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22/10/2024 | CEDH | N°001-237424

CEDH | CEDH, AFFAIRE TASONCOM S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA, 2024, 001-237424


DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TASONCOM S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 59627/15)

ARRÊT
(Fond)


Art 6 (pénal) • Procès équitable • Rejet de la demande en révision et maintien de la condamnation fiscale de la société requérante privant son acquittement définitif au pénal d’au moins une partie de ses effets utiles et allant à son encontre

Art 1 P1 • Respect des biens • Condamnation fiscale de la société requérante pour avoir bénéficié de déductions fiscales liées à l’achat de biens auprès de fournisseurs n’

étant plus assujettis à la TVA • Ingérence disproportionnée

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

22 o...

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE TASONCOM S.R.L. c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

(Requête no 59627/15)

ARRÊT
(Fond)

Art 6 (pénal) • Procès équitable • Rejet de la demande en révision et maintien de la condamnation fiscale de la société requérante privant son acquittement définitif au pénal d’au moins une partie de ses effets utiles et allant à son encontre

Art 1 P1 • Respect des biens • Condamnation fiscale de la société requérante pour avoir bénéficié de déductions fiscales liées à l’achat de biens auprès de fournisseurs n’étant plus assujettis à la TVA • Ingérence disproportionnée

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

22 octobre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tasoncom S.R.L. c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović,
Gediminas Sagatys, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :

la requête (no 59627/15) dirigée contre la République de Moldova et dont une société de droit moldave, Tasoncom S.R.L. (« la société requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 23 novembre 2015,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») les griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 et relatifs au rejet de la demande en révision d’une procédure fiscale, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La société requérante fit l’objet de deux procédures parallèles, l’une fiscale et l’autre pénale, qui concernaient les mêmes faits. Elle fut condamnée dans le cadre de la procédure fiscale, mais acquittée ultérieurement dans le cadre de la procédure pénale. L’intéressée demanda en vain la révision de la décision rendue dans la procédure fiscale. La requête, qui soulève des questions relatives à la motivation du rejet de la demande en révision et au respect du principe de la sécurité des rapports juridiques, porte sur des griefs tirés de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1.

EN FAIT

2. La requérante est une société à responsabilité limitée ayant son siège à Orhei. Elle a été représentée par Me S. Șteliman, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. O. Rotari.

1. La procédure fiscale dirigée contre la société requérante

4. Par une décision du 9 octobre 2009, le chef de l’Inspection fiscale d’État du district d’Orhei entérina les conclusions d’un contrôle fiscal effectué auprès de la société requérante, relatif aux années 2007 et 2008 et concernant les bénéfices imposables ainsi que les sommes dues au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA). Il constata que la société requérante avait compté parmi ses dépenses déductibles des sommes correspondant à l’achat de marchandises auprès de sociétés qui n’étaient plus assujetties à la TVA au moment des transactions en cause. Il constata également que la société requérante avait déduit la TVA versée à ces sociétés du montant total de la TVA dont elle était redevable à l’État. L’autorité fiscale estima qu’en procédant ainsi, la société requérante avait notamment enfreint les articles 24 § 10 et 102 §§ 1 et 6 du code fiscal (paragraphe 19 ci-dessous). La société requérante se vit alors infliger un redressement fiscal au titre de l’impôt sur les bénéfices et de la TVA, des pénalités de retard, ainsi que des amendes. Le montant total que celle-ci devait régler à ce titre à l’État s’élevait à 29 060 108 lei moldaves (MDL) (environ 1 752 940 euros (EUR) selon le taux de change en vigueur à l’époque), dont 5 904 422 MDL (environ 356 160 EUR selon le même taux de change) pour les pénalités de retard et 5 896 758 MDL (environ 355 700 EUR selon le même taux de change) au titre des amendes.

5. Par une décision du 12 novembre 2009, le chef de l’Inspection fiscale d’État du district d’Orhei rejeta la réclamation préalable formée par la société requérante comme mal fondée et confirma sa décision du 9 octobre 2009.

6. Le 17 décembre 2009, la société requérante engagea une action en annulation contre la décision de l’Inspection fiscale du 9 octobre 2009. Elle indiquait avoir présenté lors du contrôle fiscal, comme le mentionnait d’ailleurs la décision contestée, les documents justifiant l’engagement des frais en cause et confirmant, selon elle, que les marchandises avaient été effectivement achetées auprès de ces fournisseurs puis vendues à d’autres entreprises. La société requérante avançait en outre qu’elle disposait des « factures fiscales » (facturi fiscale) délivrées par les fournisseurs, ce qui lui aurait donné le droit de déduire la TVA payée à ces derniers, et que le non‑respect par ces fournisseurs de leurs obligations fiscales ne pouvait engager sa responsabilité pécuniaire. Elle plaidait sa bonne foi.

7. Par un jugement du 16 février 2012, le tribunal d’Orhei accueillit l’action de la société requérante et annula la décision litigieuse de l’Inspection fiscale. Il nota que, en application de l’article 102 § 6 du code fiscal, une société était en droit de déduire le montant de la TVA payée lors de l’achat d’un bien ou d’un service lorsqu’elle était en possession d’une facture fiscale indiquant le montant en question. Le tribunal estima que tel était le cas de la société requérante et que la décision de l’Inspection fiscale faisait elle-même mention des factures fiscales délivrées à la société requérante par ses fournisseurs. Il rejeta dès lors l’argument tiré par l’Inspection fiscale d’une absence de documents justificatifs pour les déductions fiscales effectuées par la société requérante.

