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24/10/2024 | CEDH | N°001-237441

CEDH | CEDH, AFFAIRE ECKERT c. FRANCE, 2024, 001-237441


CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ECKERT c. FRANCE

(Requête no 56270/21)

ARRÊT

Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Amende pour participation à une manifestation interdite dans le contexte du mouvement de revendication des « gilets jaunes » • Qualité de la loi • Autorités internes ayant pu légitimement considérer qu’il existait un risque sérieux de violences et de dégradations • Besoin social impérieux • Absence de déclaration préalable ne pouvant se justifier en l’espèce • Interdiction limitée dans l’espace et le temps non contrair

e à l’art 11 • Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect des critères établis par la Cour • Mesures ...

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE ECKERT c. FRANCE

(Requête no 56270/21)

ARRÊT

Art 11 • Liberté de réunion pacifique • Amende pour participation à une manifestation interdite dans le contexte du mouvement de revendication des « gilets jaunes » • Qualité de la loi • Autorités internes ayant pu légitimement considérer qu’il existait un risque sérieux de violences et de dégradations • Besoin social impérieux • Absence de déclaration préalable ne pouvant se justifier en l’espèce • Interdiction limitée dans l’espace et le temps non contraire à l’art 11 • Mise en balance des intérêts en jeu dans le respect des critères établis par la Cour • Mesures répressives non disproportionnées

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

24 octobre 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Eckert c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy,
Stéphane Pisani,
Úna Ní Raifeartaigh, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 56270/21) dirigée contre la République française et dont une ressortissante française, Mme Myriam Eckert (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 novembre 2021,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») les griefs tirés de la violation des articles 10 et 11 de la Convention et de déclarer irrecevable le surplus de la requête,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er octobre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête porte sur une condamnation pénale pour participation à une manifestation interdite, dont la conformité aux exigences des articles 10 et 11 de la Convention est contestée.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1972 et réside à Bordeaux. Elle a été représentée par Me B. Bouyer, avocat à Bordeaux. Elle est membre du conseil municipal de la ville de Bordeaux depuis 2022.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. À compter du 17 novembre 2018, des rassemblements de « gilets jaunes » se tinrent chaque samedi dans de nombreuses localités françaises, sous la forme de blocages d’axes de circulation ou de manifestations sur la voie publique. Le mouvement des « gilets jaunes » réunissait des personnes d’horizons variés, se reconnaissant par le port d’un gilet de haute visibilité, autour de diverses revendications (opposition à la hausse du coût des carburants automobiles, amélioration du niveau de vie, instauration d’un référendum d’initiative citoyenne...). Ce mouvement était peu structuré et non hiérarchisé et s’organisait principalement sur les réseaux sociaux.

5. Le 10 mai 2019, la préfète de la Gironde prit un arrêté portant interdiction de manifester sur la voie publique dans une partie du centre-ville de Bordeaux pour la journée du samedi 11 mai 2019 aux motifs suivants :

« (...) Considérant l’existence de nombreux appels, diffusés sur les réseaux sociaux, à une nouvelle journée de mobilisation avec pour mot d’ordre de converger vers différents points de Bordeaux le samedi 11 mai 2019 dans le cadre du mouvement dit des “gilets jaunes” ; que ce rassemblement, qui n’a pas d’organisateur identifié, n’a fait l’objet d’aucune déclaration auprès des services de la préfecture comme la loi l’exige ; que cette obligation légale de déclaration préalable a pour objet de permettre un échange entre l’autorité de police et les déclarations afin de mettre en place les dispositifs et mesures préventifs permettant de garantir le bon déroulement et la sécurisation de la manifestation ;

Considérant que le centre de Bordeaux, qui comprend notamment la mairie et des bâtiments publics ciblés par des mesures particulières et renforcées de sécurité en permanence, notamment dans le contexte actuel de menace terroriste (...), ne constitue pas un site approprié pour des manifestations non déclarées rassemblant un nombre important de personnes sur la voie publique ;

Considérant en outre que les rassemblements qui se sont tenus depuis le 24 novembre 2018 sur la commune de Bordeaux ont été le théâtre d’affrontements violents avec les forces de l’ordre et ont eu pour conséquences de nombreux blessés et de nombreuses dégradations ; que, lors de ces troubles à l’ordre public, de multiples projectiles ont été lancés contre les forces de l’ordre (pavés, peinture, tessons de bouteilles, pétards...) et plusieurs manifestants ont été interpelés en possession d’armes ou d’objets pouvant servir d’armes par destination (boulons, ammoniaque, eau de javel, pétards, couteaux, batte de base-ball...) ; que, par ailleurs, le bilan humain s’élève, pour le département de la Gironde, à 233 blessés pour les forces de l’ordre et les manifestants ; que les interventions des forces de l’ordre ont conduit à l’interpellation de 869 personnes ;

Considérant que de nouveaux appels à manifestations non déclarés laissent craindre la présence de manifestants violents et armés[,] une réitération des heurts avec les forces de l’ordre et des dégradations sur les commerces du centre-ville de Bordeaux, objectif privilégié de certains manifestants liés au mouvement des “gilets jaunes” ;

Considérant par ailleurs que des manifestations non déclarées se sont déroulées sur la place de la Bourse à Bordeaux, le samedi 6 avril 2019, ont généré des troubles à l’ordre public après dispersion des attroupements à compter de 18 h 00 et ont nécessité une nouvelle intervention des forces de l’ordre ; que la dispersion des manifestants n’a pu être réalisée qu’après 21 h 00 ; qu’il est à craindre que de nouveaux troubles à l’ordre public surviennent (...) ;

