à apporter des éléments supplémentaires. Il fait également observer que si l’audition avait été faite sur commission rogatoire, le requérant n’aurait pas pu y participer et n’aurait pas pu poser de questions aux journalistes. En somme, pour le Gouvernement, le recours à une visioconférence lors de la procédure en première instance a permis que les éléments à charge fussent produits devant le requérant et en audience publique en vue d’un débat contradictoire.
64. Le Gouvernement rejette également l’argument du requérant selon lequel les autorités roumaines avaient indiqué aux journalistes appelés à témoigner la réponse qu’elles attendaient d’eux (paragraphe 60 ci-dessus). Se fondant sur le raisonnement de la Haute Cour, le Gouvernement explique que les « indications » dont se plaint le requérant étaient adressées aux autorités britanniques et non pas directement aux témoins, et qu’elles ne visaient que l’une des questions à poser aux témoins. Il argue au demeurant que cette question concernait la motivation des démarches entreprises par les journalistes de manière générale, et non pas le requérant de manière spécifique. Il rappelle en outre que la Haute Cour a expliqué que les éléments de preuve n’avaient pas une valeur absolue et que, selon le NCPP, les juges apprécient librement la valeur de chaque élément de preuve selon leur intime conviction et leur conscience et à la lumière de l’ensemble des preuves au dossier (paragraphes 31 et 52 ci-dessus).
65. Quant à l’utilisation comme preuves à charge des enregistrements réalisés par les journalistes et à la question de savoir si le requérant a pu ou non s’opposer de manière effective à cette utilisation, le Gouvernement explique que l’intéressé a valablement soulevé ces griefs devant les autorités nationales, lesquelles les ont examinés tant au cours de l’enquête pénale que lors de la procédure devant la chambre préliminaire de la Haute Cour. Il indique que le juge de la chambre préliminaire a notamment vérifié la légalité de ces éléments de preuve et rejeté les arguments du requérant au motif que le CPP autorisait l’utilisation d’un enregistrement d’une conversation impliquant un individu partie à l’instance (paragraphe 18 ci-dessus). Il précise qu’au cours de la procédure au fond, le requérant a eu accès à l’ensemble du dossier du parquet, y compris aux procès-verbaux de transcription des enregistrements audio-vidéo et des conversations par voie électronique (paragraphes 15 et 23 ci-dessus). Il fait valoir qu’en première instance, les enregistrements ont été entendus en audience publique et que la Haute Cour a rejeté comme inutile la demande du requérant tendant à faire ordonner une expertise de ces enregistrements (paragraphe 26 ci-dessus). Il explique que lorsque le requérant a réitéré une telle demande en appel (paragraphes 38 et 40 ci-dessus), la Haute Cour l’a rejetée en motivant sa décision de manière détaillée, les juges estimant notamment que le requérant entendait plutôt critiquer la manière dont le parquet avait interprété le contenu des enregistrements que l’authenticité même de ces enregistrements. Selon le Gouvernement, la Haute Cour a alors également noté que bien qu’il critiquât l’utilisation des enregistrements, le requérant n’en fondait pas moins sa défense sur ces documents en donnant d’eux sa propre interprétation, et que tout en alléguant qu’ils n’étaient pas complets, il avait admis qu’il n’avait pas personnellement procédé à leur écoute intégrale (paragraphe 43 ci-dessus).
66. Le Gouvernement conclut que la Haute Cour s’est livrée à une analyse équilibrée de tous les éléments de preuve et a jugé que les faits étaient établis par ces éléments considérés dans leur ensemble. Il fait valoir en outre que la Haute Cour a répondu en détail à tous les arguments en défense présentés par le requérant et a écarté de manière motivée les éléments de preuve proposés par celui-ci.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’objet de l’affaire
67. La Cour observe que l’un des arguments soulevés par le requérant dans la procédure interne et devant la Cour consiste à dire que les journalistes britanniques ont agi comme des agents provocateurs (paragraphes 17 et 55 ci-dessus). Elle note pourtant, à l’instar des juridictions nationales (paragraphes 34 et 44 ci-dessus), qu’aucune intervention des autorités étatiques n’a été relevée en l’espèce. Le requérant n’a d’ailleurs pas soutenu que les deux journalistes eussent reçu des instructions de la part des autorités, qu’il s’agît des autorités britanniques ou des autorités roumaines. Sur la base des éléments présentés devant elle, la Cour estime que les deux journalistes du Sunday Times ont agi en l’espèce comme de simples particuliers. Or, comme elle l’a déjà expliqué, un grief tiré de la provocation exercée par un particulier – qui n’agit pas sur les instructions ou sous le contrôle des autorités – doit être examiné à l’aune des règles générales d’administration de la preuve et non pas sous l’angle de la provocation (Shannon c. Royaume‑Uni (déc.), no 67537/01, 6 avril 2004 où le requérant, un acteur britannique connu, avait été condamné au pénal pour avoir accepté de fournir de la drogue à un journaliste qui s’était fait passer pour quelqu’un d’autre).