8. Le 22 mars 2012, l’Inspection fiscale d’État du district d’Orhei fit appel de ce jugement. Elle arguait, entre autres, que les fournisseurs ne figurant plus au registre des personnes assujetties à la TVA n’étaient pas autorisés à délivrer des factures fiscales, et que les factures fiscales qu’ils pouvaient éventuellement émettre ne pouvaient servir de justificatifs aux fins de déduction fiscale. Il avançait que, dès lors, la société requérante ne pouvait pas se prévaloir du droit de déduire la TVA. Enfin, il déplorait que la juridiction de première instance n’eût pas pris en compte le jugement pénal, rendu le 21 mai 2010, qui condamnait la société requérante (paragraphe 11 ci-dessous).

9. Par une décision définitive du 12 septembre 2012, la cour d’appel de Chișinău accueillit l’appel de l’Inspection fiscale, infirma le jugement de première instance et rejeta l’action de la société requérante comme mal fondée. Elle fonda sa décision sur le fait que, par un jugement du tribunal d’Orhei en date du 21 mai 2010, la société requérante avait été condamnée au pénal pour évasion fiscale (voir paragraphe 11 ci-dessous). Elle rappela que, en application de l’article 123 § 2 du code de procédure civile, les faits établis par une décision définitive s’imposaient à la juridiction de jugement, qu’il n’était pas nécessaire de les prouver à nouveau, et qu’ils ne pouvaient pas non plus être contestés dans une autre procédure entre les mêmes parties. La cour d’appel jugea que, sa culpabilité étant déjà établie, la société requérante n’était pas fondée à demander l’annulation de la décision de l’Inspection fiscale du 9 octobre 2009.

2. La procédure pénale dirigée contre la société requérante

10. Dans l’intervalle, les autorités étatiques avaient ouvert, à une date non précisée, une enquête pénale contre la société requérante et son administrateur pour évasion fiscale, réprimée par l’article 244 § 2 b) du code pénal (paragraphe 20 ci-dessous).

11. Par un jugement du 21 mai 2010, le tribunal d’Orhei les déclara coupables. S’appuyant sur les mêmes faits que ceux qui étaient examinés dans le cadre de la procédure fiscale, à savoir l’utilisation de factures fiscales délivrées par des fournisseurs ne figurant plus au registre des personnes assujetties à la TVA, il estima que la société requérante et son administrateur avaient indûment réduit les bénéfices imposables de la société requérante et le montant de la TVA dont elle était redevable. Le tribunal leur infligea des amendes pénales, assorties, pour la société requérante, de la privation de trois ans de son droit d’exercer des activités impliquant le paiement de la TVA, et, pour l’administrateur, de la privation de deux ans de son droit d’occuper une fonction d’administration dans une entreprise publique ou privée.

12. Le 21 novembre 2012, soit après la fin de la procédure fiscale, la cour d’appel de Chișinău annula, sur appel des accusés, le jugement de condamnation du 21 mai 2010, au motif que les droits de la défense avaient été méconnus, et il renvoya l’affaire devant la juridiction de première instance.

13. Par un jugement du 27 décembre 2013, le tribunal d’Orhei acquitta la société requérante et son administrateur pour manque de preuves. Il constata notamment que la société requérante avait effectivement payé la TVA aux fournisseurs concernés par les faits, que ni sur le site Internet des services fiscaux ni dans le Journal officiel ne figurait une quelconque mention relative à l’annulation de l’inscription au registre des personnes assujetties à la TVA de ces fournisseurs, et que la société requérante n’avait aucune autre possibilité d’apprendre que ces derniers n’y étaient plus assujettis. Il conclut que l’existence de l’infraction reprochée n’avait pas été établie.

Le jugement ne fut pas attaqué et acquit force de chose jugée.

3. La demande en révision de la procédure fiscale

14. Le 26 mars 2014, la société requérante introduisit une demande en révision de la décision définitive rendue par la cour d’appel de Chișinău le 12 septembre 2012 dans le cadre de la procédure fiscale (paragraphe 9 ci‑dessus). Elle soulignait que cette décision reposait exclusivement sur le constat de culpabilité établi dans le jugement pénal de condamnation pour évasion fiscale. Invoquant l’article 449 b) et e) du code de procédure civile (paragraphe 21 ci-dessous), elle mettait en exergue, d’une part, que ce jugement de condamnation avait été par la suite annulé et, d’autre part, que des faits nouveaux étaient survenus, à savoir son acquittement définitif au pénal.

15. Le 18 mars 2015, la cour d’appel de Chișinău rejeta la demande pour irrecevabilité. Elle nota que les arguments invoqués par la société requérante ne relevaient d’aucun des motifs de révision prévus à l’article 449 du code de procédure civile, et qu’une révision de la procédure fiscale aurait en l’espèce porté atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques.

16. Le 8 avril 2015, la société requérante forma un recours contre cette décision. Elle arguait, entre autres, que le fait de rejeter sa demande en révision sans prendre en compte ni l’annulation du jugement de condamnation ni l’acquittement subséquent portait atteinte au principe de la sécurité juridique.

17. Par une décision définitive du 20 mai 2015, la Cour suprême de justice rejeta le recours au motif qu’il était mal fondé et confirma la décision de la cour d’appel. Elle considéra que la décision du 12 septembre 2012, dont la révision était recherchée, était fondée sur le fait que la société requérante avait bénéficié de déductions fiscales liées à l’achat de biens auprès de fournisseurs ne figurant plus au registre des personnes assujetties à la TVA. Cette haute juridiction estima que, dès lors, le fait que l’infraction pénale reprochée à la société requérante et à son administrateur ne fût pas caractérisée ne signifiait pas que les actions de ceux-ci fussent conformes à la législation fiscale. Elle souligna que, pourtant, c’était justement le non-respect des dispositions fiscales qui avait servi de fondement pour l’application par l’autorité fiscale des sanctions mentionnées dans la décision du 9 octobre 2009.