Considérant qu’il appartient à l’autorité de police compétente de concilier l’exercice du droit de manifester avec les impératifs de l’ordre public ; que, dans ce cadre, elle se doit de prendre les mesures de nature à prévenir, outre les infractions à la loi pénale, les troubles à l’ordre public, à partir de l’appréciation qu’elle fait du risque qu’ils surviennent ;

Considérant, dès lors, que répond à ces objectifs, une mesure qui, sans interdire de manière générale les manifestations, définit afin de garantir la sécurité des personnes et des biens le périmètre dans lequel des restrictions sont mises en œuvre, notamment à l’égard de rassemblements non déclarés, ne bénéficiant d’aucune organisation susceptible de l’encadrer et présentant des risques de troubles à l’ordre public ; »

6. Certains axes étaient temporairement exclus de la zone concernée par l’interdiction de manifester. L’arrêté permettait notamment aux manifestants de se réunir sur la place de la Bourse, aux abords du miroir d’eau, sur le quai de la Douane et sur le quai Richelieu jusqu’à 18 h 00.

7. Cet arrêté fut publié au recueil des actes administratifs spécial no 33‑2019-079 du 10 mai 2019, celui-ci étant accessible au public sur le site internet de la préfecture de la Gironde. En outre, les services préfectoraux diffusèrent un communiqué de presse relatif à l’interdiction de manifester litigieuse le 10 mai 2019. Celui-ci fut notamment publié sur les réseaux sociaux. La presse quotidienne régionale s’en fit l’écho.

8. Le lendemain, près de 700 personnes manifestèrent dans les rues de Bordeaux. À 16 h 20, la requérante fut contrôlée à l’intérieur du périmètre visé par l’arrêté précité et verbalisée pour participation à une manifestation interdite. Le procès-verbal dressé à son encontre mentionne ce qui suit :

« Renseignements complémentaires :

Contrôlée parmi [un] groupe de manifestants. Refusait, dans un 1er temps, de quitter les lieux et chantait des chants caractéristiques des manifestations depuis le 17.11.18 et certains hostiles à la police. »

9. Au total, 80 personnes furent verbalisées pour participation à une manifestation interdite au cours de cette journée. En outre, 11 personnes furent interpelées à la suite de heurts avec les forces de l’ordre ou de dégradations.

10. La requérante reçut un avis de contravention mettant à sa charge le paiement d’une amende forfaitaire de 135 euros (« EUR »), qu’elle contesta au moyen d’une requête en exonération.

11. Elle fut ensuite condamnée à 100 EUR d’amende par une ordonnance pénale, à laquelle elle fit opposition.

12. Devant le tribunal de police, elle contesta la légalité de l’interdiction de manifester par voie d’exception.

13. Par un jugement du 16 novembre 2020, le tribunal de police de Bordeaux déclara son opposition recevable, rejeta l’exception d’illégalité qu’elle avait présentée et la condamna à 150 EUR d’amende, ainsi qu’au paiement d’un droit fixe de procédure de 31 EUR.

14. La requérante forma un pourvoi en cassation contre ce jugement en développant notamment des moyens tirés de la violation des articles 10 et 11 de la Convention.

15. Par un arrêt du 18 mai 2021, le pourvoi en cassation de la requérante fut rejeté aux motifs suivants :

« Pour rejeter l’exception d’illégalité de l’arrêté préfectoral interdisant la manifestation et déclarer la prévenue coupable de participation à une manifestation interdite, le jugement attaqué énonce qu’il résulte d’un procès‑verbal de contravention faisant foi jusqu’à preuve contraire que, le 11 mai 2019, Mme Eckert a été interpellée dans un groupe participant à la manifestation interdite par l’arrêté préfectoral du 10 mai 2019 dans les rues Sainte-Catherine et la Merci sises au centre de Bordeaux.

Le jugement ajoute que le centre de Bordeaux où se tiennent des bâtiments publics ciblés par des mesures particulières de sécurité dans un contexte de menace terroriste élevée ne constitue pas un lieu approprié de manifestations non déclarées.

Le juge retient que le rassemblement prévu dans le cadre du mouvement des “gilets jaunes” n’a pas d’organisateur identifié et n’a pas fait l’objet d’une déclaration, ce qui a pour conséquence l’impossibilité d’adapter les dispositifs préventifs, que les rassemblements qui se sont tenus depuis novembre 2018 dans le centre de Bordeaux ont été le théâtre d’affrontements violents avec les forces de l’ordre et ont eu pour conséquences de nombreux blessés et de nombreuses dégradations, avec des manifestants arrêtés en possession d’armes.

Le juge relève que l’interdiction de manifester s’inscrit ainsi dans une localisation et un temps bien définis dans un objectif de prévention des réitérations de violences et de dégradations et n’apparaît pas disproportionnée par rapport à l’exercice de la liberté de manifester et au but poursuivi de maintien de l’ordre public.

Le juge retient encore que l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure prévoit la possibilité pour l’autorité administrative d’interdire une manifestation projetée et que son application ne peut donc se réduire aux seules manifestations déclarées.

En statuant ainsi, le tribunal a justifié sa décision sans méconnaître les dispositions légales et conventionnelles invoquées.

En premier lieu, l’interdiction d’une manifestation par l’autorité administrative n’est pas subordonnée à l’existence d’une déclaration préalable.

En second lieu, le tribunal a, sans insuffisance ni contradiction, souverainement apprécié qu’en raison des circonstances locales, l’interdiction de manifester, limitée dans l’espace et dans le temps, était proportionnée au but poursuivi de protection de l’ordre public.

Dès lors, les moyens doivent être écartés. »

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE

1. L’interdiction de manifester prévue par l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure

16. Les articles L. 211-1 et L. 211-2 du code de la sécurité intérieure prévoient que les manifestations sur la voie publique doivent, en principe, faire l’objet d’une déclaration préalable auprès de l’autorité administrative compétente au moins trois jours avant la date de l’événement.

