TROISIÈME SECTION
AFFAIRE NSINGI c. GRÈCE
(Requête no 27985/19)
ARRÊT
Art 5 § 1 • Rejet de la demande d’indemnisation formée par le requérant pour avoir été détenu en exécution d’une peine prononcée contre une autre personne avec laquelle il a été confondu • Détention du requérant régulière au regard de l’art 5 § 1 a) au moment de son incarcération puisqu’elle reposait sur une décision judiciaire de condamnation et que l’identité de l’intéressé n’était pas encore contestée • Détention du requérant devenue irrégulière à la date à laquelle l’arrêt du tribunal correctionnel, comportant un défaut total de motivation, a été rendu • Requérant alors détenu en exécution d’un arrêt imposant une peine de huit ans d’emprisonnement à une autre personne
Art 5 § 5 • Absence de recours pour obtenir réparation
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
15 octobre 2024
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Nsingi c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Pere Pastor Vilanova, président,
Jolien Schukking,
Georgios A. Serghides,
Ioannis Ktistakis,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir,
Diana Kovatcheva, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Vu :
la requête (no 27985/19) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant congolais, M. Yannick Nsingi (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 mai 2019,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 5 §§ 1 et 5 de la Convention,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 17 septembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le rejet de la demande d’indemnisation que le requérant a formée pour avoir été détenu en exécution d’une peine qui avait été prononcée contre une autre personne avec laquelle il a été confondu. Le requérant invoque l’article 5 §§ 1 et 5 de la Convention.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1987 et réside à Thessalonique. Il a été représenté par Me Th. Tsiatsios, avocat à Thessalonique.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme N. Marioli, et ses déléguées, Mme Z. Chatzipavlou, assesseure au Conseil juridique de l’État, et Mme K. Konsta, auditrice au Conseil juridique de l’État.
4. Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit.
5. Le 6 juin 2018, le requérant fut arrêté par la police à Athènes et, après que son identité eut été vérifiée, il fut enregistré par le commissariat d’Omonia sous le nom de « O.C. », une personne qui avait été condamnée, par un arrêt no 1551/2017 de la cour criminelle d’appel de Thessalonique, à huit ans d’emprisonnement pour possession de stupéfiants et était recherchée à ce titre. Dans le rapport d’arrestation, l’officier de police indiquait ce qui suit : « (...) après avoir conclu l’interrogatoire de la personne arrêtée, et étant convaincu qu’il n’y avait pas le moindre doute sur son identité, j’ai ordonné qu’il fût conduit devant le procureur compétent (...) ».
6. Le 7 juin 2018, l’intéressé fut présenté devant le procureur près la cour d’appel d’Athènes, qui ordonna son transfert devant le procureur près la cour d’appel de Thessalonique en vue de l’exécution de l’arrêt de condamnation.
7. Le 14 juin 2018, le requérant fut conduit devant le procureur près la cour d’appel de Thessalonique, qui, le 15 juin 2018, ordonna son incarcération en exécution de l’arrêt no 1551/2017.
8. Le 20 juin 2018, l’intéressé formula des objections sur le fondement de l’article 564 du code de procédure pénale (le « CPP » – doutes sur l’identité de la personne condamnée), réclamant sa libération. Dans ses objections, il indiquait son véritable nom, précisait qu’il était en Grèce depuis seulement six mois et, alléguant qu’il n’était pas la personne condamnée, demandait qu’un prélèvement de ses empreintes digitales fût effectué.
9. Le 20 juillet 2018, saisi par le procureur compétent, le tribunal correctionnel de Thessalonique (le « tribunal ») ajourna l’affaire et ordonna la production d’un rapport relatif aux empreintes digitales du requérant (arrêt no 6600/2018). Ledit rapport fut dressé le 2 août 2018. Il indiquait, dans un premier paragraphe, que les empreintes digitales de O.C., né de R. (père) et de B. (mère), qui avaient été prélevées par le service des empreintes digitales de Thessalonique le jour même correspondaient à celles qui avaient été prises le 7 juin 2018 par le Commissariat d’Omonia sur la personne enregistrée sous le nom de O.C., né de R. (père) et de B. (mère), et recherchée en vertu de l’arrêt no 1551/2017. Dans un second paragraphe, il précisait qu’il existait dans le fichier des personnes recherchées un autre individu, dont les empreintes avaient été recueillies le 29 septembre 2011, qui avait les mêmes nom, prénom et date de naissance et dont le père et la mère avaient également les mêmes noms. Selon le rapport, il ressortait de l’examen que les empreintes des deux personnes mentionnées respectivement aux paragraphes 1 et 2 différaient et qu’il s’agissait dès lors de deux individus différents.
10. Le 3 septembre 2018, le tribunal rejeta les objections du requérant sans donner aucun motif à sa décision (arrêt no 6842/2018).
11. Le 8 novembre 2018, le requérant formula à nouveau des objections, alléguant qu’il n’était pas la personne arrêtée le 29 septembre 2011 et condamnée par la suite par la cour criminelle d’appel de Thessalonique dans son arrêt no 1551/2017. Il soutenait que cela résultait aussi bien du rapport sur les empreintes digitales du 2 août 2018 que des pièces d’identification contenues dans le dossier pénal de ladite personne, parmi lesquelles figuraient des photographies.
12. Le même jour, le tribunal ajourna l’affaire et ordonna l’audition de témoins ainsi que la production de documents, dont un nouveau rapport sur les empreintes digitales, précisant que celui-ci devrait clairement confirmer si le requérant était la personne dont les empreintes avaient été prélevées dans le cadre de la procédure ayant abouti à l’arrêt no 1551/2017 de la cour criminelle d’appel de Thessalonique (arrêt no 9091/2018).
13. Ledit rapport sur les empreintes digitales fut établi le 13 novembre 2018. Se référant expressément aux conclusions du premier rapport, il indiquait que les empreintes digitales du requérant relevées le jour même se distinguaient de celles de la personne condamnée par l’arrêt no 1551/2017, prises en 2011, et qu’il s’agissait dès lors de deux individus différents.