4. La procédure d’insolvabilité

18. Par une décision du 29 décembre 2015, la cour d’appel de Chișinău constata, à la demande de la société requérante, l’insolvabilité de celle-ci et ordonna l’ouverture d’une procédure de faillite. La Cour n’a pas été informée de la suite de cette procédure.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

19. Les dispositions pertinentes du code fiscal étaient ainsi rédigées à l’époque des faits :

Article 24

La déduction de dépenses afférentes à l’activité d’entrepreneur

« 10. La déduction des dépenses n’est permise qu’à condition que le contribuable puisse établir par des documents justificatifs que les dépenses ont été engagées dans un volume et selon les modalités précisées par le Gouvernement. »

Article 102

La déduction de la TVA relative aux achats de biens matériels et de services

« 1. Lorsqu’elles reversent la TVA [à l’État], les personnes redevables (...) peuvent déduire la TVA qu’elles ont payée ou doivent encore payer aux fournisseurs assujettis à la TVA sur les biens matériels et les services achetés pour effectuer des livraisons imposables dans le cadre de l’activité d’entrepreneur.

(...)

6. La personne redevable est en droit de déduire la TVA qu’elle a payée ou doit encore payer sur les biens matériels et les services achetés lorsqu’elle dispose :

a) pour les biens matériels et les services achetés à l’égard desquels la TVA a été ou doit être payée, de la facture fiscale correspondante. »

Article 233

Les conditions générales d’engagement de la responsabilité pour faute fiscale

« 3. (...) L’engagement de la responsabilité pour faute fiscale du contribuable (...) n’exonère pas (...) de la responsabilité administrative ou pénale ni de toute autre responsabilité prévue par la législation. »

Article 235

Le but et la forme des sanctions fiscales

« 1. La sanction fiscale est une mesure à caractère punitif et s’applique pour prévenir la commission, par le délinquant ou par d’autres personnes, de nouvelles fautes, et pour contribuer à l’éducation au respect de la loi.

2. La sanction fiscale sous forme d’amende peut être appliquée pour réprimer une faute fiscale. »

20. Dans leur rédaction en vigueur à l’époque des faits, les dispositions du code pénal pertinentes en l’espèce se lisaient comme suit :

Article 244

L’évasion fiscale des sociétés, des institutions et des organisations

« 1. L’évasion fiscale commise par une société, (...) qui consiste à enregistrer dans les documents comptables, fiscaux ou financiers, des données manifestement dénaturées relatives aux recettes ou aux dépenses, ou à dissimuler d’autres éléments imposables (...) est punie de (...).

2. La même action :

(...)

b) lorsqu’elle a eu pour conséquence de fausser l’établissement d’un impôt dans des proportions particulièrement importantes, est punie d’une amende (...) ou d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans, l’une comme l’autre assorties de l’interdiction d’occuper certaines fonctions ou d’exercer une activité donnée pour une période pouvant aller jusqu’à trois ans ; d’une amende infligée à la personne morale (...) assortie de l’interdiction d’exercer une activité donnée ou de la liquidation de la personne morale. »

21. En leurs parties pertinentes en l’espèce, les dispositions du code de procédure civile sont ainsi libellées :

Article 123

« 2. Les faits établis par une décision de justice antérieurement rendue dans une affaire civile et devenue irrévocable (...) s’imposent à toute juridiction qui connait ultérieurement d’une autre affaire. Ils n’ont pas à être prouvés à nouveau et ne peuvent pas non plus être contestés lors de l’examen d’une autre affaire civile à laquelle les mêmes personnes sont parties. »

Article 446

Les décisions de justice susceptibles de révision

« Peuvent être révisés les arrêts, jugements et décisions irrévocables de toutes les juridictions (...) »

Article 449

Les causes de révision

« La révision est accordée lorsque :

(...)

b) des circonstances ou des faits essentiels pour l’affaire ont été découverts, dont le demandeur n’avait pas et ne pouvait pas avoir connaissance, à condition que celui-ci prouve qu’il avait entrepris toutes les mesures pour découvrir les circonstances et les faits essentiels pendant l’examen antérieur de l’affaire ;

(...)

e) le jugement ou la décision du tribunal ayant servi de fondement pour rendre le jugement ou la décision dont la révision est demandée a été annulé ou modifié ; »

Article 450

Les délais d’introduction de la demande en révision et leur calcul

« La demande en révision doit être introduite :

(...)

b) dans le cas de figure prévu à l’article 449 b), dans un délai de 3 mois à compter du jour où la personne intéressée a pris connaissance des circonstances ou des faits essentiels de l’affaire, dont elle n’avait pas et ne pouvait pas avoir connaissance antérieurement, mais au plus tard dans les 5 ans qui suivent la date à laquelle le jugement ou la décision sont devenus définitifs ;

(...)

e) dans le cas de figure prévu à l’article 449 e), dans un délai de 3 mois à partir du jour où la personne intéressée a pris connaissance du jugement ou de la décision annulés ou modifiés ayant servi de fondement pour rendre le jugement ou la décision dont la révision est demandée ; »

Article 452

L’examen de la demande en révision

« 1. La juridiction examine la demande en révision en séance publique selon les règles d’examen applicables à une demande introductive d’instance.