17. Le premier alinéa de l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure précise que la notion de « manifestation sur la voie publique » comprend notamment « les cortèges, défilés et rassemblements de personnes ». La Cour de cassation la définit par ailleurs comme « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d’un groupe organisé de personnes aux fins d’exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune » (Cass. crim., 9 février 2016, no 14-82.234, Bull. crim. no 35).

18. Une manifestation peut être interdite sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure, qui prévoit ce qui suit :

« Si l’autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, elle l’interdit par un arrêté qu’elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu.

(...) »

19. La Cour de cassation juge que l’autorité de police peut, sur ce fondement, interdire toute manifestation soumise à déclaration, dès lors qu’elle estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l’ordre public, peu important que celle-ci ait fait ou non l’objet d’une telle déclaration (Crim., 16 mars 2021, no 20‑85.603 ; voir, déjà, Crim., 3 septembre 2019, no 18-83.854).

20. Le Conseil d’État interprète les dispositions des articles précités comme il suit (Conseil d’État, 4 décembre 2023, no 487984) :

« Le respect de la liberté de manifestation et de la liberté d’expression doit être concilié avec l’exigence constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public. Il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police, lorsqu’elle est saisie de la déclaration préalable prévue à l’article L. 211-1 du code de la sécurité intérieure ou en présence d’informations relatives à un ou des appels à manifester, d’apprécier le risque de troubles à l’ordre public et, sous le contrôle du juge administratif, de prendre les mesures de nature à prévenir de tels troubles, au nombre desquelles figure, le cas échéant, l’interdiction de la manifestation, si une telle mesure présente un caractère adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances, en tenant compte des moyens dont elle dispose. Une mesure d’interdiction, qui ne peut être prise qu’en dernier recours, peut être motivée par le risque de troubles matériels à l’ordre public, en particulier de violences contre les personnes et de dégradations des biens, et par la nécessité de prévenir la commission suffisamment certaine et imminente d’infractions pénales susceptibles de mettre en cause la sauvegarde de l’ordre public même en l’absence de troubles matériels.

D’une part, la déclaration d’une manifestation peut être faite, en vertu du premier alinéa de l’article L. 211-2 du code de la sécurité intérieure, jusqu’à trois jours francs avant la date de l’évènement. Pour leur part, les risques de troubles à l’ordre public, dont il appartient à l’autorité administrative d’apprécier l’existence, peuvent ne se révéler que peu de temps avant la tenue de la manifestation. En outre, dans l’hypothèse où de tels risques existent, l’autorité administrative doit, avant de prendre une décision d’interdiction de la manifestation, évaluer si d’autres mesures moins attentatoires à la liberté de manifester, comme l’aménagement de l’itinéraire projeté ou la restriction de la durée de la manifestation, seraient de nature à prévenir ces risques puis, en application de l’article L. 121-1 du code des relations entre le public et l’administration, et sous réserve des hypothèses prévues à l’article L. 121-2 du même code, mettre les organisateurs à même de faire valoir leurs observations sur l’interdiction ou les restrictions envisagées.

D’autre part, en application des dispositions de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure, pour les manifestations déclarées, et en application des dispositions de l’article L. 221-8 du code des relations entre le public et l’administration pour celles qui ne l’ont pas été et dont les organisateurs peuvent être identifiés, la décision interdisant une manifestation sur la voie publique doit être dûment notifiée aux organisateurs et préciser les motifs, la date, les horaires et le périmètre de l’interdiction. Il appartient, en outre, à l’autorité administrative d’informer le public par tout moyen utile de l’interdiction édictée. Enfin, l’article L. 221-2 du code des relations entre le public et l’administration subordonne l’entrée en vigueur des décisions d’interdiction de manifester présentant un caractère réglementaire à “l’accomplissement de formalités adéquates de publicité”, qui peuvent être satisfaites par tout moyen utile d’information du public. Il appartient à l’autorité administrative de procéder, dans toute la mesure du possible, à ces différentes mesures d’information dans un délai permettant de saisir utilement le juge administratif, notamment le juge des référés saisi sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. »

2. Les voies de recours permettant de contester une mesure d’interdiction de manifester

21. D’une part, les mesures d’interdiction des manifestations peuvent être contestées devant le juge administratif. Elles peuvent notamment faire l’objet d’un recours en annulation pour excès de pouvoir (Conseil d’État, 12 novembre 1997, no 169295, publié au recueil Lebon) ou d’une procédure de référé (voir, pour un référé-liberté, Conseil d’État, réf., 5 janvier 2007, no 300311).

22. Lorsqu’il est saisi au fond d’une demande d’annulation, le juge administratif s’assure alors que l’atteinte aux libertés de manifestation ou de réunion est nécessaire, adaptée et proportionnée aux impératifs d’ordre public, eux-mêmes fondés sur des circonstances précises de temps et de lieu, susceptibles de la justifier (Conseil d’État, 12 novembre 1997, no 169295, publié au recueil Lebon ; voir, par exemple, Conseil d’État, 15 janvier 2021, no 441265). Il s’assure en particulier que la mesure a été ordonnée en dernier recours, en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité de police pour prévenir de tels troubles (Conseil d’État, 4 décembre 2023, précité).

23. Lorsqu’il est saisi en référé-liberté, le juge administratif contrôle la proportionnalité de l’atteinte portée à la liberté de manifestation, en s’assurant en particulier qu’aucune autre mesure que l’interdiction de manifester n’était de nature à préserver l’ordre public (Conseil d’État, réf., 5 janvier 2007, précité, 26 juillet 2014, no 383091, et 24 mai 2023, no 474297).

