TROISIÈME SECTION
AFFAIRE A.R.E. c. GRÈCE
(Requête no 15783/21)
ARRÊT
Art 3 • Expulsion • Renvoi de la requérante dans son pays d’origine, la Türkiye, sans examen des risques de mauvais traitements invoqués et de sa demande de protection internationale • Art 13 (+ Art 3) • Absence de recours effectif
Art 5 § 1 • Arrestation ou détention régulières • Détention informelle de la requérante, préalablement à son refoulement, dépourvue de tout fondement juridique • Art 5 § 2 • Absence d’information sur les raisons de l’arrestation • Art 5 § 4 • Absence de recours pour contrôler la légalité de la détention
Art 3 (matériel) • Expulsion • Traitement inhumain ou dégradant • Art 2 (matériel) • Vie • Allégations factuelles de la requérante lors du refoulement par le fleuve Évros correspondant largement au modus operandi décrit dans les rapports d’institutions nationales et internationales pertinents • Violations invoquées ne pouvant être établies au-delà de tout doute raisonnable, faute d’éléments de preuve précis et concordants • Art 13 (+ Art 2 et Art 3) • Absence de recours effectif
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
7 janvier 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire A.R.E. c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
Peeter Roosma, président,
Pere Pastor Vilanova,
Ioannis Ktistakis,
Jolien Schukking,
Georgios A. Serghides,
Darian Pavli,
Andreas Zünd, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2024,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le refoulement allégué de la requérante de la Grèce vers la Türkiye. La requérante invoque les articles 2, 3, 5 et 13 de la Convention.
PROCÉDURE
2. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 15783/21) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante turque, Mme A.R.E. (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 mars 2021.
3. La requérante est née en 1992 et réside en Türkiye. Elle a été représentée par Me M. Papamina, Me K. Prountzou, Me A. Konstantinou, Me Z. Katsigianni, Me C. Kavvadia, Me E. Koutsouraki et Me V. Papadopoulos, avocats à Athènes. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme N. Marioli et ses délégués, M. K. Georgiadis, Conseiller juridique de l’État, M. D. Kalogiros, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État, Mmes S. Trekli et Z. Chatzipavlou, assesseures auprès du Conseil juridique de l’État et Mme A. Magrippi, auditrice auprès du Conseil juridique de l’État.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour, conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »). Le 2 décembre 2021, elle a été communiquée au Gouvernement défendeur. Tant le Gouvernement que la requérante ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et sur le fond de l’affaire.
5. Après y avoir été autorisées par le président de la chambre, les entités suivantes ont adressé leurs observations à la Cour : le Border Violence Monitoring Network, le Centre AIRE, conjointement avec le Conseil néerlandais des réfugiés et le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés, l’Association européenne des avocats pour la démocratie et les droits de l’homme dans le monde, conjointement avec les Avocats démocrates européens, l’Association des avocats pour la liberté et l’Association des avocats progressistes, ainsi, enfin, que le Greek Helsinki Monitor.
6. Le 14 novembre 2023, la chambre a décidé de tenir une audience dans l’affaire, et de notifier cette décision au Gouvernement turc.
7. Le 15 février 2024, la chambre a fixé la date de l’audience au 4 juin 2024. Elle a adressé aux parties les questions générales pour l’audience et les a également invitées à répondre par écrit à des questions spécifiques et à fournir des informations supplémentaires avant l’audience.
8. Après y avoir été invités par le président de la chambre, l’Ombudsman grec et la Commission nationale pour les droits de l’homme ont présenté des observations en réponse à la question suivante : « Has there been a systematic practice of refoulement of foreign nationals by the Greek authorities to Türkiye at land and sea borders? ».
9. Le 8 avril 2024, les parties ont soumis à la Cour leurs réponses aux questions spécifiques ainsi que les informations supplémentaires demandées.
10. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 4 juin 2024.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. K. Georgiadis, Conseiller juridique de l’État,
D. Kalogiros, assesseur auprès du Conseil juridique de l’État,
Mmes S. Trekli,
Z. Chatzipavlou, assesseures auprès du Conseil juridique de l’État ;
– pour la requérante
Mes M. Papamina, juriste, coordinatrice de l’unité juridique du Conseil grec pour les réfugiés,
K. Prountzou,
A. Konstantinou,
V. Papadopoulos,
Z. Katsigianni,
C. Kavvadia, conseils.
La Cour a entendu Mes M. Papamina, K. Prountzou et A. Konstantinou, pour la requérante, et M. D. Kalogiros et Mme S. Trekli, pour le Gouvernement, en leurs déclarations et en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
1. LE RÉCIT DE LA REQUÉRANTE
11. En novembre 2016, accusée d’appartenance à l’organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « FETÖ/PDY », la requérante fut placée en détention provisoire. Elle y resta pendant 28 mois.
12. Le 12 mars 2019, elle fut condamnée à six ans et trois mois d’emprisonnement pour appartenance au mouvement « FETÖ/PDY ». Ayant interjeté appel de sa condamnation, elle fut libérée provisoirement à cette même date dans l’attente du jugement en appel et à la condition de ne pas sortir du pays.
13. Le 4 mai 2019, vers 5 h 30, elle entra en Grèce en traversant, avec deux autres ressortissants turcs, le fleuve Évros depuis la Türkiye, afin de demander une protection internationale.
14. À 5 h 51, alors qu’elle se trouvait encore dans une zone forestière près de Nea Vyssa, elle contacta son frère via l’application WhatsApp, activant ainsi le service de localisation qui permettait de suivre sa position en direct (live location). Le frère de la requérante se trouvait alors en Grèce, où il s’était rendu en 2018 en vue de demander l’asile.
15. La requérante envoya à son frère une photo sur laquelle elle apparaissait avec les deux autres ressortissants turcs devant des arbres de la région rurale située à proximité de Nea Vyssa.
16. Entre 7 h 30 et 7 h 31, la requérante contacta à nouveau son frère pour lui demander de lui indiquer les coordonnées d’un avocat à Orestiada.
17. À 10 h 30, elle envoya à son frère une vidéo d’une durée de 12 secondes dans laquelle elle lui disait, en turc, craindre d’être illégalement refoulée.
18. À 10 h 40, elle lui adressa une nouvelle vidéo, d’une durée de 23 secondes, dans laquelle elle réitérait ses craintes.
19. À 10 h 48, le frère de la requérante envoya au bureau du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en Grèce un courriel qui indiquait ce qui suit :
« Chers représentants de l’ONU, je suis un demandeur d’asile turc vivant à Athènes. Le 4 mai vers 5 h 30, trois demandeurs d’asile turcs dont ma sœur ont traversé le fleuve Évros et sont arrivés en Grèce. Ils sont tout près d’Orestiada. Ils veulent faire une demande d’asile, mais craignent d’être refoulés. S’ils sont refoulés en Türkiye, leur vie sera en danger. Aidez-les s’il vous plaît, leurs noms sont (...) »
20. À 10 h 55, la requérante envoya un courriel au Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), dans lequel elle expliquait ce qui suit :
« Nous sommes trois demandeurs d’asile turcs, nous avons échappé à la persécution du gouvernement Erdogan et nous avons traversé l’Évros vers 5 h 30. Nous sommes tout près d’Orestiada. Nous voulons faire une demande d’asile, mais nous craignons des comportements inhumains et un refoulement de la part des autorités grecques. Si nous retournons en Türkiye, notre vie sera en danger. »
21. À 12 h 58, la requérante envoya une nouvelle vidéo, d’une durée de 26 secondes, à son frère, et poursuivit la communication avec lui.
22. À 13 h 3, la requérante adressa un message à un avocat, qui lui répondit en lui proposant de la rencontrer au centre de services des citoyens (le « KEP ») de Nea Vyssa.
23. À 13 h 54, le frère de la requérante envoya un nouveau courriel au HCR.
24. À 14 h 25, alors qu’elle attendait l’avocat, la requérante envoya à son frère une photo sur laquelle elle apparaissait, avec ses deux compatriotes, devant un panneau sur lequel était inscrit « KEP de Nea Vyssa ».
25. Un peu plus tard, l’avocat arriva sur les lieux, et photographia les trois ressortissants turcs assis sur un banc sur la place de Nea Vyssa.
26. Quelques minutes plus tard, la police survint et arrêta les trois ressortissants turcs. La requérante allègue que la police a refusé que l’avocat montât à bord du véhicule dans lequel ils étaient, mais qu’elle lui a permis de les suivre avec sa propre voiture.
27. Lorsqu’ils arrivèrent au commissariat de police, la requérante et ses deux compatriotes demandèrent l’asile pour la première fois.
28. Aussitôt après, la police les conduisit au poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio. Selon la requérante, la police n’autorisa pas l’avocat à entrer, mais celui-ci prit depuis sa voiture une photo de l’extérieur dudit poste de gardes-frontières, et l’envoya au frère de la requérante en l’informant que sa sœur se trouvait là.
29. La localisation de la requérante continuait à être transmise au frère de celle-ci via WhatsApp.
30. Les agents de police ne fournirent aucune indication aux trois ressortissants turcs pendant leur transfert. Une fois arrivée au poste de gardes‑frontières, la requérante réitéra son souhait de demander l’asile. Elle fut retenue au poste de manière officieuse et illégale, avec les deux autres ressortissants turcs, par deux agents de police jusqu’à 19 heures. Après cela, le rapatriement illégal (push-back) des trois ressortissants turcs commença.
31. Après un trajet d’environ 15-20 minutes, la requérante et ses deux compatriotes furent transférés par les deux agents de police à bord d’une camionnette verte à un commissariat de police inconnu qui était plus grand que celui de Neo Cheimonio. Toutes leurs affaires, dont notamment leurs sacs, chaussures et téléphones portables, ainsi que leur argent furent confisqués.
32. La requérante affirme qu’au cours du trajet en direction de la Grèce, elle s’était blessée en marchant et qu’elle souffrait d’une entorse. Contrainte à marcher pieds nus, sa blessure s’est aggravée au point qu’elle ressent toujours des douleurs à la jambe.
33. Un autre camion plus grand qui comportait un auvent, les transporta vers un endroit inconnu, près du fleuve Évros. Au total, trente-et-une personnes se trouvaient dans le véhicule : la requérante, les deux compatriotes avec lesquels elle était entrée en Grèce, trois autres ressortissants turcs d’origine kurde, quinze syriens, ainsi que dix ressortissants afghans ou pakistanais.
34. Quand le camion arriva au bord du fleuve Évros, trois personnes cagoulées et en uniforme de camouflage, qui étaient probablement des policiers, firent descendre les migrants. Il y avait ainsi, au total, cinq policiers.
35. Au moment de descendre du véhicule, la requérante demanda à la police : « Où est-ce que nous allons ? Nous demandons l’asile ». Un policier lui fit signe de rester silencieuse en mettant son doigt sur sa bouche. Certaines personnes refusèrent de quitter le camion, notamment les Syriens, et les policiers les frappèrent à la tête et sur le dos. Quand tout le monde fut dehors, la requérante cria « asile », et un policier lui répondit en turc « tu verras où nous t’amènerons ».
36. Vers 23 heures, la requérante et les autres personnes furent embarquées sur un petit bateau gonflable afin d’être renvoyées en Türkiye. Le bateau étant trop petit pour contenir trente-et-une personnes, il effectua plusieurs traversées pour toutes les reconduire en Türkiye.
37. Ces personnes arrivèrent ainsi très tard dans la nuit sur la rive turque, et attendirent là jusqu’à l’aube. Les Syriens ayant allumé un feu, la requérante essaya de se cacher, avec les deux compatriotes avec lesquels elle était venue en Grèce, derrière des roseaux.
38. La gendarmerie turque arriva sur les lieux et arrêta les vingt-huit membres restants du groupe. La requérante entendit alors l’un des gendarmes turcs dire que « le côté opposé [leur avait] dit qu’il y [en] avait trente-et-un », et ils entreprirent des recherches pour retrouver les personnes manquantes. La requérante et ses deux compatriotes furent localisés et arrêtés le 5 mai 2019. La requérante fut conduite à la prison d’Edirne le même jour et le 20 mai 2019, elle fut transférée à la prison de Gezbe, près d’Izmir.
39. La requérante ajoute que le 4 mai 2019, son frère a arrêté de voir sur l’application WhatsApp l’indication « connectée » la concernant à 18 h 52. Le même jour, le frère de la requérante prit à Athènes un vol pour Alexandroupolis et il arriva à Neo Cheimonio vers 20 h 30, accompagné de l’avocat N.O. La police leur dit qu’il n’y avait personne et leur demanda de partir. Le lendemain, soit le 5 mai 2019, à 8 heures, le frère de la requérante se rendit à nouveau, seul, au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio. Les policiers lui conseillèrent de s’adresser au commissariat de police d’Orestiada ou au centre de réception et d’identification de Fylakio, ce qu’il fit, sans succès. Peu de temps après, son autre sœur, qui était en Türkiye, l’informa que la requérante avait été arrêtée dans ce pays et qu’elle y était détenue. Le 6 mai 2019, les épouses des deux ressortissants turcs qui accompagnaient la requérante contactèrent le frère de celle-ci et confirmèrent l’information donnée, leurs époux ayant été également arrêtés et emprisonnés.
2. LA PROCéDURE PÉNALE
40. Le 18 juin 2019, le Conseil grec pour les réfugiés déposa plainte, au nom de la requérante, devant le procureur d’Athènes pour abus de pouvoir, manquement aux devoirs, détention illégale, exposition à un risque pour la vie, dommage corporel grave, destruction de propriété, torture et autres atteintes à la dignité humaine, lui demandant en outre de transférer le dossier au procureur près le tribunal de première instance d’Orestiada.
41. Le 13 décembre 2019, par une ordonnance no 51/2019, le procureur près le tribunal de première instance d’Orestiada rejeta la plainte pour défaut de preuve. Il estima qu’il ne ressortait de l’examen et de l’appréciation du contenu de la plainte, de la déposition sous serment d’un agent de police et des documents versés au dossier, aucun indice suffisant de la commission d’une infraction pénale susceptible être attribuée à un agent de police du poste de gardes-frontières d’Orestiada ou de la Direction de la police d’Orestiada. Le procureur considéra en outre qu’aucune autre preuve recueillie lors de l’enquête préliminaire n’était de nature à corroborer les faits dénoncés à l’encontre des agents de police desdites entités, et que les allégations de la requérante n’étaient donc confirmées par aucun élément. Le procureur ajouta que dans sa plainte, la requérante n’avait invoqué le témoignage d’aucune autre personne, que les documents qu’elle avait soumis ne permettaient pas d’établir le bien-fondé de ses allégations, et que celles-ci étaient en revanche affaiblies par la déposition sous serment du Directeur du poste de gardes‑frontières d’Orestiada, G.T., et par les pièces versées au dossier.
42. Le 10 février 2020, la requérante forma un recours contre l’ordonnance no 51/2019 devant le procureur près la cour d’appel de Thrace. Elle y dénonçait l’absence d’appréciation des éléments de preuve qu’elle avait soumis ainsi que la non-convocation, en tant que témoins, de son frère, de l’avocat N.O. et du journaliste turc Z.K.
43. Le 3 mars 2020, le procureur près la cour d’appel de Thrace ordonna la poursuite de l’enquête préliminaire et, en particulier, l’audition des trois témoins indiqués par la requérante ainsi que de tous les agents de police qui étaient en service, à la date alléguée, au poste de gardes-frontières. En conséquence, le procureur près le tribunal de première instance d’Orestiada ordonna, le 11 mars 2020, au magistrat d’Orestiada de recueillir la déposition desdites personnes.
44. Dans sa déposition sous serment enregistrée le 18 mars 2020, l’avocat N.O. déclara ce qui suit :
« Le 4 mai 2019, j’ai reçu un appel provenant d’un numéro inconnu auquel je n’ai pas répondu. Par message écrit envoyé à ce numéro, j’ai demandé qui c’était, et à 10 h 9, j’ai reçu une réponse [indiquant] qu’ils étaient trois demandeurs d’asile turcs qui étaient entrés clandestinement en Grèce [en passant] par une région frontalière qu’ils ne m’ont pas indiquée, et qu’ils étaient cachés dans une zone rurale près du village Nea Vyssa. Au même moment, le frère d’A. E., I., m’a appelé et m’a dit que sa sœur se trouvait près de Nea Vyssa avec deux autres turcs et qu’ils souhaitaient déposer une demande d’asile auprès des autorités, et il m’a demandé de leur fournir des conseils juridiques. Plus tard, je me suis rendu à Nea Vyssa, où les trois turcs attendaient sur la place centrale du village pour que les autorités procèdent à leur arrestation (14 h 40 environ), et au même moment, le frère d’A. m’a avisé qu’il venait à Orestiada en avion depuis Athènes pour retrouver sa sœur. [J’ai pris attache avec] les autorités grecques qui, ainsi que le frère d’A. m’en avait informé, avaient déjà été prévenues au moyen de courriels et d’appels [téléphoniques] aussi bien par lui que par d’autres associations. Vers 16 h 15, j’ai reçu le dernier message d’A., via une application de localisation sur Internet, qui m’a dit qu’elle se trouvait au poste de gardes-frontières de Cheimonio. Je me suis rendu à cet endroit quelques minutes plus tard et j’ai demandé si les trois turcs y étaient ou s’ils avaient été arrêtés, et j’ai reçu une réponse négative de la part des autorités. L’après-midi, le frère d’A. est arrivé dans la région, et je l’ai rencontré à 22 heures environ à l’extérieur du poste de gardes-frontières de Cheimonio, où il a lui aussi reçu une réponse négative concernant la présence de sa sœur à cet endroit. Le lendemain, à savoir le 5 mai 2019, à 12 h 38 environ, le frère d’A. m’a envoyé un message pour m’avertir que sa sœur et les deux autres turcs avaient été arrêtés sur le territoire turc dans la région [d’Edirne]. Par la suite, il m’a dit que le 6 mai 2019 à 13 h 20, leur procès avait eu lieu en Türkiye et que tous avaient été conduits en prison. »
45. En réponse à une question concernant les coordonnées du journaliste turc Z.K., N.O. indiqua qu’il avait contacté celui-ci le matin de l’audition, et il communiqua son adresse et son numéro de téléphone au magistrat.
46. Questionné également au sujet des coordonnées du frère de la requérante, N.O. répondit qu’il avait également contacté celui-ci le matin de l’audition et que l’intéressé lui avait expliqué qu’il se trouvait désormais hors de Grèce, qu’il avait demandé l’asile dans un autre pays et qu’il ne pourrait pas revenir rapidement. N.O. précisa que le frère de la requérante souhaitait se présenter devant les autorités grecques.
47. Dans sa déposition sous serment recueillie le 6 juin 2020, le journaliste turc Z.K., qui bénéficiait de l’assistance d’un interprète lors de son témoignage, déclara ce qui suit :
« Le 4 mai 2019, vers 11 heures, I.E. m’a appelé via WhatsApp et m’a dit qua sa sœur A. E. était entrée en Grèce avec deux autres personnes. Il m’a aussi expliqué qu’ils craignaient de se signaler auprès de la police car il avait lu sur Twitter qu’il y avait des refoulements de la Grèce vers la Türkiye. I. m’a également indiqué que sa sœur et les deux autres personnes, dénommées T.N. et K.Y., étaient entrées en Grèce par l’Évros afin de demander l’asile. J’ai demandé le numéro de téléphone d’A. pour pouvoir obtenir des informations et savoir où ils étaient. Après, je l’ai contactée, je lui ai dit qui j’étais et je lui ai demandé de m’envoyer depuis son portable l’endroit où elle se trouvait à ce moment-là (live location). Elle m’a envoyé sa position et j’ai vu qu’elle était effectivement en Grèce et qu’elle se trouvait près de Nea Vyssa. A. m’a expliqué qu’elle avait très peur d’être renvoyée en Türkiye car elle y était accusée d’être un membre du FETÖ, l’organisation de Fethullah Gülen. Par la suite, j’ai contacté l’avocat N.O. [car] je savais qu’il intervenait dans ce genre d’affaires et j’ai appris qu’il était dans la région de Nea Vyssa, et qu’il allait aider A. et les deux autres dans leur procédure d’asile. N.O. les suivait à distance et il a pris une photo d’eux à Nea Vyssa, dans un parc, et l’a envoyée à I. et à moi-même. I. m’a aussi envoyé une autre photo prise à l’extérieur du KEP de Nea Vyssa, sur laquelle tous les trois apparaissent [près d’un] panneau du KEP. J’ai publié cette photo sur Twitter. N.O. m’avait également transmis la première photo. Alors que les trois turcs étaient à Nea Vyssa et attendaient les autorités grecques pour demander l’asile, la police est arrivée et les a amenés au commissariat de police de Cheimonio. N.O. m’a informé qu’il suivait le véhicule de police avec sa propre voiture, et moi je voyais leur position sur mon portable. Tout ce [que je viens de dire], c’est N.O. qui me l’a indiqué, mais je n’ai pas connaissance de ses propres démarches et, en particulier, [je ne sais pas] s’il a demandé à la police grecque ce qui se passait. Le frère d’A., I., est allé au commissariat de police de Cheimonio et on lui a dit qu’elle n’était pas là. Le 5 mai 2019, j’ai été informé que A. et ses deux amis avaient été arrêtés dans la région [d’Edirne] et que, ainsi que I. me l’a appris, ils avaient été conduits en prison, [où ils sont encore] aujourd’hui. En mars 2020, j’ai fait une interview d’A. et je l’ai publiée. Dans cet interview, elle se réfère en détail aux faits. »
48. Le 23 septembre 2020, par une ordonnance no 41/2020, le procureur rejeta le recours de la requérante pour défaut de preuve. Il estima qu’aucune preuve propre à étayer les incidents reprochés aux agents de police n’avait été apportée dans le cadre de l’enquête préliminaire et de l’enquête complémentaire. En particulier, il considéra qu’aucun autre élément n’était ressorti des témoignages du journaliste Z.K. et de l’avocat N.O., recueillis respectivement le 6 juin 2020 et le 18 mars 2020, précisant, à cet égard, que ledit avocat avait eu une conversation téléphonique avec le frère de la plaignante, qui, lui, n’avait pas été en mesure de témoigner car il avait quitté la Grèce, où il était d’abord venu pour faire une demande d’asile, et était maintenant demandeur d’asile dans un autre pays. Le procureur observa également que les dépositions du directeur du poste de gardes-frontière d’Orestiada, G.T., et des agents de police D.S. et D.M. avaient mis en lumière que lorsqu’un étranger était localisé par des patrouilles de la Direction d’Orestiada, il était conduit dans leur service aux fins de vérifications quant à la légalité de l’entrée et du séjour dans le pays, et qu’ensuite un dossier pénal était, le cas échéant, constitué. Le procureur retint en outre qu’« aucune arrestation d’une personne portant le nom de la plaignante [n’avait] été effectuée, fait qui [n’était] pas contredit par les témoignages précités du journaliste et de l’avocat ». De plus, ajouta-t-il, les faits allégués n’avaient pas été prouvés « puisque la police grecque, ayant une mission définie et des ordres clairs d’ouverture d’un dossier et de soumission de celui-ci aux autorités de poursuite compétentes, ne [procédait] jamais à de tels actes de refoulement vers la Türkiye ». Par ailleurs, le procureur releva que très régulièrement, des personnes arrêtées par la police déposaient une demande d’asile, et « qu’il [était] dès lors manifeste qu’il en aurait été également ainsi dans le cas de la plaignante si elle avait été localisée et arrêtée sur le territoire grec ». Il conclut qu’il n’apparaissait pas au vu du dossier que la plaignante eût fait l’objet d’un refoulement illicite vers la Türkiye.
3. LES OBSERVATIONS INITIALES DES PARTIES
1. Le Gouvernement
49. Le Gouvernement conteste fermement toutes les allégations de la requérante.
50. Selon lui, dans la plainte déposée par l’intéressée le 18 juin 2019, celle-ci n’a soumis comme éléments de preuve que quelques photos d’elle en compagnie d’autres personnes, sans aucune preuve quant à la date et à l’heure auxquelles elles avaient été prises, et des échanges privés entre elle et son frère ou ses avocats.
51. Le Gouvernement estime en outre que le récit de la requérante présente de sérieuses lacunes ainsi que des incohérences. Il relève, en particulier, que dans son témoignage, N.O. n’a pas confirmé avoir réellement rencontré la requérante, et qu’il n’a pas davantage indiqué avoir été témoin de l’arrestation de celle-ci par des agents de police.
52. Concernant le témoignage de Z.K., le Gouvernement fait observer que celui-ci n’a pas rencontré la requérante, et qu’il n’a jamais pu être certain que le signal GPS qu’il recevait provenait effectivement du téléphone portable de l’intéressée, ni que celle-ci avait en permanence ledit téléphone sur elle. De l’avis du Gouvernement, ce signal aurait pu être émis par n’importe quel téléphone portable porté par n’importe quelle personne. Le Gouvernement allègue, en outre, que Z.K. n’a été témoin d’aucun des incidents dénoncés, et qu’il s’est borné à rapporter ce que le frère de la requérante et l’avocat N.O. lui auraient dit. Le Gouvernement ajoute que N.O. n’a pas confirmé les déclarations de Z.K. selon lesquelles N.O. l’aurait informé que les trois ressortissants turcs avaient été emmenés au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio et qu’il avait suivi la voiture de police.
53. Par ailleurs, le Gouvernement remarque que le frère de la requérante, qui, note-t-il, apparaît dans la requête comme un témoin clé, ne s’est, de son propre choix, jamais présenté devant les autorités judiciaires grecques pour témoigner au cours de l’enquête préliminaire, et qu’il a invoqué à cet égard le fait qu’il vivait en tant que demandeur d’asile dans un autre pays mais n’a nullement précisé où il se trouvait.
54. Le Gouvernement allègue en outre que la requérante ne s’est pas présentée devant les autorités nationales, ajoutant qu’aucun témoin n’atteste le contraire, et qu’elle n’a été ni détenue sur le territoire grec, ni renvoyée en Türkiye. Il soutient, à cet égard, qu’il n’existe aucun témoignage ni aucune preuve en faveur de la version des faits présentée par l’intéressée.
55. Le Gouvernement argue, en particulier, que les photographies produites par la requérante au soutien de ses dires auraient pu être prises à n’importe quel moment, et notamment au cours d’un précédent voyage de l’intéressée en Grèce.