2. Les débats sont limités à la recevabilité de la révision et aux faits qui la sous-tendent. »

Article 453

Les pouvoirs et les décisions de la juridiction de révision

« 1. Après examen de la demande en révision, la juridiction prend l’une des décisions suivantes :

a) décision de rejet de la demande en révision pour irrecevabilité ;

b) décision d’admission de la demande en révision et d’annulation du jugement ou de la décision qui fait l’objet de la révision. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

22. La société requérante se plaint que le refus de réouverture de la procédure fiscale dirigée contre elle n’ait pas été dûment motivé et qu’il ait porté atteinte au principe de la sécurité des rapports juridiques. Elle allègue que la décision de lui infliger des sanctions fiscales, passée en force de chose jugée, reposait uniquement sur sa condamnation au pénal et qu’après son acquittement définitif au pénal, cette décision se trouvait privée de fondement. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui dans ses passages pertinents en l’espèce est ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

1. Sur la recevabilité

23. Le Gouvernement soulève une exception tirée de l’inapplicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention, dans son volet pénal, à la procédure fiscale suivie en l’espèce. Il rappelle que les litiges fiscaux sortent du champ d’application de cette disposition. Il argue que, dans le cas présent, les obligations imposées à la société requérante, de même que les sanctions qui lui ont été infligées, étaient de nature fiscale et que le litige ne portait pas sur une accusation en matière pénale.

24. La société requérante rejette cette thèse.

25. La Cour note que la requête porte sur le rejet de la demande en révision formulée par la société requérante dans le cadre d’une procédure fiscale. Elle remarque que l’exception d’incompétence ratione materiae soulevée par le Gouvernement concerne la procédure fiscale en général et non la procédure en révision à proprement parler. Cela étant, elle rappelle qu’elle se doit d’examiner proprio motu la question de sa compétence à chaque stade de la procédure (voir, par exemple, Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010, et Studio Monitori et autres c. Géorgie, nos 44920/09 et 8942/10, § 32, 30 janvier 2020). En l’espèce, elle estime nécessaire de se pencher sur la question de l’applicabilité de l’article 6 § 1 de la Convention tant à la procédure fiscale close par la décision définitive du 12 septembre 2012 (paragraphe 9 ci-dessus) qu’à la procédure en révision subséquente, les deux procédures étant liées.

26. S’agissant d’abord de la procédure fiscale, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le volet civil de l’article 6 de la Convention n’est pas applicable à l’établissement de l’imposition et aux majorations d’impôt (voir, parmi beaucoup d’autres, Vegotex International S.A. c. Belgique [GC], no 49812/09, §§ 65-66, 3 novembre 2022, et les affaires qui y sont citées). Elle ne voit aucune raison de s’en écarter en l’espèce.

27. Quant à l’applicabilité du volet pénal de l’article 6 de la Convention en matière fiscale, la Cour renvoie aux principes généraux établis dans sa jurisprudence, tels que résumés dans l’affaire Vegotex International S.A. (précité, § 67). En l’espèce, elle observe qu’en droit interne, les pénalités de retard et l’amende infligées à la société requérante relevaient de la législation fiscale et non pénale. Elle souligne cependant que ces pénalités et cette amende trouvaient leur base légale dans des dispositions juridiques générales applicables à l’ensemble des contribuables et qu’elles ne tendaient pas à la réparation pécuniaire d’un préjudice mais visaient à punir pour prévenir la récidive, ce qui suppose, par nature, que leur but était à la fois dissuasif et répressif (voir, par exemple, Melgarejo Martinez de Abellanosa c. Espagne, no 11200/19, § 25, 14 décembre 2021). Cela est d’ailleurs confirmé par la législation moldave elle-même (voir l’article 235 du code fiscal cité au paragraphe 19 ci-dessus). Cette considération est à même de conférer un caractère pénal aux sanctions fiscales infligées à la société requérante (ibidem, et Agurdino S.R.L. c. Moldova, no 7359/06, § 23, 27 septembre 2011). De plus, la sévérité de ces sanctions, constituées à moitié de pénalités de retard et à moitié d’amendes, et dont le montant total s’élevait à 711 860 EUR, soit environ soixante-dix pour cent des impôts et taxes dont la société requérante avait été jugée redevable, révèle également leur caractère pénal (comparer avec Melgarejo Martinez de Abellanosa, précité, § 25, et Vegotex International S.A., précité, § 69).

28. Il s’ensuit que le volet pénal de l’article 6 § 1 de la Convention est applicable à la procédure fiscale close par la décision du 12 septembre 2012. Il incombe à présent à la Cour d’établir si tel est également le cas en ce qui concerne la procédure en révision de cette décision.

29. Elle examinera ce point à l’aune des principes généraux relatifs à l’applicabilité de l’article 6 de la Convention aux recours en réouverture de procédures pénales, tels qu’exposés dans l’affaire Moreira Ferreira c. Portugal (no 2) ([GC], no 19867/12, §§ 60-67, 11 juillet 2017). Il en ressort notamment que, si cette disposition n’est en principe pas applicable aux procédures relatives aux recours extraordinaires, son volet pénal trouve à s’appliquer à pareille procédure si la juridiction nationale est amenée à statuer sur le bien-fondé de l’accusation (ibidem, §§ 61 et 65). La Cour se doit donc d’examiner la question de l’applicabilité de l’article 6 de la Convention aux recours extraordinaires en recherchant si, lors de l’examen du recours en question, le juge national a été amené à statuer sur le bien-fondé de l’accusation en matière pénale (ibidem, § 65).