24. D’autre part, les mesures d’interdiction de manifester peuvent être contestées devant le juge pénal par voie d’exception, sur le fondement de l’article 111‑5 du code pénal, en particulier en cas de poursuites du chef d’organisation ou de participation à une manifestation interdite. Celui-ci contrôle alors la légalité (Cass., crim., 2 avril 1998, no 97‑81.805, Bull. crim. no 130) et la proportionnalité de la mesure d’interdiction de manifester prise par rapport aux nécessités du maintien de l’ordre au regard des circonstances de la cause (Cass., crim., 3 avril 2001, no 00-86.515, Bull. crim. no 89).

3. Dispositions répressives

25. Créé par un décret no 2109-208 du 20 mars 2019, l’article R. 644-4 du code pénal prévoit ce qui suit :

« Le fait de participer à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe [soit 750 EUR au maximum]. »

26. Par une décision no 429034 du 22 juillet 2020, le Conseil d’État a rejeté une requête aux fins d’annulation du décret du 20 mars 2019 portant notamment sur la prévisibilité de cette incrimination en jugeant ce qui suit :

« En premier lieu, (...) le décret attaqué a cherché, en augmentant le montant de l’amende encourue en cas de participation à une manifestation interdite, à assurer un meilleur respect des interdictions décidées sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure. Si la Ligue des droits de l’homme soutient que l’institution d’une telle infraction conduit à sanctionner une personne au seul motif qu’elle fait usage de la liberté d’expression et de manifestation, sans considération de son comportement individuel ni du déroulement de la manifestation interdite, les dispositions attaquées sanctionnent le fait de participer à une manifestation en dépit de l’interdiction édictée. La peine encourue ne faisant que sanctionner le non-respect de l’interdiction prévue par la loi, laquelle doit être justifiée par la nécessité de prendre une telle mesure pour préserver l’ordre public, les dispositions de l’article R. 644-4 issues du décret attaqué ne portent pas, par elles-mêmes, atteinte à la liberté de manifester ni à la liberté d’expression garanties par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par les articles 10 et 11 de la [Convention].

En deuxième lieu, si la Ligue des droits de l’homme soutient que l’infraction instituée est insuffisamment précise et prévisible et que la sanction prévue est dépourvue de nécessité, il résulte des dispositions de l’article R. 644-4 du code pénal issues du décret attaqué, qui sont dépourvues d’ambiguïté, qu’elles sanctionnent le fait de prendre personnellement part à une manifestation sur la voie publique interdite, l’intention des personnes présentes dans le périmètre de la manifestation interdite d’y participer effectivement étant soumise à l’appréciation du juge pénal, et que ces dispositions ne s’appliquent que dans l’hypothèse où la manifestation sur la voie publique a été interdite sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure. Si, en application de ces dispositions, la décision interdisant une manifestation sur la voie publique doit être dûment notifiée aux organisateurs et préciser les motifs, la date, les horaires et le périmètre de l’interdiction, il appartient également à l’autorité administrative d’informer le public par tout moyen utile de l’interdiction édictée. Par ailleurs, la circonstance que des manifestations sur la voie publique soient organisées sans être déclarées au préalable et que le code pénal réprime les faits de violence commis lors d’attroupements sur la voie publique est sans incidence sur l’appréciation de la nécessité de la peine prévue par le décret attaqué. Par suite, les moyens tirés de la méconnaissance des principes énoncés à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à l’article 7 de la [Convention] doivent être écartés. »

27. Dans le même sens, la Cour de cassation juge que l’infraction n’est constituée que si la personne contrôlée dans le périmètre concerné par une interdiction de manifester avait l’intention d’y prendre part (Crim., 8 juin 2021, no 20-87.257). Un procès-verbal rapportant la présence du prévenu sur les lieux visés par une interdiction de manifester ne suffit donc pas à établir sa « participation » à la manifestation interdite au sens l’article R. 644‑4 du code de procédure pénale (Crim., 20 avril 2022, no 21‑86.266).

28. Par ailleurs, le seul fait de participer à une manifestation non déclarée n’est pas punissable (Crim., 8 janvier 2022, no 21‑82.451).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 et 11 DE LA CONVENTION

29. Invoquant à la fois les articles 10 et 11 de la Convention, la requérante soutient que sa condamnation pénale pour participation à une manifestation interdite a porté atteinte à ses droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique.

30. La Cour rappelle qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits d’un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux qu’il a invoqués (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).

31. Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime que ce grief doit être examiné au regard du seul article 11, qui s’analyse en une lex specialis par rapport à l’article 10 (Ezelin c. France, 26 avril 1991, § 35, série A no 202, Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 85, CEDH 2015, et Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 101, 15 novembre 2018).

32. Pour autant, malgré son rôle autonome et la spécificité de sa sphère d’application, l’article 11 doit s’envisager aussi à la lumière de l’article 10 lorsque l’exercice de la liberté de réunion a pour objectif l’expression d’opinions personnelles ou la nécessité de donner toute sa place au débat public et de laisser la contestation s’exprimer ouvertement (Ezelin, précité, § 37, Kudrevičius et autres, précité, § 86, et Navalnyy, précité, § 102).

33. Les termes de l’article 11 de la Convention sont les suivants :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique (...).

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, (...) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »

1. Sur la recevabilité

34. La Cour rappelle que l’article 11 ne protège que le droit à la liberté de « réunion pacifique », notion qui ne couvre pas les manifestations dont les organisateurs et participants ont des intentions violentes. Les garanties de cette disposition s’appliquent donc à tous les rassemblements, à l’exception de ceux où les organisateurs ou les participants sont animés par des intentions violentes, incitent à la violence ou renient d’une autre façon les fondements de la société démocratique (Kudrevičius et autres, précité, § 92).