56. Le Gouvernement affirme qu’à la suite des allégations de Lighthouse Reports concernant des refoulements de migrants de la part des autorités grecques, l’Autorité nationale de transparence, qui, précise-t-il, est un organisme indépendant, a mené une enquête sur l’activité opérationnelle des organes nationaux compétents en matière de surveillance des frontières maritimes et terrestres, et que dans le rapport d’enquête OM 3/4 qu’elle a publié, elle conclut qu’aucune preuve de pareils refoulements n’a émergé.
57. Le Gouvernement est d’avis que les incidents décrits dans la requête ne se sont jamais produits, et il considère qu’ils ne reflètent pas le comportement et les pratiques des autorités frontalières. Il conclut que la requérante n’est pas entrée en Grèce depuis la Türkiye aux dates alléguées, qu’elle n’a pas été détenue par des agents de l’État et n’a pas été refoulée en Türkiye.
58. Dans ses observations supplémentaires, le Gouvernement soutient que la requérante qui, précise-t-il, supportait pleinement la charge de la preuve de ses allégations, n’a pas réussi à prouver la véracité de ses dires. Il reproche en particulier à l’intéressée de ne pas avoir fourni, en produisant un reçu officiel établi par le bureau du procureur, la liste exacte des documents et autres pièces qu’elle aurait soumis aux autorités pénales internes. Il en déduit que ses affirmations concernant ce qui a été effectivement porté à l’attention du procureur, et, surtout, ce qui aurait été rejeté et/ou prétendument méconnu par celui-ci, ne sont étayées par aucun élément probant.
59. Le Gouvernement argue par ailleurs que les pièces jointes au formulaire de requête ont été portées à sa connaissance pour la première fois lors de la communication de la requête en question. En outre, lesdites pièces incluraient des photographies dont les originaux ne lui auraient pas été fournis et, par conséquent, elles ne pourraient faire l’objet d’un examen technique visant à vérifier si elles sont authentiques et non retouchées. Ainsi, le Gouvernement conteste pleinement la validité et la valeur probante de tous les éléments de preuve invoqués.
60. De plus, le Gouvernement estime que la requérante n’a pas réussi à prouver que son avocate aurait soumis deux demandes d’entraide judiciaire en vue d’obtenir le témoignage de son frère.
61. Par ailleurs, il fait observer qu’il a été invité uniquement à présenter des arguments sur les faits allégués, et aucunement à préciser si la requérante était allée en Grèce à un autre moment de sa vie. Il ajoute qu’il incombe exclusivement à la requérante de prouver l’heure exacte à laquelle les photos produites devant la Cour ont été prises ainsi que le lieu des prises de vue.
62. Le Gouvernement considère que tous les incidents allégués par la requérante sont totalement infondés. Selon lui, l’analyse factuelle qu’il livre est pleinement étayée par des documents officiels dont le contenu ne saurait être contesté, et l’affirmation de la requérante selon laquelle il ne fournirait aucune preuve concrète pour établir qu’elle n’a jamais été arrêtée et refoulée n’est, dès lors, pas valide. De plus, note-t-il, la requérante n’a pas indiqué par quel moyen de preuve il aurait dû, d’après elle, établir le fait qu’elle n’a pas été arrêtée ou refoulée.
63. Enfin, le Gouvernement allègue que la requérante se réfère uniquement à des rapports qui, de son avis, ne sont ni communément pris en compte par les autorités nationales ou celles de l’Union européenne, ni retenus par les juridictions nationales et/ou internationales, ce qui selon lui démontre parfaitement que la présente requête serait une actio popularis non fondée. Il dénonce en outre le contenu de ce type de documents.
2. La requérante
64. La requérante expose que, contrairement à ce qu’affirme le Gouvernement, la plainte qu’elle a déposée le 18 juin 2019 comprenait huit séries d’annexes imprimées accompagnées d’un CD-ROM contenant toutes les photos et vidéos relatives à l’affaire, et elle soutient que celles-ci ont été ainsi mises à la disposition des autorités, lesquelles pouvaient donc, argue‑t‑elle, parfaitement procéder à l’examen de leur authenticité.
65. Elle explique en outre que le 15 novembre 2019, elle a soumis au procureur près le tribunal de première instance un mémorandum complémentaire comprenant la décision du tribunal pénal d’Izmir rendu à son encontre le 6 mai 2019 à la suite de son refoulement, où il était mentionné ce qui suit : elle avait été condamnée à six ans et trois mois d’emprisonnement à compter du 12 mars 2019, elle avait violé l’interdiction de quitter le pays et s’était enfuie en Grèce, d’où elle avait été renvoyée en Türkiye. La requérante ajoute que ladite décision se fondait sur un rapport du procureur de la région d’Uzunköprü, daté du 5 mai 2019.
66. La requérante affirme qu’elle a fourni lesdits éléments de preuve aussi bien aux autorités grecques qu’à la Cour.
67. Pour ce qui concerne les allégations du Gouvernement selon lesquelles il n’aurait pas disposé des originaux des photos et vidéos en question, elle argue que les autorités avaient accès au dossier pénal, et que lesdites pièces originales faisaient partie de celui-ci. La requérante estime en outre que l’argument du Gouvernement selon lequel les photos produites auraient pu être prises au cours d’un voyage antérieur en Grèce vient contredire l’affirmation du même Gouvernement selon laquelle elle ne serait jamais allée sur le territoire grec. Elle ajoute, à ce sujet, que les messages publiés sur les médias sociaux à la date alléguée étayent son assertion selon laquelle les photos ont été prises le même jour, dans le but d’informer publiquement de sa présence en Grèce en raison de sa peur d’être renvoyée en Türkiye.
68. La requérante soutient que tous les éléments de preuve décrits ci‑dessus sont également corroborés, d’une part, par le témoignage de l’avocat N.O., qui l’a rencontrée en compagnie de ses deux compatriotes le 4 mai 2019 à Nea Vyssa et, d’autre part, par celui du journaliste Z.K., qui a eu une conversation téléphonique avec elle-même, avec son frère et avec l’avocat N.O. le même jour. Elle affirme que l’avocat N.O. a clairement indiqué qu’elle était parmi les trois personnes arrêtées et qu’il était un témoin oculaire de leur arrestation. Elle ajoute que la circonstance que N.O. n’ait pas mentionné avoir suivi la voiture de police avec sa propre voiture, contrairement au journaliste Z.K. qui, lui, l’a affirmé dans sa déposition en citant ledit avocat comme source d’information, ne change rien à ce fait.
69. Quant à l’absence de témoignage de son frère, la requérante indique que son avocate a transmis à deux reprises (les 9 mars 2020 et 17 juin 2020) à l’autorité judiciaire l’adresse de celui-ci, qui résidait en Suède en tant que demandeur d’asile, et que, invoquant les restrictions de voyage imposées en raison du covid-19 ainsi qu’un retard dans l’obtention des documents de voyage en Suède, il a sollicité un délai supplémentaire pour que l’intéressé puisse comparaître et témoigner. Elle précise que son avocate a également formé, à cette occasion, une demande d’ouverture de la procédure d’entraide judiciaire, à laquelle les autorités compétentes n’auraient pas répondu.
70. En outre, la requérante est d’avis que la conclusion du procureur près la cour d’appel de Thrace ne tient absolument pas compte du simple libellé des témoignages recueillis, et elle l’estime par conséquent totalement arbitraire. De plus, la requérante reproche audit procureur d’avoir pris en considération les témoignages des policiers, à savoir G.T., chef du poste de police des frontières d’Orestiada, et D.T. et D.B., agents de police, de manière disproportionnée, expliquant sur ce point qu’il s’est appuyé sur leurs déclarations pour conclure qu’il fallait présumer que la procédure légale relative à l’enregistrement de toute personne entrant sur le territoire grec avait été suivie en l’espèce, alors même, argue-t-elle, que les officiers en cause étaient de possibles suspects concernant les actes allégués par elle. En outre, la conclusion du procureur que toute personne arrêtée était normalement soumise à la procédure légale serait contredite par des constats fiables et crédibles émanant tout à la fois d’organisations internationales, d’organismes de surveillance des droits de l’homme, d’organisations non gouvernementales (ONG) et des médias concernant des refoulements systématiques opérés à la même période notamment dans la région d’Évros.
71. Enfin, la requérante indique qu’elle a été arrêtée dès son retour en Türkiye, et qu’elle a d’abord été placée en détention à la prison d’Edirne pendant quinze jours, à savoir du 5 au 20 mai 2019, avant d’être transférée à la prison de haute sécurité de type F de Gezbe, où elle est restée jusqu’au 14 octobre 2021. Elle précise qu’elle a été libérée à cette date, après avoir purgé une peine de six ans et trois mois à raison de son appartenance alléguée au mouvement « FETÖ/PDY ».
4. LES RÉPONSES DES PARTIES AUX QUESTIONS SPÉCIFIQUES POSÉES EN VUE DE L’AUDIENCE
72. La Cour observe qu’en raison de la divergence totale qui ressortait des observations de l’une et l’autre des parties concernant les faits de la présente espèce, elle a décidé de les inviter à répondre par écrit à un certain nombre de questions spécifiques en vue de l’audience.
1. Concernant l’absence de témoignage du frère de la requérante
73. Le Gouvernement expose que le procureur près la cour d’appel de Thrace croyait que le frère de la requérante se trouvait en Grèce, où il avait déposé une demande d’asile, et qu’il a, de ce fait, ordonné l’audition de l’intéressé. Il soutient que lorsqu’il a su que celui-ci n’était pas en Grèce, le procureur a apparemment considéré que son témoignage n’était pas nécessaire et qu’il était par conséquent inutile de demander l’assistance judiciaire à cette fin, dès lors qu’il disposait déjà d’éléments de preuve, dont notamment les dépositions de N.O. et de Z.K. où il était largement fait mention de l’implication alléguée du frère de la requérante, concernant les événements sur lesquels celui-ci aurait dû témoigner.
74. La requérante affirme que son avocate a demandé à deux reprises, 1es 9 mars et 17 juin 2020, le recours à l’entraide judiciaire avec les autorités suédoises pour que son frère puisse témoigner. Elle fournit à la Cour des copies desdites demandes, qui auraient été soumises au secrétariat du magistrat d’Orestiada, et explique qu’elles faisaient partie du dossier pénal constitué par le procureur près la cour d’appel Thrace. Elle ajoute que les demandes en question sont restées sans réponse et que son frère n’a jamais été invité à déposer. Elle précise par ailleurs que l’intéressé se trouvait en Grèce, en tant que demandeur d’asile, au moment de l’incident, qu’il résidait à Athènes depuis 2018 et qu’il est resté dans ce pays jusqu’en juillet 2019, et elle fait observer, à cet égard, qu’il n’a jamais été convoqué en vue du recueil de ses déclarations pendant qu’il était présent sur le territoire grec. La requérante indique aussi que dans l’ordonnance no 41/2020 (paragraphe 48 ci-dessus), il est seulement mentionné que son frère n’a pas pu être entendu car il était demandeur d’asile dans un autre pays et ne se trouvait plus en Grèce, mais qu’il n’y est aucunement fait état des demandes formées par son avocate les 19 mars et 17 juin 2020.
2. Concernant la question de savoir qui a informé la police de la présence de la requérante à Nea Vyssa
75. Le Gouvernement affirme qu’il ressort de la déposition sous serment de l’avocat N.O. recueillie le 18 mars 2020 que les autorités grecques ont été informées de la présence alléguée de la requérante en Grèce par ledit avocat ainsi que par le frère de celle-ci et par diverses organisations via des courriels et appels téléphoniques. En outre, il allègue que dans une déposition supplémentaire du 5 mars 2024 (paragraphe 79 ci-dessous), N.O. a indiqué que les autorités grecques en avaient été également avisées par la requérante elle-même. Il ajoute que selon la déposition sous serment du 6 juin 2020 du journaliste Z.K., le frère de la requérante a dit à celui-ci que l’intéressée craignait de se signaler à la police parce qu’elle avait vu des messages sur Twitter faisant état de refoulements opérés de la Grèce vers la Türkiye. Le Gouvernement se réfère aussi aux déclarations que la requérante et les deux personnes qui l’accompagnaient ont faites au commissariat de police de la région de Meriç, relevant en particulier que : a) K.Y. a indiqué ce qui suit : « après avoir marché pendant un certain temps, nous avons appelé l’avocat de l’association des réfugiés. Cet avocat a appelé la police. Par la suite, nous sommes entrés dans la zone de police et la police nous a emmenés » ; b) T.N. a mentionné les éléments suivants : « en Grèce, nous avons appelé l’avocat qui s’occupait des cas de réfugiés. Il nous a dit d’appeler la police et de faire une demande d’asile » ; c) la requérante s’est exprimée ainsi : « On a appelé la police grecque pour qu’elle vienne nous chercher ».
76. De l’avis du Gouvernement, il résulte de ce qui précède que la requérante et les compatriotes qui l’accompagnaient ont donné des explications contradictoires concernant la ou les personnes qui avaient informé la police de leur présence alléguée en Grèce. Il souligne en particulier que la requérante a dit que c’était elle-même, K.Y. et T.N. qui avaient avisé la police alors que d’après K.Y., c’était l’avocat N.O. qui avait appelé celle‑ci, et que N.O. a déclaré pour sa part que tous, à savoir lui-même, la requérante, les deux individus qui étaient avec elle et le frère de l’intéressée avaient contacté la police, malgré les craintes de la requérante d’être refoulée. Enfin, le Gouvernement ajoute qu’aucune information pertinente sur ce point ne figure dans la requête ou dans la plainte pénale interne.
77. La requérante argue qu’il ressort du contenu des deux dépositions de N.O. que la question susmentionnée ne lui a pas été posée par les magistrats qui l’ont entendu. Elle soutient, sur ce point, que si une telle question avait été posée au témoin, une réponse affirmative ou négative aurait nécessairement figuré dans la transcription de ses déclarations. Elle estime toutefois que les documents et preuves disponibles convergent vers le fait que la police a été informée de sa présence sur la place centrale de Nea Vyssa par l’avocat N.O., et renvoie à cet égard aux échanges sur WhatsApp entre celui‑ci et son frère, d’où il ressortirait que N.O. a appelé la police à deux reprises le 4 mai 2019, à savoir à 14 h 44 et à 15 h 20.
78. La requérante ajoute que le fait que N.O. a appelé la police est confirmé par des extraits du récit personnel remis par son frère au HCR le 15 mai 2019 qui figurent, précise-t-elle, dans un document de la représentation du HCR en Grèce daté du 8 avril 2024 qu’elle a produit devant la Cour. Elle argue en outre qu’en tout état de cause, sa présence et celle des deux autres citoyens turcs ne seraient pas passées inaperçues dans un petit village comme Nea Vyssa, et que son frère I.E. avait de ce fait informé tôt le matin les avocats et le HCR de sa présence dans ce village.
3. Concernant les témoignages de l’avocat N.O.
79. La Cour observe qu’en réponse à certaines questions spécifiques relatives au rôle joué par l’avocat N.O. le jour de l’incident allégué, le Gouvernement a soumis à la Cour une déposition sous serment supplémentaire de l’avocat N.O., qui avait été reconvoqué à cette fin par le parquet d’Orestiada. Dans ses déclarations, recueillies le 5 mars 2024, l’avocat N.O. a indiqué ce qui suit :
« Au mois de mai 2019, [quelqu’un ayant] un numéro de téléphone turc m’a appelé. Je n’ai pas répondu, mais j’ai envoyé un message pour demander qui c’était. [La personne] m’a répondu qu’elle était une ressortissante turque, qu’elle s’appelait [A.R.E.] et qu’elle était entrée clandestinement sur le territoire grec depuis la Türkiye. Elle m’a envoyé sa position, elle se trouvait près de Vyssa. Pendant que je parlais avec [A.], son frère, que je ne connaissais pas à ce moment-là, m’a aussi contacté, et il m’a indiqué que sa sœur se trouvait dans la région de Vyssa avec deux autres turcs et qu’il voulait que j’assure la représentation de sa sœur et des deux autres individus.
Le 4 mai 2019, je me suis rendu avec ma voiture à Nea Vyssa, où, sur la place centrale du village, j’ai vu une femme que j’ai reconnue, d’après les photos qu’elle m’avait envoyées et celles qu’elle avait elle-même diffusées sur Internet, comme étant [A.R.E.], [qui était] avec deux autres individus, probablement turcs. Je n’ai pas parlé avec elle en face-à-face, mais nous étions en contact par téléphone et je la voyais depuis la fenêtre de ma voiture. Je n’avais aucune raison de sortir de la voiture pour aller lui parler. Toute la communication avec elle ce jour-là s’est faite par téléphone et, en même temps, j’avais un contact visuel avec elle. Je me suis rendu à Vyssa parce qu’elle et son frère m’avaient dit qu’ils craignaient qu’un acte illicite ne soit commis contre eux. Les trois turcs eux-mêmes avaient publié une vidéo dans laquelle ils expliquaient les raisons pour lesquelles, d’une part, ils étaient persécutés et, d’autre part, ils avaient des craintes.
J’ai été un témoin oculaire de l’arrestation présumée (φερόμενης σύλληψης) d’[A.R.E.] et des deux turcs. Une camionnette sans signes distinctifs s’est arrêtée et les a fait monter à bord. Je n’ai vu aucune violence exercée [contre eux]. Je considère qu’ils [sont monté] de leur propre gré, car ils avaient eux-mêmes également informé la police. Quand la camionnette a démarré, j’ai moi aussi démarré en direction d’Orestiada. La camionnette se trouvait devant moi [pendant un certain temps], après je l’ai dépassée, à peu près au niveau de Sakkos. Je ne suivais pas la camionnette avec l’intention de voir où elle allait. Moi je suis allé à Orestiada, sur la route principale, où j’ai une propriété, et environ vingt minutes après la camionnette est arrivée au poste de gardes-frontières d’Orestiada. La photo d’[A.R.E.] à Nea Vyssa avec les deux turcs, je l’ai prise moi-même, sans avoir parlé avec elle en personne. Quant à la photo à Cheimonio, je ne me souviens pas si c’est moi qui l’ai prise. Je me souviens qu’elle m’a envoyé elle-même, avec le LIVE LOCATION, sa position au poste de gardes-frontières de Cheimonio, et qu’en même temps son frère m’a aussi informé qu’elle se trouvait à cet endroit précis et qu’il était en chemin pour venir dans la région. Je n’ai rien d’autre à ajouter. »
80. Le Gouvernement relève, à propos de cette déposition, qu’alors que l’avocat N.O. s’était engagé à aider et à représenter la requérante, il n’est pas sorti de sa voiture pour la rencontrer, qu’il n’est pas intervenu lorsque la camionnette est arrivée à Nea Vyssa, même en signalant simplement sa présence en tant qu’avocat et en informant les personnes dans la camionnette de la volonté de la requérante de demander l’asile, et qu’il n’a pas davantage suivi la camionnette. De l’avis du Gouvernement, les affirmations de N.O. dans la déposition en question sont totalement incompatibles avec les allégations de la requérante, formulées dans la requête comme dans la plainte pénale, selon lesquelles les policiers auraient refusé à l’avocat de monter dans leur véhicule avec les trois ressortissants turcs, mais l’auraient autorisé à les suivre dans sa propre voiture. En outre, il fait observer que lesdites déclarations sont sensiblement différentes de celles que N.O. avait faites le 18 mars 2020, où il n’avait fourni aucun détail. Le Gouvernement considère de surcroît que ce qu’il décrit maintenant est contraire au bon sens, expliquant que l’on s’attendrait, normalement, d’un individu qui avait été désigné pour représenter et aider la requérante, qui, rappelle-t-il, avait posté différentes vidéos où elle mentionnait son angoisse d’être refoulée, qu’il s’emploie à ce que les craintes de sa cliente ne se réalisent pas. Il expose, à cet égard, que selon le récit de la requérante, la peur d’un « refoulement » était sa principale préoccupation, qu’elle l’a exprimée à plusieurs reprises, sous diverses formes (échange de courriels, communications, photos, etc.), et qu’elle en a fait part également à l’Organisation des Nations Unies, qu’elle a exhortée à la protéger. Le Gouvernement ajoute qu’elle a fait de même auprès de l’avocat N.O., et que celui-ci avait du reste été contacté précisément aux fins de s’assurer que l’intéressée ne serait pas refoulée. Par ailleurs, il souligne que ledit avocat a déclaré que le véhicule de police était arrivé au poste de gardes‑frontières d’Orestiada vingt minutes après la prise en charge de la requérante, alors que selon ses dires il n’avait pas suivi le véhicule en question et qu’il ne pouvait pas savoir, conclut-il, où et quand les policiers s’étaient finalement arrêtés.
81. Compte tenu de ce qui précède, le Gouvernement se déclare fermement convaincu que les témoignages de N.O. ne résistent pas à une analyse rationnelle et ne peuvent être considérés comme fiables.
82. Pour sa part, la requérante allègue que dans sa seconde déposition, l’avocat N.O. a indiqué qu’il était un témoin oculaire de son arrestation et de celle des deux autres ressortissants turcs. Elle expose en outre qu’il a constamment affirmé qu’il s’était rendu au poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio après avoir quitté la place centrale de Nea Vyssa, et que, dans son second témoignage, il a également déclaré qu’il avait vu la camionnette au poste de gardes-frontières en question. De plus, selon elle, la présence de N.O. aux abords du poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio est corroborée par l’envoi à son frère, le 4 mai 2019 à 16 h 22, par ledit avocat, via WhatsApp, de la position de celui-ci à Neo Cheimonio. La requérante fait enfin observer que la seconde déposition de N.O. a été recueillie le 5 mars 2024, soit après la clôture de toutes les procédures nationales, et alors que la Cour avait déjà programmé une audience dans la présente affaire.
4. Concernant la question de savoir si le matériel audiovisuel pertinent a été soumis aux autorités nationales par la requérante
83. Le Gouvernement admet que la requérante a soumis au procureur d’Orestiada le matériel audiovisuel qu’elle invoque au soutien de ses griefs, mais explique qu’il s’agissait non pas des originaux, mais de copies prises ou enregistrées par des téléphones portables qui n’ont pas été identifiés et examinés. S’appuyant sur deux documents établis respectivement par la division de police scientifique de la police grecque et par le procureur d’Orestiada, le Gouvernement soutient qu’aucune information ne peut être tirée de ce matériel quant à l’heure et au lieu où il a été pris ou enregistré. De même, selon lui, aucune conclusion ne peut être tirée quant à l’authenticité dudit matériel.
84. Dans ses remarques introductives précédant ses réponses aux questions spécifiques en vue de l’audience, le Gouvernement relève que c’est la première fois, à sa connaissance, que la Cour doit procéder à l’évaluation de la fiabilité et de la valeur probante du matériel électronique soumis par un requérant. Il estime que pareille évaluation devrait être axée sur la question de savoir si l’information ainsi que la manière dont elle a été recueillie peuvent être vérifiées ou contrôlées de manière indépendante. Par ailleurs, se référant à deux documents provenant de la division de la police scientifique grecque, le Gouvernement argue qu’aucune pièce du matériel audiovisuel soumis par la requérante n’était accompagnée de métadonnées.
85. La requérante expose que le CD-ROM contenant le matériel audiovisuel pertinent a été fourni à deux reprises aux autorités grecques, à savoir au procureur près le tribunal de première instance d’Orestiada ainsi qu’au procureur près la cour d’appel de Thrace, dans le cadre, respectivement, de la plainte pénale déposée par elle et de la procédure d’appel. Elle produit les accusés de réception officiels de son appel et des documents y annexés, parmi lesquels figure le CD-ROM en question. La requérante allègue en outre que les deux personnes qui ont témoigné dans le cadre de l’enquête préliminaire devant le magistrat d’Orestiada, à savoir N.O. et Z.K., avaient en leur possession leur téléphones portables, lesquels contenaient toutes les communications pertinentes ainsi que le matériel audiovisuel original, et elle soutient qu’ils auraient donc pu être techniquement examinés par les autorités compétentes.
5. Concernant l’identité des trois personnes de nationalité turque arrêtées le 4 mai 2019 mentionnées dans un document de l’état‑major de la police grecque du 16 mars 2022
86. Se référant à un document de l’état-major de la police grecque du 16 mars 2022, qu’il a soumis à la Cour, le Gouvernement affirme que le 4 mai 2019, trois ressortissants turcs ont été arrêtés par le poste de gardes-frontières de la police de Didymotique, qui relève administrativement de la Direction de la police d’Orestiada, et non par le poste de gardes-frontières de la police d’Orestiada. Il soutient que les deux postes de police des frontières en question sont « distincts et totalement différents ». En outre, le Gouvernement se reporte aux informations contenues dans un document confidentiel de l’état-major de la police grecque du 8 mars 2024 et, précisant que l’arrestation des trois ressortissants turcs susmentionnés a été effectuée à Didymotique (région d’Évros) à 21 heures par des policiers du poste de police des frontières de Didymotique, il fournit des détails concernant l’identité desdites personnes arrêtées, à savoir leur nom de famille ainsi que leur prénom, les noms respectifs de leur père et de leur mère et, enfin, leur sexe, comme suit : 1) M. (nom de famille), U (prénom), H. (nom du père), A. (nom de la mère), homme ; 2) C., M. K., I., F., homme ; et 3) G., B., B., N., homme. Il allègue, de plus, que les trois individus en question ont formé une demande de protection internationale qui, d’après lui, a été enregistrée le 9 mai 2019 à l’unité d’asile de Fylakio, laquelle, indique-t-il, est située au sein du Centre d’accueil et d’identification (RIC) de Fylakio.
87. Par ailleurs, le Gouvernement argue que dans leurs dépositions devant le tribunal de district de Didymotique, le chef et les autres membres du personnel de police qui étaient en service le 4 mai 2019 au poste de gardes-frontières d’Orestiada (et non pas au poste de gardes-frontières de Didymotique) ont uniquement déclaré qu’à la date en question, ledit poste de gardes-frontières d’Orestiada n’avait procédé à aucune arrestation, et qu’ils ne parlaient donc pas des arrestations qui auraient eu lieu sur l’ensemble de la zone relevant de la responsabilité de la Direction de la police d’Orestiada. De l’avis du Gouvernement, il ressort de ce qui précède qu’il n’y aurait pas de contradiction entre le contenu du document du 16 mars 2022 concernant les arrestations susmentionnées qui ont été effectuées le 4 mai 2019 par le poste de gardes-frontières de Didymotique, et les témoignages du chef et des autres agents de police en service au poste de gardes-frontières d’Orestiada.