30. En l’espèce, la Cour note que, dans la décision passée en force de chose jugée du 12 septembre 2012, la cour d’appel de Chișinău a considéré que la culpabilité de la société requérante dans la commission des infractions fiscales qui lui étaient reprochées n’avait pas à être prouvée puisque cette culpabilité découlait automatiquement du jugement de condamnation pour évasion fiscale qui avait été rendu dans le cadre du procès pénal tenu en parallèle (paragraphe 9 ci-dessus). Après son acquittement définitif au pénal pour évasion fiscale, la société requérante a demandé en vain la révision de la décision du 12 septembre 2012. La Cour suprême de justice a notamment rejeté la demande en révision au motif que l’acquittement au pénal ne signifiait pas que les actions de la société requérante fussent conformes à la législation fiscale et que c’était justement une méconnaissance de cette législation, en l’espèce des déductions de TVA relativement à des biens achetés auprès de fournisseurs non assujettis à la TVA, qui avait valu à l’intéressée les sanctions fiscales infligées (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour constate donc que la haute juridiction a dissocié la responsabilité fiscale et la responsabilité pénale de la société requérante, et que cela constitue une approche tout à fait différente de celle adoptée par la cour d’appel de Chișinău dans sa décision du 12 septembre 2012 dont la révision était recherchée. Elle relève également qu’en lieu et place de l’unique argument énoncé par la cour d’appel, à savoir la condamnation au pénal de la société requérante, la Cour suprême de justice a retenu de nouveaux arguments, qui ne figuraient pas dans la décision du 12 septembre 2012, pour fonder la condamnation de la société requérante dans l’affaire fiscale dont il s’agit.

31. Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne saurait considérer la décision de la Cour suprême de justice comme un simple refus de réouverture de la procédure fiscale. En effet, et même si l’issue de l’affaire ne s’en est pas trouvée modifiée, la Cour estime que, en excluant la responsabilité pénale de la société requérante comme fondement de la condamnation de celle-ci dans la procédure fiscale et en y substituant d’autres arguments à l’appui de cette condamnation, la Cour suprême de justice s’est à nouveau prononcée sur le bien-fondé des charges dirigées contre l’intéressée dans le cadre de la procédure fiscale (comparer avec Yaremenko c. Ukraine (no 2), no 66338/09, §§ 55-56, 30 avril 2015 ; voir aussi, pour une situation comparable en matière civile, Trivkanović c. Croatie (no 2), no 54916/16, §§ 59-60, 21 janvier 2021). Dans ces conditions, le contrôle opéré par la Cour suprême de justice lors de l’examen de la demande en révision doit être considéré comme un prolongement de la procédure close par la décision de la cour d’appel de Chișinău du 12 septembre 2012.

32. La Cour juge dès lors que le volet pénal de l’article 6 de la Convention est également applicable à la procédure en révision suivie en l’espèce, de même que les garanties consacrées par cette disposition. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement tirée d’une incompétence ratione materiae de la Cour pour connaître du fond du grief soulevé par la société requérante sous l’angle de l’article 6 de la Convention doit être rejetée.

33. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèses des parties

a) La société requérante

34. La société requérante avance que les deux procédures suivies en l’espèce, l’une pénale et l’autre fiscale, doivent être considérées comme des parties distinctes d’une procédure complexe, et l’examen du litige fiscal comme une extension de la procédure pénale.

35. Elle soutient que la décision de la cour d’appel de Chișinău du 12 septembre 2012, ayant acquis force de chose jugée et confirmant les sanctions fiscales prononcées à son égard, était fondée exclusivement sur sa condamnation au pénal pour évasion fiscale. Elle estime que la réouverture de la procédure fiscale était nécessaire pour que son acquittement définitif au pénal puisse être pris en compte et que les conséquences de la condamnation initiale dans le cadre de la procédure pénale puissent être effacées. Elle allègue que le refus de réouverture d’une procédure dont la décision définitive était fondée sur une autre décision qui par la suite a été annulée constitue nécessairement une violation du principe de la sécurité des rapports juridiques garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. En particulier, la société requérante avance que le rejet de la demande en révision et le maintien de la décision de la cour d’appel de Chișinău du 12 septembre 2012 perpétuent les conséquences de sa condamnation initiale au pénal et que cela le frustre du bénéfice des effets juridiques de son acquittement ultérieur.

36. La société requérante affirme également que, dans le cadre de la procédure fiscale, les juridictions internes n’ont pas répondu à ses arguments et ne lui ont pas permis d’être entendue. Sur ce point, elle argue que l’annulation de la condamnation pour évasion fiscale a vidé la décision de la cour d’appel de Chișinău du 12 septembre 2012 de ses motifs et que, en rejetant la demande en révision, les juges internes ont confirmé cette décision alors qu’elle ne contenait plus aucun argument en faveur de la solution qui y était énoncée.

37. Elle se plaint en outre que les juridictions ayant rejeté la demande en révision n’aient pas fourni de motifs clairs et plausibles quant à la raison pour laquelle son acquittement au pénal n’était pas considéré comme une circonstance nouvelle et essentielle pour l’issue du litige fiscal. Elle soutient que ces juridictions n’ont pas non plus expliqué pourquoi l’acquittement en question ne satisfaisait pas aux critères de révision énoncés à l’article 449 du code de procédure civile.

38. Enfin, elle précise ne pas soutenir que l’acquittement au pénal aurait conduit automatiquement et sans condition à l’annulation des sanctions fiscales. Elle allègue en revanche que le refus de rouvrir la procédure fiscale l’a privée d’un examen approfondi du bien-fondé des accusations de fraude fiscale dirigées contre elle.

b) Le Gouvernement

39. Le Gouvernement rappelle que la remise en cause de l’issue d’un litige tranché par une décision définitive peut porter atteinte aux garanties offertes par l’article 6 de la Convention, notamment au principe de la sécurité des rapports juridiques. Il souligne que les juridictions internes ont justement refusé de rouvrir la procédure fiscale dirigée contre la société requérante afin de pas enfreindre le principe en question.