35. Même s’il existe un risque réel qu’un défilé public soit à l’origine de troubles par suite d’événements échappant au contrôle des organisateurs, ce défilé ne sort pas pour cette seule raison du champ d’application du paragraphe 1 de l’article 11, et toute restriction imposée à pareille réunion doit être conforme aux termes du paragraphe 2 de cette disposition (ibidem, § 94).

36. Pour autant que ses intentions ou son comportement demeurent pacifiques, une personne ne cesse pas de jouir du droit à la liberté de réunion pacifique au simple motif que d’autres personnes commettraient des actes de violence sporadiques ou d’autres actes répréhensibles au cours de la manifestation (Ezelin, précité, § 53, série A no 202, Shmorgunov et autres c. Ukraine, nos 15367/14 et 13 autres, § 490, 21 janvier 2021).

37. En l’espèce, les organisateurs des rassemblements du 11 mai 2019 ne sont pas connus (paragraphe 5 ci-dessus), le mouvement de revendication des « gilets jaunes » se caractérisant par sa faible structuration et par son absence de hiérarchisation. Pour autant, aucun élément ne vient ici établir que les personnes ayant appelé à manifester le 11 mai 2019 à Bordeaux aient été animées d’intentions violentes ou qu’elles aient renié d’une autre façon les valeurs fondamentales d’une société démocratique. Il en va de même en ce qui concerne la requérante, à qui aucune action violente ou incitation à la violence n’a été reprochée (paragraphe 8 ci-dessus). Si la requérante a été condamnée pour avoir méconnu un arrêté portant interdiction de manifester, un tel comportement n’est pas d’une nature ou d’une gravité propre à soustraire les faits du champ d’application de l’article 11 de la Convention (voir, mutatis, mutantis, Kudrevičius et autres, précité, §§ 97‑98).

38. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Thèse des parties

a) La requérante

39. La requérante soutient que l’incrimination de la participation à une manifestation interdite prévue par l’article R. 644-4 du code pénal manque de clarté et de prévisibilité. Elle critique notamment le fait que cet article renvoie en cascade à l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure et à l’article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales. Il en résulterait, selon elle, qu’une manifestation ne peut être interdite que si elle a préalablement été déclarée. Elle soutient en outre que ces dispositions ne prévoient pas suffisamment de garanties contre l’arbitraire. Elle fait particulièrement valoir qu’elles n’exigent pas la preuve du caractère intentionnel de l’infraction.

40. À ses yeux, cette contravention sanctionne la simple participation à un rassemblement pacifique de façon disproportionnée. Elle fait valoir que l’institution de cette contravention visait moins à protéger l’ordre public qu’à faire cesser le mouvement de revendication des « gilets jaunes ».

b) Le Gouvernement

41. Le Gouvernement ne conteste pas l’existence d’une ingérence dans le droit à la liberté de réunion pacifique de la requérante.

42. Il soutient cependant que la condamnation de la requérante se fonde sur les articles R. 644-4 du code de procédure pénale et L. 211‑4 du code de la sécurité intérieure combinés, ainsi que sur l’arrêté préfectoral du 10 mai 2019, et que les dispositions de ces textes, éclairées par leur interprétation jurisprudentielle, sont suffisamment prévisibles. Il fait valoir qu’il incombe au premier chef aux juridictions internes d’interpréter le droit interne et qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation que l’absence de déclaration préalable à la manifestation ne fait pas obstacle à son interdiction sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure (paragraphe 19 ci-dessus). Il fait valoir que le Conseil d’État considère que les dispositions de l’article R. 644‑4 du code de procédure pénale sont dépourvues d’ambiguïté et qu’elles sont suffisamment prévisibles, dans la mesure où elles sanctionnent le fait de prendre personnellement part à une manifestation interdite, l’intention des personnes présentes dans le périmètre de la manifestation interdite d’y participer effectivement étant soumise à l’appréciation du juge pénal, et où elles ne s’appliquent que si l’interdiction a été ordonnée sur le fondement de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure (paragraphe 26 ci-dessus).

43. S’agissant de la nécessité de la mesure, il fait valoir que l’interdiction de manifester était justifiée par l’importance du risque de trouble à l’ordre public, dans un contexte marqué par une succession d’incidents violents et de dégradations lors de rassemblements des « gilets jaunes ». Il ajoute que l’amende prononcée n’est pas excessive.

2. Appréciation de la Cour

44. Il n’est pas contesté que la condamnation de la requérante au paiement d’une amende de 150 EUR pour sa participation à une manifestation interdite constitue une ingérence dans son droit à la liberté de réunion. La Cour en convient et rappelle à cet égard que les restrictions à la liberté de réunion englobent non seulement les mesures prises avant ou pendant une réunion, mais aussi les mesures d’ordre répressif prises ultérieurement (Ezelin, précité, § 39, et Kudrevičius et autres, précité, §§ 100-101).

45. Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle est « prévue par la loi », poursuit un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cette disposition et est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre (voir, parmi beaucoup d’autres, Laguna Guzman c. Espagne, no 41462/17, § 44, 6 octobre 2020, et Cheremskyy c. Ukraine, no 20981/13, § 29, 7 décembre 2023).

a) Sur la base légale de la mesure

1. Principes généraux

46. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » qui figurent aux articles 8 à 11 de la Convention imposent non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne mais visent aussi la qualité de la loi en cause : celle-ci doit être accessible au justiciable et prévisible quant à ses effets (Kudrevičius et autres, précité, § 108, et Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS) c. Suisse [GC], no 21881/20, § 77, 27 novembre 2023).