14. Dans un arrêt no 9482/2018 du 19 novembre 2018, le tribunal releva que le requérant était détenu en exécution de l’arrêt no 1551/2017 de la cour criminelle d’appel de Thessalonique car il avait fait l’objet d’un contrôle d’identité alors qu’il était en possession d’une attestation de dépôt de demande de carte de séjour sur laquelle figurait le nom de la personne condamnée. Se fondant sur les témoignages recueillis, les documents comportant la photographie de l’individu condamné ainsi que le nouveau rapport sur les empreintes digitales, le tribunal constata que le requérant n’était pas la personne concernée par l’arrêt de condamnation. En conséquence, il accueillit ses objections et ordonna sa libération. Le requérant fut libéré deux jours plus tard.
15. Le 28 novembre 2018, l’intéressé saisit le tribunal d’une demande d’indemnisation sur le fondement de l’article 537 du CPP combiné avec l’article 533, arguant qu’il avait été injustement détenu pendant 168 jours, à savoir du 6 juin 2018 au 21 novembre 2018, en raison d’une erreur dans l’enregistrement de ses informations personnelles commise par les organes de police qui avaient procédé à son arrestation (εξ’αιτίας εσφαλμένης καταχώρησης των στοιχείων του από τα αστυνομικά όργανα της σύλληψης). Il reprochait en outre au tribunal d’avoir, par son arrêt no 6842/2018, rejeté ses objections alors même, exposait-il, que le rapport sur les empreintes digitales daté du 2 août 2018, qui établissait que le requérant et la personne condamnée étaient deux individus différents, avait été lu lors de l’audience. Il demandait, enfin, 4 930,29 euros (EUR) à titre de réparation pour le dommage moral qu’il estimait avoir subi.
16. Le même jour, le tribunal rejeta les prétentions du requérant. Se référant à l’article 9 § 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à l’article 7 § 4 de la Constitution, il précisa ce qui suit :
« En vertu de cette disposition constitutionnelle, l’octroi d’une indemnisation par décision de justice aux personnes injustement détenues, condamnées ou privées de liberté présuppose l’établissement par un tribunal, dans les conditions spécifiques fixées par le législateur, du caractère injuste ou illégal (αδίκου ή παρανόμου χαρακτήρα), (...) du fait d’actes, d’omissions ou d’appréciations d’un tribunal pénal, d’un conseil ou d’un autre organe (procureur, juge d’instruction) chargé de rendre la justice pénale, de la privation de liberté [subie par] l’accusé qui a par la suite été déclaré innocent ou acquitté. Les articles 533 à 545 du code de procédure pénale contiennent une réglementation complète sur l’indemnisation des personnes qui ont été injustement condamnées, ou détenues à titre provisoire, et acquittées définitivement (αδίκως καταδικασθέντων ή προσωρινά κρατηθέντων και τελικά αθωωθέντων), comme l’exigent les articles 7, paragraphe 4, de la Constitution et 9, paragraphe 5, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (...). ».
17. En l’espèce, le tribunal jugea que la situation du requérant n’entrait pas dans le champ d’application de l’article 533 du CPP, lequel prévoyait un droit à indemnisation au profit des seules personnes qui y étaient énumérées à titre exhaustif et non indicatif, comme cela ressortait de son libellé, à savoir les individus détenus à titre provisoire et définitivement acquittés ultérieurement, ceux détenus en exécution d’une condamnation définitivement infirmée par la suite dans le cadre d’un appel ou, enfin, ceux ayant été condamnés et détenus avant d’être acquittés à l’issue d’un nouveau procès. Il releva en outre que le législateur n’avait pas inséré à l’article 564 du CPP un droit à indemnisation au profit des personnes détenues dont les objections avaient été accueillies, et que l’article 533 ne contenait pas davantage de disposition permettant son application, en particulier par analogie, au cas de figure dans lequel se trouvait le requérant (arrêt no 9911/2018).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
18. Selon l’article 7 § 4 de la Constitution grecque :
« La loi fixe les conditions dans lesquelles l’État accorde, à la suite d’une décision de justice, une indemnisation aux personnes qui ont été injustement ou illégalement condamnées, détenues ou privées d’une autre façon de leur liberté personnelle. »
19. Selon l’article 9 § 5 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par la loi no 2462/1997 :
« Tout individu victime d’arrestation ou de détention illégale a droit à réparation. »
20. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil se lit comme suit :
Article 105
« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actes illégaux ou omissions de ses organes lors de l’exercice de la puissance publique, sauf si l’acte ou l’omission a eu lieu en méconnaissance d’une disposition destinée à servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »
21. La jurisprudence du Conseil d’État relative à l’applicabilité de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil aux dommages résultant des actes ou omissions des organes du pouvoir judiciaire est présentée de manière détaillée dans l’affaire Zouboulidis c. Grèce (no 3) (no 57246/21, §§ 10-22 et 31-32, 4 juin 2024). Par son arrêt no 1501/2014 du 28 avril 2014, le Conseil d’État, statuant en formation plénière, avait admis que dans l’attente de l’adoption par le législateur d’une réglementation spécifique en ce domaine, l’article 105 pouvait être appliqué par analogie dans les cas de dommages causés par des actes des organes judiciaires et attribués à une erreur manifeste de ceux-ci. Par ses arrêts nos 799/2021 à 803/2021 du 4 juin 2021, la formation plénière du Conseil d’État a abandonné cette approche, jugeant que tant que les conditions d’engagement de la responsabilité résultant des actes des organes judiciaires ne seraient pas déterminées par la loi, le préjudice ne pouvait être réparé et les droits correspondants n’étaient pas exécutoires devant les tribunaux, à l’exception des dommages causés par un jugement ayant méconnu le droit de l’Union européenne, à l’égard desquels l’article 105 pouvait s’appliquer par analogie (arrêt no 799/2021).