40. Le Gouvernement soutient que, même si elles étaient liées, les deux procédures parallèles suivies en l’espèce, fiscale et pénale, étaient indépendantes. Il argue que l’examen de l’affaire pénale a été plus complexe que celui auquel les juridictions nationales se sont livrées dans le cadre du contentieux fiscal. Il rappelle que, selon l’article 233 § 3 du code fiscal (paragraphe 19 ci-dessus), l’engagement de la responsabilité fiscale d’un contribuable n’exonère pas de la responsabilité pénale. Il fait remarquer que, dans sa décision du 20 mai 2015, la Cour suprême de justice a expressément indiqué que le fait que l’infraction pénale d’évasion fiscale ne fût pas caractérisée ne signifiait pas que les actions de la société requérante fussent conformes à la législation fiscale et que c’était justement le non-respect de cette législation qui avait servi de fondement pour l’infliction des sanctions fiscales à l’intéressée.

41. Le Gouvernement argue qu’aucun indice d’arbitraire ne peut être décelé dans la façon dont les juridictions internes ont évalué les preuves et appliqué la législation pertinente en l’espèce. Il avance que, même si elle était succincte, la motivation avancée par les juridictions internes pour rejeter la demande en révision était suffisante. En conclusion, il argue que les décisions de ces juridictions étaient fondées et que les garanties d’un procès équitable ont été appliquées en l’espèce.

2. Analyse de la Cour

42. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du préambule de la Convention, qui cite notamment la prééminence du droit comme élément du patrimoine commun des États contractants. Or un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice (voir, par exemple, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 57, 20 octobre 2011, et Borg c. Malte, no 37537/13, § 1007, 12 janvier 2016, et les affaires qui y sont citées). Ainsi, la sécurité juridique présuppose le respect du principe de l’autorité de la chose jugée, c’est-à-dire du caractère définitif des décisions de justice (Bratyakin c. Russie (déc.), no 72776/01, 9 mars 2006 ; voir aussi, en matière civile, Mazzeo c. Italie, no 32269/09, § 37, 5 octobre 2017). La Cour a également considéré que, même en l’absence d’annulation d’un jugement, la remise en cause de la solution apportée à un litige par une décision de justice définitive dans le cadre d’une autre procédure judiciaire pouvait porter atteinte à l’article 6 de la Convention dans la mesure où elle pouvait rendre illusoire le droit à un tribunal et enfreindre le principe de la sécurité juridique (Mazzeo, précité, § 38).

43. Cela étant, et pour ce qui est notamment de la matière pénale, la Cour a déjà eu l’occasion d’affirmer que l’exigence de sécurité juridique n’est pas absolue. Des considérations comme la survenance de faits nouveaux, la découverte d’un vice fondamental dans la procédure précédente de nature à affecter le jugement intervenu ou la nécessité d’accorder réparation, notamment dans le cadre de l’exécution des arrêts de la Cour, plaident en faveur de la réouverture d’une procédure. Dès lors, la Cour a jugé que la simple possibilité de rouvrir une procédure pénale est à première vue compatible avec la Convention. Toutefois, elle a souligné que les juridictions supérieures ne doivent utiliser leur pouvoir de révision que pour corriger notamment des erreurs de fait ou de droit ou des erreurs judiciaires et non pour procéder à un nouvel examen. La révision ne doit pas devenir un appel déguisé et le simple fait qu’il puisse exister deux points de vue sur le sujet n’est pas un motif suffisant pour rejuger une affaire. Il ne peut être dérogé à ce principe que lorsque des motifs substantiels et impérieux l’exigent (Moreira Ferreira (no 2), précité, § 62, et les affaires qui y sont citées). En outre, une condamnation qui ne tient pas compte des éléments de preuve déterminants constitue une telle erreur judiciaire, dont le non-redressement peut porter gravement atteinte à l’équité, à l’intégrité et à la réputation auprès du public des procédures judiciaires (ibidem, § 63, et les affaires qui y sont citées).

44. En l’espèce, la Cour note d’emblée qu’il n’est pas disputé entre les parties que les deux procédures, fiscale et pénale, concernaient les mêmes faits, à savoir les déductions effectuées par la société requérante dans ses déclarations fiscales pour les années 2007 et 2008 relativement à des achats de marchandises auprès de fournisseurs non assujettis à la TVA. Elle ne voit aucune raison de parvenir à une autre conclusion. La Cour constate donc que, dans la présente affaire, les mêmes faits reprochés à la société requérante ont fait l’objet de deux procédures répressives, l’une fiscale et l’autre proprement pénale.

45. La Cour note en revanche que les parties sont en désaccord quant à l’interdépendance de ces deux procédures. Selon la société requérante, elles doivent s’analyser comme faisant partie d’une seule procédure complexe, la procédure fiscale étant une extension de la procédure proprement pénale. Pour ce qui est du Gouvernement, il soutient que les deux procédures sont indépendantes, bien que liées, et que la responsabilité fiscale est autonome par rapport à la responsabilité proprement pénale.

46. La Cour relève que l’établissement des faits effectué par les autorités fiscales dans leurs actes de contrôle a été repris dans les deux procédures en question, et que la décision rendue par la cour d’appel de Chișinău le 12 septembre 2012 dans le cadre de la procédure fiscale, et passée en force de chose jugée, a accordé un poids déterminant à la condamnation au pénal de la société requérante. À ces éléments s’ajoute le lien temporel, puisque les deux procédures ont été concomitantes.