88. Pour sa part, la requérante réplique que l’arrestation de trois ressortissants turcs dans la juridiction de la Direction de la police d’Orestiada le 4 mai 2019 est mentionnée dans un document daté du 20 août 2019, soit un écrit antérieur à celui invoqué par le Gouvernement. Elle ajoute que le document en question avait d’ailleurs été soumis par le directeur de la police d’Orestiada au magistrat d’Orestiada le 21 août 2019, et qu’il fait partie du dossier de l’enquête préliminaire initiale. La requérante indique aussi avoir fait état, dans son recours contre l’ordonnance no 51/2019 du procureur près le tribunal de première instance d’Orestiada, d’une contradiction entre le contenu du document susmentionné et les témoignages des agents de police, et soutient que ladite assertion n’a jamais été examinée par les procureurs compétents.
6. Concernant le rapport du procureur de la région d’Uzunköprü
89. Le Gouvernement ne conteste pas l’authenticité du rapport du procureur de la région d’Uzunköprü (paragraphe 65 ci-dessus). Il expose que d’après ledit rapport, dont il fournit une traduction officielle en anglais, la requérante aurait été arrêtée le 5 mai 2019 à 8 h 10 après qu’elle eut pénétré, en tentant d’entrer illégalement, avec les deux autres ressortissants turcs, sur le territoire grec, dans une zone militaire interdite de Türkiye. Il en déduit que le procureur de la région d’Uzunköprü ne confirme pas la version des faits donnée par la requérante et les personnes qui l’accompagnaient, selon laquelle elles se seraient retrouvées, après avoir été refoulées, dans une zone militaire interdite où elles auraient été arrêtées par les autorités turques.
90. Le Gouvernement observe en outre que le document en question contient la version des faits transmise par le procureur de la région d’Uzunköprü au tribunal pénal d’Izmir, qui, précise-t-il, était la juridiction compétente pour contrôler le respect par la requérante de l’interdiction de quitter la Türkiye dont avait été assortie sa remise en liberté. Il explique, sur ce point, que ledit tribunal turc a certes retenu, dans sa décision du 6 mai 2019, que la requérante s’était rendue en Grèce et qu’elle avait ensuite été expulsée vers la Türkiye, où elle avait été arrêtée pour avoir pénétré dans une zone militaire interdite, mais que dans le cadre de sa saisine, il devait simplement établir si l’intéressée avait ou non violé la condition de ne pas quitter la Türkiye qui lui avait été imposée dans le cadre d’un précédent jugement. Le Gouvernement, tout en relevant qu’il ne lui appartient pas de commenter la décision en question, estime que celle-ci pourrait avoir été fondée sur les aveux de la requérante par lesquels elle avait reconnu être entrée illégalement en Grèce le 5 mai 2019. Il ajoute que dans ladite décision, il est mentionné que le procureur général avait requis que la requérante fût détenue « dans le cadre de son acte de sortie illégale de la Türkiye le 5 mai 2019 ».
5. LES POSITIONS DES PARTIES À L’AUDIENCE
1. Le Gouvernement
91. Le Gouvernement considère que le matériel audiovisuel soumis à la Cour par la requérante (notamment les photographies et les images vidéo) n’est pas fiable et, réitérant l’allégation selon laquelle les pièces en question ne sont accompagnées d’aucune métadonnée, il soutient qu’elles n’ont par conséquent aucune valeur probante. Selon lui, les métadonnées sont en effet absolument nécessaires pour établir l’heure à laquelle les photos ont été prises et les images vidéo ont été enregistrées, ainsi que l’endroit où la prise de vue et l’enregistrement ont eu lieu. De plus, il est d’avis que les informations libres d’accès (open source) fournies par la requérante, telles que des références à des réseaux sociaux ou à des blogs sur Internet et des coupures de presse, n’ont aucune valeur probante dès lors qu’elles ne proviennent pas de sources directes.
92. En réponse à une question posée par un juge lors de l’audience concernant l’affirmation figurant dans l’avis d’experts établi par le groupe de recherche Forensic Architecture et daté du 2 mai 2024 (paragraphes 114 et 256 ci-dessous) selon laquelle ledit groupe a formulé par le passé devant les tribunaux grecs des observations que ceux-ci ont prises en compte en particulier dans deux affaires importantes et complexes (en 2022 dans l’affaire impliquant le parti d’extrême-droite l’Aube dorée et en 2024 dans l’affaire de Z. K.), le Gouvernement précise qu’il ne remet pas en question les travaux du groupe de recherche dans leur intégralité, et affirme n’avoir aucune connaissance des enquêtes qui auraient été menées par lui dans les deux affaires citées.
93. Pour ce qui est de la cohérence et de la crédibilité du récit de la requérante, le Gouvernement estime que la version des faits livrée par l’intéressée dans sa requête contraste avec les deux témoignages fournis respectivement le 18 mai 2020 et le 5 mai 2024 par l’avocat N.O. En particulier, il relève que dans sa première déposition, l’avocat N.O. n’a déclaré ni avoir pris la photo de la requérante sur la place de Nea Vyssa, ni avoir été témoin de son arrestation, ni, enfin, avoir suivi la voiture dans laquelle elle se trouvait. Il ajoute en outre que contrairement à ce qui mentionné dans la requête, il n’est pas fait état, dans les déclarations de N.O., de ce que celui-ci aurait essayé d’entrer dans le poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio et s’en serait vu refuser l’accès par les policiers. En outre, le Gouvernement soutient qu’il résulte de la traduction en anglais des messages échangés entre l’avocat N.O. et le frère de la requérante que ledit avocat n’était pas présent au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio le 4 mai 2019 à 20 h 30, comme cela est mentionné dans la requête, puisque, explique‑t-il, le frère de la requérante lui a demandé à ce moment-là d’y aller. Enfin, il considère qu’il est paradoxal que l’avocat N.O. ne soit pas sorti de sa voiture pour assister la requérante dans ses démarches alors qu’il avait été sollicité à cette fin.
94. Le Gouvernement ne conteste pas la crédibilité de la décision du tribunal pénal d’Izmir du 6 mai 2019, mais soutient que ladite décision ne constitue pas une preuve du refoulement allégué de la requérante. Il réitère son argument selon lequel le rapport du procureur de la région d’Uzunköprü retient que l’intéressée a été arrêtée alors qu’elle tentait de traverser la frontière avec la Grèce.
95. Le Gouvernement affirme, d’une part, que la requérante n’a pas été refoulée et, d’autre part, qu’il n’est pas en mesure de vérifier si elle est entrée en Grèce aux dates alléguées. Il argue que la topographie de la région d’Évros permet facilement aux ressortissants de pays tiers de traverser les frontières grecques à cet endroit, et que le fait que la requérante aurait pu entrer en Grèce aux dates alléguées ou à d’autres occasions ne signifie pas pour autant qu’elle a été localisée par les autorités grecques et a subi le traitement dénoncé par elle.
96. En réponse à une question posée par un juge lors de l’audience, le Gouvernement explique que pour qu’un ressortissant d’un pays tiers soit enregistré, il doit soit être entré sur le territoire légalement, soit avoir été repéré puis arrêté sur le sol grec.
97. Pour ce qui est de l’existence d’une pratique systématique de refoulement, le Gouvernement prend note des observations des tierces parties, mais fait toutefois observer que leurs conclusions sont plus ou moins basées sur les mêmes sources, à savoir, d’une part, des récits personnels qui ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’un contre-examen (open to cross‑examination) et qui sont considérés par celles-ci, per se, comme crédibles et, d’autre part, des sources électroniques qui semblent calquées sur les récits en question, sans qu’aucun examen approfondi ne soit mené aux fins de validation des allégations en cause.
98. Quant au rapport d’enquête OM 3/4 publié en mai 2022 par l’Autorité nationale de transparence (paragraphes 146 à 151 ci-dessous), le Gouvernement soutient que ladite entité est indépendante, et il expose la méthodologie suivie par celle-ci en matière d’examen des plaintes. Il allègue que les critiques sur l’effectivité des enquêtes conduites par elle et sur son impartialité viennent de personnes qui sont activement impliquées dans les faits sur lesquels portent les enquêtes en question ou, pour ce qui est du rapport précité, qui sont concernées, à travers leurs partenaires, par celui-ci et utilisent comme preuves des fichiers électroniques que l’Autorité y a estimé être inexacts et contradictoires. Il est d’avis que lesdites critiques ne peuvent dès lors être considérées comme bien intentionnées et convaincantes.
99. Le Gouvernement indique qu’il a fourni des informations relatives aux enquêtes menées par les procureurs sur les refoulements allégués, y compris celles actuellement pendantes. Il soutient qu’un aperçu des affaires concernées révèle la pratique standard que suivraient les auteurs desdites allégations, à savoir, selon lui, la présentation, en tant qu’élément de preuve, de simples descriptions accompagnées de téléchargements effectués à partir des réseaux sociaux. De plus, il argue que dans les espèces en cause aucun témoin oculaire n’avait été cité et aucune preuve résultant de sources directes n’avait été soumise pour confirmer les agissements dénoncés. Il ajoute que les victimes supposées disparaissent, et qu’il est alors présumé que ces disparitions sont la conséquence de leur refoulement allégué. Cependant, d’après le Gouvernement, la plupart des individus concernés admettent eux‑mêmes qu’ils font plusieurs tentatives infructueuses avant de parvenir à entrer en Grèce, en contournant la surveillance des frontières par les autorités compétentes. Le Gouvernement affirme qu’ensuite, malgré les services d’accueil dont ils bénéficient une fois qu’ils sont repérés, il arrive fréquemment qu’ils quittent le pays, le plus souvent, déplore-t-il, dans le cadre d’un « shopping d’asile », et qu’ils n’en informent pas les autorités.
100. Selon le Gouvernement, aucune des photos versées au dossier pour corroborer les allégations de la requérante n’a fait l’objet d’un examen en vue d’une authentification. Il estime, en particulier, que la photographie de l’intéressée à l’extérieur du KEP de Nea Vyssa, un village qu’il précise être situé à un kilomètre de la frontière, ne peut être considérée comme une preuve substantielle desdites allégations.
101. Invoquant en outre le fait que la Grèce constitue, selon ses dires, la porte d’entrée de l’Europe, et indiquant des chiffres relatifs aux ressortissants de pays tiers, y compris les turcs, qui ont été enregistrés par les autorités grecques, le Gouvernement explique que quand celles-ci détectent des migrants irréguliers soit en mer, soit dans la région d’Évros, elles ne sélectionnent pas au hasard ceux qu’elles arrêteront en vue de les soumettre aux procédures de réception et ceux qui seront renvoyés. Il soutient par ailleurs qu’il n’existe pas de « politique de contrôle facial » (face control policy dans la version originale anglaise).
102. En réponse à une question posée par un juge lors de l’audience, le Gouvernement affirme qu’il ne dispose d’aucune donnée ou information de nature à confirmer que la requérante et ses deux compatriotes seraient déjà entrés en Grèce avant mai 2019. Il indique cependant que cela ne signifie pas que la requérante ne soit jamais allée en Grèce auparavant. Il ajoute que les informations en sa possession correspondent aux entrées légales ou aux arrestations de ressortissants d’un pays tiers.
2. La requérante
103. La requérante soutient que les opérations de refoulement sont devenues de facto une politique générale en Grèce, et que cet état de fait ressort de nombreux rapports, qu’elle qualifie de crédibles, émanant des Nations Unies, des institutions européennes ou nationales, qui rendraient compte d’un même modus operandi : une arrestation informelle, une détention au secret, la confiscation illégale des effets personnels, un transport via le fleuve Évros ou vers les eaux territoriales turques, et une expulsion illégale vers la Türkiye.
104. La requérante considère qu’elle a soumis, à l’appui de ses allégations, un commencement de preuve et elle est d’avis qu’elle a prouvé « au-delà de tout doute raisonnable » les faits de la cause tels qu’elle les expose.
105. Premièrement, elle estime avoir fourni un récit spécifique, cohérent et constant des faits devant les autorités judiciaires grecques, devant la Cour ainsi que devant les autorités judiciaires turques après les événements litigieux. Elle argue par ailleurs que les deux compatriotes avec lesquels elle avait fui la Türkiye ont livré au commissariat de police de Meriç, après leur refoulement de la Grèce et leur arrestation par les autorités turques le 5 mai 2019, une version des faits similaires à la sienne.
106. Deuxièmement, elle considère que sa présence en Grèce sur la place centrale de Nea Vyssa et son arrestation par les autorités grecques ont été confirmées par l’avocat N.O qui, souligne-t-elle, était un témoin oculaire, dans les deux dépositions sous serment qu’il a faites, respectivement, le 18 mars 2020 et le 5 mars 2024.
107. Troisièmement, la requérante ajoute qu’elle a soumis aux autorités nationales et à la Cour un certain nombre de fichiers audiovisuels qui, d’après elle, corroborent ses allégations. À cet égard, elle mentionne, en particulier, une photo d’elle devant le KEP de Nea Vyssa, ainsi qu’une photo d’elle sur la place centrale de Nea Vyssa, qu’elle dit avoir été prise par le témoin oculaire N.O., qui l’aurait envoyée à son frère. Elle affirme en outre que ledit témoin a confirmé ces éléments dans ses dépositions devant le procureur.
108. Quatrièmement, la requérante indique avoir produit devant les autorités judiciaires nationales et la Cour la décision du tribunal d’Izmir du 6 mai 2019 ainsi que tous les documents pertinents.
109. Par ailleurs, la requérante soutient que sa version des faits est corroborée par un grand nombre de rapports, crédibles et fiables selon elle, concernant une pratique de refoulements en Grèce.
110. La requérante argue que le seul document invoqué par le Gouvernement est le rapport d’enquête OM 3/4 de l’Autorité nationale de transparence et, faisant observer que celle-ci a été créée en 2019 et a entrepris la première enquête sur les refoulements en 2021, elle soutient que ses travaux sont sans pertinence pour la présente affaire. En tout état de cause, ladite Autorité ne serait pas, contrairement à l’Ombudsman grec, indépendante au sens de la Constitution.
111. La requérante expose, plus particulièrement, que le rapport d’enquête OM 3/4 ne suit pas la méthodologie présentée par le Gouvernement, expliquant, à cet égard, qu’il repose essentiellement sur soixante-cinq entretiens, lesquels auraient été menés principalement avec des officiers de police ou des garde-côtes, des personnes occupant des postes élevés dans le domaine de la gestion des migrations, des responsables d’églises locales et des membres d’associations professionnelles locales. De plus, sur les soixante-cinq personnes interrogées, une seule serait avocate d’une ONG travaillant dans le domaine de la migration et quatre seulement seraient des migrants accueillis dans des camps d’accueil. En outre, la requérante conteste la méthodologie et les conclusions dudit rapport d’enquête concernant l’évaluation des images vidéo se rapportant aux allégations de Lighthouse Reports et soutient, sur ce point, que l’analyse menée par l’équipe d’audit de l’Autorité nationale de transparence des quinze vidéos en question ne peut être considérée comme exhaustive et concluante. À l’appui de ses affirmations, elle soumet à la Cour une évaluation du rapport d’enquête OM 3/4 établie par le Conseil grec des réfugiés le 10 mai 2024, ainsi qu’un avis d’experts en date du 1er mai 2024, préparé par Forensic Architecture, sur la méthodologie et les conclusions du rapport d’enquête OM 3/4.
112. Concernant l’argument du Gouvernement tiré de ce que les deux dépositions de l’avocat N.O. présenteraient des différences importantes, la requérante soutient qu’il ressort de leur texte intégral que le témoin y confirme les faits allégués par elle, et qu’il fournit des détails plus précis dans son second témoignage, apparemment en réponse à des questions du procureur.
113. Quant à l’argument selon lequel N.O. n’a pas fait ce que l’on aurait normalement attendu d’un avocat, l’intéressée se réfère au rapport sur la Grèce publié le 2 mars 2022 par le rapporteur spécial des Nations Unies sur les défenseurs des droits de l’homme et allègue que les avocats et autres défenseurs des droits de l’homme qui assistent les réfugiés risquent une criminalisation, des intimidations, du harcèlement et des campagnes de diffamation. Elle estime que dans un tel contexte, il est plus surprenant encore que N.O. se soit rendu sur la place de Nea Vyssa pour aider des demandeurs d’asile.
114. Pour ce qui est, enfin, du matériel audiovisuel fourni aux autorités nationales et à la Cour, la requérante allègue que les examens techniques effectués par la division de la police scientifique de la police hellénique en 2024 n’ont pas remis en question leur authenticité. Elle est d’avis qu’en tout état de cause, l’examen technique des métadonnées et des photographies réalisé par ladite division n’était pas le seul procédé possible. À l’appui de sa thèse, l’intéressée soumet à la Cour un rapport d’enquête sur son cas établi par le groupe de recherche Forensic Architecture et daté du 2 mai 2024, qui confirmerait son récit.
115. La requérante affirme en outre que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la photo d’elle sur la place de Nea Vyssa a été prise à une date et à une heure très précises, qui selon elle pouvaient facilement être établies à partir des séquences vidéo des caméras de sécurité et des caméras CCTV, et elle ajoute que c’est l’État défendeur qui avait accès aux preuves en question. Elle estime qu’il en va de même concernant les images enregistrées au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio et par les caméras de surveillance de la circulation situées entre Nea Vyssa et Neo Cheimonio.
116. La requérante allègue également que les fichiers audiovisuels qu’elle dit avoir produits en très grand nombre devant la Cour proviennent de différentes sources et de différentes personnes, et que les preuves qu’ils contiennent forment un ensemble cohérent, aucune de celles-ci ne venant contredire, selon elle, un autre élément de preuve fourni. Bien au contraire, lesdits éléments se corroboreraient l’un l’autre. Ainsi, toutes les données pertinentes de ce matériel probatoire démontreraient la séquence des événements dans un ordre chronologique, et ceux-ci seraient, qui plus est, étayés par tous les autres moyens de preuve versés au dossier. À cet égard, la requérante expose, à titre d’exemple, ce qui suit : sa présence sur la place centrale de Nea Vyssa est démontrée à la fois par la photo sur laquelle elle figure devant le KEP de Nea Vyssa, photo qui a été envoyée par l’un des deux autres ressortissants turcs, K.Y., à son frère, et par la photo d’elle sur la place centrale de Nea Vyssa, qui elle a été prise par N.O. et adressée à son frère ; ceci est également corroboré par les deux témoignages de l’avocat N.O., selon lesquels il a vu la requérante sur la place de Nea Vyssa et a pris cette photo d’elle ; de même, sa présence au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio est établie non seulement par la position communiquée en direct par K.Y. à son frère, mais aussi par l’épingle de localisation transmise à celui-ci par le témoin oculaire N.O. et, enfin, par les déclarations de N.O.
117. La requérante est d’avis que la quantité de matériel audiovisuel émanant de différentes sources et personnes, sa cohérence interne, la séquence des événements qu’il démontre et la cohérence de ceux-ci avec toutes les autres preuves est un argument en faveur non seulement de l’authenticité dudit matériel, mais aussi de sa valeur probante.
118. La requérante estime par ailleurs que la décision du tribunal pénal d’Izmir constitue une preuve supplémentaire de son refoulement. En réponse aux arguments du Gouvernement sur ce point, elle soutient que le procureur d’Uzunköprü avait requis son emprisonnement en raison de sa fuite à l’étranger, et que le tribunal d’Izmir a pris en considération ses aveux ainsi que tous les autres éléments de preuve figurant dans le dossier. La requérante argue qu’il n’était évidemment pas dans son intérêt d’avouer devant les autorités turques, d’une part, qu’elle avait violé l’interdiction qu’il lui était faite de quitter la Türkiye et, d’autre part, qu’elle avait fui pour demander l’asile en Grèce, d’où elle avait été refoulée. Elle indique que ses déclarations en ce sens ont au contraire aggravé sa situation, compte tenu également du fait, selon elle, qu’elle avait été précédemment condamnée en tant que membre présumée du « FETÖ/PDY ». Cependant, ajoute-t-elle, eu égard aux circonstances générales de son arrestation, elle ne pouvait que reconnaître les faits susmentionnés. Elle rappelle, à cet égard, qu’elle a été arrêtée tout près du fleuve, qu’elle était pieds nus et sans effets personnels, et qu’elle se trouvait en compagnie de ses deux compatriotes dans un groupe plus important d’autres ressortissants de pays tiers. Ses deux compatriotes ont d’ailleurs eux aussi avoué lesdits faits, à savoir qu’ils avaient fui vers la Grèce le 4 mai 2019 et qu’ils avaient été refoulés de la Grèce vers la Türkiye.
119. Enfin, la requérante conteste l’affirmation du Gouvernement selon laquelle au vu de la facilité avec laquelle les ressortissants de pays tiers peuvent entrer et sortir du territoire dans la région d’Évros, elle aurait effectivement pu être en Grèce à la date alléguée mais serait retournée en Türkiye de sa propre initiative. Elle argue que l’allégation d’un retour volontaire en Türkiye la concernant se heurte au fait qu’elle était l’objet de persécutions dans le pays en question.
6. LES OBSERVATIONS DES PARTIES À LA SUITE DE L’AUDIENCE
120. La Cour note que le Gouvernement a été invité à répondre par écrit à certaines questions qui lui avaient été posées par les juges lors de l’audience, et que la requérante a quant à elle été invitée à soumettre ses observations concernant les réponses du Gouvernement.
1. Le Gouvernement
121. Le Gouvernement expose que la vidéo dans laquelle la requérante déclare qu’après avoir traversé le fleuve Évros, ses deux compatriotes et elle‑même se sont cachés près de Nea Vyssa de peur d’être refoulés vers la Türkiye, ne contient pas de métadonnées. Il indique que la vidéo en question a également été publiée sur Twitter, où elle contiendrait, selon le rapport de la police scientifique, des métadonnées d’après lesquelles elle aurait été divulguée sur ce média le 4 mai 2019 à 23 h 2. Le Gouvernement précise que l’heure susmentionnée n’est pas celle à laquelle la vidéo a été filmée, mais celle à laquelle elle a été mise sur Twitter. Il ajoute, à cet égard, qu’il ressort du contenu de la vidéo en question qu’elle a été filmée dans la journée, et non pas à 23 h 2.
122. Le Gouvernement est d’avis que la question cruciale concernant la valeur probante du matériel audiovisuel est l’heure à laquelle les photos et vidéos ont été respectivement prises et enregistrées ainsi que l’endroit où la prise de vue a eu lieu, et non pas l’heure à laquelle les fichiers ont été publiés sur les réseaux sociaux. Il réitère l’affirmation suivant laquelle aucune métadonnée n’est attachée aux fichiers audiovisuels produits et que, partant, aucune information ne peut en être tirée quant à l’heure et au lieu susmentionnés. Le Gouvernement conteste par ailleurs, comme techniquement inexacte, la thèse défendue par la requérante à l’audience, selon laquelle les métadonnées ne seraient pas le critère unique en matière d’établissement de la valeur probante de preuves audiovisuelles. Il estime pour sa part que les métadonnées sont nécessaires puisqu’à défaut, d’après lui, les photographies ne peuvent pas être authentifiées, l’heure à laquelle elles ont a été réalisées ne peut être établie et il n’est pas davantage possible de déterminer si elles ont été prises avec un téléphone mobile désigné. Le Gouvernement argue que la requérante aurait tout à fait pu entrer illégalement en Grèce à une date antérieure au 4 mai 2019 sans avoir été arrêtée.
123. Le Gouvernement affirme en outre que l’absence d’enregistrement d’une personne par les autorités signifie que cette personne n’a jamais été détectée et prise en charge. Il précise que l’enregistrement de ressortissants de pays tiers a lieu s’ils sont arrêtés ou s’ils se présentent de leur propre gré aux autorités compétentes, et que les procédures prévues par la loi dans ce cas sont alors suivies. Le Gouvernement ajoute que les ressortissants de pays tiers qui entrent illégalement sur le territoire grec ne sont pas nécessairement arrêtés au moment même du franchissement de frontière, mais qu’ils peuvent l’être ultérieurement, lorsqu’ils sont localisés. De plus, certains de ces individus effectueraient un voyage de transit vers d’autres pays et parviendraient à ne pas être arrêtés et, partant, enregistrés, ceci s’expliquant, selon lui, par la topographie de la région où sont situées les frontières nord de la Grèce avec la Türkiye et les frontières maritimes entre les deux pays. Se fondant sur un document de la direction de la police d’Orestiada, le Gouvernement indique que 8 552 personnes ont été arrêtées en 2019 dans la région d’Évros. Il souligne que ce nombre ne correspond pas à l’ensemble des ressortissants de pays tiers qui sont illégalement entrés sur le territoire à travers l’Évros au cours de l’année en question, dès lors que plusieurs de ces personnes ne sont, d’après lui, pas localisées, ou le sont beaucoup plus tard, dans un autre endroit. Le Gouvernement allègue en outre que toutes les personnes arrêtées ont été enregistrées, et qu’il en est de même des personnes qui ont été arrêtées les années suivantes. Il réaffirme, à cet égard, que quand une personne est arrêtée, elle est enregistrée, et que les procédures légales sont alors suivies. Par conséquent, un défaut d’enregistrement signifierait que les autorités n’ont jamais détecté et pris en charge la personne concernée, et l’absence d’enregistrement d’un ressortissant d’un pays tiers prouverait que celui-ci n’a pas été localisé, ni pris en charge, par les autorités nationales.
124. Le Gouvernement soutient par ailleurs que l’argument tiré de la peur présumée de l’avocat N.O. d’être poursuivi pour avoir défendu la requérante a été invoqué pour la première fois à l’audience. Selon lui, cette allégation n’est aucunement étayée et elle n’est qu’un prétexte pour justifier les contradictions et écarts que présenteraient les deux témoignages de N.O. Le Gouvernement argue, à cet égard, que d’après le rapport du 2 mars 2023 du rapporteur spécial des Nations Unies sur la condition des défendeurs des droits de l’homme, il n’y a pas en Grèce de procédure pénale dirigée contre un avocat défenseur des droits des migrants. En outre, le Gouvernement invoque un document du procureur près la Cour de cassation dans lequel il dit être indiqué, en réponse aux questions soulevées par ledit rapporteur, que les autorités judiciaires ne visent aucune personne en raison de son statut de défenseur des droits de l’homme, mais qu’elles poursuivent des crimes sur la base de faits concrets et d’éléments de preuve.