22. L’article 123 § 15 du décret no 141/1991 relatif à la compétence des organes du ministère de l’Ordre public se lit comme suit :
« Lorsque, au cours de l’exécution d’un titre d’arrestation (καταδιωκτικών εγγράφων), il existe des doutes ou des contestations concernant l’identité de la personne arrêtée ou la validité du titre, la décision de [procéder à l’exécution] ne peut intervenir qu’après [qu’]une enquête approfondie a été effectuée et [a abouti à] une confirmation. »
23. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale (le « CPP »), dans leur rédaction en vigueur à l’époque des faits, se lisaient comme suit :
Article 533 § 1
« Ont le droit de demander une indemnisation à l’État : a) les personnes placées en détention provisoire qui ont été définitivement acquittées par décision judiciaire ; b) les personnes détenues après une condamnation qui a ensuite été définitivement [infirmée] dans le cadre d’un appel ; et c) les personnes condamnées et détenues qui ont été acquittées par une décision de justice à l’issue d’un nouveau procès (...) »
Article 537 § 1
« La personne qui [dispose d’un droit à] indemnisation soumet sa demande à la même juridiction que celle qui a rendu le jugement d’acquittement ou annulé la condamnation dans le cadre d’un appel ou au même conseil judiciaire que celui qui a prononcé le verdict d’acquittement (...) »
Article 564 § 1
« En cas de doute sur l’identité d’une personne qui a été arrêtée aux fins de l’exécution d’une peine ou qui s’est évadée de prison au cours de l’exécution de la peine, le procureur du tribunal de grande instance du lieu de l’arrestation examine la personne arrêtée et procède à toute enquête ou tout examen utile pour établir son identité. Si le procureur est convaincu que la personne arrêtée n’est pas la personne qui a été condamnée, il ordonne, par arrêté motivé, sa libération immédiate. S’il a des doutes ou si la personne arrêtée persiste à affirmer qu’elle n’est pas le condamné ou l’évadé, le procureur provoque une décision du tribunal de grande instance dont il relève, et ce tribunal applique, s’il y a lieu, l’article 77. »
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1 et 5 de la Convention
24. Le requérant se plaint d’avoir été détenu illégalement du 6 juin au 21 novembre 2018, soit pendant 168 jours et de n’avoir pas pu obtenir réparation pour la détention illégale qu’il allègue avoir subie. Il invoque l’article 5 §§ 1 et 5 de la Convention, lesquels sont ainsi libellés :
Article 5
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ; (...)
5. Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »
1. Sur la recevabilité
25. Le Gouvernement soulève une exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes. Il soutient que le requérant disposait tant en théorie qu’en pratique d’un droit à indemnisation, en vertu de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, pour toute détention imposée en violation de l’article 5 de la Convention.
26. Le requérant conteste les arguments du Gouvernement.
27. La Cour considère que la question de l’existence d’un recours compensatoire effectif est étroitement liée au fond du grief relatif à l’article 5 § 5, et elle estime donc opportun de joindre l’exception au fond.
28. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Concernant l’article 5 § 1 de la Convention
a) Arguments des parties
29. Le requérant soutient qu’en accueillant, dans son arrêt no 9482/2018, les objections formulées par lui sur le fondement de l’article 564 du CPP, le tribunal correctionnel de Thessalonique a reconnu que sa détention était illégale au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.
30. Rappelant la distinction établie par la Cour entre les titres de placement en détention manifestement invalides et les titres de détention qui sont prima facie valides et efficaces tant qu’ils n’ont pas été annulés par une juridiction supérieure, l’intéressé expose que le vice décelé en l’espèce consistait en la détention d’une personne autre que celle visée par l’arrêt de condamnation, et il considère qu’il s’analyse dès lors en une « irrégularité grave et manifeste ». Il ajoute que l’ordre de détention n’a pas fait l’objet d’une annulation en appel en raison d’un vice de forme, mais qu’il a été révoqué par un jugement qui reconnaissait, selon lui, qu’il n’aurait jamais dû être placé en détention. Il argue que la décision de placement en détention était ainsi entachée non pas d’un simple vice de forme sans effet sur la validité de l’ordre de détention, mais bien d’un vice de fond qui rendait celui-ci dépourvu d’objet et, partant, rétroactivement invalide, et il fait observer que son cas est, de ce fait, exceptionnel.
31. Le Gouvernement explique que la détention du requérant a été ordonnée aux fins de l’exécution de l’arrêt de condamnation no 1551/2017 rendu à l’encontre du dénommé O.C., et il en déduit qu’elle reposait sur une décision de justice et qu’elle n’a donc pas méconnu l’article 5 § 1, a) de la Convention. Il soutient en outre que ladite détention n’était pas arbitraire, les autorités nationales ayant selon lui appliqué la législation pertinente en conformité avec son esprit. Il allègue que la police a arrêté le requérant en tant que personne recherchée du nom de O.C., après avoir constaté qu’il était en possession, au moment de son arrestation, d’un document sur lequel le nom O.C. figurait et avoir vérifié son identité en s’adressant au service compétent de la recherche des archives et des identités. Il ajoute que l’intéressé a protesté contre son arrestation non pas au moment où celle-ci a eu lieu ou lorsqu’il a été présenté devant le procureur compétent, mais quatorze jours après l’interpellation, quand il a formulé ses objections initiales. De plus, selon le Gouvernement, le tribunal qui a rejeté ses objections s’est appuyé, pour ce faire, sur les éléments de preuve disponibles, y compris le rapport sur les empreintes digitales du 2 août 2018. Le Gouvernement conclut que la détention du requérant était fondée sur l’ordre d’un tribunal qui était prima facie, et jusqu’à ce qu’il soit « renversé » par l’arrêt no 9482/2018, valide et effectif. Il estime qu’en l’espèce le vice entachant l’ordre de détention ne constituait pas une « irrégularité grave et manifeste » propre à le rendre ex facie invalide car, argue-t-il, il a été corrigé par l’arrêt no 9482/2018, lequel, accueillant les nouvelles objections formulées par le requérant, a ordonné sa libération.
b) Appréciation de la Cour
32. La Cour rappelle que toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1, mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure (Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 125, 1er juin 2021). Toutefois, le respect du droit national n’est pas suffisant : l’article 5 § 1 exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté avec le but consistant à protéger l’individu contre l’arbitraire (S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 74, 22 octobre 2018, et les affaires qui y sont citées).
33. Par ailleurs, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Cela étant, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit vérifier si le droit interne a bien été respecté (Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 73, 9 juillet 2009 et Pantea c. Roumanie, no 33343/96, § 220, CEDH 2003-VI (extraits)).