47. Cela étant, la Cour constate que, dans la décision du 20 mai 2015 portant rejet de la demande en révision de la procédure fiscale, la Cour suprême de justice a clairement dissocié la responsabilité fiscale de la responsabilité proprement pénale, estimant qu’elles étaient décorrélées et autonomes (paragraphe 17 ci-dessus). De plus, la Cour juge qu’il ne ressort pas avec certitude des éléments dont elle dispose que les deux procédures visaient des buts complémentaires et qu’elles concernaient des aspects différents des agissements reprochés à la société requérante, ni que la mixité des procédures était une conséquence prévisible en droit interne des agissements en question. En tout état de cause, elle souligne que le Gouvernement n’invoque pas cet argument et qu’au contraire, il défend la thèse des deux procédures indépendantes, telle qu’énoncée par la Cour suprême de justice dans sa décision du 20 mai 2015. La Cour considère donc qu’il n’a pas été prouvé que les deux procédures fiscale et pénale suivies en l’espèce se combinaient de manière à être intégrées dans un tout cohérent. Aussi, elle conclut à l’absence de lien matériel suffisamment étroit entre les deux procédures dont il s’agit.

48. Par conséquent, la Cour estime qu’il y a eu une répétition des procédures pénales contre la société requérante à l’égard des mêmes faits.

49. La Cour relève que la société requérante s’est trouvée dans une situation où, pour les mêmes faits, elle a été acquittée définitivement dans la procédure proprement pénale, mais condamnée dans la procédure fiscale, dont il a été conclu qu’elle devait être regardée comme pénale au sens de l’article 6 de la Convention. De l’avis de la Cour, cette situation se concilie mal avec le principe de la sécurité des rapports juridiques inhérent à l’article 6 de la Convention. En particulier, elle juge que le rejet de la demande en révision introduite par la société requérante et le maintien de la condamnation prononcée dans la procédure fiscale privent l’acquittement définitif dont cette société a bénéficié au pénal d’au moins une partie de ses effets utiles et vont ainsi à son encontre. La Cour estime donc que le résultat exigé par les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention n’a pas été atteint dans la procédure fiscale dirigée contre la société requérante.

50. Partant, il y a eu violation de cet article.

51. Eu égard à ce constat, la Cour n’estime pas nécessaire de se prononcer sur les autres arguments soulevés par la société requérante sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION

52. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, la société requérante se plaint également d’avoir été condamnée à des sanctions fiscales malgré l’acquittement prononcé dans son procès pénal pour évasion fiscale. Cette disposition est ainsi libellée :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

1. Sur la recevabilité

53. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que la société requérante aurait dû engager une action civile contre les fournisseurs concernés par les faits pour obtenir réparation des préjudices qu’elle aurait subis.

54. La société requérante rétorque que son grief porte sur ce qu’elle estime être une privation non fondée de ses biens au profit de l’État, et elle ajoute que les fournisseurs en question ne sont pas responsables des actions des autorités fiscales. Elle considère n’avoir eu aucune raison d’engager une action contre ceux-ci.

55. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, qui doivent être à la fois relatives aux violations incriminées, disponibles et adéquates. Elle rappelle également qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, par exemple, Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 89, 19 décembre 2018).

56. En l’espèce, la Cour note que le Gouvernement n’indique pas quelle est la base légale de la voie de recours suggérée et qu’il n’avance pas d’arguments permettant d’établir que cette voie de recours était susceptible de remédier au grief tiré par la société requérante de ce que les sanctions fiscales infligées par l’État auraient été dépourvues de fondement. Elle remarque également que le Gouvernement ne fournit pas non plus d’exemple de jurisprudence interne à l’appui de sa thèse. Dans ces conditions, la Cour considère que le Gouvernement n’a pas prouvé que la voie de recours précitée était effective (comparer avec Euromak Metal Doo c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 68039/14, § 48, 14 juin 2018). Partant, elle rejette l’exception de non-épuisement.

57. Constatant par ailleurs que le grief formulé sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

58. La société requérante se plaint de ce que, malgré son acquittement définitif dans la procédure pénale qui avait été ouverte contre elle pour évasion fiscale, des sanctions lui ont été infligées à l’issue de la procédure fiscale dont elle a fait l’objet. Elle allègue que ces sanctions étaient dépourvues de fondement.

59. Le Gouvernement estime que, compte tenu des observations qu’il a formulées sur le terrain de l’article 6 de la Convention, il n’est pas nécessaire qu’il expose de nouveau ses arguments sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. Il argue néanmoins qu’il n’y a pas eu violation de cette dernière disposition.

60. La Cour note que la décision des autorités fiscales d’infliger un redressement fiscal ainsi que des sanctions pécuniaires à la société requérante s’analyse en une ingérence dans le droit de cette dernière au respect de ses biens (Buffalo S.r.l. en liquidation c. Italie, no 38746/97, § 32, 3 juillet 2003, « Bulves » AD c. Bulgarie, no 3991/03, § 60, 22 janvier 2009, et Bežanić et Baškarad c. Croatie, nos 16140/15 et 13322/16, § 60, 19 mai 2022). Elle voit dans cette ingérence une forme de réglementation de l’usage des biens dans l’intérêt général, « pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions », relevant de la règle énoncée au second alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (Euromak Metal Doo, précité, § 42, et S.C. Scut S.A. c. Roumanie, no 43733/10, § 30, 26 juin 2018).

61. Il incombe dès lors à la Cour d’examiner si cette ingérence était légale et si un juste équilibre a été ménagé entre les différents intérêts en jeu (voir, par exemple, Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, §§ 869-870, 25 juillet 2013), tout en tenant compte du large pouvoir d’appréciation dont disposent les États en matière fiscale (« Bulves » AD, précité, § 63). En même temps, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer en l’espèce sur la légalité de la mesure litigieuse car en tout état de cause l’ingérence était disproportionnée, pour les raisons suivantes.