125. Enfin, se référant à un document de la police d’Orestiada daté du 13 juin 2024, le Gouvernement allègue qu’aucune caméra CCTV, qu’elle soit privée ou publique, n’était installée en 2019 – ni même avant ou après cette année-là – sur la place de Nea Vyssa, dans les commerces et cafés avoisinants, au KEP de Nea Vyssa ou aux alentours.
126. Estimant avoir soumis non pas un seul, mais une série d’arguments propres à réfuter les « preuves » fournies par la requérante, le Gouvernement conclut que celle-ci n’a pas apporté un quelconque commencement de preuve à l’appui de ses allégations. Il en déduit que la charge de la preuve ne saurait être renversée, et qu’il ne peut conséquent être exigé de lui qu’il apporte la preuve que l’intéressée n’est pas entrée en Grèce et qu’elle n’a pas été sommairement renvoyée en Türkiye.
2. La requérante
127. La requérante allègue que le fichier vidéo intitulé « twitter.mp4 » correspond à la vidéo publiée sur Twitter par le journaliste Z.K. le 4 mai 2019 à 23 h 2. Elle précise que dans cette vidéo, d’une durée de 23 secondes, elle déclarait ce qui suit : « Nous sommes des demandeurs d’asile politique turcs. Nous avons fui les persécutions en Türkiye et avons traversé l’Évros le 4 mai à 5 heures du matin. Nous nous cachons près de Nea Vyssa par crainte d’être refoulés. Nous demandons instamment aux Nations Unies et aux autorités grecques de nous protéger contre un refoulement ». La requérante ajoute que les métadonnées auxquelles elle se reporte sont celles qui ont été créées au moment où ladite vidéo a été publiée sur Twitter par le journaliste Z.K.
128. L’intéressée expose que comme le démontrent, selon elle, les fichiers audiovisuels et les captures d’écran des communications WhatsApp jointes à la requête, la vidéo publiée avec ce tweet avait été initialement communiquée par elle-même à son frère, via WhatsApp, le 4 mai 2019 à 13 h 54. Elle confirme que ladite vidéo ainsi envoyée ne contenait pas de métadonnées, expliquant, sur ce point, que WhatsApp, comme la plupart des applications de discussion instantanée, efface les métadonnées. Elle allègue que la vidéo en question ainsi que d’autres fichiers (photos, etc.) ont ensuite été transmis au journaliste Z.K., que celui-ci a à son tour publié un certain nombre de tweets dans la soirée du 4 mai 2019, que l’un d’entre eux comportait ladite vidéo, et que l’ensemble de ces éléments ressortent par ailleurs du témoignage de l’intéressé recueilli le 6 juin 2020.
129. La requérante affirme en outre que les informations issues des métadonnées de la vidéo litigieuse sont cohérentes avec tous les autres documents audiovisuels qu’elle a soumis, ainsi qu’avec les autres preuves versées au dossier. Elle répète que, pris dans leur ensemble, ils permettent d’établir le déroulement chronologique des circonstances de la cause et qu’ils corroborent sa version des faits. En outre, la requérante combat la thèse du Gouvernement selon laquelle les métadonnées sont nécessaires pour déterminer une heure ou un lieu exacts relativement à un élément de preuve audiovisuel, citant notamment, à cet égard, l’avis d’experts en date du 1er mai 2024 sur la méthodologie et les conclusions du rapport d’enquête OM 3/4 de l’Autorité nationale de transparence, dans lequel le groupe de recherche Forensic Architecture a conclu que « while metadata analysis is an important step towards examining the veracity of a multimedia evidentiary piece, it is not the only one (...) A wide toolkit of methodologies exists ».
130. En ce qui concerne l’argument du Gouvernement selon lequel la requérante aurait pu entrer illégalement et clandestinement en Grèce à tout moment avant le 4 mai 2019, l’intéressée estime qu’elle diffère de la position exprimée par lui dans ses observations précédentes, indiquant qu’il avait alors explicitement déclaré que les photographies produites auraient pu être prises à tout moment, au cours d’un quelconque voyage de l’intéressée en Grèce. Elle soutient que, dans ce dernier cas, le Gouvernement aurait dû être en mesure de fournir des informations issues des bases de données officielles de l’État grec aux fins de prouver l’entrée légale correspondant au voyage en Grèce allégué, et fait observer que les autorités grecques n’ont aucunement fourni pareils documents, ajoutant que le Gouvernement a explicitement déclaré, lors de l’audience, qu’il ne disposait pas de tels éléments.
131. En outre, la requérante argue qu’elle avait été l’objet de persécutions dans son pays d’origine et risquait réellement d’être à nouveau prise pour cible par les autorités dudit pays, et elle considère que l’hypothèse selon laquelle une personne en pareille situation entrerait en Grèce de manière irrégulière pour retourner ensuite en Türkiye de son plein gré ne saurait être raisonnablement soutenue.
132. Quant à l’allégation du Gouvernement selon laquelle aucune caméra de vidéosurveillance n’était installée sur la place de Nea Vyssa, la requérante expose qu’elle repose uniquement sur un document de la direction de la police d’Orestiada, et que cette autorité est directement impliquée dans les faits de la cause. Elle allègue également que le document en question fait référence à une inspection effectuée sur place en juin 2024, c’est-à-dire, souligne-t-elle, cinq ans après les faits et les prétendues déclarations orales des employés du KEP de Nea Vyssa. La requérante soutient en outre que des séquences pertinentes auraient tout à fait pu être collectées dans d’autres lieux, par exemple à partir des caméras de circulation et vidéosurveillance des rues et autoroutes situées entre Nea Vyssa et Neo Cheimonio et de la vidéosurveillance du poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio. Or, note-t-elle, le Gouvernement n’a pas fourni d’informations à ce sujet.
LE CADRE JURIDIQUE ET Les documents et matériaux INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
1. LE DROIT INTERNE
133. La législation grecque transposant les instruments pertinents de l’Union européenne dispose que tout étranger / ressortissant d’un pays tiers a le droit de déposer une demande de protection internationale. De plus, elle autorise les demandeurs d’asile à rester dans le pays jusqu’à l’achèvement de la procédure d’examen de leur demande, interdit leur éloignement de quelque manière que ce soit, et reconnait le principe de non-refoulement (voir les articles 36 § 1, 37 §§ 1 et 2, 54, 56 § 1 et 57 § 4, c) de la loi no 4375/2016, qui était applicable à l’époque des faits).
134. Le nouveau code sur l’accueil, la protection internationale des ressortissants de pays tiers et des apatrides et la protection temporaire en cas d’afflux massif d’étrangers déplacés contient des dispositions similaires (articles 69 § 1, 73 § 1, 2 b), 90, 91 § 1 b), 92 § 4 c), 94 § 9, 110 § 4, 119 § 2 de la loi no 4939/2022).
135. Les dispositions pertinentes du droit national en matière de détention des demandeurs d’asile sont détaillées dans l’arrêt J.R. et autres c. Grèce (no 22696/16, §§ 29-35, 25 janvier 2018) et E.K. c. Grèce (no 73700/13, §§ 45 et 46, 14 janvier 2021).
136. Les dispositions pertinentes du code de procédure pénale ainsi que l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil sont exposées quant à elles dans l’arrêt Tsalikidis et autres c. Grèce (no 73974/14, §§ 34 et 35, 16 novembre 2017).
2. LE DROIT INTERNATIONAL ET LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE
137. Quant aux dispositions pertinentes du droit de l’Union européenne et du droit international concernant l’accès des ressortissants de pays tiers à la procédure d’asile et le principe de non-refoulement, elles sont détaillées dans les arrêts M.K. et autres c. Pologne (nos 40503/17, 42902/17 et 43643/17, §§ 78-97, 23 juillet 2020) et D c. Bulgarie (no 29447/17, §§ 69-72, 20 juillet 2021).
3. DOCUMENTATION RELATIVE AUX REFOULEMENTS (« PUSHBACKS ») DE LA GRÈCE VERS LA TÜRKIYE
1. Les Institutions Nationales
1. L’Ombudsman grec
138. Le 9 juin 2017, l’Ombudsman grec, autorité indépendante prévue dans la Constitution grecque, a lancé une enquête d’office concernant les allégations de refoulement de ressortissants de pays tiers depuis la région d’Évros, en Grèce, vers la Türkiye. Les résultats de l’enquête, qui couvre la période allant de l’été 2017 au 31 décembre 2020, ont été publiés dans un rapport intérimaire en avril 2021 (Own initiative investigation, Alleged pushbacks to Turkey of foreign nationals who had arrived in Greece seeking international protection, Interim report, updated up to 31 December 2020, 2021, 24 p.).
139. Dans ses constatations et conclusions, le rapport indique ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« (...)
(a) On the incidents
Most complaints of illegal pushbacks indicate a standard practice, involving an indefinite number of victims who are nevertheless counted in several thousands: foreign nationals, in small groups, cross irregularly from Turkey into Greece and reach a village or town, in most cases in the border area looking for access to the asylum procedure. They are intercepted by the police and have their mobile phones and identification documents removed. Then the foreign nationals are handed over to unidentified men usually in blue uniforms. They are then forced to embark unidentified vehicles, almost always white vans. They are driven to an unidentified building, bearing no signs, where they are locked in large rooms together with other detained foreign nationals. No communication with state services or civil society organisations is permitted, no information is provided, no food or water. Some hours later, other unidentified men, this time wearing black uniforms, take them to the Greek bank of Evros river. They are forced to get on board dinghies and they are taken to the Turkish bank. The whole procedure is fast and, usually, the foreign nationals have been pushed back to Turkey within 24 hours after they are intercepted.
The uniformed men remain silent and do not address the foreign nationals. There were a few instances when the uniformed men were overheard to talk to each other or to give orders to the foreign nationals. On the basis of that, certain complaints allege that the uniformed men were not all Greek. In the majority of cases the complainants appear convinced that the police was responsible for the planning and implementation of the pushbacks. Non-governmental and international organisations which have raised the issue of the alleged pushbacks appear to have no doubt that (a) pushbacks take place, possibly for many years and that (b) the said pushbacks take place, if not by Greek state agents themselves, they are at least tolerated or encouraged and facilitated (by means of personnel, vehicles, facilities etc) by the Greek authorities, at either local or central level. The possible participation of police officers from other EU member states is also alleged.
(b) On the response of the administration
The Ombudsman addressed all the state services involved in the reception of foreign nationals in the area of Evros river. The replies sent by the reception and identification service, the asylum service and the police noted that their respective services and agents perform their duties in line with the Greek and European legislation, fully respecting and protecting the rights of those who cross from Turkey to Greece including their right to apply for asylum, if they so wish.
Noting that, in the vast majority of alleged pushbacks, the foreign nationals affected had not managed to establish any communication with the reception and identification service or the asylum service, the Ombudsman focused his investigation on possible acts or omissions of the police. The Ombudsman asked the police, both at local and central level, for information and clarification, and enquired whether any measures were or would be taken to address the allegations.
All police replies to the Ombudsman’s enquiries included the following: the local police directorates noted that no evidence or indications emerged to confirm the allegations or to provide at least the necessary basis for a formal internal investigation for human rights violations by acts or omissions of police officers. The replies also offered general information on the operational framework of the police, the applicable Greek and European legislation, while noting cases of successful operations whereby local police officers managed to locate and escort to safety several foreign nationals who had crossed irregularly from Turkey to Greece. The police attributed the allegations for pushbacks to traffickers and unidentified individuals aiming to destabilise the operational capacities of the Greek authorities.
The said replies whereby local police directorates categorically denied any involvement in pushbacks reflected the replies of the central services of the police to the respective Ombudsman’s letters, like those of September 2017 and August 2018.
(...)
The large number of the complaints by international organisations and by international and Greek non-governmental organisations regarding illegal pushbacks of hundreds or even thousands of foreign nationals, from Greece to Turkey in the area of Evros river, which follow, through the years, constantly repeated patterns, has created concerns regarding the level of the protection of human rights in Greece, in particular in the regions close to the land borders with Turkey.
Those concerns derive from the persistent allegations for direct involvement of the Greek police, namely the alleged involvement of police officers, vehicles and infrastructure in certain areas close to Evros river, as well as the failure of the Greek authorities to locate and identify clandestine groups or individuals who are likely to engage in illegal pushbacks.
The Greek authorities’ response to the said allegations has not until today resulted to effectively address those concerns through a comprehensive investigation of the complaints, in particular of those complaints whereby the foreign nationals named as victims of illegal pushbacks from Greece to Turkey had already contacted the Greek authorities, as recorded in official documents. »
140. En tant que mécanisme national d’enquête sur les incidents arbitraires (loi no 4443/2016), l’Ombudsman grec a également publié deux rapports d’enquête concernant plusieurs allégations de refoulements.
141. Le rapport spécial pour l’année 2021, publié en juin 2022 (National Mechanism for the Investigation of Arbitrary Incidents (EMIDIPA), Special Report 2021, pp. 77-81), énonce notamment ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« 4.2. Investigation of complaints and cases of unlawful pushbacks
By the end of 2021, twenty-one (21) complaints about unlawful pushbacks had been examined under the special competence of the National Mechanism for the Investigation of Arbitrary Incidents (EMIDIPA). It is important that in 2019 the Hellenic Police initiated the preliminary disciplinary investigation of cases for which there had been reports published in the press, regarding alleged unlawful pushbacks through Evros. Until then, the Hellenic Police was in total denial of such incidents without conducting any investigation.
(...)
The incidents that have been reported to the National Mechanism are the tip of the iceberg, given that there is a number of Articles and online posts regarding systematic unlawful pushbacks of a great number of persons from land or maritime borders, a fact of concern for both the European Parliament, and the European Commission. The added value of these reports to the National Mechanism is the fact that the persons affected dare to support their signed complaints and that the National Mechanism conducts official investigation in order to verify the reported incidents.
(...)
In the relevant administrative inquiries that have been transmitted to the National Mechanism in 2021, in order to examine their completeness, both by LS- ELAKT (coastguard) and the Hellenic Police, there appear to be some common problems. We specifically note the following:
Examination of the alleged victims of unlawful pushbacks is often omitted, while they should be sought through their legal representatives. This reduces the effectiveness and reliability of the internal investigations of the Administration.
Cross-checking the coordinates in the photographs provided by reported persons in order to prove their entry into Greece is also omitted.
Non-registration by the Greek authorities is used as evidence, a fact which constitutes an obtaining of the sought, since if the legal administrative procedures had been followed, there would have been no room for unlawful pushbacks.
In some cases, those conducting the internal investigations of the Administration make evaluative judgments that raise issues of non-observance of equal distancing (e.g. general judgments about the reliability of foreigners’ complaints), or ethical judgments (e.g. for the observance of the Constitution and the laws by the Administration) that cannot be used as judgments about the facts and for proving violation of law and violations of right, because again they fall into the logical error of obtaining the sought.
Investigations on unlawful pushbacks are still pending, even in the cases that the National Mechanism has requested from the Hellenic Police or LS-ELAKT supplementation of the investigation, highlighting specific deficiencies and omissions. The Ombudsman will insist on the need for a thorough investigation of all relevant reports that raise issues of serious violations of fundamental rights. »
142. Quant au rapport spécial pour l’année 2022, publié en octobre 2023 (National Mechanism for the Investigation of Arbitrary Incidents (EMIDIPA), Special Report 2022, pp. 29-33), il indique, entre autres, les éléments suivants (notes de bas de page omises) :
« 4.1 Investigation of complaints and cases of un-lawful pushbacks
(...)
In 2022 sixteen (16) more complaints were added to the twenty-one (21) illegal pushback reports that were filed to the National Mechanism from 2019 to 2021. The increasing trend in 2022 follows public awareness on systematic pushbacks of large numbers of persons from the country’s land or sea borders, as reported in the Media and on the Internet, and the official records of public and international bodies. The incidents reported to the National Mechanism appear to be the tip of the iceberg, given that, by definition, these practices are kept away from the public eye and largely in public silence. Given that (i) these are anonymous complaints and (ii) they lead to a formal investigation by the National Mechanism, the added value of these cases for the constitutional right to report administrative misconduct and the duty of accountability of state institutions is quite evident.
(...)
For all alleged unlawful pushback cases, the Ombudsman, as a National Investigation Mechanism, has requested thorough investigation of the incidents, irrespective of how the reported actions were committed and the enforcement authorities involved. To this end, the Ombudsman has forwarded the relevant complaints to the Administration for internal investigation and monitors the investigation process, reserving his right to conduct his own investigation, as per art. 1 para. 1 of Law 3938/2011, as in force. The Ombudsman has pointed out to the Administration that the relevant reports raise the following issues for investigation: a) issues of unlawful pushbacks, which constitute violation of personal freedom and non-compliance with the procedure of arrest and administrative treatment for any irregular migrant, and even more so for asylum seekers; b) issues of violation of international protection rules, given that any unlawful pushback of an asylum seeker constitutes not only a violation of personal freedom but also put the protection of life and protection against torture in jeopardy, in violation of the principle of non-refoulement; c) issues of ill-treatment by police authorities that may constitute torture, violations of physical integrity or degrading treatment, possibly with a racist motive.
(...)
In the relevant administrative investigations that are under way, the National Mechanism often identifies deficiencies, e.g. failure to examine the alleged victim and important witnesses, judgements as to the role of state authorities or the reports of foreigners infringing upon the arms’ length principle, failure to record the arrest of the victims mentioned above (often used as evidence of nonrefoulement) etc. The monitoring of these cases by the National Mechanism is intended to disseminate and consolidate the jurisprudential principles of effective investigation, which, according to the invariable ECHR rulings, is assessed not on the basis of its specific result, but rather, on the basis of its ability to produce results, i.e. how possible it is identify the circumstances of the incident and the perpetrators and impute responsibility accordingly.
(...) »
2. La Commission nationale pour les droits de l’homme
143. En septembre 2021, la Commission nationale pour les droits de l’homme (CNDH) – organe consultatif indépendant de l’État grec en matière de protection des droits de l’homme créé par la loi no 2667/1998 et régi actuellement par la loi no 4780/21 – a mis en place un mécanisme d’enregistrement des retours forcés informels (Informal forced returns – IFRs) de ressortissants de pays tiers de la Grèce vers d’autres pays, dans le but de surveiller, enregistrer et mettre en évidence le phénomène.
144. À la suite d’un rapport provisoire paru en janvier 2023 (Recording Mechanism of Incidents of Informal Forced Returns, Interim Report, January 2023), la CNDH a publié en décembre 2023 son rapport annuel 2022 (Recording Mechanism of Incidents of Informal Forced Returns, Annual Report 2022, 62 p.), qui contient les conclusions établies par le mécanisme à partir des témoignages enregistrés pendant l’année 2022, sur la base d’entretiens personnels avec les victimes présumées, à propos d’IFRs qui se seraient produits entre avril 2020 et octobre 2022 depuis la région d’Évros ou les îles grecques vers la Türkiye. Dans ses passages pertinents en l’espèce, le rapport indique ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« (...)
EXECUTIVE SUMMARY
In the period between February 2022 and December 2022 the Recording Mechanism has recorded testimonies through personal interviews with 43 alleged victims about 50 IFRs, which according to the alleged victims occurred in the period between April 2020 and October 2022.
According to these testimonies it is estimated that at least 2157 persons are included in the total number of the alleged victims. The countries of origin of the alleged victims are listed among the countries whose nationals are granted international protection status in Greece and the EU at a significant rate (Syria, Palestine, Turkey, Afghanistan, Iraq, Iran, Somalia, Cameroon, Mali and Democratic Republic of Congo).
(...)
In particular, testimonies about 27 out of the 34 recorded incidents, where the alleged victims reported to have been subjected to detention/restriction on freedom of movement period, reported use of violence against them, 5 testimonies did not report any use of violence and 2 testimonies reported that the alleged victims were not aware whether any acts of violence occurred during the stage of informal detention/restriction on freedom of movement, or not. Testimonies reveal all forms of physical violence, verbal abuse, bullying and threats, as well as deprivation or destruction of money and other personal belongings (...) The alleged victims involved in 18 incidents, alleged that guards in uniforms used violence during the detention/restriction on freedom of movement stage, the alleged victims involved in 9 incidents reported that they had been subjected to acts of violence by guards out of uniform and testimony/ies in relation to 1 incident reported acts of violence by other detainees
(...) the Recording Mechanism does not possess or request victims to have evidence as a prerequisite for recording a testimony, given that, as indicated by the testimonies, in the majority of incidents the alleged victims experienced deprivation of all their personal belongings. More specifically, according to 22 testimonies the alleged victims reported that they possess evidence in support of their claims. 36 other testimonies reported that the alleged victims are no longer in possession of any evidence, which is usually justified by the fact that the alleged perpetrators had deprived them of their personal belongings, and thus photos, audio or video material, geolocation recording etc are no longer in their possession.
(...)
CHAPTER 6. CONCLUSION
On the basis of the information recorded by the Recording Mechanism, it is indicated that IFRs do no longer constitute an occasional and irregular phenomenon. On the contrary, it is indicated that they have developed the pattern of a systematic and organised operation. As it is indicated, incidents of informal forced returns are carried out by mobilizing human resources, facilities, heavy vehicles or watercrafts and other material and technical means.
The modus operandi of the IFRs, as revealed by the testimonies, seems to have been built up as a progression of stages. Most testimonies report that victims are initially detected by a group of people in or out of uniform (detection stage), subsequently they are taken to a facility where they are kept under guard (detention or restriction on freedom of movement stage) and finally they are transferred from the detention/movement restriction place to the starting point of physical removal, where the IFR operation is completed (physical removal stage).
The IFRs are conducted in specific geographical regions (in the river Evros border region and at sea), the specific geographical characteristics of which determine the way of their implementation (modus operandi). Some testimonies, especially in cases where the detection location was at sea or very near the Evros river border region, alleged that the detention/restriction on freedom of movement stage was skipped and thus the IFR was carried out immediately after the detection.
The majority of the alleged victims are unregistered asylum seekers who have never before attempted to access the asylum procedure or have repeatedly attempted to do so, but according to their allegations their data were never recorded by the competent Greek Authorities, and they were informally and forcibly returned to Turkey. Additionally, some of the alleged victims claimed that at the time of their detection, they were already recognised beneficiaries of international protection in Greece or that they were registered as asylum applicants by the Greek Authorities.
According to testimonies, persons in uniform and also persons wearing civilian clothing seem to have been involved as perpetrators in the incidents recorded by the Recording Mechanism, whose actions indicated coordination with the Authorities. It is possible, however, that these individuals were ordinary citizens not having legally assumed public authority. Furthermore, in some testimonies it is mentioned that third‑country nationals, speaking some of the victims’ spoken languages, appear to have been involved as perpetrators in the physical removal stage in the Evros river border region.
(...) »
145. En juin 2024, la CNDH a publié son rapport annuel 2023, qui conclut que les témoignages enregistrés par le mécanisme en 2023 ont confirmé les conclusions énoncées en 2022 concernant le modus operandi et la nature organisée des IFRs. Le rapport indique, en particulier, que les témoignages recueillis ont montré que le même schéma se répétait avec les mêmes caractéristiques opératoires qui avaient été observées et analysées dans le rapport annuel 2022.
3. L’Autorité nationale de transparence
146. En novembre 2021, l’Autorité nationale de transparence, créée par la loi no 4622/2019, a entamé une enquête à la suite d’une publication effectuée par la plateforme d’information Lighthouse Reports le 6 octobre 2021. Ladite publication, renvoyant à plusieurs images vidéo, contenait des allégations de renvoi de migrants irréguliers par des groupes masqués.
147. En mai 2022, l’Autorité a publié un rapport d’enquête intitulé « Investigation report no. OM 3/4, Management of immigration flows – Allegations of pushbacks in Greece ».
148. Concernant l’analyse des données macroscopiques effectuée par l’équipe d’enquête, le rapport indique, en particulier, ce qui suit :
« (...)
The video recordings are fragmented. The majority of videos is a synthesis/collage of plans and photos, fragmented scenes, recordings without continuous event flow. Video processing elements can be spotted such as use of point symbols, use of comments subtitles or third-party comments, taking images through third-party mechanical video media without specifying the place and time. The identity of persons in the videos is not provided and cannot be identified or verified.
In the videos provided there is no footage of the alleged officials of the Greek port authorities in contact with passengers on an inflatable boat. No act of physical violence or attack or threat of any kind is recorded. (...)
The information provided does not include (a) testimonies from persons involved or alleged victims, b) specific clues or any evidence concerning organized hierarchical structures and money flows for pushbacks of third country nationals illegally entering the country, c) testimonies of serving and/or former senior Greek Coast Guard officers who allegedly recognised the masked person as members of the Special Operations Unit of the Greek Coast Guard (...) as reported in the publication. (...) »
149. En outre, selon le rapport en question, les experts de la division de la police scientifique de la Direction de la police hellénique, après avoir examiné le matériel audiovisuel en cause, ont notamment remarqué que
« [i]n some of the videos, changes of plans, symbols and text inputs, lack of sound (...)
Indications of editing with a specific software, in some cases using software capable of editing existing videos or collating video parts or adding graphics, etc.
Also in some videos there are either no indications of date and time, or it is not possible to determine whether the displayed date and time correspond to the actual ones, or whether the recording of the sound (the talking person) takes place at the same time as the video recording.
In some videos, the images are not taken directly by a recording device but a screen is recorded, while others stop video recording and display still images and text.
It has to be noted that (a) the majority of videos do not show the date of downloading/digitalisation of the file, as well as elements of the recording device, and (b) the metadata analysis indicates that 7 out of 16 videos contain not primary and unedited material (material which is complete and unchanged from the time of download until the time of the examination), or it is not possible to determine whether video footage is primary and unedited. (...) In addition, no GPS information (metadata) was found in all the videos. Even in cases where coordinates are displayed, it cannot be established whether they correspond to real ones. (...) »
150. Concernant les points de vue des soixante-cinq personnes interrogées, le rapport énonce ce qui suit :
« (...)
1) The majority of them are convinced that such incidents “do not occur” and “cannot occur” because:
Such actions, given that they require a high level of organisation and coordination, would be easily revealed by the local communities and by the authorities of the neighbouring country, particularly in the Evros region, because of the morphology of the ground.
Greece would not risk to be “exposed” and such unlawful practices are incompatible with the “mentality of the Greek people”.
According to their personal experience while participating in rescue missions of irregular migrants or when providing voluntary work, the respondents stated that the competent authorities carry out their tasks with dignity and do their best in managing irregular migration flows with respect to human rights.