34. La Cour a précisé que tout défaut constaté dans une ordonnance de placement en détention ne rend pas la détention elle-même irrégulière aux fins de l’article 5 § 1. Une période de détention est en principe « régulière » si elle se fonde sur une décision de justice. La constatation ultérieure par une juridiction supérieure que le juge a méconnu le droit interne en établissant la décision peut ne pas rejaillir sur la validité de la détention subie dans l’intervalle (Mooren, précité, § 74, et les affaires qui y sont citées).
35. Pour apprécier si l’article 5 § 1 de la Convention a été ou non respecté, il faut établir une distinction fondamentale entre les titres de placement en détention manifestement invalides – par exemple ceux émis par un tribunal en dehors de sa compétence ou dans les cas où la partie intéressée n’a pas été dûment avertie de la date de l’audience – et les titres de détention qui sont prima facie valides et efficaces tant qu’ils n’ont pas été annulés par une juridiction supérieure. Une décision de placement en détention doit être considérée comme étant ex facie invalide si le vice y ayant été décelé s’analyse en une « irrégularité grave et manifeste », au sens exceptionnel indiqué dans la jurisprudence de la Cour. En conséquence, sauf dans les cas où ils constituent une irrégularité grave et manifeste, les vices affectant une décision de placement en détention peuvent être purgés par les juridictions d’appel internes dans le cadre d’une procédure de contrôle juridictionnel (Mooren, précité, § 75, et les affaires qui y sont citées).
36. La Cour réaffirme également que la motivation de la décision ordonnant le placement en détention constitue un élément pertinent lorsqu’il s’agit de déterminer si la détention subie par une personne doit être ou non considérée comme arbitraire. Dans le cadre du premier volet de cette disposition, la Cour a jugé incompatible avec le principe de protection contre l’arbitraire consacré par l’article 5 § 1 l’absence totale de motivation de décisions judiciaires autorisant une détention pendant une période prolongée. À l’inverse, elle a considéré que la détention provisoire subie par un requérant ne peut passer pour avoir revêtu un caractère arbitraire si la juridiction interne a indiqué certains motifs justifiant le maintien en détention de l’intéressé, à moins que les motifs indiqués ne soient extrêmement laconiques et dépourvus de toute référence à des dispositions juridiques censées fonder la détention litigieuse (voir, S., V. et A. c. Danemark, précité, § 92, et les affaires qui y sont citées).
37. La Cour prend aussi en considération le fait que lorsque le droit interne prévoit que l’accusé a droit, en cas d’acquittement définitif, à une indemnisation pour sa détention au cours de la procédure précédente, un tel droit « automatique » à indemnisation ne saurait être considéré comme impliquant que la détention devrait être qualifiée d’illégale au sens de l’article 5 § 1, à moins que le juge interne ne la qualifie comme telle au sens du droit interne (Norik Poghosyan c. Arménie, no 63106/12, §§ 34-36, 22 octobre 2020).
38. Se tournant vers les circonstances de l’espèce, la Cour observe que dans son arrêt no 9482/2018, le tribunal correctionnel de Thessalonique a accueilli les objections que le requérant avait formulées en vertu de l’article 564 du CPP et ordonné la libération de l’intéressé sans toutefois clairement établir le caractère injuste ou illégal de sa détention.
39. La Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si les détentions qui donnent lieu à indemnisation au titre des articles 533 à 545 du CPP sont des détentions illégales au regard du droit interne. Elle relève toutefois que la jurisprudence nationale, suivie en l’espèce par le tribunal correctionnel de Thessalonique dans son arrêt no 9911/2018 (dans lequel il se réfère à l’arrêt no 1637/2017 de la Cour de cassation), laisse entendre que les détentions en question sont injustes ou illégales au sens de l’article 7 § 4 de la Constitution (paragraphe 16 ci-dessus). Cela dit, le tribunal a rejeté la demande d’indemnisation du requérant au motif que son cas ne relevait pas desdites dispositions et que l’article 564 du CPP ne consacrait aucun droit de ce genre au profit des personnes dont les objections avaient été accueillies. En conséquence, elle ne s’est pas prononcée sur la régularité de la détention litigieuse au regard du droit interne.
40. Il s’ensuit que les autorités internes n’ont pas établi que la détention du requérant était illicite ou irrégulière au regard du droit interne ou de la Convention. La Cour doit dès lors rechercher elle-même si la détention en question était conforme à l’article 5 § 1 de la Convention.
41. La Cour rappelle qu’aux termes de l’arrêt no 9482/2018 du tribunal correctionnel de Thessalonique, le requérant a été détenu en exécution de l’arrêt no 1551/2017, sur ordre du procureur, car il avait fait l’objet d’un contrôle d’identité alors qu’il était en possession d’une attestation de dépôt de demande de carte de séjour sur laquelle figurait le nom de la personne condamnée. Elle rappelle également que dans le rapport d’arrestation, l’officier de police a déclaré avoir ordonné que l’intéressé fût conduit devant le procureur compétent « après avoir conclu l’interrogatoire de la personne arrêtée et étant convaincu qu’il n’y avait pas le moindre doute sur son identité » (paragraphe 5 ci-dessus). Ces éléments, signalés par le Gouvernement et non contestés par le requérant, qui ne fournit d’ailleurs aucune explication quant à la raison pour laquelle il était en possession du document susmentionné, donnent clairement à penser que les autorités de police, qui ont procédé aux vérifications nécessaires, ont pu légitimement croire que l’intéressé était la personne condamnée. La Cour relève en outre qu’il ne ressort pas du dossier si au moment de son arrestation l’intéressé, qui selon ses dires n’était en Grèce que depuis seulement six mois (paragraphe 8 ci-dessus), a été informé dans une langue qu’il comprenait des raisons de son arrestation et s’il était assisté d’un avocat afin de pouvoir contester celle-ci. Par conséquent, elle ne saurait se prononcer sur la question de savoir si le requérant avait dès le premier moment de son arrestation protesté au motif qu’il n’était pas la personne condamnée, ainsi qu’il le soutenait dans la demande d’indemnisation qu’il a formée au niveau interne et l’allègue dans sa requête, ou s’il n’a contesté sa détention que quatorze jours plus tard en formulant les premières objections, comme l’affirme le Gouvernement. La Cour estime dès lors que dans les circonstances particulières de la cause, au moment de son incarcération, la détention du requérant pourrait être considérée comme régulière au regard de l’article 5 § 1 a) de la Convention puisqu’elle reposait sur une décision judiciaire de condamnation et que l’identité de l’intéressé n’était pas encore contestée (voir aussi paragraphe 63 ci-dessous).