47. En particulier, on ne peut considérer comme une « loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999-III, et Kudrevičius et autres, précité, § 109).

48. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes ; le pouvoir de la Cour de contrôler le respect du droit interne est donc limité, puisqu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. De plus, le niveau de précision requis de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de l’instrument en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (ibidem, § 110 et références citées).

49. Pour répondre aux exigences de qualité de la loi, le droit interne doit offrir une certaine protection contre la possibilité d’atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par la Convention. Lorsqu’il s’agit de questions touchant aux droits fondamentaux, la loi irait à l’encontre de la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique consacrés par la Convention, si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif ne connaissait pas de limite. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (Hassan et Tchaouch c. Bulgarie [GC], no 30985/96, § 84, CEDH 2000-XI, Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I, Lashmankin et autres c. Russie, nos 57818/09 et 14 autres, § 411, 7 février 2017 et Navalnyy, précité, § 115).

2. Application en l’espèce

50. En l’espèce, la condamnation de la requérante était fondée sur l’article R. 644‑4 du code pénal (paragraphe 21 ci-dessus), ainsi que sur l’arrêté portant interdiction de manifester pris par la préfète de Gironde le 10 mai 2019. Elle avait donc une base légale en droit interne.

51. La Cour doit s’assurer que chacune de ces dispositions étaient accessibles. S’agissant d’abord des dispositions du code pénal, il est clair que celles-ci étaient accessibles. S’agissant ensuite de l’arrêté du 10 mai 2019, la Cour est en mesure de s’assurer que cet arrêté a fait l’objet d’une publication officielle au recueil des actes administratif, celui-ci étant accessible au public en ligne (paragraphe 7 ci-dessus). Elle note au surplus qu’un communiqué de presse a été diffusé à ce sujet le 10 mai 2019, en particulier sur les réseaux sociaux. La Cour en déduit que l’interdiction de manifester litigieuse a effectivement été portée à la connaissance du public.

52. S’agissant de la prévisibilité de la loi, la Cour relève que les termes de l’article R. 644‑4 du code pénal, tels qu’interprétés par la jurisprudence interne, sont dénués d’ambiguïté. En particulier, la notion de « manifestation sur la voie publique » est clairement définie (paragraphe 17 ci-dessus). En outre, l’infraction n’est constituée que si, d’une part, un arrêté d’interdiction a été pris sur le fondement de l’article L. 211‑4 du code de la sécurité intérieure, et si, d’autre part, l’auteur y « participe », la présence fortuite d’un individu dans le périmètre visé par une interdiction de manifester n’étant pas punissable (paragraphes 26 et 27 ci-dessus).

53. Si l’article R. 644‑4 du code pénal renvoie à l’article L. 211‑4 du code de la sécurité, qui est une disposition législative encadrant le pouvoir d’interdire une manifestation (paragraphe 18 ci-dessus), la Cour rappelle qu’une telle technique légistique n’est, en soi, pas incompatible avec les exigences de prévisibilité de la loi pénale (Avis consultatif relatif à l’utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée [GC], demande no P16-2019-001, Cour constitutionnelle arménienne, §§ 70‑74, 29 mai 2020). En pareil cas, il importe surtout que, lues conjointement, les normes référées et référentes permettent à la personne concernée, en s’entourant au besoin de conseils éclairés, de déterminer si son comportement est propre à engager sa responsabilité pénale (ibidem, §§ 73‑74). Or, en l’espèce, la Cour note que les éléments constitutifs de l’infraction sont clairement définis à l’article R. 644‑4 du code pénal, sans que la référence à l’article L. 211-4 du code de la sécurité ne vienne étendre la portée de l’incrimination. L’existence d’un arrêté portant interdiction de manifester pris sur ce fondement suffit au citoyen pour déterminer les conséquences attachées à sa participation à la manifestation en cause. Dans ces conditions, la Cour considère que les termes de l’article R. 644‑4 du code pénal sont énoncés avec une clarté et une précision suffisantes.

54. Par ailleurs, l’arrêté du 10 mai 2019 circonscrit précisément la portée spatiale et temporelle de l’interdiction de manifester litigieuse.

55. La Cour considère ensuite que les juridictions internes n’ont pas interprété l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure de façon arbitraire ou imprévisible en jugeant qu’une manifestation peut être interdite lorsque l’obligation de déclaration préalable n’a pas été satisfaite (paragraphes 19 et 20 ci-dessus).

56. Il lui reste cependant à déterminer si le droit interne prévoit des garanties suffisantes contre l’arbitraire.

57. À cet égard, elle relève en premier lieu que le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative en matière d’interdiction de manifester est encadré par les dispositions de l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure et par la jurisprudence interne. Seules les manifestations sur la voie publique peuvent être interdites sur ce fondement (comparer avec Navalnyy, précité, §§ 117-118). La manifestation projetée doit, en outre, être de nature à troubler l’ordre public. Enfin, la mesure d’interdiction doit être adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances, et ne peut être prise qu’en dernier recours (paragraphes 20, 22 et 23 ci-dessus).

58. La Cour constate en second lieu que les juridictions internes contrôlent la légalité et la proportionnalité des mesures d’interdiction de manifester (comparer avec Lashmankin et autres, précité, § 428). Ce contrôle juridictionnel peut être provoqué par voie d’action devant le juge administratif (paragraphes 22 et 23 ci-dessus) ou par voie d’exception devant le juge pénal (paragraphe 24 ci-dessus). La requérante, qui a choisi de soulever une exception d’illégalité devant le tribunal de police, ne conteste pas l’effectivité de cette voie de recours.