In the opposite direction, the view of one respondent was that “pushbacks take place very often” stressing the secrecy of the operation, stating that “it is impossible to witness a pushback because if you are seen at the place of arrival the migrants will be immediately registered [and] taken to the RIC”.
2) The majority of respondents argued that relevant references from the press and social media are unfounded as they lack evidence.
3) The officers put emphasis on the following:
The compliance with the legal framework and the rules of international law governing maritime law, maritime safety standards and human rights in the performance of their duties.
The strict operational framework which does not allow for deviations or unlawful action.
The phenomenon of “guided/manipulated” testimonies of interviewed persons (immigrants) during the debriefing process.
The inaccurate use and misunderstanding of the term “pushback” instead of legal term “deterrence”, carried out in the context of border surveillance which constitutes a sovereign obligation of the country under both national and EU law. (...) »
151. Enfin, concernant les allégations contenues dans la publication de Lighthouse Reports, le rapport conclut que
« [t]aking into account:
A) Video and photographic material brought to the attention of the investigation team
B) The two (2) laboratory reports on the examination of digital material (video and photographic archives)
C) The laboratory expert report of the Hellenic Police Forensic Science Division
D) The testimonies of Greek officials
E) The testimonies of citizens from local communities
F) The fact that no further documentation material has been provided, although that it has been requested, in order to verify the alleged cases of refoulements/pushbacks;
It has not been possible to verify the incidents stated in this publication/report, as no supporting evidence or relevant documentation has emerged. »
2. Les Institutions Internationales
1. Le Conseil de l’Europe
a) Les constats du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)
152. Dans son rapport du 19 février 2019, établi à la suite de sa visite en Grèce du 10 au 19 avril 2018, le CPT a formulé les observations suivantes (notes de bas de page omises) :
« 8. Push-back operations
(...)
138. In the course of the April 2018 visit, several foreign nationals alleged the occurrence of push-back operations from Greece to Turkey via boat across the Evros River border. These consistent and credible allegations were received by the delegation through individual interviews with 15 foreign nationals carried out in private at three different places of detention. They mainly referred to incidents that had taken place between January and early March 2018, whereas some dated back to 2017. The persons who alleged that they had been pushed back from Greece to Turkey had subsequently re-entered Greek territory and had been apprehended and detained by the Greek police.
139. Several of these persons alleged that they had been physically ill-treated by police and border guard officers or (para-) military commandos during such push-back operations. The alleged ill-treatment consisted in particular of slaps, punches and kicks to various parts of the body (including to the head), as well as baton blows to the head after the foreign nationals concerned had been made to kneel face-down on the boat during the push-back operations (i.e. all those who raised their head were systematically subjected to a baton blow to the head). Several persons complained that they – together with all the members in their group being pushed back – had been threatened, treated brusquely (i.e. pushed, dragged or thrown to the ground) and forced to board small inflatable boats.
Usually, the persons who were described as the authors of the alleged ill-treatment were armed and had their faces covered with balaclavas; while some were dressed in police uniforms, others wore military fatigues.
140. From the information gathered by the delegation during the visit, it transpired that the alleged push-back operations described in detail by the foreign nationals interviewed displayed a similar pattern. The persons concerned had initially entered Greece from Turkey by irregularly crossing the Evros River. Shortly after their arrival in Greece, they were apprehended by Greek police and border guards and were usually brought to one of the nearby police and border guard stations in the Evros region. Personal belongings, including mobile phones, were usually confiscated. Some foreign nationals alleged that they were not individually registered and that their arrest and detention had not been recorded. One person claimed that, before being pushed back, he had been kept overnight in a van together with a group of other apprehended migrants. Further, some foreign nationals alleged that they were not provided with food by the police during the entire period of their detention in police custody, which lasted between several hours and more than one day.
The persons interviewed told the delegation that they were then transported in a van with a group of other foreign nationals, including in some instances families with children, to a military zone at the Evros River bank. Subsequently, they were handed over to other armed and masked police and border guards or (para-)military commandos who forced the group to board small inflatable boats. Some persons complained that their repeated requests for asylum in Greece were ignored and that they were not given the possibility to challenge their removal. Foreign nationals also alleged that, in some cases, personal belongings (including identity documents) were destroyed. They were then taken back by boat to the Turkish side of the river; some alleged that they were left on one of the small islets in the middle of the river near the Turkish river bank, and either had to reach Turkish soil by their own means or were required to wait to be collected by the Turkish authorities.
141. These allegations also correspond to allegations that the CPT had previously received, including through interviews with foreign nationals who had alleged push‑backs during its 2015 visit to Turkey. (...)
144. That said, from the information gathered by the delegation during the visit, it appears that, at least until early March 2018, a number of foreign nationals who irregularly entered Greece from Turkey via the Evros River border and who were apprehended by Greek police and border guards were de facto subjected to informal forcible removals (push-backs) to Turkey without being provided an effective possibility to apply for asylum in Greece. Further, it appears that these persons were not properly identified and registered and, consequently, they were not in a position to make use of the legal remedies against their expulsion or return provided for by law.
In the light of these circumstances, the CPT considers that these persons were not effectively protected against the risk of refoulement, including possible chain refoulement.
(...) »
153. En outre, dans son rapport du 19 novembre 2020, établi à la suite de sa visite ad hoc en Grèce du 13 au 17 mars 2020, le CPT indiquait ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« (...)
7. The practice of pushbacks across the Turkish border and at sea
53. In the report on the 2018 visit, the CPT addressed the issue of pushback operations from Greece to Turkey via boat across the Evros River border.
In the course of the 2020 visit, the CPT’s delegation again received consistent and credible allegations obtained through individual interviews in different places of detention of foreign nationals being detained, having their belongings confiscated and subsequently being pushed back across the Evros River border to Turkey. The allegations mainly referred to incidents that had taken place prior to March 2020 but within the previous six months. The persons who alleged that they had been pushed back from Greece to Turkey had subsequently re-entered Greek territory and had been apprehended and detained by the Greek police.
(...)
54. The persons who alleged to have been pushed back in the period prior to March 2020 described having been held for short periods in various detention facilities situated not far from the Evros River. Further, the persons alleged that they had had their personal belongings, including mobile phone and in some instances footwear, confiscated by their guards who had escorted them to the river and supervised the pushbacks (these persons all wore balaclavas which hid their faces and were dressed either in military-style fatigues or police uniforms).
(...)
57. The evidence supporting the case that migrants are pushed back across the Evros River to Turkey after having been detained for a number of hours, without benefiting from any of the fundamental guarantees, by Greek officers operating in an official capacity is credible.
(...) »
154. Par ailleurs, dans son rapport du 12 juillet 2024, établi à la suite de sa visite en Grèce du 20 novembre au 1er décembre 2023, le CPT dressait les constats suivants (notes de bas de page omises) :
« C. Informal forcible removals at borders – “pushbacks”
152. In the reports on the 2018 and 2020 visits, the CPT addressed the issue of informal enforced return operations of foreign nationals from Greece to Türkiye both along the Evros land border area and at sea, without consideration of their individual circumstances, vulnerabilities, protection needs or risk of ill-treatment when returned (informally referred to as “pushbacks” or “driftbacks”). The Committee gathered sufficient evidence to conclude that pushbacks took place. Some persons had indicated that they had been pushed back multiple times.
153. The increasing resort to violent pushback practices at Europe’s borders with minimal accountability by state actors has led the CPT to set out its views in its 32nd General Report. In particular, the Committee has identified diverse modus operandi of pushback operations and established clear patterns of physical ill-treatment deployed against foreign nationals. The CPT has advocated for reinforcing the safeguards against refoulement and ill-treatment, and for promoting the operation of independent monitoring and complaints mechanisms at the borders. Any allegations of pushback operations must be effectively investigated and those involved be held accountable.
154. During the 2023 visit, the CPT delegation again received many consistent and credible allegations of persons pushed back, often violently, across the Evros river or at sea to Türkiye. The allegations were obtained through detailed interviews with persons detained throughout Greece in various CCACs, PRDCs and other police and border guard establishments. Most allegations on pushbacks at sea referred to the period prior to the tragic sinking of a boat near Pylos in June 2023. However, the delegation received several allegations dating from mid-October to early November 2023 in relation to pushbacks across both land and sea borders. Many allegations obtained in different locations from various unrelated individuals, including unaccompanied and separated children, corroborated the detailed descriptions and stories received elsewhere. The persons who alleged that they had been pushed back from Greece to Türkiye had subsequently re-entered Greek territory and had been apprehended by the Hellenic Police or the Hellenic Coast Guard and transferred to a CCAC or police and border guard station or, regarding older allegations, were held in a PRDC. Two patterns emerged.
155. As regards alleged pushbacks at the land border in the Evros region, detained persons reported that they had crossed the Evros river from Türkiye and had arrived on Greek territory, where they were apprehended by police officers or unidentified masked men in military fatigues and brought to a holding place (usually a building but sometimes in the open) where they were held for several hours. Several persons interviewed by the delegation alleged that they had to kneel with their hands behind their back or lie down on the floor, head down, and that they were subjected to baton blows, kicks or punches if they disobeyed. After several hours, they were placed in overcrowded vans. They were then reportedly brought to the river by men dressed in dark clothes or military fatigues, wearing balaclavas and equipped with sticks. Several alleged that they were forced to undress. All stated that their personal belongings were removed, including money and mobile phones, before they were placed in boats and taken across the Evros river. The delegation also received corroborating allegations that some of the alleged pushbacks were carried out by foreign nationals employed for this purpose, who were wearing balaclavas and wielding plastic sticks.
(...)
158. The Greek authorities have maintained, in their response to the report on the 2020 visit and in various exchanges, including with the delegation at the end of the 2023 visit, that there was no evidence to implicate Greek law enforcement agencies with incidents of violent forcible removals from Greek territory across the land border with Türkiye in the Evros region.
(...) The Greek authorities have pointed to the oversight mechanisms in place such as the Greek Ombudsman and the National Transparency Authority, in addition to the prosecutor’s office, as evidence that any alleged pushback operations would be subject to scrutiny. They also informed the CPT that the modus operandi of the human smuggling groups is to tell persons crossing into Greece that they should make up stories that they had previously been forcibly removed from Greece. The CPT is unconvinced by such reasoning as persons seeking asylum, especially women and children, have nothing to gain by making up stories of pushbacks.
159. Moreover, the evidence to date seems to highlight that no effective investigations have been carried out into allegations of violent forcible removals from Greece to Türkiye.
(...)
Further, the CPT understands that the National Transparency Authority had received over 200 documented complaints of pushbacks by June 2022. Apparently some 88 of these complaints referred specifically to incidents involving the Hellenic Coast Guard and they had been transferred to the Naval Court Prosecutor for investigation. However, there is no information on how such cases are progressing or whether the investigations are being carried out in accordance with the criteria set out by the European Court of Human Rights and its caselaw, and the standards promoted by the CPT. In the past, the CPT has raised questions over the effectiveness of investigations into alleged ill‑treatment by law enforcement officials.
(...)
160. Moreover, numerous accounts of alleged pushbacks have been documented by several organisations, such as Médecins sans Frontières, the Greek National Commission for Human Rights (GNCHR) and UNHCR. In particular, UNHCR stated that during 2020-2021, it recorded 539 incidents of informal enforced return at land and sea, involving at least 17 000 people, during which potential violations of several rights were reported. Among those were the rights to life and to protection from torture, inhuman or degrading treatment as well as, inter alia the right to seek asylum. The CPT understands that UNCHR has continued to raise concerns over such practices.
The findings of the CPT during the 2023 visit concord with those documented by UNHCR.
161. (...) For the CPT, there is sufficient evidence to conclude that pushbacks to Türkiye have taken place and continue to take place, albeit on a smaller scale at present. The focus now must be on ending violent, dangerous and illegal pushback operations once and for all.
162. The CPT reiterates its recommendation that the Greek authorities act to prevent any form of pushbacks taking place either across the Evros River border or at sea in the Eastern Aegean by law enforcement officials, military or coast guards personnel, as well as by foreign nationals employed to carry out such tasks. All foreign nationals arriving at the border or present in the territory of Greece who wish to request international protection should be effectively protected against the risk of refoulement, including possible chain refoulement.
(...) »
b) L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE)
155. Dans sa Résolution 2299 (2019) du 28 juin 2019 sur les « Politiques et pratiques en matière de renvoi dans les États membres du Conseil de l’Europe », l’APCE soulignait ce qui suit :
« 1. En matière de contrôle et de gestion des flux migratoires, les États membres du Conseil de l’Europe déploient beaucoup d’efforts pour protéger leurs frontières. Dans ce contexte, les refus d’entrée sur le territoire et les expulsions sans examen individuel du besoin de protection sont devenus un phénomène attesté aux frontières de l’Europe ainsi que sur le territoire des États membres situés plus à l’intérieur des terres. Étant donné la fréquence de ces pratiques et leur usage systématique dans certains pays, ces « renvois » peuvent être considérés comme partie intégrante des politiques nationales, et non pas comme des actions isolées. Le plus grand risque lié aux mesures de renvoi est celui du refoulement, impliquant le retour d’une personne vers un endroit où elle pourrait être persécutée (selon les termes de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés – « Convention sur les réfugiés ») ou traitée de manière inhumaine ou dégradante, selon la Convention européenne des droits de l’homme (...)
5. L’Assemblée est extrêmement préoccupée par les rapports persistants et les preuves de traitements inhumains et dégradants infligés aux migrants par des États membres et leurs agences dans le cadre de ces renvois : intimidation, prise ou destruction de biens, et même recours à la violence et à la privation de nourriture et de services de base. Du fait que le recours à de tels renvois est nié, les traitements inhumains et dégradants (parfois systématiques) sont également niés et ne sont donc pas examinés de manière adéquate ou même pas examinés du tout.
6. Par conséquent, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe à respecter pleinement leurs obligations internationales à cet égard, en particulier celles énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme concernant l’interdiction des expulsions collectives et des traitements inhumains ou dégradants, ainsi que le droit d’accès à une procédure de demande d’asile, et l’interdiction du refoulement établie par la Convention des Nations Unies sur les réfugiés.
(...) »
156. Dans sa Résolution 2462 (2022) du 12 octobre 2022 relative aux « Renvois sur terre et en mer : mesures illégales de gestion des migrations », l’APCE s’exprimait ainsi :
« 4. L’Assemblée déplore le profond mépris des normes internationales en la matière dans certains pays, auquel s’ajoute dans d’autres pays l’instrumentalisation du flux migratoire à des fins politiques, et conclut à la persistance des atteintes au droit d’asile. Les renvois aux frontières ont pris des proportions inquiétantes, tant sur terre que dans l’environnement plus dangereux de la mer, devenant un problème paneuropéen qui concerne au moins la moitié des États membres du Conseil de l’Europe. Loin de se limiter à un ou deux pays ou à un ou deux incidents, les allégations se multiplient et, fait plus inquiétant, elles font désormais partie d’une politique tolérée. Les refoulements de la Croatie vers la Bosnie-Herzégovine, de la Grèce vers la Türkiye, de Malte et de l’Italie vers la Libye, de la Hongrie vers la Serbie et de la Pologne vers le Bélarus ne font qu’aggraver une situation déjà critique pour les migrants et les réfugiés, et exposer davantage ces personnes au risque de mourir au cours d’un périple extrêmement périlleux.
(...)
12. L’Assemblée invite les États membres du Conseil de l’Europe à modifier leur législation et leur pratique pour mettre fin aux refoulements sur terre et en mer, et à codifier le principe de non-refoulement dans la législation nationale. Plus précisément, elle leur demande de prendre des mesures pour prévenir les refoulements, protéger les victimes et poursuivre les responsables de ces refoulements, et améliorer la coopération et la coordination internationales entre les autorités de surveillance des frontières, la police et d’autres organes chargés de la protection des frontières, comme suit :
12.1 en ce qui concerne la prévention :
12.1.1 prévenir toutes opérations de « renvoi » et de pullback des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile. Il conviendrait de veiller en priorité à ce que la gestion des frontières soit alignée sur le droit international et les obligations en matière de droits de l’homme. L’Assemblée souligne la nécessité de garantir une évaluation individuelle des besoins de protection et du caractère sûr d’un retour en vue de prévenir toute violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, et l’interdiction des expulsions collectives consacrée à l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention ;
(...)
12.3 en ce qui concerne les poursuites :
12.3.1 s’assurer que les allégations de renvois font l’objet d’enquêtes approfondies et que les responsables répondent de leurs actes afin de faire cesser ces pratiques. L’Assemblée rappelle par conséquent l’importance de l’interdiction de la torture ou des traitements inhumains ou dégradants et de l’interdiction des expulsions collectives, y compris pendant les situations d’urgence;
12.3.2 exécuter les jugements des tribunaux nationaux et de la Cour européenne des droits de l’homme, y compris les mesures provisoires, concernant les renvois et les refus d’accès à l’asile, voire à une procédure d’asile, et donner suite aux recommandations des organes indépendants nationaux tels que les défenseurs des droits, comme cela est indiqué dans la Résolution 2299 (2019), sans perdre de vue le fait que la codification du principe de non-refoulement dans le droit interne est essentielle; »
(...) »
c) La Commissaire aux droits de l’homme
157. Dans son rapport du 6 novembre 2018 établi à la suite de sa visite en Grèce du 25 au 29 juin 2018, la Commissaire a résumé ses constats comme suit :
« 64. The Commissioner is deeply concerned about persistent and documented allegations of summary returns to Turkey, often accompanied by the use of violence (...) Considering that the information available points to the existence of an established practice in this field, the Commissioner urges the Greek authorities to put an end to push-backs and to investigate any allegations of ill-treatment perpetrated by members of Greek security forces in the context of such operations. »
158. Par ailleurs, dans une lettre adressée au ministre de la Protection des citoyens, au ministre des Migrations et de l’Asile et au ministre de la Marine et de la Politique insulaire de la Grèce (CommHR/DM/sf 019-2021, 3 mai 2021), la Commissaire indiquait ce qui suit :
« In my 2018 report, I noted the numerous credible allegations of summary returns (“pushbacks”) to Turkey, often accompanied by violence, and urged the Greek authorities to put an end to this practice. I am deeply concerned that, two and a half years later, allegations of pushbacks persist at both the land and the sea borders with Turkey.
Summary returns from Greece to Turkey across the Evros River border have been reported and documented for several years, not only by international media and civil society organisations, but also by national human rights structures and international organisations.
(...)
In this respect, I want to underline that when persons at the border are returned without individual identification or procedure, they are prevented from putting forward reasons why such returns would violate their rights, and to apply for protection against such violations. In such cases, member states cannot satisfy themselves that they are not sending them back in violation of, for example, Article 3 of the European Convention on Human Rights (ECHR) and the refoulement prohibition in the UN Refugee Convention. These protections apply to anyone, regardless of the way in which they arrive at member states’ borders, including if this in an irregular manner.
Moreover, the way in which these operations are reportedly carried out would clearly be incompatible with Greece’s human rights obligations. The verbal and physical abuses reportedly inflicted on the persons pushed back to Turkey may amount to inhuman or degrading treatment, and the mere fact of leaving them on boats on the Evros river or on life-rafts in the Aegean sea seriously endangers their right to life. In addition, such operations may undermine the right to family life as they sometimes reportedly result in family separations.
I am deeply concerned that the official reaction of the Greek authorities has often been to simply dismiss allegations of pushbacks despite the overwhelming body of evidence that has been presented in recent years. Therefore, I urge you to put an end to these practices and to ensure that independent and effective investigations are carried out into all allegations of push backs and of ill-treatment by members of security forces in the context of such operations. I also invite the Greek authorities to consider and act upon the Ombudsman’s proposals regarding the investigations by the Greek police of allegations of pushbacks.
(...) »
159. Enfin, dans sa recommandation intitulée « Repoussés au-delà des limites. Quatre domaines d’action urgente pour faire cesser les violations des droits de l’homme aux frontières de l’Europe » (mars 2022 – notes de bas de pages omises), la Commissaire relevait que
« [d]epuis plusieurs années maintenant, les allégations de refoulements de la Grèce vers la Turquie sont nombreuses et concordantes. La Commissaire s’est jointe aux demandes émanant de beaucoup d’autres organes internationaux et de la société civile à l’intention du Gouvernement grec pour qu’il mette immédiatement fin à cette pratique, qui s’accompagnerait souvent aussi de mauvais traitements. De telles opérations de refoulement ont notamment été signalées à la frontière terrestre de la Grèce avec la Turquie (de l’autre côté du fleuve Évros). Par ailleurs, les informations faisant état de refoulements en mer Égée se sont également multipliées, et se caractérisent par des allégations constantes selon lesquelles des personnes sont laissées à la dérive en mer sur des radeaux de survie, mettant potentiellement leur vie en danger. »
2. Les Nations Unies
a) Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR)
160. Le 12 juin 2018, dans un communiqué de presse intitulé « UNHCR calls on Greece to investigate pushbacks at sea and land borders with Turkey », le HCR a
« (...) exhort[é] la Grèce à enquêter sur de multiples informations faisant état de refoulement par les autorités grecques aux frontières maritimes et terrestres du pays, avec l’expulsion, vers la Turquie, de migrants et de demandeurs d’asile qui avaient rejoint le territoire ou les eaux territoriales grecs.
Le HCR a continuellement fait état de ses préoccupations auprès du gouvernement grec et a demandé des enquêtes urgentes sur une série d’incidents présumés, qui sont rapportés dans les médias et dont beaucoup sont corroborés par des organisations non gouvernementales et des témoignages directs. Ces allégations ont augmenté depuis mars et, selon les informations, plusieurs groupes de personnes ont pu être renvoyés sommairement après avoir rejoint le territoire grec. (...) »
(...) »
161. Le 21 août 2020, dans un communiqué de presse intitulé « UNHCR concerned by pushback reports, calls for protection of refugees and asylum‑seekers », le HCR observait ce qui suit :
« UNHCR, the UN Refugee Agency, remains deeply concerned by an increasing number of credible reports indicating that men, women and children may have been informally returned to Turkey immediately after reaching Greek soil or territorial waters in recent months.
UNHCR firmly reiterates its call on Greece to refrain from such practices and to seriously investigate these reports, which include a series of credible and direct accounts that have been recorded by the UNHCR Office in Greece and have been brought to the attention of the responsible authorities. Given the nature, content, frequency, and consistency of these accounts, a proper investigation should be launched without further delay. (...) »
162. Le 21 février 2022, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés a fait la déclaration suivante :
« (...) Nous sommes préoccupés par les témoignages récurrents et concordants provenant des frontières terrestres et maritimes entre la Grèce et la Turquie, où le HCR a enregistré le signalement de près de 540 incidents en lien avec des renvois informels par la Grèce depuis le début de l’année 2020. Des incidents préoccupants sont également signalés en Europe centrale et du Sud-Est aux frontières avec des États membres de l’UE.
Bien que nombre d’incidents ne soient pas documentés pour diverses raisons, le HCR a recueilli des milliers de témoignages de personnes ayant fait l’objet d’un renvoi aux frontières et qui ont décrit un schéma inquiétant mêlant menaces, intimidations, violences et humiliations. En mer, des personnes indiquent avoir été laissées à la dérive à bord de canots de sauvetage ou parfois forcées à se jeter à l’eau, ce qui témoigne d’un manque cruel de considération pour la vie humaine. Au moins trois personnes seraient mortes dans de tels incidents depuis septembre 2021 en mer Égée, dont une en janvier. Des actes tout aussi horribles sont fréquemment signalés aux frontières terrestres, avec des témoignages concordants de personnes dépossédées de leurs biens et brutalement repoussées dans des conditions climatiques extrêmes. »
b) Les autres organes des Nations Unies
163. Dans ses Observations finales concernant le septième rapport périodique de la Grèce (CAT/C/GRC/CO/7, 3 septembre 2019), le Comité contre la torture indiquait ce qui suit :
« 16. Le Comité est vivement préoccupé par les informations concordantes selon lesquelles l’État partie aurait agi en violation du principe de non-refoulement au cours de la période considérée. Il prend note en particulier des allégations répétées de retour forcé de demandeurs d’asile et de migrants, y compris de ressortissants turcs, interceptés en mer et à la frontière terrestre avec la Turquie dans le nord-est de la région de l’Évros, sans évaluation préalable des risques liés à leur situation personnelle. D’après les informations dont il dispose, les agents des forces de l’ordre grecques et d’autres forces non identifiées ayant participé à des opérations de refoulement ont souvent eu recours à la violence et ont confisqué et détruit les biens des migrants. Le Comité constate que la Division des affaires intérieures de la Police hellénique et le Médiateur grec ont ouvert des enquêtes sur ces allégations en 2017, mais il s’inquiète de ce que les victimes présumées, les témoins et les plaignants n’aient pas été entendus lors d’audiences dans le cadre de ces enquêtes administratives (art. 2, 3, 11 à 13 et 16). »
164. Dans son rapport sur sa visite en Grèce (A/HRC/45/16/Add.1, 29 juillet 2020), le Groupe de travail sur la détention arbitraire notait ce qui suit :
« 87. The Working Group was informed that a number of persons newly arrived in the Evros region had been arrested, detained and summarily returned across the land border between Greece and Turkey without being given the opportunity to apply for international protection in Greece. In some cases, it was alleged that individuals had made previous attempts to cross the border, but had been forcibly removed to Turkey in each case. Pushback practices are not permitted under Greek law and are contrary to the right to seek asylum. The Working Group is therefore of the view that detention for this purpose has no legal basis. The Working Group urges the Government to promptly and fully investigate all allegations of such pushbacks, including any acts of violence or ill-treatment that may have occurred during such incidents, and to ensure that such practices do not occur in future. (...) »
165. Dans son Rapport sur les moyens de répondre aux conséquences pour les droits de l’homme des mesures de renvoi de migrants sur terre et en mer (A/HRC/47/30, 12 mai 2021), le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits humains des migrants indiquait, au paragraphe 55, que (notes de bas de page omises) :
« [n]ombre de communications ont fait état de préoccupations concernant la gestion de ses frontières par la Grèce, à ses frontières aussi bien terrestres que maritimes avec la Turquie. Située sur la route migratoire de la Méditerranée orientale, la Grèce déploie des équipes de patrouilleurs frontaliers et de garde-côtes dans le cadre d’opérations frontalières nationales et conjointes de l’Union européenne, en coopération avec l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex). En plus d’une militarisation accrue de la région frontalière terrestre de l’Évros depuis mars 2020, qui a effectivement permis d’empêcher l’entrée de dizaines de milliers de migrants et de demandeurs d’asile et de les refouler sommairement et collectivement, le Rapporteur spécial a reçu des allégations selon lesquelles des renvois à la frontière terrestre seraient également opérés depuis des zones urbaines, notamment des centres d’accueil et de détention (...) »
166. Dans son rapport concernant la Grèce (A/HRC/49/5, 6 janvier 2022), le Groupe de travail sur l’Examen périodique universel, au sein du Conseil des droits de l’homme, a adressé à la Grèce plusieurs recommandations, dont, à titre indicatif, celles qui suivent :
« Enquêter rapidement et de manière approfondie sur les informations faisant état de violations du principe de non-refoulement et d’allégations de retours forcés sommaires de migrants à la frontière de l’Union européenne entre la Grèce et la Turquie, y compris sur les actes de violence ou les mauvais traitements qui auraient pu être commis lors de ces incidents (...)