68. Il convient donc d’examiner en la présente affaire les griefs que le requérant tire de la manière dont les éléments de preuve ont été administrés et utilisés dans la procédure qui l’a visé.
b) Principes généraux applicables
1. Sur la recevabilité des preuves
69. Si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne pose pas de règles quant à la recevabilité des preuves ou à leur appréciation, matières qui relèvent au premier chef du droit interne et des juridictions nationales (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) [GC], no 19867/12, § 83, 11 juillet 2017, et Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, § 302, 26 septembre 2023).
70. Il convient d’établir une distinction entre la recevabilité des preuves (c’est-à-dire la question de savoir quels éléments de preuve peuvent être soumis au tribunal pour examen) et les droits de la défense relativement aux éléments de preuve qui ont effectivement été soumis au tribunal (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 310). Il convient également d’établir une distinction entre ces droits de la défense (c’est-à-dire la question de savoir si les droits de la défense ont été correctement respectés relativement aux preuves qui ont été admises) et l’appréciation de ces preuves par le tribunal au terme de la procédure (SA-Capital Oy c. Finlande, no 5556/10, § 74, 14 février 2019, et références citées, et Ayetullah Ay c. Turquie, nos 29084/07 et 1191/08, § 125, 27 octobre 2020).
71. La Cour n’a pas à se prononcer sur l’admissibilité de principe de tel ou tel type d’éléments de preuve, par exemple des éléments obtenus de manière illégale au regard du droit interne, ou encore sur la culpabilité du requérant (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 303). La tâche qui lui incombe au regard de l’article 6 consiste à évaluer l’équité de la procédure dans son ensemble, en tenant compte de la nature et des circonstances particulières de l’espèce, y compris la manière dont les preuves ont été administrées et utilisées, et la manière dont il a été répondu aux éventuelles objections les concernant (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 89, 10 mars 2009, et Yüksel Yalçınkaya, précité, § 310), ce qui implique l’examen de l’« illégalité » en question et, dans le cas où se trouve en cause la violation d’un autre droit protégé par la Convention, de la nature de cette violation (Bykov, précité, § 89).
72. Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut aussi se demander si les droits de la défense ont été respectés. Il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de contester les éléments de preuve et de s’opposer à leur utilisation (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 303).
73. Du point de vue des droits de la défense, des questions peuvent se poser sur le terrain de l’article 6 relativement au point de savoir si les preuves qui ont été administrées, à charge ou à décharge, l’ont été d’une manière propre à assurer un procès équitable ; l’équité d’un procès implique en effet le respect du contradictoire dans la procédure et l’égalité des armes, raison pour laquelle les éventuelles déficiences susceptibles d’avoir vicié le processus d’administration de la preuve peuvent être examinées sous l’angle de l’article 6 § 1 (ibidem, et Mirilachvili c. Russie, no 6293/04, § 157, 11 décembre 2008).
74. Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, il faut rechercher notamment si le requérant s’est vu offrir la possibilité de contester les éléments de preuve, et de s’opposer à leur utilisation, dans des conditions garantissant le respect du principe du contradictoire et du principe de l’égalité des armes entre l’accusation et la défense. Aux fins de cette appréciation, il convient également de tenir compte de la question de savoir si les contestations des éléments de preuve formulées par le requérant ont été dûment examinées par les juridictions internes, c’est-à-dire si le requérant a été véritablement « entendu » et si les juges ont étayé leurs décisions par une motivation pertinente et adéquate. À cet égard, il y a lieu de rappeler que si les tribunaux ne sont pas tenus d’apporter une réponse détaillée à chaque argument soulevé, il doit ressortir de la décision que les questions essentielles de la cause ont été traitées (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 324, et références citées).