59. Dans ces conditions, la Cour estime que le droit interne fixe avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative par les dispositions litigieuses.

60. Au vu de tout ce qui précède, la Cour considère que la base légale de la mesure répond, en chacun de ses éléments, aux exigences de qualité de la loi découlant du paragraphe 2 de l’article 11. Elle en conclut qu’elle était prévisible.

b) Sur la nécessité de la mesure

61. La Cour estime que la condamnation de la requérante poursuivait des buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre, la prévention des infractions et la protection de droits d’autrui. Il lui reste à déterminer si cette restriction à la liberté de réunion était nécessaire dans une société démocratique.

1. Principes généraux

62. La liberté de réunion pacifique, l’un des fondements d’une société démocratique, est assortie d’un certain nombre d’exceptions qui appellent une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de façon convaincante. Lorsqu’ils examinent si les restrictions aux droits et libertés garantis par la Convention peuvent passer pour « nécessaires dans une société démocratique », les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation, mais celle-ci n’est pas illimitée. C’est à la Cour qu’il revient de se prononcer de manière définitive sur la compatibilité de telle ou telle restriction avec la Convention, et elle le fait en appréciant les circonstances de la cause (Barraco c. France, no 31684/05, §§ 41‑42, 5 mars 2009, Kudrevičius et autres, précité, § 142, et Navalnyy, précité, § 128).

63. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non pas de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier si les décisions qu’elles ont rendues sont conformes aux exigences de l’article 11. Il ne s’ensuit pas qu’elle doit se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer, après avoir établi qu’elle poursuivait un « but légitime », si elle répondait à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle était proportionnée au but poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11, et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (Kudrevičius et autres, précité, § 143, Körtvélyessy c. Hongrie, no 7871/10, § 26, 5 avril 2016, et Öğrü et autres c. Turquie, nos 60087/10 et 2 autres, §§ 65‑66, 19 décembre 2017).

64. La Cour rappelle que la liberté de réunion garantie par l’article 11 de la Convention protège aussi les manifestations susceptibles de heurter ou mécontenter des éléments hostiles aux idées ou revendications qu’elles veulent promouvoir ().

65. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 86, CEDH 2001-IX, Kudrevičius et autres, précité, § 145, et Annenkov et autres c. Russie, no 31475/10, § 131, 25 juillet 2017des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but qu’elle poursuit. Lorsque les sanctions infligées sont de nature pénale, elles appellent une justification particulière. Une manifestation pacifique ne doit pas, en principe, faire l’objet d’une menace de sanction pénale, notamment d’une privation de liberté. Ainsi, la Cour doit examiner avec un soin particulier les affaires où les sanctions infligées par les autorités nationales pour des comportements non violents impliquent une peine d’emprisonnement (Kudrevičius et autres, précité, § 146, Chernega et autres c. Ukraine, no 74768/10, § 221, 18 juin 2019 et Chkhartishvili c. Géorgie, no 31349/20, § 51, 11 mai 2023).

2. Application en l’espèce

66. La Cour examinera la justification de l’interdiction de manifester prise pour la journée du 11 mai 2019 avant de statuer sur la nécessité des mesures répressives spécifiquement prises à l’encontre de la requérante.

α) Sur la justification de l’interdiction de manifester

67. La Cour note que le 11 mai 2019 correspondait à la vingt-sixième journée de mobilisation du mouvement des « gilets jaunes » (paragraphe 4 ci-dessus).

68. Pour interdire toute manifestation sur la voie publique dans une partie du centre-ville de Bordeaux le 11 mai 2019, la préfète de la Gironde a relevé que de violents affrontements étaient survenus dans la commune à l’occasion de précédents rassemblements des gilets jaunes. Elle a précisé que ces heurts avaient fait 233 blessés dans le département de la Gironde, certains manifestants ayant été interpelés en possession d’objets pouvant servir d’armes, et que de nouveaux troubles à l’ordre public s’étaient reproduits à l’occasion de manifestations non déclarées le samedi 6 avril 2019. Elle a par ailleurs estimé, au vu des appels à manifester diffusés sur les réseaux sociaux, qu’un grand nombre de personnes était susceptible de rassembler à Bordeaux ce jour-là. Elle a en outre déploré la méconnaissance de l’obligation de déclaration préalable prévue par la loi et l’impossibilité d’échanger avec les organisateurs (paragraphe 5 ci-dessus).

69. Ces circonstances de fait ont été tenues pour établies par les juridictions internes. Si la requérante indique que les précédents incidents constatés à Bordeaux correspondaient pour la plupart à des faits de dégradation de commerces, d’établissements bancaires et de mobilier urbain, elle ne conteste pas cette appréciation des faits.

70. Dans ces conditions et compte tenu de la répétition d’incidents sérieux lors de rassemblements de « gilets jaunes » à Bordeaux, la Cour estime que les autorités internes ont légitimement pu considérer qu’il existait un risque sérieux d’affrontements violents avec les forces d’ordre et de dégradations. Or, la prévention de tels risques constitue sans nul doute un besoin social impérieux.