42. En revanche, l’arrêt no 6842/2018 par lequel le tribunal correctionnel de Thessalonique a rejeté les objections initiales du requérant soulève un problème quant à la régularité de la détention de l’intéressé au regard de l’article 5 § 1 a) de la Convention. La Cour relève que cet arrêt ne comporte aucune motivation. Par conséquent, il n’est pas possible de savoir si le tribunal a dûment évalué le rapport sur les empreintes digitales du 2 août 2018, qui concluait catégoriquement que le requérant enregistré sous le nom de O.C., dont les empreintes avaient été prélevées le 7 juin 2018, n’était pas la même personne que l’individu condamné par l’arrêt no 1551/2017, dont les empreintes avaient été recueillies en 2011. De surcroît, à ce stade de la procédure interne, le tribunal n’a procédé à aucune recherche supplémentaire, par exemple en demandant des clarifications, des témoignages ou la production d’autres éléments de preuve, comme il l’a fait ultérieurement dans le cadre de son arrêt no 9482/2018 par lequel il a accueilli les nouvelles objections du requérant. Le rapport sur les empreintes digitales du 2 août 2018 aurait pourtant dû conduire le tribunal soit à ordonner la libération du requérant, soit, s’il n’était pas pleinement convaincu, à se livrer à un examen plus attentif concernant l’identité de l’intéressé avant, in fine, de décider de sa libération. Cette alternative s’est d’ailleurs trouvée rétrospectivement confirmée par le fait que, dans le cadre de son arrêt no 9091/2018, ledit tribunal a cette fois ordonné, d’une part, la production d’un nouveau rapport et, d’autre part, l’audition de témoins ainsi que la production de documents, avant de se prononcer en faveur de la libération du requérant (paragraphe 12 ci-dessus).
43. La Cour estime, du reste, que la circonstance que par son arrêt no 9482/2018 du 19 novembre 2018 le même tribunal a accueilli les nouvelles objections du requérant n’est pas de nature à purger son premier arrêt de son défaut total de motivation. En l’espèce, la détention du requérant n’était pas fondée sur une décision judiciaire entachée d’un vice et déclarée irrégulière par une juridiction supérieure, ce qui n’affecterait pas, en principe, la régularité de la détention subie dans l’intervalle. En revanche, dans la présente cause, c’est la même juridiction, à savoir le tribunal correctionnel de Thessalonique, qui, statuant sur les nouvelles objections du requérant à la suite d’une instruction plus approfondie de l’affaire, a constaté que celui-ci n’était pas la personne concernée par l’arrêt de condamnation, lequel restait, lui, valide et effectif. Il s’ensuit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question qui divise les parties et qui a trait au point de savoir si la détention litigieuse était ou non ex facie invalide et si, en particulier, elle était entachée d’un vice devant ou non s’analyser en une « irrégularité grave et manifeste » au regard du droit interne.
44. La Cour considère par conséquent que le défaut total de motivation de l’arrêt no 6842/2018 du tribunal correctionnel de Thessalonique du 3 septembre 2018 constitue une atteinte manifeste au principe de protection contre l’arbitraire garanti par l’article 5 § 1, compte tenu notamment du fait que le requérant était alors détenu en exécution d’un arrêt qui imposait une peine de huit ans d’emprisonnement à une autre personne. Elle estime que la détention du requérant est devenue irrégulière le 3 septembre 2018, date à laquelle l’arrêt en question a été rendu.
45. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
2. Concernant l’article 5 § 5 de la Convention
a) Arguments des parties
1. Le requérant
46. Le requérant considère que le rejet de sa demande d’indemnisation a porté atteinte à son droit à réparation garanti par l’article 5 § 5 de la Convention. Il soutient qu’il n’existe aucune base légale au niveau national permettant à une personne, libérée après avoir été détenue aux fins de purger une peine imposée à un autre individu avec lequel elle avait été confondue, de réclamer une indemnisation au titre de l’article 5 § 5 à raison d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention. L’intéressé expose, à cet égard, que le CPP prévoit un droit à indemnisation uniquement dans les cas où la personne détenue a été acquittée dans le cadre d’un appel ou d’un nouveau procès, ajoutant que le tribunal correctionnel de Thessalonique l’a du reste admis dans l’arrêt no 9911/2018 en jugeant que son cas ne relevait pas du champ d’application de l’article 533. Le requérant est d’avis qu’en se prononçant ainsi, le tribunal n’a pas appliqué les articles 533, 537 et 564 du CPP dans l’esprit de l’article 5 de la Convention.
47. L’intéressé réfute l’argument du Gouvernement selon lequel une violation de l’article 123 § 15 du décret présidentiel no 141/1991 pouvait donner lieu à une action en réparation sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Il invoque l’arrêt A.F. c. Grèce (no 53709/11, § 60, 13 juin 2013) et argue que ladite disposition se borne à énoncer une obligation générale pour la police de mener davantage d’investigations à des fins de vérification de l’identité de la personne arrêtée, sans consacrer un droit « justiciable ».
48. Le requérant soutient également que l’article 105 ne saurait constituer un recours approprié pour demander une indemnisation car, allègue-t-il, selon l’arrêt no 1501/2014 du Conseil d’État, cette disposition ne s’applique pas aux actes ou omissions des organes du pouvoir judiciaire. Il ajoute qu’en tout état de cause, la violation de son droit à réparation est due non pas à un acte ou omission d’un organe de l’État, mais au fait que le droit national ne prévoit pas un tel droit en l’absence de jugement d’acquittement.