75. Il faut prendre également en compte la qualité des éléments de preuve, y compris le point de savoir si les circonstances dans lesquelles ils ont été recueillis sont de nature à faire douter de leur fiabilité ou de leur exactitude (Bykov, précité, § 90, et Yüksel Yalçınkaya, précité, § 303 ; voir aussi, parmi d’autres, Lisica c. Croatie, no 20100/06, § 49, 25 février 2010, et Ayetullah Ay, précité, § 126). Le fait qu’une preuve obtenue ne soit pas corroborée par d’autres éléments ne pose pas nécessairement un problème d’équité. Au demeurant, si elle est très solide et ne prête à aucun doute, le besoin d’autres éléments à l’appui est moindre (Bykov, précité, § 90, et Yüksel Yalçınkaya, précité, § 303 ; voir aussi Lee Davies c. Belgique, no 18704/05, § 42, 28 juillet 2009, et Bašić c. Croatie, no 22251/13, § 48, 25 octobre 2016). Dans le cadre de cet examen, la Cour tient compte des autres éléments du dossier, et attache de l’importance au point de savoir si l’élément de preuve en question a exercé une influence décisive sur l’issue de l’action pénale (Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 164, CEDH 2010, et Yüksel Yalçınkaya, précité, § 303). À ce propos, il convient également de rappeler que la charge de la preuve incombe à l’accusation, le doute profitant à l’accusé (Ayetullah Ay, précité, § 126).
76. Pour déterminer si la procédure dans son ensemble a été équitable, la Cour peut prendre en considération le poids de l’intérêt public qu’il y avait à poursuivre l’infraction concernée et à punir son auteur et le mettre en balance avec l’intérêt que l’individu avait à ce que les preuves à charge soient recueillies légalement (Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 97, CEDH 2006-IX , et Prade c. Allemagne, no 7215/10, § 35, 3 mars 2016).
2. Sur les expertises
77. Il n’appartient pas à la Cour de connaître des erreurs de fait ou de droit éventuellement commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles peuvent avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention, par exemple si elles peuvent exceptionnellement s’analyser en un « manque d’équité » incompatible avec l’article 6. En principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent au contrôle de la Cour. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause sous l’angle de l’article 6 § 1 l’appréciation portée par les juridictions internes, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (Moreira Ferreira c. Portugal (no 2), précité, § 83, et références citées).
78. La Cour a néanmoins pour tâche de rechercher si la manière dont la preuve a été administrée a revêtu un caractère équitable (Mantovanelli c. France, 18 mars 1997, § 34, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, et Gülağacı c. Turquie (déc.), no 40259/07, 20 mai 2020). L’« équité » exige en principe que tous les éléments de preuve soient produits devant l’accusé en audience publique, en vue d’un débat contradictoire (Mirilachvili, précité, § 162).
79. Il appartient au juge interne d’apprécier la pertinence et la valeur probante de l’ensemble des éléments de preuve disponibles, y compris les expertises ; en la matière, le pouvoir de la Cour est très limité. Ainsi, le simple fait que le tribunal ait accordé plus de poids à l’avis de tel ou tel expert ne révèle pas un « défaut d’équité » au sens de l’article 6 de la Convention (ibidem, § 174). De même, le rôle de la Cour n’est pas en principe, au regard de l’article 6, de déterminer si telle ou telle expertise communiquée au juge interne était fiable ou non (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 700, 25 juillet 2013).