62. Dans la présente affaire, la Cour observe que les points suivants ne sont pas disputés par les parties : a) les transactions entre la société requérante et ses fournisseurs ont bien eu lieu ; b) la première a payé aux seconds la valeur des biens et la TVA y associée ; c) les fournisseurs ont délivré à la société requérante des factures fiscales dont l’authenticité n’a jamais été mise en cause au niveau interne ; et d) la société requérante a déclaré au fisc, dans les délais impartis, les sommes versées aux fournisseurs. La Cour prête également une attention particulière aux constats opérés par les juges dans la décision d’acquittement de la société requérante qui a été rendue dans le cadre de la procédure pénale (paragraphe 13 ci-dessus). Il en ressort notamment que l’intéressée ne disposait d’aucun moyen de savoir que les fournisseurs en question ne figuraient plus au registre des personnes assujetties à la TVA. La Cour note que cela ne fait pas non plus controverse entre les parties. En outre, elle note qu’il ne ressort nullement des éléments du dossier que la société requérante était en mesure d’obtenir le respect par les fournisseurs de leurs obligations fiscales.

63. La Cour rappelle que, dans l’affaire « Bulves » AD (précitée), elle a conclu, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, à la violation du droit de la société requérante au respect de ses biens. Dans cette affaire, elle a notamment jugé que, compte tenu du fait que la société requérante avait entièrement respecté ses obligations de déclaration de la TVA, qu’elle était dans l’impossibilité d’obtenir le respect par le fournisseur de ses obligations fiscales et qu’elle n’avait pas connaissance ni ne pouvait avoir connaissance de l’existence d’une fraude fiscale, elle n’aurait pas dû supporter toutes les conséquences des irrégularités commises par le fournisseur. La Cour a dès lors considéré que dans cette affaire la société requérante avait supporté une charge spéciale et exorbitante et que le juste équilibre avait été rompu (« Bulves » AD, précité, § 71). Cette jurisprudence a été confirmée par la suite dans l’affaire Euromak Metal Doo (précité, §§ 45‑49) et appliquée également dans une affaire dirigée contre la République de Moldova (Edata-Trans S.R.L. c. République de Moldova [comité], no 55887/07, §§ 22-27, 17 mars 2020).

64. La Cour note qu’aucun élément pertinent ne lui permet de distinguer la présente affaire des trois affaires précitées. Elle estime donc que les considérations évoquées au paragraphe précédent doivent également s’appliquer en l’espèce.

65. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

66. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

67. La société requérante réclame la somme totale de 3 763 077 euros (EUR) pour le dommage matériel qu’elle estime avoir subi. Elle indique qu’à la suite du contrôle fiscal opéré en l’espèce, les autorités ont gelé ses comptes bancaires, ce qui a entraîné la cessation de son activité commerciale, et que cette activité n’avait toujours pas pu reprendre à la date à laquelle elle a soumis ses observations. Elle soutient que cela a également eu pour effet de la placer en situation de défaut de paiement, d’entraîner l’augmentation de ses dettes et d’aboutir au transfert à ses créanciers des biens qu’elle avait mis en gage pour garantir ses créances. Selon la société requérante, la somme qu’elle demande au titre de préjudice matériel se décompose comme suit : a) 3 050 170 EUR pour les sommes d’argent et les biens dont elle aurait été directement privée ; b) 567 816 EUR pour le manque à gagner durant la période 2009-2020, et c) 145 091 EUR au titre des sommes dont elle serait encore redevable à ces créanciers. Elle fournit divers justificatifs confirmant, entre autres, le gel de ses comptes bancaires, les gages consentis, ainsi que le transfert des biens gagés aux créanciers.

68. La société requérante demande en outre 100 000 EUR au titre du dommage moral. Elle souhaite que les sommes éventuellement accordées par la Cour soient versées sur le compte de son représentant.

69. Le Gouvernement invite la Cour à ne pas allouer de dédommagements à la société requérante. Il estime notamment que la somme réclamée pour dommage moral est non étayée et excessive.

70. Eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41, pour ce qui est du préjudice matériel, n’est pas en état d’être tranchée. Elle décide donc de la réserver et de déterminer la procédure ultérieure en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre le Gouvernement et la partie requérante.

71. La Cour considère en revanche que la société requérante a nécessairement subi un dommage moral en raison des violations constatées ci-dessus. Statuant en équité, elle lui alloue la somme de 4 700 EUR à ce titre, à verser sur le compte de son représentant.

2. Frais et dépens

72. La société requérante réclame 3 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Elle fournit à l’appui de sa demande une copie du contrat signé avec son représentant ainsi qu’un décompte détaillé des heures de travail censées avoir été effectuées par celui-ci.

73. Le Gouvernement rétorque que cette prétention est non étayée et excessive.

74. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, parmi d’autres, L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 149, 9 mars 2023). En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la société requérante la somme de 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû par la société requérante à titre d’impôt sur cette somme, à verser sur le compte de son représentant.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état pour ce qui est du dommage matériel ; en conséquence,

a) la réserve,

b) invite le Gouvernement et la partie requérante à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir,

c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la chambre le soin de la fixer au besoin ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la société requérante, sur le compte de son représentant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 4 700 EUR (quatre mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
2. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la société requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens,

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (deuxiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-237424
Date de la décision : 22/10/2024
Type d'affaire : au principal
Type de recours : Violation de l'article 6 - Droit à un procès équitable (Article 6 - Procédure pénale;Article 6-1 - Procès équitable);Violation de l'article 1 du Protocole n° 1 - Protection de la propriété (Article 1 al. 1 du Protocole n° 1 - Respect des biens)

Parties
Demandeurs : TASONCOM S.R.L.
Défendeurs : RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Steliman, Serghei

Origine de la décision
Date de l'import : 23/10/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

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