Veiller à ce que tous les demandeurs d’asile aient la possibilité d’obtenir un réexamen individuel des décisions d’expulsion, avec effet suspensif automatique, et soient protégés contre le refoulement et les renvois collectifs, en leur donnant des informations sur la violation du principe de non-refoulement (...) »
167. Dans son rapport au Conseil des droits de l’homme portant sur les « Violations des droits de l’homme aux frontières internationales : tendances, prévention et responsabilité » (A/HRC/50/31, 26 avril 2022), le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants relevait ce qui suit (notes de bas de page omises) :
« 32. En Grèce, les renvois aux frontières terrestres et maritimes sont désormais la règle. Le HCR a enregistré le signalement de quelque 540 incidents différents au cours de la période 2020-2021, concernant au moins 17 000 personnes qui auraient été renvoyées de force, de façon informelle, vers la Turquie. Le Rapporteur spécial est préoccupé par l’augmentation importante du nombre de personnes empêchées d’entrer sur le territoire grec, dans le cadre de la stratégie déclarée des autorités. La Grèce aurait dissuadé plus de 140 000 personnes d’entrer dans le pays entre avril et novembre 2021 et a annoncé l’extension d’une clôture dans la région d’Evros. En mer Égée, des ONG ont recensé au moins 147 incidents impliquant le renvoi forcé vers la Turquie de 7 000 migrants, dont des enfants, par la Garde côtière hellénique, en l’absence de procédure régulière. »
168. Dans ses observations finales concernant le rapport soumis par la Grèce en application de l’article 29 (par. 1) de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées (CED/C/GRC/CO/1, 12 mai 2022), le Comité des disparitions forcées indiquait ce qui suit :
« 28. (...) Le Comité est préoccupé par l’allégation selon laquelle il n’existe pas de protections et de garanties procédurales permettant d’assurer le strict respect du principe de non-refoulement, et en particulier par :
a) Les informations concordantes selon lesquelles des migrants, y compris des demandeurs d’asile et de réfugiés, sont violemment « refoulés » et sommairement expulsés vers la Turquie : après s’être vu confisquer leur téléphone, leurs effets personnels et leurs vêtements, les intéressés seraient embarqués de force dans des canots de sauvetage alors qu’ils ne sont pas suffisamment habillés, puis abandonnés en haute mer ou dans le fleuve Évros, sans que les autorités grecques aient préalablement procédé aux évaluations nécessaires pour apprécier le risque que telle ou telle personne soit soumise à la disparition forcée (...)
30. Le Comité note que l’État partie soutient qu’il n’existe pas de lieux de détention secrets sur son territoire, mais est néanmoins préoccupé par les allégations selon lesquelles des migrants, y compris des enfants, sont régulièrement placés en détention secrète et placés au secret sans être inscrits sur les registres avant d’être refoulés vers la Turquie (...) »
EN DROIT
1. SUR LES EXCEPTIONS PRéLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
169. Invoquant les articles 3 et 13 de la Convention, la requérante allègue avoir été victime d’un refoulement de la part des autorités grecques vers la Türkiye (paragraphes 268 à 270 ci-dessous). Elle se plaint également d’avoir été illégalement privée de sa liberté en vue de son refoulement en violation de l’article 5 de la Convention (paragraphes 285 et 286 ci-dessous). Enfin, sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention, elle soutient que son renvoi en Türkiye présentait un risque pour sa vie et qu’il constituait un traitement inhumain et dégradant et affirme qu’elle ne disposait d’aucun recours effectif pour faire valoir les griefs en question comme l’exige l’article 13 de la Convention (paragraphes 293 et 294 ci-dessous).
1. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
170. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions préliminaires se rapportant à l’ensemble de la requête.
171. Tout d’abord, il estime que la requérante n’a pas la qualité de victime de violations de la Convention, et allègue, à cet égard, qu’il n’existe aucune preuve de son arrestation, de sa détention et de son refoulement vers la Türkiye. Il considère aussi que la requête constitue un abus du droit de recours individuel, dans la mesure où, d’après lui, elle repose sur des allégations qui ne sont étayées par des éléments de preuve suffisants. En outre, le Gouvernement est d’avis que la requête doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes. Il reproche à la requérante de ne pas avoir introduit une action en réparation contre les autorités grecques sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil concernant le prétendu danger de mort auquel elle aurait été exposée et la détention, les mauvais traitements et le refoulement allégués. Il précise, à cet égard, que le rejet de la plainte pénale de l’intéressée par le procureur près la cour d’appel de Thrace ne préjugeait pas de l’issue d’une action en réparation. Le Gouvernement ajoute par ailleurs que la requérante n’a déposé aucune plainte auprès de l’Ombudsman grec ou de l’Autorité nationale de transparence.
172. Dans les informations soumises à la Cour en vue de l’audience, le Gouvernement soutient plus particulièrement que l’action en réparation prévue à l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil constitue un recours effectif. Il se réfère à plusieurs affaires où une telle action a été introduite, expose-t-il, pour des violations alléguées du droit à ne pas être soumis à des traitements inhumains et dégradants et du droit à la vie concernant des migrants entrés illégalement dans le pays dans des circonstances selon lui similaires à celles en cause dans la présente requête. Il allègue que dans trois de ces affaires, pour lesquelles il joint les documents officiels pertinents, les requérants se sont adressés à la Cour avant d’exercer la voie de recours nationale relativement aux mêmes faits que ceux sur lesquels portaient les requêtes devant la Cour. Il s’agit des espèces suivantes : 1) Alkhatib et autres c. Grèce (no 3566/16, 16 janvier 2024), où les deux actions engagées ont été rejetées par le tribunal administratif de première instance de Rhodes comme non fondées (jugements nos 464/2023 et 75/2023) avant le prononcé de l’arrêt de la Cour, un recours en appel contre le jugement no 75/2023 étant, selon les dires du Gouvernement, actuellement pendant devant la cour administrative d’appel du Pirée ; 2) Safi et autres c. Grèce (no 5418/15, 7 juillet 2022), où l’action en réparation, introduite le 30 décembre 2019, a été entendue par le tribunal administratif de première instance de Rhodes le 27 avril 2023 et a donné lieu à un jugement rendu le 17 avril 2024 (paragraphe 176 ci-dessous) ; et 3) F.M. et autres c. Grèce (no 17622/21), qui est pendante devant la Cour et pour laquelle une action en réparation a été formée le 29 décembre 2023 devant le tribunal administratif de première instance du Pirée, lequel a fixé l’audience au 9 avril 2024.
173. Le Gouvernement invoque également d’autres actions en réparation introduites en vertu de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil et portant sur une violation des articles 2 et 3 de la Convention. Il expose que dans les affaires en question, les tribunaux administratifs ont accordé une indemnisation aux parents de demandeurs d’asile décédés dans des centres d’accueil en raison d’un manquement de l’État grec à ses obligations positives (arrêts nos 842/2023 et 998/2023 de la cour administrative d’appel d’Athènes).
174. Selon le Gouvernement, il ressort de ces exemples que les tribunaux administratifs ont examiné le bien-fondé des actions en appliquant la jurisprudence pertinente de la Cour, et qu’ils ont mené une enquête complète sur les faits dénoncés. Se référant aux jugements nos 464/2023 et 75/2023 du tribunal administratif de première instance de Rhodes, il argue que les tribunaux administratifs ont admis que, selon l’article 5 § 2 du code de procédure administrative, l’ordonnance de classement émise par un procureur dans une affaire pénale concernant la responsabilité éventuelle d’agents de l’État ne les liait pas lors de l’examen de la responsabilité civile de l’État. En particulier, selon ces arrêts, l’ordonnance de classement d’une affaire pénale ne constituerait pas une décision d’acquittement définitive s’imposant aux tribunaux administratifs. En outre, le Gouvernement allègue que les tribunaux administratifs ont repris à leur compte des considérations retenues par la Cour dans sa jurisprudence, par exemple en matière d’impartialité d’une enquête. De plus, lesdits tribunaux auraient aussi tenu compte, dans leur appréciation, de la difficulté ou de l’impossibilité pour les requérants d’apporter d’autres preuves, en ayant égard aux garanties procédurales découlant des articles 2 et 3 de la Convention.
175. Par ailleurs, relevant que certains des requérants dans lesdites affaires devant la Cour ont introduit une action sur le fondement de l’article 105, le Gouvernement en déduit qu’ils ont apparemment considéré qu’une telle action constituait un recours effectif en cas d’allégation de violations des articles 2 et 3 de la Convention similaires, selon lui, à celles dénoncées dans la présente requête. Tout en déclarant ne pas pouvoir spéculer sur les raisons pour lesquelles les requérants ont choisi d’exercer le recours en question après avoir soumis une requête à la Cour, il fait observer qu’ils l’ont introduit à l’expiration du délai de prescription de leurs prétentions prévu par la législation nationale. Ainsi, de l’avis du Gouvernement, la non‑utilisation de cette voie de recours nationale préalablement à l’introduction d’une requête devant la Cour ne signifie pas que les requérants estiment que le recours est inefficace, mais procède de la stratégie dans le cadre de laquelle ils choisissent de faire valoir leurs droits. Ceci explique, selon le Gouvernement, qu’il ne soit pas possible à l’heure actuelle de fournir plus d’exemples de jurisprudence ad hoc concernant ce type d’affaires.
176. En vue de l’audience, le Gouvernement a en outre soumis à la Cour le jugement no A128/2024 que le tribunal administratif de première instance de Rhodes avait rendu le 17 avril 2024 dans l’affaire portée devant lui par certains des requérants de l’affaire Safi. Le Gouvernement expose, sur ce point, que le tribunal a admis que l’arrêt par lequel la Cour avait constaté la violation de la Convention était revêtu de l’autorité de la chose jugée à l’égard de la juridiction nationale qui statuait, dans le cadre d’une action formée au titre de l’article 105, sur le caractère licite ou illicite de l’acte ou de l’omission litigieux, dès lors que la cause et les parties étaient identiques dans lesdites procédures nationale et européenne. Il ajoute qu’en l’espèce, le tribunal a relevé que la Cour avait constaté, dans son arrêt du 7 juillet 2022 qui concernait les mêmes faits que ceux portés devant lui, la violation des volets matériel et procédural des article 2 et 3 de la Convention, et qu’elle avait octroyé aux requérants diverses indemnités pour dommage moral. Le Gouvernement explique par ailleurs que le tribunal a précisé que ladite satisfaction équitable tendait à réparer le dommage moral mais ne constituait pas une réparation du préjudice moral au sens de l’article 932 du code civil grec, et qu’il en a conclu qu’il pouvait octroyer une indemnisation pour dommage moral sur la base de l’article 105, en prenant toutefois en compte les sommes déjà versées aux requérants en exécution de l’arrêt de la Cour. Il indique, pour finir, que le jugement a partiellement accueilli l’action fondée sur l’article 105 et a alloué aux demandeurs diverses sommes pour dommage moral.
177. Concernant les procédures pénales, le Gouvernement fait état de plusieurs enquêtes relatives à des incidents de refoulement que des procureurs de l’ensemble du pays auraient ouvertes soit à la suite d’une plainte, déposée le plus souvent par une ONG, soit d’office. Il indique que quelques-unes de ces procédures sont toujours pendantes devant les procureurs compétents, mais que la majorité de ces affaires ont été classées à l’issue de l’enquête préliminaire en raison d’une insuffisance des preuves. Il précise en outre que la majorité des ordonnances de classement relèvent que les plaignants ont été invités à déposer en tant que témoins et à produire des preuves, mais qu’ils n’ont pas apporté leur concours à l’enquête, se bornant à renvoyer aux premiers documents produits par eux (publications, rapports du CPT, d’ONG, etc.) sans fournir d’informations supplémentaires. Par ailleurs, dans certaines affaires, les décisions de classement mettraient en évidence des points clés qui seraient ressortis de l’enquête et prouveraient l’inexactitude des allégations des plaignants. Le Gouvernement affirme également que lorsque des preuves suffisantes existaient, les autorités compétentes ont procédé à un examen détaillé de celles-ci et qu’elles ont, en tout état de cause, justifié leur décision.
178. Pour ce qui est des affaires traitées par les procureurs de la marine, le Gouvernement expose que depuis le 1er janvier 2019, cent vingt-trois cas d’allégations de refoulement des îles grecques vers la Türkiye par des garde‑côtes grecs ont fait l’objet d’une enquête, et que quatre-vingt-dix-sept de ces affaires ont été classées sans suite, quatre ont été soit réorientées vers d’autres autorités judiciaires nationales compétentes, soit jointes à d’autres affaires, et, enfin, vingt-deux ont été transmises en vue d’une enquête préliminaire ou sont actuellement examinées par lesdits procureurs. Il explique que dans ces derniers cas, une fois que le dossier est constitué, la conduite d’une enquête préliminaire est ordonnée, avec l’indication des mesures d’enquête spécifiques devant être accomplies (par exemple recueillir les témoignages de certaines personnes, produire des copies de documents officiels des garde-côtes ainsi que des transcriptions de conversations d’officiers avec les autorités, obtenir des transcriptions de matériel audiovisuel et mener des recherches concernant les téléphones portables ayant enregistré des vidéos pertinentes pour l’affaire, établir des rapports médicaux/d’expertise, demander au personnel d’ONG ou aux journalistes ayant rapporté un événement litigieux de produire tout le matériel qu’ils possèdent, etc.). Le Gouvernement ajoute qu’en ce qui concerne les quatre‑vingt-dix-sept affaires classées, les décisions des procureurs comportent une description des accusations portées et une évaluation des preuves recueillies. Selon lui, une absence de preuves suffisantes est en outre mentionnée dans tous les cas et, dans la majorité d’entre eux, il est également relevé une absence de réponse de l’auteur de la plainte (généralement une ONG) à la demande qui lui avait été faite de fournir des clarifications et des informations supplémentaires.
179. À l’appui de ses affirmations, le Gouvernement soumet à la Cour, à titre indicatif, plusieurs ordonnances relatives à l’ouverture d’une enquête préliminaire, plusieurs ordonnances de classement ainsi que la liste complète des affaires portées devant les procureurs de la marine depuis 2019.
2. La requérante
180. La requérante se réfère aux éléments de preuve cités dans sa requête et invite la Cour à joindre au fond les exceptions tirées d’une absence de qualité de victime et du prétendu caractère abusif de la requête.
181. Concernant l’exception de non-épuisement des voies des recours internes, la requérante réplique qu’elle a déposé une plainte pénale, et que celle-ci contenait tous les griefs qu’elle a soulevés par la suite devant la Cour. Elle rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, lorsque plusieurs recours potentiellement effectifs sont disponibles, le requérant n’est tenu d’en exercer qu’un seul, et conclut qu’il n’était pas nécessaire d’exercer un autre recours avant de saisir la Cour.
182. En outre, la requérante soutient qu’en tout état de cause, il n’existait pas de voies de recours appropriées concernant la violation du principe de non-refoulement. Soulignant que ledit principe est fondamental, elle déplore l’absence d’un quelconque recours dans le système juridique national pour ce qui est d’une violation du principe qui serait commise à un stade antérieur à l’enregistrement du ressortissant d’un pays tiers sur le territoire grec. Elle ajoute que, s’agissant d’un migrant qui cherche à empêcher son éloignement d’un État contractant en raison d’un risque allégué de violation des articles 2 ou 3 de la Convention dans un État tiers, un recours ne peut être efficace que s’il a un effet suspensif. Elle argue qu’aucun recours de ce genre n’était offert en l’espèce devant un tribunal administratif ou pénal dès lors, selon elle, qu’elle n’avait pas été enregistrée par une autorité compétente, que sa détention était arbitraire et que son refoulement illégal n’était fondé sur aucun ordre écrit. Elle estime par ailleurs que la rapidité avec laquelle les faits se sont déroulés le 4 mai 2019, rappelant à cet égard que la détention illégale et le refoulement illégal se sont produits dans un laps de temps de quelques heures, et les circonstances particulières de son affaire auraient en tout état de cause privé un recours judiciaire de perspectives raisonnables de succès. Elle considère en particulier que sur le plan administratif, elle ne disposait d’aucun recours pour prévenir son renvoi, faute pour elle d’avoir fait l’objet d’une décision d’éloignement.
183. Pour ce qui concerne l’action en réparation prévue à l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, la requérante expose qu’une atteinte au principe de non-refoulement ne constitue pas une violation de la législation nationale propre à fonder une telle action, et qu’il n’en va autrement que lorsque les conditions de l’éloignement sont en elles-mêmes assimilables à des traitements inhumains ou dégradants ou à de la torture, et, ainsi, des actes punis par la législation pénale. Elle argue en outre que même dans ce dernier cas, ladite violation de l’article 3, voire de l’article 2, ne pourrait passer pour être réparée par le seul octroi d’une indemnisation. La requérante indique par ailleurs que l’action visée à l’article 105 n’a pas d’effet suspensif, et allègue qu’elle n’est par conséquent pas de nature à prévenir un éloignement qui risquerait d’exposer une personne à des violations des articles 2 ou 3 de la Convention.
184. La requérante soutient enfin que les autres voies mentionnées par le Gouvernement, à savoir la saisine de l’Ombudsman et de l’Autorité nationale de transparence, n’ont pas le caractère d’un recours juridique.
185. À l’audience, la requérante a de plus allégué que le premier témoignage de N.O. n’avait pas été dûment examiné par le procureur compétent, arguant que pareil élément prouvait l’ineffectivité de l’enquête dans son cas ainsi que dans tous les autres cas de refoulement présumés. Sur ce point, elle a ajouté qu’il ressortait des informations soumises à la Cour par le Gouvernement que les affaires pertinentes avaient été classées sans suite ou étaient toujours pendantes, et qu’aucune d’elles n’avait par conséquent été examinée à ce jour par un tribunal.
2. Le tiers intervenant (Greek Helsinki Monitor)
186. Le Greek Helsinki Monitor déclare avoir porté devant les tribunaux pénaux internes plus de deux cents affaires relatives à des refoulements, et que celles-ci ont été ou sont actuellement examinées par les procureurs compétents, l’Ombudsman ou l’Autorité nationale de transparence. Il expose que des centaines d’affaires de ce type ont été signalées, et qu’aucune d’entre elles n’a donné lieu à l’ouverture d’office d’une enquête pénale et/ou disciplinaire, toutes les procédures les concernant ayant été, précise-t-il, diligentées à la suite de plaintes déposées par des victimes ou des ONG. Il ajoute que pour ce qui concerne les plaintes formées par lui-même, l’argument principal mis en avant par les procureurs est que les garde-côtes et la police n’auraient pas pour pratique de procéder à des refoulements.
187. A l’appui de ses affirmations, le tiers intervenant fournit la liste des affaires dans lesquelles il a déposé une plainte entre 2018 et 2022 concernant des refoulements illégaux depuis la région d’Évros ou les îles grecques, et il indique qu’elles ont été, dans leur majorité, sommairement classées sans suite. Il ajoute que pour ce faire, les procureurs compétents se sont fondés, dans la plupart d’entre elles, sur des lettres provenant de garde-côtes ou de la police, à savoir des autorités qui sont précisément accusées d’être impliquées dans les incidents en question. Le tiers intervenant produit devant la Cour un DVD contenant les plaintes et décisions de classement auxquelles il se réfère.
188. Expliquant que les procureurs, les juges et les autres enquêteurs sont réticents à mener des enquêtes impartiales et qu’ils préfèrent classer toutes les plaintes, le tiers intervenant conclut qu’en Grèce il n’existe pas de recours effectif concernant les violations alléguées des articles 2 et 3 de la Convention en lien avec un refoulement.
3. Appréciation de la Cour
189. La Cour observe que l’exception de non-épuisement des voies de recours internes porte sur toute la requête, à savoir les griefs soulevés sous l’angle, d’une part, des articles 3 et 13 de la Convention concernant le refoulement allégué en tant que tel (renvoi sommaire sans procédure préalable), d’autre part, des articles 2 et 3 (risque pour la vie et mauvais traitements avant et pendant ledit refoulement) et, enfin, de l’article 5 (détention illicite). Elle est d’avis que ces différents griefs sont étroitement liés entre eux et qu’ils se ramènent tous, en définitive, à l’existence supposée d’un refoulement. La Cour estime toutefois que l’effectivité des deux voies de recours invoquées par le Gouvernement doit être appréciée en fonction de la nature de chaque grief pris séparément.
190. La Cour rappelle que dans la présente affaire, la requérante a déposé une plainte pénale dont le contenu coïncide largement avec les griefs qu’elle a soumis à la Cour, et que la plainte en question a été rejetée pour défaut de preuve. Elle réaffirme par ailleurs que si une personne a, au niveau interne, plusieurs recours à sa disposition, elle est en droit, aux fins de l’épuisement des voies de recours internes, d’en choisir un susceptible d’aboutir au redressement de son grief principal. Dès lors, lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’un autre recours dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 177, 2019). Ainsi, la Cour est d’avis que l’exception du Gouvernement relative à l’épuisement des voies de recours internes ne saurait être accueillie.
191. En tout état de cause, la Cour estime qu’en l’espèce, aucune voie de recours n’était effective concernant les différents griefs de la requérante.
192. Tout d’abord, pour ce qui concerne le grief tiré du refoulement allégué en tant que tel, qui apparaît être le grief principal de la requérante, la Cour rappelle que lorsque l’article 3 est en jeu, l’effectivité requiert que le plaignant dispose d’un recours de plein droit suspensif (voir par exemple M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 293, CEDH 2011 et Akkad c. Turquie, no 1557/19, § 81, 21 juin 2022). En l’espèce, elle note que les voies de recours de nature indemnitaire ou pénale invoquées par le Gouvernement n’étaient ouvertes à la requérante qu’après le refoulement allégué. À la lumière du grief de l’intéressée selon lequel elle aurait précisément été refoulée avant tout accès à la procédure d’asile, les recours en question ne sauraient être considérés comme effectifs à l’égard de la violation alléguée (voir, mutatis mutandis, à propos d’un grief relatif à l’article 4 du Protocole no 4, A.A. et autres c. Macédoine du Nord, nos 55798/16 et 4 autres, § 70, 5 avril 2022). En particulier, des voies de recours dépourvues d’effet suspensif, qui ne pourraient donc prévenir le refoulement de l’individu concerné vers un pays où il allègue qu’il serait exposé à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, ne peuvent être considérées comme remplissant la condition d’effectivité (voir M.K. et autres c. Pologne, précité, §§ 142-148 et les références citées).
193. La Cour rejette dès lors l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement pour autant qu’elle concerne le grief tiré du refoulement allégué, formulé sur le terrain des articles 3 et 13 de la Convention.
194. Ensuite, la Cour considère que les voies de recours de nature indemnitaire ou pénale sont en théorie accessibles aux personnes alléguant avoir été victimes de violations des articles 2 ou 3 de la Convention qui auraient été commises lors d’un refoulement (risque pour la vie et mauvais traitements avant et pendant le refoulement allégué), ainsi que de l’article 5 de la Convention (détention illégale en vue d’un refoulement). Cependant, leur effectivité lui paraît plus que douteuse en pratique, pour les raisons suivantes.
195. Concernant le recours prévu à l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, la Cour rappelle qu’en cas de mauvais traitement délibéré, voire d’exposition à un risque pour la vie, l’octroi d’une indemnisation à la victime ne peut suffire à réparer la violation desdites dispositions conventionnelles. En effet, « si les autorités pouvaient se borner à réagir en cas de mauvais traitement délibéré infligé par des agents de l’État en accordant une simple indemnité, sans s’employer à poursuivre et punir les responsables, les agents de l’État pourraient dans certains cas enfreindre les droits des personnes soumises à leur contrôle pratiquement en toute impunité » (voir, mutatis mutandis, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 119, CEDH 2010, à propos de l’article 3).
196. De plus, la Cour souligne qu’à l’exception de l’action introduite par certains des requérants de l’affaire Safi et autres c. Grèce, les actions engagées devant les tribunaux administratifs sur le fondement de l’article 105 dans les affaires citées par le Gouvernement, dont certaines sont actuellement pendantes, ne sont pas pertinentes en l’espèce car elles ne concernent pas des violations des articles 2 ou 3 de la Convention qui auraient été commises lors d’un refoulement. Elle relève en outre que dans l’affaire Safi et autres c. Grèce (précité, § 155), examinant le grief relatif au volet matériel de l’article 2 de la Convention, elle a considéré que du fait de l’absence d’enquête effective, elle n’était pas en mesure de se prononcer sur plusieurs détails spécifiques de l’opération litigieuse, et notamment sur la question de savoir si les requérants avaient fait l’objet d’une tentative de refoulement vers les côtes turques.