80. La Cour souligne par ailleurs qu’on ne saurait inclure dans les exigences du procès équitable l’obligation pour le tribunal saisi d’ordonner une expertise ou toute autre mesure d’instruction du seul fait qu’une partie l’y a invité ; c’est au premier chef aux juridictions nationales qu’il appartient de décider si la mesure demandée est pertinente et essentielle pour l’issue de l’affaire (Yüksel Yalçınkaya, précité, § 332, et Hodžić c. Croatie, no 28932/14, § 61, 4 avril 2019). De même, lorsque la défense insiste pour que le tribunal accueille un témoignage ou un autre élément de preuve (par exemple une expertise), il incombe aux juridictions internes de déterminer la nécessité et l’opportunité de l’admettre pour l’examiner au procès (Khodorkovskiy et Lebedev, précité, § 487, avec les références qui s’y trouvent citées). Si le tribunal estime nécessaire de recueillir l’avis d’experts, la défense doit normalement avoir la possibilité de poser des questions aux experts, de contester leurs conclusions et de les interroger directement à l’audience. Ainsi, les règles de recevabilité ne doivent pas priver la défense de la possibilité de contester effectivement une expertise, au moyen notamment d’expertises contraires (Matytsina c. Russie, no 58428/10, § 169, 27 mars 2014). Dans certaines circonstances, le refus d’autoriser une contre‑expertise de preuves matérielles peut s’analyser en une violation de l’article 6 § 1 (Mirilachvili, précité, § 190 ; voir aussi Stoimenov c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, no 17995/02, §§ 38 et suivants, 5 avril 2007).
81. Appelée à examiner l’équité d’une procédure pénale, la Cour a dit aussi, notamment, qu’en ignorant un argument précis, pertinent et important avancé par l’accusé, les juridictions internes avaient manqué aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 6 § 1 de la Convention (Nechiporuk et Yonkalo c. Ukraine, no 42310/04, § 280, 21 avril 2011, et Gülağacı, précité, § 39).
c) Application de ces principes au cas d’espèce
82. Faisant application de ces principes en l’espèce, la Cour examinera, dans le contexte global de la procédure pénale, la manière dont l’administration des éléments de preuve a pu avoir un impact sur l’équité de la procédure visant le requérant. Elle note que le grief de celui-ci présente deux branches : d’une part, le requérant critique l’utilisation dans la procédure pénale des enregistrements réalisés par les journalistes (paragraphes 55-57 ci-dessus) ; d’autre part, il se plaint que l’audition de ces derniers a été réalisée dans des conditions défavorables à la défense (paragraphes 58-60 ci-dessus). La Cour examinera successivement ci‑dessous l’une et l’autre branches.
83. En premier lieu, la Cour note qu’ont été versés au dossier devant les juridictions roumaines plusieurs éléments obtenus à la suite des échanges que le requérant avait eus avec les deux journalistes : des enregistrements audio‑vidéo réalisés lors de rencontres, des courriels, ainsi que les transcriptions de conversations téléphoniques (paragraphe 31 ci-dessus). Parmi tous ces éléments, le requérant a principalement mis en cause, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour, la façon dont les enregistrements audio-vidéo avaient été réalisés par les journalistes ainsi que la manière dont ils ont ensuite été utilisés par les juridictions. La Cour limitera donc son examen à l’administration des enregistrements en cause lors de la procédure menée contre le requérant.
84. À cet égard, rien dans le dossier n’indique que la Haute Cour n’ait pas fait preuve, dans sa manière d’en user avec les enregistrements en cause, de la prudence requise par les circonstances de l’espèce. La Cour note ainsi que s’agissant d’enregistrements réalisés par les journalistes de leur propre initiative et par leurs propres moyens, le droit interne, tel qu’en vigueur à l’époque des faits, autorisait leur utilisation dans le cadre d’une procédure pénale (paragraphe 50 ci‑dessus). Elle relève que la Haute Cour a dûment examiné les arguments du requérant selon lesquels l’utilisation de ces moyens de preuve n’était pas légale et qu’elle les a rejetés dans le cadre de la procédure de chambre préliminaire (paragraphes 17-19 ci-dessus). Dans ces conditions, l’affaire ne soulève aucune question qui serait de l’ordre de l’utilisation d’une preuve obtenue illégalement (voir, mutatis mutandis, López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 154, 17 octobre 2019).