71. S’agissant du manquement à l’obligation de déclaration préalable, la Cour rappelle qu’il ne justifie pas nécessairement, à lui seul, une ingérence dans l’exercice par une personne de son droit à la liberté de réunion pacifique (Cissé c. France, no 51346/99, § 50, CEDH 2002-III (extraits), et Kudrevičius et autres, précité, § 150). Aux yeux de la Cour, cette circonstance a bien moins de poids que le risque de débordements précédemment évoqué. Elle rappelle cependant que le fait de subordonner la tenue d’une manifestation publique à une notification, voire à une procédure d’autorisation, ne porte pas atteinte en principe à la substance du droit consacré par l’article 11, pour autant que le but de la procédure est de permettre aux autorités de prendre des mesures raisonnables et adaptées permettant de garantir le bon déroulement des évènements de ce type (Sergueï Kouznetsov c. Russie, no 10877/04, § 42, 23 octobre 2008, Kudrevičius et autres, précité, §§ 147-148 et 152, et Navalnyy, précité, § 136). L’absence de dialogue avec les organisateurs entrave la capacité de planification et d’évaluation des risques des autorités internes et rend la conciliation des intérêts en jeu plus malaisée. La Cour réaffirme qu’il est important que les organisateurs de manifestations se conforment aux règles du jeu démocratique, dont ils sont les acteurs, en respectant la réglementation en vigueur (Oya Ataman c. Turquie, no 74552/01, § 38, CEDH 2006-XIV, et Kudrevičius et autres, précité, § 155). En outre, aucune circonstance ne permet de justifier l’absence de déclaration préalable en l’espèce, la manifestation du 11 mai 2019 ne constituant pas une réaction immédiate à un évènement politique ou social déterminé (comparer avec Bukta et autres c. Hongrie, no 25691/04, § 36, CEDH 2007-III, et Laguna Guzman, précité, § 51).

72. S’agissant des modalités de l’interdiction de manifester, la Cour relève, avec les juridictions internes, qu’elles étaient précisément bornées dans l’espace et dans le temps. Celle-ci ne concernait qu’une partie du centre‑ville de Bordeaux, comprenant notamment l’hôtel de ville et ses principales artères commerçantes. Il était donc loisible aux manifestants de se rassembler hors de cette zone – le simple fait de participer à une manifestation non déclarée n’étant, au demeurant, pas punissable en droit interne (paragraphe 28 ci-dessus). Dans ces conditions, les juridictions internes ont estimé que l’interdiction de manifester dans certains endroits de la ville n’était pas disproportionnée. La Cour rappelle que grâce à leurs contacts directs et constants avec les réalités du pays, les cours et tribunaux d’un État se trouvent souvent mieux placés que le juge international pour préciser où se situe, à un moment donné, le juste équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06 et 3 autres, § 54, CEDH 2011, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 54, 29 mars 2016, et Öğrü et autres, précité, § 69). Constatant que la mise en balance des intérêts en jeu a été effectuée dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, elle ne discerne pas de raison sérieuse justifiant de substituer son avis à celui des juridictions internes. Elle en conclut que l’interdiction de la manifestation du 11 mai 2019 n’était pas contraire aux exigences de l’article 11.

β) Sur la justification des mesures répressives prises à l’encontre de la requérante

73. S’appuyant sur une jurisprudence constante, la Cour considère que les États doivent pouvoir sanctionner ceux qui participent à une manifestation interdite dès lors que cette interdiction est conforme aux exigences de la Convention, comme c’est le cas en l’espèce (voir, a fortiori, Ziliberberg c. Moldova (déc.), no 61821/00, 4 mai 2004, Rai et Evans (déc.), nos 26258/07 et 26255/07, 17 novembre 2009, et Kudrevičius et autres, précité, § 149). Toutefois, l’illicéité d’une manifestation ne donne pas carte blanche aux autorités, lesquelles demeurent limitées par l’exigence de proportionnalité découlant de l’article 11 (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 151).

74. En l’espèce, la Cour note que la requérante a d’abord été invitée à quitter les lieux, ce qu’elle a refusé de faire (paragraphe 8 ci-dessus). Elle a ensuite fait l’objet d’un simple contrôle d’identité, et non d’une arrestation (comparer avec Ziliberberg c. Moldova, décision précitée, Rai et Evans, décision précitée, et Berladir et autres c. Russie (déc.), no 34202/06, §§ 12 et 49, 10 juillet 2012). Il n’est pas soutenu que les policiers aient recouru à la force pour disperser ce groupe de manifestants, et rien ne l’indique (comparer avec Oya Ataman, précité, §§ 7 et 43).

75. S’agissant de la peine prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour relève qu’il s’agit d’une simple amende, d’un montant de 150 EUR. La Cour constate qu’il s’agit là d’une peine légère, de nature strictement pécuniaire et d’une sévérité modérée (comparer avec Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, §§ 106-107, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII pour une amende de 70 livres sterling (GBP) et 28 jours d’incarcération, Lucas c. Royaume‑Uni (déc.), no 39013/02, 18 mars 2003 où le requérant avait été détenu pendant quatre heures avant d’être condamné à 150 GBP d’amende, et Kudrevičius et autres, précité, § 178 où les requérants avaient été condamnés à des peines privatives de liberté de soixante jours avec sursis, assorties d’une interdiction de quitter son lieu de résidence pendant plus de sept jours sans autorisation). Au vu de l’importance du risque de troubles à l’ordre public précédemment évoqué, la Cour estime que les mesures répressives prises à l’encontre de la requérante n’étaient pas disproportionnées.

γ) Conclusion

76. Compte tenu de la marge d’appréciation reconnue aux États contractants, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief tiré de la violation de l’article 11 de la Convention recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 octobre 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik Lado Chanturia
Greffier Président


Synthèse
Formation : Cour (cinquiÈme section)
Numéro d'arrêt : 001-237441
Date de la décision : 24/10/2024
Type d'affaire : au principal et satisfaction équitable
Type de recours : Non-violation de l'article 11 - Liberté de réunion et d'association (Article 11-1 - Liberté de réunion pacifique)

Parties
Demandeurs : ECKERT
Défendeurs : FRANCE

Composition du Tribunal
Avocat(s) : Bouyer, Bruno

Origine de la décision
Date de l'import : 25/10/2024
Fonds documentaire ?: HUDOC

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