49. Dans ses observations, l’intéressé précise par ailleurs qu’il ne pouvait mettre en cause la responsabilité du tribunal correctionnel de Thessalonique à raison du rejet de ses objections initiales. Il indique, sur ce point, que le Conseil d’État a jugé dans son arrêt no 803/2021 (paragraphe 21 ci-dessus) que l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil n’était pas applicable aux actes ou omissions illégaux des organes du pouvoir judiciaire en l’absence de cadre juridique régissant ce domaine. Il en déduit qu’une action contre l’État fondée sur le fait que le tribunal avait commis une erreur lors du premier examen du rapport sur les empreintes digitales du 2 août 2018 n’aurait pas eu de chances raisonnables d’aboutir.
50. Le requérant conclut que le droit interne ne contient aucune disposition permettant, dans son cas, d’assurer la jouissance effective du droit à réparation à un degré suffisant de certitude, et qu’il ne disposait donc d’aucune voie de recours qui lui aurait permis d’obtenir réparation pour sa détention illégale.
2. Le Gouvernement
51. Le Gouvernement soutient que selon les dispositions pertinentes du droit national, et notamment l’article 123 du décret présidentiel no 141/1991, la recherche et l’arrestation des personnes condamnées constituent l’un des devoirs principaux de la police grecque et que, lorsqu’il y a des doutes sur l’identité d’une personne arrêtée, les forces de police doivent procéder à une vérification attentive. Il considère que le requérant aurait pu introduire une action fondée sur l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil pour demander réparation du préjudice moral qu’il estimait avoir subi du fait de la détention qui lui avait été imposée en violation de l’article 123 du décret présidentiel no 141/1991. Il est d’avis, en revanche, que la demande d’indemnisation prévue à l’article 533 du CPP n’était pas une voie de recours appropriée, dans la mesure où il ne ressortirait ni des dispositions pertinentes, ni de la jurisprudence que ladite voie était applicable dans la situation du requérant.
52. Le Gouvernement allègue plus particulièrement que selon la jurisprudence nationale, les personnes arrêtées et détenues dont il a été établi, à la suite d’objections formulées en vertu de l’article 564 du CPP, que l’identité ne correspondait pas à celle de personnes condamnées et recherchées, se voient octroyer une réparation pécuniaire pour le dommage moral subi. À l’appui de son argument, il fournit, à titre indicatif, plusieurs arrêts rendus par des juridictions administratives sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil (arrêts nos 14238/2019 du tribunal administratif de première instance d’Athènes et 1026/2023 de la cour administrative d’appel d’Athènes ; nos 2667/2020 du tribunal administratif de première instance d’Athènes et 3686/2022 de la cour administrative d’appel d’Athènes ; nos 1902/2019 de la cour administrative d’appel d’Athènes ; no 528/2022 du tribunal administratif de première instance de Lamia ; no A4095/2019 du tribunal administratif de première instance d’Athènes et no A566/2017 du tribunal administratif de première instance de Volos ; voir paragraphes 58 à 62 ci-dessous).
53. Dans ses observations complémentaires, le Gouvernement soutient par ailleurs que l’arrêt rendu dans l’affaire A.F. c. Grèce (précitée) n’est pas applicable à la présente espèce. Il estime en effet que les griefs du requérant ainsi que les dispositions du décret no 141/1991 en cause dans la présente affaire sont entièrement différents des doléances et règles légales sur lesquelles portait l’affaire citée, arguant qu’il produit en l’espèce la jurisprudence nationale pertinente.
54. Le Gouvernement considère, enfin, que l’argument reposant sur l’arrêt no 803/2021 du Conseil d’État est irrecevable. Il explique, à cet égard, que la thèse du requérant selon laquelle le dommage qu’il dit avoir subi découlerait d’actes ou omissions d’un organe du pouvoir judiciaire, à savoir le tribunal correctionnel ayant rejeté ses objections initiales, a été énoncée par l’intéressé pour la première fois dans ses observations, et qu’il soutenait au contraire devant les juridictions internes et dans sa requête que le préjudice résultait d’actes ou omission des autorités de police. Le Gouvernement ajoute que c’est précisément pour cette raison qu’il a soulevé dans ses observations une exception de non-épuisement des voies de recours internes relativement à des actes ou omissions attribuables aux seules autorités de police. Faisant observer que la question décisive soulevée dans l’arrêt no 803/2021 est la responsabilité du fait des organes du pouvoir judiciaire, il conclut que l’arrêt en question est sans pertinence dans la présente cause, faute pour le requérant d’avoir soumis pareille question dans sa requête devant la Cour.
b) Appréciation de la Cour
55. La Cour rappelle que l’article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4. Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par la Cour. À cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 182, CEDH 2012, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X). La Cour estime en particulier que l’indemnisation due en cas de détention contraire aux dispositions de l’article 5 doit être non seulement disponible en théorie mais aussi accessible en pratique à la personne concernée (Cramesteter c. Italie, no 19358/17, § 68, 6 juin 2024).
56. En l’espèce, la Cour a conclu à une violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Le requérant est donc en mesure de se prévaloir de l’article 5 § 5.
57. La Cour constate que le requérant n’a obtenu aucune réparation pour la période de détention illégale qu’il a subie. Reste à déterminer si, comme l’avance le Gouvernement, il avait la possibilité d’obtenir pareille réparation sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil.
58. La Cour relève d’emblée qu’il ressort des arrêts produits par le Gouvernement (paragraphe 52 ci-dessus) que la violation de l’article 123 du décret no 141/1991, dont le paragraphe 15 impose aux organes de police un devoir de vérification attentive en cas de doutes sur l’identité d’une personne arrêtée, constituait, dans toutes les affaires, le fait illicite ayant engagé la responsabilité de l’État. Il s’ensuit que, contrairement à ce que soutient le requérant, selon le droit et la pratique internes, cette disposition garantit aux individus concernés un droit « justiciable », à l’inverse des dispositions qui étaient en cause dans l’affaire A.F. c. Grèce, précitée, laquelle, par ailleurs, avait trait non pas à la détention illicite d’une personne, mais aux conditions de détention dans les centres de rétention pour étrangers (A.F. c. Grèce, précitée, §§ 56-61). En outre, à la différence de ladite affaire, dans le cadre de laquelle le Gouvernement n’avait pas fourni d’exemples d’arrêts pertinents, en la présente cause, il a soumis à la Cour plusieurs décisions rendues par des juridictions administratives sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil. Dans ces arrêts, lesdites juridictions ont accordé une indemnisation à des personnes qui avaient été détenues après avoir été prises erronément par les forces de police pour d’autres personnes, condamnées et recherchées.