85. La Cour relève ensuite que, contrairement au requérant de l’affaire Shannon (décision précitée), le requérant de la présente espèce a mis en cause au cours de la procédure l’authenticité et la complétude des enregistrements. Elle remarque d’abord que l’intéressé visait par là d’éventuels agissements des journalistes, sans alléguer une altération des enregistrements par les autorités (voir, a contrario, Batiashvili c. Géorgie, no 8284/07, §§ 79 et 93‑94, 10 octobre 2019). Elle note en particulier que la Haute Cour a bien examiné les arguments du requérant relatifs au prétendu défaut d’authenticité et de complétude des enregistrements (paragraphe 42 ci-dessus), ainsi que ses demandes tendant à faire ordonner une expertise des enregistrements (paragraphes 26, 39 et 40 ci-dessus). Elle relève que les juges roumains ont, en expliquant qu’une telle expertise n’était pas utile en l’affaire, rejeté les demandes en ce sens du requérant de façon motivée. Elle fait observer en outre que le requérant et ses avocats ont eu accès à l’intégralité des enregistrements et que la Haute Cour a donné à l’intéressé l’occasion de formuler des objections circonstanciées quant au contenu de ces enregistrements (paragraphe 22 ci‑dessus). Elle note enfin que les enregistrements ont été produits en audience publique devant la Haute Cour en la présence du requérant et de ses représentants (paragraphe 26 ci-dessus).
86. La Cour en déduit que le requérant s’est vu offrir une possibilité adéquate de remettre en question l’authenticité des enregistrements et de s’opposer à leur utilisation (Bykov, précité, § 90 ; voir également, mutatis mutandis, Panarisi c. Italie, no 46794/99, § 92, 10 avril 2007). De plus, les enregistrements en question n’ont pas constitué l’élément de preuve décisif aux fins de la condamnation du requérant : la Cour rappelle en effet que d’autres éléments de preuve avaient été versés au dossier (paragraphe 83 ci‑dessus) et que les déclarations des journalistes ont également pu être recueillies par les autorités roumaines.
87. La Cour en vient à présent à l’examen de la seconde branche du grief du requérant, c’est-à-dire à l’examen de la question de savoir si l’intéressé a pu interroger les témoins à charge dans des conditions compatibles avec l’article 6 § 3 d) de la Convention.
88. Elle note à cet égard que les journalistes ont été d’abord entendus lors de l’enquête du parquet par les autorités britanniques sur commission rogatoire (paragraphes 11-12 ci-dessus), puis par les juges de la Haute Cour eux-mêmes, par voie de visioconférence (paragraphes 27-29 ci‑dessus).
89. S’agissant de la commission rogatoire, l’un des arguments principaux soulevés par le requérant, tant devant les juridictions nationales que devant la Cour (paragraphe 60 ci-dessus), consiste à dire que les journalistes ont subi dans leurs déclarations l’influence des autorités roumaines. La Cour note à cet égard que l’argument en question a été bien examiné par la Haute Cour tant en formation de trois juges qu’en formation de cinq juges (paragraphes 35 et 44 ci-dessus). La formation de cinq juges a notamment observé que les indications contenues dans la décision du 14 novembre 2011 du parquet (paragraphe 11 ci-dessus) et mises en cause par le requérant étaient adressées aux autorités de l’État requis, et non pas de manière directe aux témoins (paragraphe 44 ci‑dessus). La Cour ne dispose d’aucun élément pouvant la conduire à remettre en cause ce constat. Elle observe d’ailleurs que l’audition des témoins à ce stade de la procédure a été réalisée par les autorités britanniques, qui seules ont eu un contact direct avec les témoins, et non pas par le parquet roumain.