197. La Cour note par ailleurs l’argument du Gouvernement selon lequel les tribunaux administratifs saisis d’une action fondée sur l’article 105 ne sont pas liés par les constatations factuelles du procureur ayant rejeté une plainte pénale relative au refoulement allégué. Cependant, elle voit mal comment un tribunal administratif appelé à connaître d’une affaire relative à des violations des articles 2 et 3 de la Convention prétendument commises lors d’un refoulement pourrait parvenir à une conclusion différente de celle retenue par le procureur compétent concernant notamment l’existence même du refoulement allégué. Elle relève en outre que dans son jugement no A128/2024 (paragraphe 176 ci-dessus), rendu dans la procédure engagée par certains des requérants de l’affaire Safi, le tribunal administratif de première instance de Rhodes s’est fondé sur l’arrêt par lequel la Cour avait conclu à une violation des articles 2 et 3 de la Convention de la part de l’État défendeur. En effet, même si, comme cela a été indiqué plus haut, cette affaire ne concernait pas un refoulement en tant que tel, le jugement en question précise expressément que le constat de violation de la Convention par la Cour est revêtu de l’autorité de la chose jugée à l’égard du tribunal national qui statue, dans le cadre d’une action visée à l’article 105, sur le caractère licite ou illicite de l’acte ou de l’omission litigieux. Dès lors, de l’avis de la Cour, en l’absence de pareille conclusion de sa part ou de condamnation des agents de l’État impliqués dans la commission d’une infraction pénale en lien avec un refoulement, il est très peu probable qu’un tribunal administratif puisse procéder à un examen approfondi des éléments de preuve afin, d’une part, d’établir l’existence d’un refoulement et, partant, de violations de la Convention commises en lien avec celui-ci et, d’autre part, d’octroyer une indemnisation de ce fait.
198. Dans le prolongement de ce qui précède, et concernant l’action pénale invoquée par le Gouvernement, la Cour relève qu’il ressort très clairement du dossier, et notamment des informations soumises par le Gouvernement lui-même, que toutes les affaires dans lesquelles les procureurs compétents avaient ouvert une enquête pénale ont été classées sans suite pour défaut de preuve de l’existence même d’un refoulement. Ainsi, aucune de ces affaires n’a dépassé le stade de l’enquête préliminaire et, partant, aucune poursuite n’a été engagée contre les éventuels responsables. Eu égard au nombre très important de plaintes déposées, ainsi qu’aux rapports émanant des institutions nationales et internationales compétentes, qui font état de lacunes récurrentes qui entravent l’efficacité et la diligence des enquêtes pénales menées sur les refoulements allégués (paragraphes 139 à 142 et 154 ci-dessus), la Cour estime que cette situation est de nature à soulever des doutes sérieux quant à l’effectivité de la voie pénale préconisée par le Gouvernement. Elle est donc d’avis qu’une plainte pénale n’est pas, en l’état actuel de la pratique nationale, un recours à épuiser concernant des violations des articles 2, 3 ou 5 de la Convention qui auraient été commises lors d’un refoulement.
199. De surcroît, la Cour note que la plainte pénale déposée par la requérante en l’espèce a été rejetée par le procureur près la cour d’appel de Thrace par une ordonnance no 41/2020, dans laquelle il a retenu, entre autres, que « la police grecque ne procéd[ait] jamais à de tels actes de refoulement vers la Türkiye » (paragraphe 48 ci-dessus). Surtout, elle constate que le classement de ladite plainte est intervenu à l’issue d’une enquête préliminaire manifestement insuffisante. En effet, il ressort clairement du dossier que les autorités n’ont pris aucune mesure en vue de permettre au frère de la requérante de témoigner, malgré les demandes qui avaient été formulées à cette fin ou en vue de vérifier l’authenticité du matériel audiovisuel qui leur avait été soumis. En outre, elles n’ont pas pris la peine d’examiner sérieusement les autres pièces du dossier telles que les documents provenant des autorités judiciaires turques ou les dépositions des témoins cités par la requérante, dont, notamment, celle de l’avocat N.O. La Cour en conclut que le cas de la requérante n’est qu’une illustration parmi d’autres de l’ineffectivité de la voie pénale concernant les allégations de refoulement.
200. La Cour considère par ailleurs que, dans les circonstances de la présente espèce, la saisine de l’Ombudsman grec ne constitue pas un recours effectif au sens de sa jurisprudence, dans la mesure notamment où les recommandations de ladite institution ne lient pas les autorités internes (Zabelos et autres c. Grèce, no 1167/15, § 92, 17 mai 2018). Elle estime qu’il en va de même de la saisine de l’Autorité nationale de transparence.
201. En conclusion, la Cour estime qu’en l’état actuel de la pratique nationale, les voies de recours internes indiquées par le Gouvernement ne sont pas effectives concernant les griefs tirés d’un refoulement en tant que tel et des autres violations alléguées de la Convention qui auraient été commises à l’occasion dudit refoulement. Partant, elle rejette l’exception de non‑épuisement soulevée par lui.
202. Quant aux exceptions soulevées par le Gouvernement concernant la qualité de victime de la requérante et le caractère abusif de la requête, la Cour observe qu’elles reposent sur la contestation par l’État défendeur de toutes les allégations factuelles de la requérante. Il s’ensuit qu’elles sont intimement liées à l’établissement des faits et, partant, au fond de l’affaire. La Cour considère dès lors que lesdites exceptions doivent être jointes à l’examen au fond des griefs formulés dans la requête (voir, mutatis mutandis, D c. Bulgarie, précité, § 93).
203. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. SUR L’APPRÉCIATION DES PREUVES ET L’ÉTABLISSEMENT DES FAITS
1. Approche retenue par la Cour dans la présente affaire
1. Le contexte spécifique de l’affaire
204. La Cour note d’emblée que la présente espèce s’inscrit dans un contexte très spécifique, et qu’elle se distingue d’autres affaires récentes relatives à un refoulement allégué sur le terrain de l’article 3 de la Convention et / ou une expulsion collective d’étrangers sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4. En outre, la présente cause soulève des questions extrêmement délicates concernant l’établissement des faits et, en particulier, la charge de la preuve.
205. En premier lieu, la Cour relève que dans plusieurs des autres affaires dont elle a eu à connaître, les gouvernements défendeurs contestaient non pas la présence des requérants sur leur territoire ou à leur frontière, mais uniquement l’allégation de ceux-ci selon laquelle ils avaient exprimé le souhait d’introduire une demande de protection internationale en faisant part de leurs craintes de subir des traitements contraires à l’article 3 en cas de renvoi. Dans la plupart des affaires en question, l’argument de l’État n’a pas été retenu et la Cour a conclu à une violation de ladite disposition, parfois combinée avec l’article 13 de la Convention (M.K. et autres c. Pologne, précité, §§ 22, 35, 64 et 174-186, D.A. et autres c. Pologne, no 51246/17, §§ 60-70, 8 juillet 2021, A.I. et autres c. Pologne, no 39028/17, §§ 37-46, 30 juin 2022, A.B. et autres c. Pologne, no 42907/17, §§ 34-43, 20 juin 2022, M.A. et autres c. Lituanie, no 59793/17, §§ 105-115, 11 décembre 2018, D c. Bulgarie, précité, §§ 120-137, et Akkad, précité, §§ 70-76 et 82‑92).
206. En second lieu, dans les affaires N.D. et N.T. c. Espagne ([GC], nos 8675/15 et 8697/15, §§ 80-88, 13 février 2020) et A.A. et autres c. Macédoine du Nord (nos 55798/16 et 4 autres, §§ 52-56, 5 avril 2022), dans lesquelles les requérants se plaignaient d’une violation de l’article 4 du Protocole no 4, les gouvernements défendeurs ont contesté, sans succès, uniquement la présence des requérants parmi les groupes qui avaient fait l’objet d’une expulsion collective, et non pas l’expulsion collective en tant que telle. Exigeant un commencement de preuve, la Cour a présumé la véracité du récit des faits présenté par les requérants en se fondant non seulement sur le caractère cohérent de celui-ci et sur les éléments de preuve fournis par les intéressés, mais aussi sur le fait que les gouvernements défendeurs n’avaient pas contesté l’existence des expulsions litigieuses.
207. Au contraire, dans la présente affaire, le Gouvernement nie fermement toute implication des agents de l’État défendeur dans les événements litigieux et rejette dans son intégralité, comme vague, incohérente et non-étayée, la version des faits fournie par la requérante. En particulier, il conteste la présence même de la requérante sur le territoire grec et, partant, son refoulement vers la Türkiye, aux dates alléguées.
2. Les principes régissant le critère et la charge de la preuve
208. La Cour considère que dans la mesure où dans la présente cause, le Gouvernement réfute, d’une part, l’implication alléguée d’agents de l’État défendeur dans les événements litigieux et, d’autre part, tant la présence de la requérante sur le sol grec que son refoulement vers la Türkiye aux dates alléguées, les principes énoncés dans des affaires relatives notamment à une détention secrète paraissent en l’espèce appropriés (voir par exemple al‑Hawsawi c. Lituanie, no 6383/17, §§ 135-137, 16 janvier 2024, et Abu Zubaydah c. Lituanie, no 46454/11, §§ 480-483, 31 mai 2018, et les nombreuses références qui y sont citées). Ces principes peuvent être résumés comme suit.
209. Pour l’appréciation des éléments de preuve, la Cour retient le critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable ». Elle n’a toutefois jamais eu pour dessein d’emprunter la démarche des ordres juridiques nationaux qui appliquent ce critère. Il ne lui incombe pas de statuer sur la culpabilité en vertu du droit pénal ou sur la responsabilité civile, mais sur la responsabilité des États contractants au regard de la Convention. La spécificité de la tâche que lui attribue l’article 19 de la Convention – assurer le respect par les Hautes Parties contractantes de leur engagement consistant à reconnaître les droits fondamentaux consacrés par cet instrument – conditionne sa façon d’aborder les questions de preuve. Dans le cadre de la procédure devant la Cour, il n’existe aucun obstacle procédural à la recevabilité d’éléments de preuve ni de formules prédéfinies applicables à leur appréciation. La Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par une évaluation indépendante de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Conformément à sa jurisprudence constante, la preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants.
210. Par ailleurs, s’il revient au requérant de fournir un commencement de preuve et d’apporter les éléments appropriés, si le gouvernement défendeur, dans sa réponse aux allégations en cause, ne divulgue pas des documents essentiels pour permettre à la Cour d’établir les faits ou ne fournit pas une explication satisfaisante et convaincante de la manière dont les événements en question se sont produits, il lui est possible d’en tirer de fortes déductions.
211. En outre, la Cour rappelle que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio. Elle renvoie à sa jurisprudence relative aux articles 2 et 3 de la Convention selon laquelle, lorsque les événements en cause sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, tout dommage corporel ou décès survenu pendant cette période de détention donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse dans ce cas sur les autorités, qui doivent fournir une explication satisfaisante et convaincante. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au gouvernement défendeur.
212. Dans les affaires où il existe des versions divergentes des faits, la Cour adopte les conclusions qui, à son avis, se trouvent étayées par la libre appréciation de l’ensemble des éléments de preuve, y compris les déductions qu’elle peut tirer des faits et des observations des parties. Le degré de conviction nécessaire pour parvenir à une conclusion particulière et, à cet égard, la répartition de la charge de la preuve sont intrinsèquement liés à la spécificité des faits, à la nature de l’allégation formulée et au droit conventionnel en jeu (voir B.G. et autres c. France, no 63141/13, § 83, 10 septembre 2020).
213. Maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement, la Cour apprécie en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier. Ni la Convention ni les principes généraux applicables aux juridictions internationales ne prescrivent à la Cour des règles strictes en matière d’administration de la preuve (Carter c. Russie, no 20914/07, § 97, 21 septembre 2021, les références qui y sont citées).
214. La Cour observe en outre que dans certaines affaires de refoulement allégué, des standards similaires ont été retenus. En particulier, la Cour a jugé que dans le contexte d’une expulsion ou d’un refoulement, il convient de prendre en considération le fait qu’une absence d’identification et de traitement personnalisé de la part des autorités de l’État défendeur, qui contribue à la difficulté rencontrée par les requérants pour apporter des preuves de l’implication de celles-ci dans les événements litigieux, se trouve précisément au cœur de la plainte desdits requérants. Ainsi, il est essentiel de déterminer si le requérant a apporté un commencement de preuve en faveur de la version des faits qu’il présente. Lorsque le requérant fournit un récit détaillé, spécifique et concordant des évènements en cause, la Cour estime en principe qu’il existe un tel commencement de preuve. En ce cas, la charge de la preuve doit être renversée et peser sur le Gouvernement (N.D. et N.T. c. Espagne, précité, § 85, A.A. et autres c. Macédoine du Nord, précité, § 54, M.H. et autres c. Croatie, nos 15670/18 et 43115/18, § 268, 18 novembre 2021, et B.Y. c. Grèce, no 60990/14, § 79, 26 janvier 2023).
215. La Cour relève que dans plusieurs affaires concernant un refoulement et/ou une expulsion collective d’étrangers, elle a, entre autres éléments, pris en compte des témoignages qui avaient été recueillis par les institutions nationales et internationales de défense des droits de l’homme et étaient de nature à corroborer le récit du requérant (Hirsi Jamaa et autres c. Italie ([GC], no 27765/09, §§ 132 et 133, CEDH 2012, M.K. et autres c. Pologne, précité, § 174, D.A. et autres c. Pologne, précité, § 60, A.I. et autres c. Pologne, précité, § 38, A.B. et autres c. Pologne, précité, § 35, et M.A. et autres c. Lituanie, précité, § 112). Par exemple, dans l’affaire M.H. et autres c. Croatie, la Cour a observé que la description faite par les requérants des événements litigieux « [était] demeurée précise et constante durant toute la période qui [avait] suivi le décès (...) », tout en ajoutant qu’« il n’y [avait] toutefois pas d’éléments matériels propres à confirmer que les requérants [fussent] entrés en Croatie et qu’ils [eussent] alors été renvoyés à la frontière avec la Serbie par la police croate ». Cependant, la Cour a aussi pris en compte les nombreux rapports d’organisations de la société civile, de structures nationales de protection des droits de l’homme et d’organisations internationales concernant des renvois sommaires de personnes entrées clandestinement en Croatie vers les frontières avec la Serbie et la Bosnie‑Herzégovine pour établir qu’il existait un commencement de preuve en faveur de la version des événements présentée par les requérants (précité, §§ 268-274).
216. La Cour rappelle que dans la présente affaire, le Gouvernement défendeur a contesté totalement non seulement la version des faits livrée par la requérante quant au refoulement la concernant, mais aussi l’existence d’une pratique systématique de refoulements de la Grèce vers la Türkiye.
217. La Cour observe qu’un requérant se prétendant victime d’un refoulement peut en principe satisfaire à la charge de la preuve sans avoir à alléguer que son refoulement s’inscrit dans le cadre d’une pratique systématique ou généralisée de refoulements ou à fournir des preuves de l’existence d’une telle pratique. Néanmoins, elle estime qu’il est justifié de suivre en l’espèce une démarche inversée, et ce pour deux raisons. D’une part, la requérante a soutenu qu’une telle pratique systématique existait au moment de son propre refoulement. D’autre part, la détermination de l’existence ou non d’une telle pratique aidera la Cour à tenir compte, le cas échéant, du contexte général prévalant à l’époque concernée dans la région d’Évros. La Cour examinera donc la question de savoir s’il existe une pratique systématique de refoulements depuis la Grèce vers la Türkiye, notamment depuis la région d’Évros, avant d’apprécier les éléments de preuve fournis par la requérante à l’appui de son récit. La Cour insiste, à cet égard, sur le fait qu’à la supposer établie, une pratique systématique de refoulement ne dispense pas un requérant du devoir d’apporter un commencement de preuve à l’appui de ses allégations. Dans un tel cas, le requérant en question doit établir que le refoulement allégué est lié à cette pratique en étayant son récit, qui doit être en outre détaillé, spécifique et cohérent, à savoir exempt de contradictions, par des preuves concrètes, circonstanciées et concordantes sur la base desquelles la charge de la preuve sera renversée pour peser sur le Gouvernement défendeur.
218. La Cour entend par ailleurs souligner que dans les affaires où le Gouvernement défendeur nie les faits allégués dans leur totalité, les requérants peuvent se retrouver dans une position intrinsèquement difficile en matière de preuve et être dans l’impossibilité d’établir la véracité de leur récit. En même temps, elle ne perd pas de vue qu’en l’absence de tout élément circonstancié, n’importe quel ressortissant d’un pays tiers pourrait se prétendre victime d’une violation de la Convention en façonnant son récit sur la pratique décrite dans les rapports provenant d’institutions nationales et internationales.
219. Concernant les éléments permettant d’établir un commencement de preuve et de renverser la charge de la preuve pour la faire peser sur le gouvernement défendeur, la Cour estime tout d’abord qu’il convient d’attacher une importance particulière aux documents versés au dossier. Certes, les documents émanant de l’État défendeur qui réfutent la présence même de l’individu concerné sur son territoire, à moins d’être corroborés par d’autres éléments de preuve, ne suffisent pas à eux seuls à écarter les allégations dudit individu quant à son refoulement à une date donnée. En revanche, d’autres documents provenant de l’État défendeur pourraient être pris en compte, surtout s’ils n’ont pas été établis à l’occasion de l’affaire portée devant la Cour. A fortiori, les documents élaborés par d’autres États membres du Conseil de l’Europe, et notamment par l’État vers lequel l’intéressé allègue avoir été renvoyé (en l’espèce la Türkiye), devraient être pris en considération.
220. Ensuite, la Cour relève que la question des preuves digitales (photos, images vidéo, captures d’écran etc.) fournies aux fins d’établir un refoulement n’a pas, à ce jour, donné lieu à un examen particulier de la part de la Cour. Dans certaines des affaires indiquées plus haut, mais dans un contexte quelque peu différent, les gouvernements défendeurs n’avaient pas contesté l’authenticité du matériel audiovisuel présenté par les requérants. Par exemple, dans l’affaire M.A. et autres c. Lituanie (précité, § 110), le Gouvernement reconnaissait l’authenticité de la photo de la demande d’asile des requérants prise à côté de leurs tickets de train de Minsk à Vilnius. De même, dans d’autres affaires relatives à des expulsions collectives, les gouvernements défendeurs contestaient simplement l’allégation selon laquelle les requérants figuraient sur les vidéos soumises par eux pour prouver leur présence parmi le groupe qui avait fait l’objet de l’expulsion collective litigieuse, et non l’authenticité desdites vidéos en tant que telle (N.D. et N.T. c. Espagne, précité, § 86 et A.A. et autres c. Macédoine du Nord, précité, §§ 52 et 55). À cet égard, la Cour attire l’attention sur le fait que la question de l’authenticité et de la valeur probante du matériel audiovisuel peut s’avérer cruciale, notamment lorsque tout autre élément de preuve, qui pourrait directement ou indirectement étayer le récit de l’intéressé, fait défaut.
221. Enfin, la Cour peut également prendre en compte n’importe quel autre élément de preuve invoqué par les requérants ou versé au dossier, comme les témoignages d’autres personnes, y compris ceux recueillis dans le cadre d’une procédure (pénale) interne.
2. Application de cette approche en l’espèce
1. Sur l’existence d’une pratique systématique, dans la région d’Évros, de refoulements de la Grèce vers la Türkiye
a) Positions des parties
222. Afin de corroborer son récit, la requérante se réfère à un grand nombre de rapports et de documents émanant d’institutions nationales et internationales, lesquels confirmeraient l’existence d’une pratique systématique de refoulements de la Grèce vers la Türkiye, y compris depuis la région d’Évros.
223. Le Gouvernement conteste l’existence de pareille pratique.
b) Les tiers intervenants
224. L’Ombudsman grec, se référant pour l’essentiel aux conclusions du rapport intérimaire publié en avril 2021, ainsi qu’aux rapports spéciaux pour les années 2021 et 2022, qu’il a élaborés en tant que mécanisme national d’enquête sur les incidents arbitraires (paragraphes 138 à 142 ci-dessus), clôt ses observations en indiquant que
« – [t]he overall numbers of reported incidents since 2017 to the present day,
– the complaints submitted to the Ombudsman alleging unlawful pushbacks,
– the persistent reluctance on the part of the disciplinary bodies of the enforcement agencies to investigate such incidents,
– the recurrent shortcomings impeding the effectiveness and diligence of the few investigations launched,
– the finding of own investigations of the Greek Ombudsman in his capacity of the National Mechanism,
suggest that unlawful pushbacks at land and sea borders present features that do not correspond or correlate to an isolated phenomenon. »
225. Dans ses observations, la Commission nationale pour les droits de l’homme livre une synthèse des conclusions du rapport annuel 2022 du mécanisme d’enregistrement des retours forcés informels (IFRs), publié en décembre 2023 (paragraphes 143 et 144 ci-dessus). Elle expose en particulier que
« [a]ll testimonies recorded by the Recording Mechanism present a repeatable pattern, through which the organised nature and the operational characteristics of the IFRs become conspicuous. »
c) Appréciation de la Cour
226. La Cour relève que de très nombreux rapports officiels font état d’une pratique systématique consistant pour les autorités grecques à renvoyer vers la Türkiye, depuis la région d’Évros et les îles grecques, des ressortissants étrangers entrant de manière irrégulière sur le territoire grec afin d’accéder aux procédures d’asile (voir paragraphes 138 à 145, 152 à 154 et 157 à 168 ci-dessus). Sur la base des plaintes et des témoignages de personnes qui disent avoir été victimes d’un refoulement aux frontières terrestres ou maritimes de la Grèce, les rapports en question font ressortir un modus operandi assez uniforme en la matière de la part des autorités grecques. Pareil constat concerne d’ailleurs aussi bien les institutions nationales de défense des droits de l’homme, telles que l’Ombudsman grec, qui a observé dans les incidents allégués sur lesquels il a enquêté, la répétition d’une pratique constante dans le temps, ou la Commission nationale pour les droits de l’homme, que des organisations internationales comme le Conseil de l’Europe, ou encore les Nations Unies, dont le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants a affirmé qu’en Grèce les renvois aux frontières terrestres et maritimes étaient désormais la règle (« de facto general policy » dans la version originale anglaise).
227. Sur ce point, la Cour considère que pour déterminer s’il existe une pratique systématique de refoulement, une importance particulière doit être attachée avant tout aux rapports provenant d’institutions nationales compétentes dont l’indépendance ne fait aucun doute, y compris, le cas échéant, à leurs observations écrites en tant que tiers intervenants, comme, en l’espèce, l’Ombudsman grec et la Commission nationale pour les droits de l’homme. Elle relève en particulier que l’Ombudsman grec est une autorité indépendante au sens de la Constitution grecque et que la Commission nationale, qui est accréditée auprès de l’Alliance globale des institutions nationales des droits de l’homme depuis 2001, présente les garanties d’indépendance établies par les Nations Unies (Principes de Paris de 1993). La Cour attire cependant l’attention sur le fait que le rapport d’enquête OM 3/4 de l’Autorité nationale de transparence (paragraphes 146 à 151 ci‑dessus), qui porte sur des allégations de refoulement autres que celles en cause dans la présente affaire, récuse toute implication d’agents de l’État dans ce genre d’agissements. La Cour rappelle que la requérante a mis en cause l’indépendance de cette entité de manière générale, ainsi que, en particulier, la méthodologie et les conclusions de son rapport d’enquête OM 3/4, en se fondant sur deux documents produits devant la Cour dont le contenu n’a pas été réfuté par le Gouvernement.
228. En conséquence, le rapport d’enquête OM 3/4 n’est pas de nature à faire douter de la crédibilité des conclusions exposées dans les rapports et observations de l’Ombudsman grec et de la Commission nationale grecque pour les droits de l’homme, qui y font état d’une pratique systématique de refoulements de la Grèce vers la Türkiye au moment des faits allégués, y compris dans la région d’Évros.
229. À la lumière de ce qui précède, et eu égard au grand nombre, à la diversité et à la concordance des sources pertinentes, la Cour conclut qu’elle dispose d’indices sérieux laissant présumer qu’il existait au moment des faits allégués une pratique systématique de refoulements par les autorités grecques de ressortissants de pays tiers depuis la région d’Évros vers la Türkiye. Elle estime que le Gouvernement n’a pas réussi à réfuter les indices en question en fournissant une explication alternative satisfaisante et convaincante.
2. Sur les éléments de preuve fournis par la requérante et les autres pièces du dossier
230. La Cour note d’emblée que le récit de la requérante, qui apparaît du reste détaillé, spécifique et cohérent, correspond largement au modus operandi constaté dans les rapports des institutions nationales et internationales compétentes relatifs aux refoulements depuis la région d’Évros vers la Türkiye. Elle rappelle cependant que cette circonstance ne suffit pas à prouver le refoulement allégué par l’intéressée en l’espèce. Il est en effet nécessaire, en sus, non seulement de démontrer que la requérante est entrée en Grèce puis s’est retrouvée en Türkiye aux dates alléguées, mais aussi d’établir un lien entre ces deux faits, pour pouvoir s’assurer de la réalité du refoulement allégué. La Cour ne perd toutefois pas de vue que même lorsqu’il est avéré qu’une personne est entrée en Grèce à une date donnée et qu’elle s’est retrouvée en Türkiye le lendemain, mettre en évidence ce qui s’est produit entretemps, et en particulier un renvoi par des agents de l’État défendeur de l’intéressé en Türkiye, relève d’une preuve extrêmement difficile à apporter en raison de la nature par définition secrète et officieuse des agissements en cause.
231. La Cour appréciera donc à présent les éléments de preuve que la requérante a invoqués au soutien de son récit et examinera en particulier si celle-ci a fourni un commencement de preuve propre à faire peser la charge de la preuve sur le Gouvernement. Dans l’affirmative, il sera nécessaire de se pencher en outre sur le point de savoir si celui-ci a apporté une explication satisfaisante et convaincante pouvant réfuter les allégations de l’intéressée.
a) Preuves documentaires
232. À titre liminaire, la Cour observe que selon le Gouvernement, il résulte des documents officiels que la requérante n’a jamais été arrêtée et enregistrée en tant que demandeuse d’asile par les autorités grecques. La Cour considère cependant que cette circonstance n’est pas à elle seule de nature à faire douter de la crédibilité du récit de l’intéressée. Sur ce point, elle rappelle que l’absence d’identification de la requérante par les autorités de l’État défendeur se trouve précisément au cœur des allégations de celle-ci selon lesquelles elle aurait fait l’objet d’un refoulement dans la nuit du 4 au 5 mai 2019. À cet égard, elle est d’avis que l’affirmation formulée par le Gouvernement à l’audience selon laquelle la requérante aurait pu entrer en Grèce aux dates alléguées comme à d’autres occasions sans avoir été arrêtée et enregistrée par les autorités grecques, assertion qui n’est d’ailleurs étayée par aucun élément de preuve, n’est pas pertinente en l’espèce. La Cour estime dès lors approprié d’examiner les autres preuves documentaires versées au dossier.