59. La Cour note que dans aucune de ces affaires la détention du demandeur n’a été imputée aux organes du pouvoir judiciaire, même lorsque le plaignant reprochait sa détention illégale tant aux autorités de police qu’aux tribunaux. Ainsi, dans les arrêts nos 2667/2002 et 3686/2022, les juridictions administratives, constatant que la détention était exclusivement attribuable aux autorités de police, ont conclu qu’aucune erreur manifeste n’avait été commise par les organes du pouvoir judiciaire. En outre, dans l’arrêt no A4095/2019, relevant là aussi que la détention était le fait exclusif des autorités de police, le tribunal administratif compétent a considéré qu’il n’était pas nécessaire d’examiner si les organes du pouvoir judiciaire avaient aussi commis une faute.
60. La Cour observe par ailleurs que contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, les affaires auxquelles il se réfère ne portaient pas toutes sur des objections formulées sur le fondement de l’article 564 du CPP. De plus, à l’exception de l’arrêt no A566/2017, dans lequel le tribunal administratif saisi a accueilli les objections du demandeur un jour après son placement en détention, dans les autres affaires, les plaignants avaient été libérés avant l’intervention des décisions de justice portant sur leurs objections (arrêts nos 1902/2019, 2667/2002 et 3686/2022). Dans une autre affaire, les objections n’ont pas été examinées en raison de la cessation des poursuites pour cause de prescription (arrêt no A4095/2019).
61. La Cour relève également que dans aucune des affaires invoquées par le Gouvernement un tribunal correctionnel n’avait statué à deux reprises, comme dans la présente espèce, sur les objections soulevées en vertu de l’article 564 du CPP par un demandeur détenu.
62. Au demeurant, à la différence de la présente cause, les périodes de détention pour lesquelles une indemnisation a été accordée aux demandeurs dans ces affaires étaient très brèves (un jour dans les arrêts nos 14238/2019, 1026/2023, 2667/2002 et 3686/2022 et A566/2017 ; deux jours dans les arrêts nos 1902/2019 et 528/2022 ; douze jours dans l’arrêt no A4095/2019).
63. La Cour note qu’en l’espèce, la détention du requérant ne saurait être exclusivement attribuée à une erreur commise par la police concernant la vérification de son identité lors de son arrestation. Elle rappelle que selon l’arrêt no 9482/2018, le requérant était détenu en exécution de l’arrêt no 1551/2017, sur ordre du procureur, car il avait fait l’objet d’un contrôle d’identité alors qu’il était en possession d’une attestation de dépôt de demande de carte de séjour sur laquelle figurait le nom de la personne condamnée. Ainsi, au moment de l’incarcération de l’intéressé il n’existait aucun doute sur son identité (voir aussi paragraphe 41 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, la Cour observe qu’à supposer même que la police ait pu dans un premier temps confondre l’intéressé avec la personne condamnée, le requérant a soumis des objections devant le tribunal correctionnel de Thessalonique, qui les a rejetées par l’arrêt no 6842/2018. Elle est dès lors d’avis que la détention du requérant est exclusivement imputable à un organe du pouvoir judiciaire.
64. Il en résulte que la jurisprudence administrative invoquée par le Gouvernement, pour autant qu’elle concerne l’engagement de la responsabilité de l’État sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil à raison d’un défaut de vérification attentive par la police de l’identité d’une personne arrêtée puis détenue, n’est pas pertinente en l’espèce.
65. Par ailleurs, la Cour n’est pas convaincue par l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant, se référant à l’arrêt no 803/2021 du Conseil d’État, a dénoncé pour la première fois dans ses observations l’impossibilité d’obtenir une indemnisation, sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, pour une détention illégale attribuée aux organes du pouvoir judiciaire. Elle note qu’aussi bien dans sa requête que dans la demande d’indemnisation qu’il a formée devant le tribunal correctionnel de Thessalonique, le requérant, tout en alléguant avoir été enregistré à tort par la police sous le nom de la personne condamnée, reprochait au tribunal correctionnel de Thessalonique une évaluation erronée du premier rapport sur les empreintes digitales du 2 août 2018 dans son arrêt no 6842/2018. De plus, dans sa requête, l’intéressé se réfère à l’arrêt no 1501/2014 du Conseil d’État, même s’il ne retient de celui-ci que le fait que l’article 105 ne couvre pas, en principe, les actes ou omissions des organes du pouvoir judiciaire, sans préciser que l’engagement de la responsabilité est possible en cas d’erreur manifeste commise par lesdits organes. La Cour rappelle également que dans aucune des affaires citées par le Gouvernement la détention du demandeur n’a été imputée aux organes du pouvoir judiciaire (paragraphe 59 ci-dessus). Enfin, il est évident que le requérant ne pouvait pas invoquer l’arrêt no 803/2021 du Conseil d’État puisque celui-ci n’avait pas encore été rendu au moment de l’introduction de la requête.
66. La Cour prend note du revirement de jurisprudence au niveau national concernant l’applicabilité de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil aux actes et omissions des organes du pouvoir judiciaire (paragraphe 21 ci-dessus).
67. Elle considère dès lors qu’en l’état de la jurisprudence interne, une action fondée sur l’article 105 relativement à la responsabilité de l’État pour des actes ou omissions des organes du pouvoir judiciaire, tels ceux, en l’espèce, du tribunal correctionnel saisi des objections formulées initialement par le requérant, était vouée à l’échec.
68. Quant au droit à indemnisation prévu par le CPP, la Cour rappelle que dans son arrêt no 9911/2018, le tribunal correctionnel de Thessalonique a rejeté la demande du requérant au motif que sa situation ne relevait pas des cas visés à l’article 533 du CPP, et que l’article 564 du même code ne consacrait aucun droit à indemnisation au profit des détenus dont les objections avaient été accueillies.