90. La Cour note par ailleurs que les juges de la Haute Cour ont pu entendre de manière directe les témoins lors de l’audience du 24 novembre 2015. Elle relève à cet égard que contrairement à ce que soutient le requérant, l’audition des témoins par visioconférence a été décidée par les juges de la Haute Cour (paragraphes 27-29 ci-dessus) et non pas par le parquet. Les avocats du requérant ayant pu poser des questions aux témoins, la présente espèce se différencie des affaires dans lesquelles la Cour a examiné le poids qu’avaient pu avoir les dépositions de témoins absents (voir, en ce sens, Schatschaschwili c. Allemagne [GC], no 9154/10, §§ 119 et suivants, 15 décembre 2015) ; elle se distingue aussi des affaires dans lesquelles les témoins avaient conclu un accord avec l’accusation (Habran et Dalem c. Belgique, nos 43000/11 et 49380/11, § 100, 17 janvier 2017, et Xenofontos c. Chypre, nos 68725/16 et 2 autres, §§ 78-79, 25 octobre 2022, avec les références y citées). En effet, il n’apparaît pas que la Haute Cour ait cherché, en ordonnant l’audition des témoins par visioconférence, à protéger ceux-ci ou à leur procurer un avantage au cours de la procédure : il ressort de la décision de la juridiction en question que le recours à la visioconférence a été bien plutôt motivé par la circonstance que les témoins, des ressortissants étrangers, ne pouvaient pas se rendre devant la Haute Cour (paragraphe 28 ci-dessus). La Cour estime donc que loin d’avoir été un procédé inadéquat en l’espèce, comme l’allègue le requérant (paragraphe 58 ci-dessus), le recours à la visioconférence aux fins de recueil des éléments de preuve, qui ne se heurte pas en soi à la Convention (voir, mutatis mutandis, Marcello Viola c. Italie, no 45106/04, §§ 65-67, CEDH 2006-XI (extraits), concernant l’audition de l’accusé par visioconférence), a poursuivi, dans les circonstances spécifiques de l’affaire, le but légitime d’une bonne administration de la justice et ses modalités de déroulement ont été compatibles avec les exigences du respect des droits de la défense, tels qu’établis par l’article 6 de la Convention.
91. La Cour observe à cet égard que le requérant ne s’est pas plaint de n’avoir pas pu être présent lors de la visioconférence ou de n’avoir pas pu poser des questions aux témoins (voir, a contrario, Papadakis c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine, no 50254/07, §§ 91-95, 26 février 2013). Elle note que l’intéressé était présent lors de l’audience du 24 novembre 2015, secondé par les avocats qu’il avait choisis, et qu’un interprète de langue anglaise y assistait également (paragraphe 29 ci‑dessus ; voir, en ce sens et mutatis mutandis, Stephens c. Malte (no 3), no 35989/14, §§ 65 et 75, 14 janvier 2020). Elle observe que les avocats du requérant ont pu poser des questions aux deux témoins et que la traduction en roumain de leurs déclarations, réalisée et vérifiée par deux traducteurs assermentés dont l’un avait été désigné par l’intéressé, a été versée au dossier (paragraphe 29 ci‑dessus). Quant à des problèmes techniques qui auraient affecté la visioconférence ou au fait qu’elle aurait été écourtée (paragraphe 30 ci‑dessus), il n’apparaît pas que le requérant ait soulevé de tels arguments devant les juridictions nationales (voir, mutatis mutandis, Stanford c. Royaume-Uni, 23 février 1994, §§ 27-30, série A no 282-A, et Marcello Viola, précité, § 74) ; en tout état de cause, la Cour observe que l’intéressé n’a ni démontré la réalité de ses allégations ni expliqué de quelle manière ces difficultés auraient pu compromettre l’équité globale de la procédure.
92. La Cour note au demeurant que les déclarations des témoins ont été constantes au cours de la procédure et que la Haute Cour a pu juger de leur véracité et de leur crédibilité (paragraphes 31, 34 et 44 ci-dessus). Elle note en outre que la Haute Cour a expliqué qu’en application du droit interne (paragraphe 52 ci-dessus), leur valeur probante devait être examinée dans le contexte de l’affaire et à la lumière des autres moyens de preuve versés au dossier (paragraphe 44 ci‑dessus). En ce qui concerne l’article 6 § 1, la Cour rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de remettre en cause l’interprétation donnée par les juridictions nationales des éléments de preuve soumis devant elles, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Moreira Ferreira, précité, § 83).
93. Enfin, la Cour estime qu’à la considérer dans son ensemble, la procédure pénale a offert au requérant des garanties adéquates aux fins d’exercice par lui de ses droits de la défense. Tout en tenant compte du poids que les éléments de preuve obtenus ou fournis par les journalistes, et notamment les enregistrements, ont pu avoir et des difficultés que leur utilisation a pu causer à la défense, la Cour note que le requérant a soulevé ses arguments devant les juridictions nationales et que celles-ci les ont examinés d’une manière conforme aux dispositions de l’article 6 de la Convention. En outre, la Cour est d’avis que l’audition des témoins au cours de la procédure s’est déroulée elle aussi de manière conforme et qu’elle s’est faite de telle façon que l’intéressé a pu exercer effectivement ses droits.
94. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 8 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Simeon Petrovski Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffier adjoint Présidente