69. La Cour relève cependant que, contrairement à l’article 533 du CPP qui ne concerne que les personnes condamnées ou provisoirement détenues ayant bénéficié ultérieurement d’un acquittement, l’article 7 § 4 de la Constitution consacre un droit à indemnisation pour toutes les « personnes qui ont été condamnées, détenues ou, d’une autre façon, injustement ou illégalement privées de leur liberté personnelle ».
70. La Cour souligne que cette lacune dans la législation nationale pertinente ne saurait justifier une interprétation restreinte de celle-ci, d’autant plus que la détention illégale du requérant a duré pendant une période relativement longue. Elle est d’avis qu’en interprétant l’article 533 du CPP comme il l’a fait dans son arrêt no 9911/2018, le tribunal correctionnel a fait preuve d’un formalisme excessif et a retenu une approche qui n’était pas conforme à l’esprit de l’article 5 § 5 (voir, mutatis mutandis, Fernandes Pedroso c. Portugal, no 59133/11, §§ 137 et 139, 12 juin 2018).
71. Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que le requérant ne disposait d’aucun recours pour obtenir réparation de la violation de l’article 5 § 1 de la Convention qu’il a subie. Elle rejette donc l’exception préliminaire du Gouvernement et constate qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
72. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
73. Le requérant réclame 15 000 EUR au titre du dommage moral qu’il dit avoir subi.
74. Le Gouvernement estime qu’un constat de violation de la Convention constituerait une satisfaction appropriée en l’espèce. Il considère en outre que les prétentions du requérant sont vagues, excessives et injustifiées. De plus, il relève que dans la demande d’indemnisation qu’il a soumise devant le tribunal correctionnel de Thessalonique, l’intéressé sollicitait 4 930,29 EUR pour dommage moral, et que ce montant était calculé sur la base de l’article 536 du CPP. Il est ainsi d’avis que si la Cour décidait d’accorder une somme au titre du dommage moral, celle-ci ne devrait pas dépasser le montant en question.
75. La Cour rappelle avoir conclu à la violation de l’article 5 §§ 1 et 5 de la Convention. Elle constate que le requérant, qui a été illégalement privé de sa liberté pendant la période allant du 3 septembre 2018, date à laquelle le tribunal correctionnel de Thessalonique a rejeté ses premières objections par l’arrêt no 6842/2018, au 21 novembre 2018, date à laquelle il a été libéré en vertu de l’arrêt no 9482/2018 par lequel le même tribunal avait accueilli ses objections, n’a pu recevoir aucune réparation pour cette détention illégale.
76. À la lumière des circonstances de l’affaire et compte tenu notamment du fait que le requérant a attendu plus de deux mois avant de formuler de nouvelles objections, ce qui a contribué à la durée de la violation (voir, mutatis mutandis, Orzechowski c. Pologne, no 77795/01, § 38, 24 octobre 2006), la Cour estime approprié de lui octroyer 8 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
2. Frais et dépens
77. Le requérant demande 2 000 EUR au titre des frais et dépens qu’il déclare avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et aux fins de la procédure suivie devant la Cour. Il produit deux factures au nom de son représentant, sur lesquelles sont indiqués respectivement les montants de 55,80 EUR et de 47,20 EUR relativement aux procédures nationales. Il soumet également un accord passé avec son représentant concernant l’obligation de payer les frais et dépens exposés aux fins de la procédure menée devant la Cour.
78. Le Gouvernement soutient que la somme demandée n’est étayée que pour ce qui concerne le montant de 55,80 EUR (procédures relatives aux objections soulevées devant le tribunal correctionnel de Thessalonique) et non pas pour le montant de 47,20 EUR, qui, d’après lui, correspond à une procédure sans rapport avec la présente affaire. Il estime en outre qu’un accord conclu par le requérant avec son représentant ne lie pas la Cour.
79. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En particulier (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, 19 octobre 2000).
80. Compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 55,80 EUR au titre des frais et dépens engagés dans la procédure menée devant le tribunal correctionnel de Thessalonique, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme. Elle rejette les prétentions relatives aux frais et dépens correspondant à la procédure suivie devant elle, la demande reposant sur un accord de quota litis et portant par conséquent sur des frais et dépens hypothétiques dont la réalité ne peut pas être établie (Georgoulis et autres c. Grèce, no 38752/04, § 35, 21 juin 2007 et Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 234, 10 septembre 2019).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception du Gouvernement tiré du non-épuisement des voies de recours internes et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes:
1. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 55,80 EUR (cinquante-cinq euros et quatre-vingts centimes) plus tout montant pouvant être dû par le requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.ure_p_1}
Milan Blaško Pere Pastor Vilanova
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Zünd.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ZÜND
1. J’ai voté en faveur d’un constat de violation des articles 5 § 1 et 5 § 5 de la Convention, mais pour d’autres raisons que celles de la majorité.
2. Aucune privation de liberté n’est licite dès lors qu’elle ne relève pas de l’un des motifs énoncés de manière exhaustive dans les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Dans le cas d’espèce, la question qui se pose est celle de savoir si le requérant était « détenu régulièrement après condamnation », au sens de l’alinéa a) de cet article. Pour que la Cour puisse répondre par l’affirmative à cette question, la détention doit résulter de la condamnation, se produire à la suite et par suite ou en vertu de celle-ci. Il doit exister un lien de causalité entre la condamnation et la privation de liberté en cause (Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 124, CEDH 2013). Or, tel n’est pas le cas en l’espèce. C’est une autre personne qui a été condamnée, pas le requérant. Le fait que l’on puisse comprendre que les autorités se soient initialement trompées sur l’identité de la personne n’y change rien. Pour qu’une détention « après condamnation » soit licite, la condamnation doit concerner la personne détenue à la suite de celle-ci.
3. Certes, il est possible que le requérant n’ait pas suffisamment contribué à la clarification de la situation. La majorité évoque cette possibilité, sans pour autant en établir la réalité de manière catégorique (paragraphes 41 et 63 de l’arrêt). Si le requérant n’avait effectivement pas cherché à clarifier la question de son identité, sa responsabilité dans la genèse des faits aurait pu être prise en compte aux fins de l’appréciation de la réparation devant lui être accordée au titre de l’article 5 § 5.