233. Tout d’abord, concernant l’identité des trois ressortissants turcs arrêtés le 4 mai 2019, la Cour est prête à suivre la thèse du Gouvernement selon laquelle les trois individus concernés ne sont pas la requérante et les deux compatriotes qui accompagnaient celle-ci (paragraphes 86 et 87 ci‑dessus). Le document confidentiel invoqué par le Gouvernement précise en effet l’identité des trois individus arrêtés, ainsi que le fait que leur arrestation n’a pas été effectuée par le poste de gardes-frontières cité par la requérante, à savoir celui d’Orestiada à Neo Cheimonio, mais par celui de Didymotique. En même temps, la requérante produit devant la Cour une pièce qui indique qu’au sein de la Direction de police d’Orestiada fonctionnent quatre postes de garde-frontière chargés des migrations illicites de la Türkiye vers la Grèce, à savoir les postes d’Orestiada (à Neo Cheimonio), de Didymotique, de Kyprinos et de Metaxades. Il y est par ailleurs mentionné que le 4 mai 2019, trois ressortissants turcs ont été arrêtés, sans toutefois que le poste de gardes-frontières ayant procédé à ladite arrestation soit spécifié.
234. Cela dit, la Cour estime qu’il n’est pas établi au-delà de tout doute raisonnable que les trois ressortissants dont il est ainsi fait état de l’arrestation à la date concernée étaient la requérante et ses deux compatriotes. Conclure le contraire irait d’ailleurs à l’encontre même de l’allégation de la requérante selon laquelle son arrestation et sa détention n’ont jamais été enregistrées par les autorités grecques. De ce point de vue, le contenu du document invoqué par l’intéressée a été réfuté de manière convaincante par le document produit par le Gouvernement.
235. Ensuite, la Cour souligne que la décision du tribunal pénal d’Izmir rendue le 6 mai 2019 revêt une grande importance aux fins de l’établissement des faits dans la présente affaire. Ladite décision, dont la traduction en grec a été fournie à la Cour par la requérante, indique notamment ce qui suit :
« Malgré la décision de notre service datée du 12 mars 2019, qui comportait une interdiction de sortie [du territoire national] (...), l’accusée a méconnu cette décision en s’enfuyant à l’étranger et, par la suite, un refoulement (expulsion) a été effectué, affaire à propos de laquelle les documents pertinents, tels qu’ils ont été lus à l’audience, nous ont été transmis par le procureur de la région d’Uzunköprü le 5 mai 2019. »
236. Est également consignée dans cette décision une déclaration de la requérante dans laquelle celle-ci admet qu’elle est sortie du pays en traversant le fleuve Évros afin de demander l’asile en Grèce, pays d’où elle a été refoulée vers la Türkiye.
237. Pour sa part, comme cela résulte de la décision en question, le procureur a requis la détention de la requérante car, malgré la condition assortie à sa remise en liberté et consistant en une interdiction de sortie du pays, « le 5 mai 2019, A.R.E. a illégalement tenté de s’enfuir à l’étranger en direction de la Grèce », et il a par conséquent constaté « qu’elle [avait] violé la condition restrictive du tribunal car elle [s’était] enfuie à l’étranger ».
238. En outre, dans le dispositif de la décision en question, le tribunal pénal d’Izmir a ordonné l’emprisonnement d’A.R.E. car :
« alors que la décision no 2019/133 lui avait imposé une interdiction de sortie du pays (...), elle a violé la condition [fixée par] le tribunal et s’est enfuie à l’étranger, [où] un refoulement (expulsion) a été effectué, et elle a été arrêtée dans la zone militaire interdite A, et c’est ainsi qu’il a été constaté que cette condition avait été violée. »
239. Concernant l’affirmation du Gouvernement selon laquelle la décision rendue par le tribunal pénal d’Izmir le 6 mai 2019 aurait été fondée sur les aveux de la requérante quant à son entrée illégale en Grèce « le 5 mai 2019 », la Cour relève que l’intéressée n’avait pas précisé la date de l’événement en question dans sa déclaration. En tout état de cause, elle voit mal pour quelle raison la requérante elle-même aurait faussement avoué être passée en Grèce, avant d’y être refoulée, si elle avait été arrêtée dans le cadre d’une tentative non réussie de sortir de la Türkiye.
240. Au demeurant, il est certes vrai que le rapport du procureur de la région d’Uzunköprü du 5 mai 2019, dont l’authenticité n’est pas contestée par le Gouvernement, indique que la requérante a été arrêtée le 5 mai 2019 à 8 h 10 alors qu’elle avait pénétré dans une zone militaire turque interdite en tentant d’entrer sur le territoire grec. Pourtant, cette circonstance n’est pas de nature à jeter un doute sérieux sur le fait, qui ressort clairement de la décision du 6 mai 2019, que la requérante s’est effectivement enfuie en Grèce le 4 mai 2019 et qu’après son refoulement, elle a été arrêtée par les autorités turques le 5 mai 2019. Pour cette raison, le tribunal turc a constaté, dans ladite décision, la violation par la requérante de l’interdiction de sortie du pays qui lui avait été imposée.
241. La Cour estime par conséquent que nonobstant les quelques incertitudes qui émergent de la lecture conjointe du jugement en question et du rapport du procureur de la région d’Uzunköprü, concernant notamment la question de savoir si la requérante avait simplement tenté de passer en Grèce ou si elle avait effectivement réussi à franchir la frontière, il ne fait aucun doute que ladite décision paraît prima facie confirmer la version des faits présentée par l’intéressée en ce qui concerne son refoulement. La Cour est donc d’avis que ce document constitue un commencement de preuve propre à étayer le récit de la requérante. La Cour note en outre que le Gouvernement, sur lequel pesait la charge de la preuve, n’a pas réussi à réfuter les allégations de la requérante reposant sur cette décision.
242. De plus, dans leurs déclarations au commissariat de police de la région de Meriç (documents annexés à la requête), où ils avaient été emmenés après leur arrestation, la requérante et ses deux compatriotes ont reconnu être entrés en Grèce, avoir été en contact avec l’avocat N.O., avoir été arrêtés et détenus, puis refoulés par les autorités grecques vers la Türkiye. Or, le Gouvernement n’a pas contesté le contenu de ces documents. Il s’y est même référé pour soutenir que l’on ne pouvait clairement déterminer, au vu desdites déclarations, qui avait informé la police de la présence de la requérante sur la place de Nea Vyssa (paragraphe 75 ci-dessus).
b) Matériel audiovisuel
243. La Cour observe que la requête qui lui a été soumise n’était pas accompagnée du matériel audiovisuel invoqué par la requérante, l’intéressée n’ayant fourni qu’un tirage papier du contenu des fichiers pertinents. Elle rappelle que, dans ses observations, le Gouvernement a quant à lui déclaré ne pas avoir reçu ledit matériel, tout en en contestant la valeur probante et l’authenticité. La Cour, faisant suite à une demande du Gouvernement en ce sens, a alors invité la requérante à produire le matériel audiovisuel en question. L’intéressée a envoyé à la Cour une clé USB qui comportait les fichiers mentionnés dans sa requête, et la Cour a transmis au Gouvernement un CD-ROM contenant ce matériel.
244. Le matériel audiovisuel en question comprend les huit annexes suivantes :
1) Annexe 1 : trente captures d’écran de messages échangés entre la requérante et son frère via WhatsApp.
2) Annexe 2 : quatre vidéos où apparait la requérante et une vidéo d’un reportage publiée par Euronews.
3) Annexe 3 : des messages échangés entre l’avocat N.O. et le frère de la requérante, avec notamment une photo de la requérante assise sur un banc en compagnie des deux autres ressortissants turcs sur la place centrale de Nea Vyssa.
4) Annexe 4 : les messages que la requérante a envoyés à plusieurs avocats afin d’obtenir une assistance juridique, parmi lesquels figure une communication par laquelle elle a transmis sa position en direct.
5) Annexe 5 : des courriels envoyés par la requérante et son frère au HCR‑Grèce.
6) Annexe 6 : des photographies prises par l’avocat N.O. à Nea Vyssa et à l’extérieur du poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio après l’arrestation de la requérante.
7) Annexe 7 : quatre photographies sur lesquelles figure la requérante, parmi lesquelles une photographie (incluse aussi dans l’annexe 1 pour prouver la date et l’heure de son envoi) d’elle et de ses deux compatriotes devant le KEP de Nea Vyssa prise avant son arrestation.
8) Annexe 8 : plusieurs liens vers des articles de presse portant sur les refoulements allégués, dont une vidéo publiée le 4 mai 2019 à 23 h 2 sur Twitter.
245. La Cour note que le matériel audiovisuel produit devant elle par la requérante comporte également une annexe 9 qui contient des photos et les vidéos mentionnées dans la requête, dont certaines ont été publiées par le journaliste turc Z.K. sur Twitter. Par ailleurs, en réponse à une demande de la Cour, la requérante a fourni une traduction en anglais de toutes les communications échangées en turc sur WhatsApp qui figuraient sur les différentes captures d’écran soumises à la Cour.
246. La Cour attache une importance particulière au fait que le Gouvernement admet que la requérante a bien soumis aux procureurs compétents le matériel audiovisuel pertinent. Pareille reconnaissance tranche avec son affirmation initiale selon laquelle le matériel en question n’avait jamais été porté à la connaissance des autorités grecques, celles-ci ne pouvant dès lors en vérifier l’authenticité.
247. La Cour rappelle aussi que le Gouvernement conteste la valeur probante et l’authenticité dudit matériel au motif que les fichiers transmis ne sont pas des originaux et qu’ils ne comportent par conséquent aucune métadonnée permettant de prouver l’heure ou le lieu où les fichiers en question ont été créés.
248. La Cour relève que le document émanant du procureur d’Orestiada auquel se réfère le Gouvernement indique qu’il ne pouvait être déduit du matériel audiovisuel soumis ni que la femme apparaissant sur les vidéos se trouvait sur le territoire grec, ni qu’il s’agissait de la requérante, et qu’il n’en ressortait pas davantage que certaines des photos avaient été prises par l’avocat N.O. Elle note cependant que selon ce même document, l’authenticité dudit matériel n’avait pas été examinée par les autorités compétentes. En outre, de l’aveu même du Gouvernement, le matériel audiovisuel litigieux n’est pas constitué des originaux des pièces, mais de copies prises ou enregistrées par des téléphones portables qui n’ont été ni identifiés, ni examinés. Or, le Gouvernement n’explique pas pourquoi les autorités compétentes n’ont pris aucune mesure aux fins de l’examen des téléphones en question. Sur ce point, la Cour observe avec la requérante que les deux personnes qui ont témoigné devant le magistrat d’Orestiada dans le cadre de l’enquête préliminaire, à savoir N.O. et Z.K., avaient en leur possession, lors de leur déposition, leurs téléphones portables, dans lesquels se trouvaient toutes les communications pertinentes et le matériel audiovisuel original, et que par conséquent ces éléments auraient parfaitement pu être techniquement examinés par les autorités compétentes.
249. Par ailleurs, la Cour prend note de l’affirmation du Gouvernement selon laquelle aucune caméra CCTV n’était installée, en 2019, sur la place de Nea Vyssa, dans les commerces et cafés avoisinants, au KEP de Nea Vyssa et aux alentours. Elle observe cependant que le Gouvernement n’a fourni aucune information sur le point de savoir si des caméras de vidéosurveillance étaient installées au poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio à la date alléguée.
250. Sans qu’il soit besoin d’examiner un par un les très nombreux éléments du matériel audiovisuel soumis par la requérante, la Cour relève que les différents fichiers versés au dossier correspondent globalement au récit de l’intéressée.
251. En premier lieu, la Cour observe que sur la majorité des captures d’écran des communications opérées sur l’application WhatsApp entre la requérante et son frère et entre ce dernier et l’avocat N.O. ou K.Y., l’un des deux ressortissants turcs qui accompagnaient l’intéressée, apparaît la date alléguée, à savoir le 4 mai 2019. Elle constate aussi que le contenu de ces messages confirme largement le récit de la requérante.
252. En deuxième lieu, la Cour relève que dans leurs réponses à une question posée lors de l’audience, les parties conviennent que la vidéo d’une durée de 23 secondes, dans laquelle la requérante apparaît et qui a été publiée par le journaliste turc Z.K. sur Twitter, contient des métadonnées. Il découle de celles-ci qu’elle a été créée le 4 mai 2019 à 23 h 2. Sur ce point, elle note, à l’instar de la requérante, qu’il ressort des communications WhatsApp figurant sur les captures d’écran jointes à la requête que cette vidéo a été initialement envoyée par l’intéressée à son frère le 4 mai 2019 à 13 h 54, avant d’être aussi transmise au journaliste Z.K. La Cour constate que, comme l’admet d’ailleurs le Gouvernement, ladite vidéo a été filmée de jour. Elle considère que, à la lumière des autres pièces audiovisuelles soumises par la requérante, il est très probable qu’elle ait été réalisée le 4 mai 2019.
253. En troisième lieu, la Cour estime que l’allégation de la requérante selon laquelle les téléphones portables qu’elle-même et ses deux compatriotes avaient sur eux ont été confisqués et détruits apparaît crédible au regard des informations contenues dans plusieurs rapports provenant d’institutions nationales et internationales (paragraphes 139, 152 à 154 et 168 ci-dessus). Elle relève par ailleurs que la présence de la requérante en Grèce à la date alléguée, avant son arrestation, est aussi clairement établie, entre autres, par la photo d’elle prise devant le KEP de Nea Vyssa et envoyée par K.Y. au frère de l’intéressée, ainsi que par la photo, prise par l’avocat N.O, de la requérante et des deux autres ressortissants turcs sur la place de Nea Vyssa. La Cour considère, à cet égard, que le Gouvernement n’a pas prouvé que la requérante se serait rendue en Grèce à une autre occasion, et, en particulier, que les photos dont il s’agit auraient été faites antérieurement au 4 mai 2019.
254. En quatrième lieu, la Cour note que selon un document de la division de la police scientifique de la police grecque soumis à la Cour par le Gouvernement, la personne figurant dans les différentes vidéos et celle représentée sur la photo prise sur la place de Nea Vyssa présentaient des similitudes quant à la couleur des cheveux et aux couleur et motif du sweet-shirt qu’elles portaient.
255. Au demeurant, la Cour n’estime pas nécessaire de trancher dans l’abstrait la question de savoir quelle méthode est la plus appropriée (à savoir le recours à des métadonnées ou d’autres méthodes alternatives) pour établir la fiabilité et la valeur probante du matériel audiovisuel en cause. Elle rappelle toutefois qu’en l’espèce, les autorités auraient pu examiner les fichiers originaux accompagnés de métadonnées qui se trouvaient dans les téléphones portables du frère de la requérante (lorsqu’il était encore en Grèce), de l’avocat N.O. et du journaliste Z.K. Or, ainsi que cela a été relevé plus haut, elles n’ont pris aucune mesure à cet effet.
256. De surcroît, la Cour est attentive au fait que le Gouvernement ne conteste pas les conclusions du rapport d’enquête sur le refoulement allégué de la requérante établi par le groupe de recherche Forensic Architecture et daté du 2 mai 2024 (paragraphes 92 et 114 ci-dessus). Elle relève que, sur la base d’une analyse spatio-temporelle détaillée, ce rapport, long de trente-six pages, conclut que toutes les pièces du matériel audiovisuel sont authentiques et vérifiables et qu’il est possible d’établir la véracité du récit de la requérante quant à sa présence en Grèce et à son refoulement subséquent aux dates alléguées.
257. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que le matériel audiovisuel produit devant elle par la requérante corrobore nettement le récit de celle-ci.
c) Témoignages
258. La Cour observe que les déclarations que l’avocat N.O. a faites lors de sa première déposition ne confirment pas les allégations formulées par la requérante tant dans sa requête que dans sa plainte pénale selon lesquelles la police aurait refusé à l’avocat en question de monter dans le même véhicule qu’elle, mais l’aurait autorisé à les suivre dans sa propre voiture. En outre, dans son récit, la requérante affirme que N.O. a pris une photo de l’extérieur du poste de gardes-frontières de Cheimonio et l’a envoyée à son frère en l’informant qu’elle se trouvait là. Pourtant, dans son second témoignage, N.O. a déclaré qu’il ne se souvenait pas si c’était lui qui avait pris cette photo.
259. La Cour note également qu’il existe des contradictions entre le témoignage du journaliste turc Z.K. et ceux de N.O. concernant notamment la question de savoir si N.O. a suivi la camionnette de la police. Z.K. a affirmé que N.O. l’avait informé qu’il suivait le véhicule de police avec sa propre voiture. Cependant, dans sa seconde déposition, N.O. a déclaré qu’il n’avait pas l’intention de suivre la camionnette, et qu’il l’avait dépassée à un certain moment, alors que dans son premier témoignage il ne précisait pas ce point.
260. En outre, la Cour relève certains écarts entre les deux témoignages de l’avocat N.O. Par exemple, dans ses premières déclarations, N.O. a expliqué que vers 16 h 15, il avait reçu le dernier message d’A., via une application de localisation sur Internet, indiquant qu’elle se trouvait au poste de gardes-frontières de Cheimonio et qu’il s’était rendu audit poste quelques minutes plus tard et avait demandé si les trois ressortissants turcs y étaient ou s’ils avaient été arrêtés. Or cette affirmation ne se retrouve pas clairement dans sa seconde déposition. Cependant, les messages échangés sur WhatsApp entre N.O. et le frère de la requérante paraissent indiquer que l’avocat se trouvait au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio à 16 h 22, lorsqu’il a envoyé sa position à son interlocuteur, et qu’il y est revenu dans la soirée avec ce dernier, qui a demandé des nouvelles sur sa sœur pour recevoir une réponse négative.
261. La Cour ne saurait spéculer sur les raisons des divergences entre les deux témoignages de N.O. et entre ceux-ci et certaines allégations formulées dans la requête. Elle ne perd toutefois pas de vue que la seconde déposition a été recueillie quatre ans après la clôture de l’affaire pénale, précisément dans la perspective de l’audience devant la Cour. En outre, elle prend note de l’argument de la requérante selon lequel les dépositions telles qu’elles ont été enregistrées par les autorités comportent seulement les réponses recueillies, et non pas les questions posées. En tout état de cause, il ressort clairement des deux témoignages de N.O. que même s’il n’a pas personnellement rencontré la requérante et les deux compatriotes qui l’accompagnaient, il a été un témoin oculaire de leur arrestation. La Cour souligne que lorsqu’il a été interrogé sur ce point à l’audience, le Gouvernement, tout en insistant sur les différences entre les deux témoignages de l’avocat N.O. et indiquant qu’il appartenait au procureur compétent de vérifier s’il y avait lieu de rouvrir la procédure, n’a pas réfuté de manière spécifique cet aspect crucial. De plus, même si cet élément n’a été mentionné que dans sa seconde déposition, le fait que ce soit N.O. qui a pris la photo des trois turcs sur la place centrale de Nea Vyssa et l’a envoyée au frère de la requérante apparaît clairement à la lecture du dossier. Par ailleurs, il découle aussi dudit dossier que la requérante était au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio à la date alléguée, sa position ayant été partagée en direct avec l’avocat N.O., qui pour sa part a envoyé l’épingle de localisation au frère de l’intéressée, ce qui est confirmé par ses deux témoignages.
262. La Cour note également que le Gouvernement n’a pas contesté le récit, transcrit dans un document du HCR (paragraphe 78 ci-dessus), que le frère de la requérante a fourni à la représentation du HCR en Grèce le 15 mai 2019, et qui confirme largement le récit de sa sœur.
263. Au demeurant, la Cour est d’avis qu’il n’est pas nécessaire de se prononcer sur la question de savoir pourquoi l’avocat N.O. n’est pas sorti de sa voiture pour rencontrer la requérante et l’aider dans ses démarches, comme il l’a lui-même indiqué dans sa seconde déposition. Tout en prenant en considération les allégations selon lesquelles il existerait en Grèce un environnement hostile aux défenseurs des droits des réfugiés, elle ne saurait retenir que N.O. craignait en l’espèce de faire l’objet d’un harcèlement de la part des autorités pour avoir assisté la requérante.
264. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que les deux témoignages de N.O., qui convergent sur certains points cruciaux et qui sont étayés par le matériel audiovisuel produit devant elle, corroborent le récit de la requérante concernant sa présence en Grèce et son arrestation par les autorités grecques.
3. Conclusion
265. La Cour considère que la requérante a fourni plusieurs éléments susceptibles de constituer, y compris pris séparément, un commencement de preuve en faveur de sa version des faits, et qu’il incombait aux autorités grecques de prouver que la requérante n’était pas entrée en Grèce et n’avait pas fait l’objet d’un refoulement vers la Türkiye aux dates alléguées. Le Gouvernement n’a toutefois avancé aucun argument ou autre élément de preuve propre à réfuter le commencement de preuve apporté par la requérante.
266. La Cour relève qu’elle ne dispose d’aucune preuve directe du refoulement de la requérante en tant que tel. Elle estime cependant qu’une telle preuve aurait été, dans les circonstances particulières de l’espèce, impossible à apporter en raison notamment du fait que l’intéressée n’était plus en possession de son téléphone portable au moment de son refoulement, lequel a en outre eu lieu pendant la nuit. À cet égard, la Cour attache une importance particulière au fait qu’il a été suffisamment démontré que la requérante a été présente en Grèce et, surtout, qu’elle a été vue pour la dernière fois sous la garde d’agents grecs à la place de Nea Vyssa en fin d’après-midi/début de soirée du 4 mai 2019, avant de réapparaître aux premières heures du lendemain matin du côté turc de l’Évros, où elle été arrêtée. Se reportant par ailleurs à la décision du tribunal d’Izmir, elle considère qu’il est possible d’inférer de ces deux faits incontestables qu’elle a été refoulée dans l’intervalle. Pour sa part, le Gouvernement n’a apporté aucune explication alternative convaincante de ce qui aurait pu se passer dans le laps de temps qui s’est écoulé entre les deux faits en cause.
267. Par conséquent, la Cour tient pour suffisamment établi que la requérante est entrée en Grèce le 4 mai 2019 et qu’elle y a été arrêtée et détenue avant d’être refoulée vers la Türkiye, où elle a été arrêtée le lendemain. Elle conclut que les allégations de la requérante sont suffisamment convaincantes et établies au-delà de tout doute raisonnable.
3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 13 DE LA CONVENTION À RAISON DU REFOULEMENT DE LA REQUÉRANTE VERS LA TÜRKIYE
268. La requérante allègue que les autorités grecques, auxquelles elle aurait fait part de son intention de demander l’asile, l’ont renvoyée en Türkiye, ce qui l’aurait exposée à un risque de subir des traitements inhumains et dégradants. Elle soutient aussi qu’elle n’a pas eu accès à un recours interne effectif pour contester son renvoi. Elle invoque les articles 3 et 13 de la Convention, qui sont libellés ainsi :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
1. Arguments des parties
269. La requérante affirme qu’elle a exprimé son souhait de demander l’asile à au moins trois reprises pendant son séjour en Grèce, à savoir : 1) lorsque la police l’a arrêtée devant le KEP de Nea Vyssa ; 2) à son arrivée au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio ; et 3) lors de sa descente du camion près du fleuve Évros. Elle reproche aux autorités grecques de l’avoir, en dépit de leur responsabilité au titre de l’article 3 de la Convention, renvoyée en Türkiye sans évaluer les risques et sans obtenir de garanties individuelles quant au traitement qu’elle subirait à son retour. Elle soutient, à cet égard, qu’il y avait des motifs sérieux de croire que les conditions de détention des ressortissants turcs (et plus particulièrement des membres présumés du mouvement « FETÖ/PDY ») n’étaient pas conformes aux garanties énoncées à l’article 3 de la Convention, arguant que de nombreux rapports concluaient à des procès inéquitables et arbitraires, ainsi qu’à des violations des droits de l’homme dans les prisons turques notamment après la tentative de coup d’État qui a eu lieu en 2016 en Türkiye. Les autorités grecques n’auraient cependant pas pris en considération lesdits motifs sérieux. La requérante allègue avoir été ainsi immédiatement emprisonnée après son retour forcé de Grèce en Türkiye, et elle se plaint de ses conditions de vie actuelles, qu’elle estime incompatibles avec l’article 3, expliquant qu’elle est marginalisée dans la société et sans emploi.
270. En outre, la requérante soutient qu’elle n’a pas eu accès à un recours interne effectif en Grèce pour contester son renvoi vers la Türkiye. Elle allègue que les autorités grecques n’ont pas enregistré sa demande d’asile, et qu’elle n’a donc eu la possibilité ni d’expliquer qu’elle serait confrontée à des risques de violation de ses droits en Türkiye en cas de retour, ni d’exposer les raisons pour lesquelles elle ne devait pas être renvoyée dans ce pays. Elle ajoute qu’elle n’est restée que quelques heures en Grèce, qu’elle était détenue par la police et que son renvoi s’est fait de manière accélérée et officieuse. Elle argue que dans de telles conditions, elle n’avait en pratique aucune possibilité d’entamer une procédure pour contester son renvoi, et dénonce une violation de l’article 13 de la Convention.
271. Le Gouvernement conteste toutes les allégations de la requérante.
2. Les tiers intervenants
1. L’Association européenne des avocats pour la démocratie et les droits de l’homme dans le monde, les Avocats démocrates européens, l’Association des avocats pour la liberté et l’Association des avocats progressistes
272. Dans leurs observations communes, les tiers intervenants exposent que des violations systématiques du droit à un procès équitable sont constatées en Türkiye depuis la tentative de coup d’État de 2016, et que les opposants politiques y sont sévèrement persécutés. Ils estiment que les ressortissants turcs qui font l’objet d’accusations pénales et qui sont refoulés en Türkiye courent un risque sérieux d’arrestation, de détention et de torture.
2. Le Border Violence Monitoring Network
273. Le tiers intervenant affirme avoir enregistré plusieurs témoignages de victimes de refoulement depuis 2019 concernant la région d’Évros. Il fait état, plus précisément, de 163 témoignages, qui impliqueraient environ 10 800 personnes.
274. Il indique en outre que le modus operandi des expulsions sommaires inclut une pratique bien établie de confiscation des affaires personnelles, en particulier les appareils d’enregistrement comme les téléphones, et explique que ce procédé rend difficile la fourniture de preuves directes par les victimes à l’appui de leur récit de refoulement et de leurs allégations d’autres violations commises à leur encontre. Il affirme que dans environ 90% des témoignages de refoulement pour l’année 2020, il est fait état d’un ou plusieurs types de torture ou de mauvais traitements.
275. Selon le tiers intervenant, la question qui se pose concernant cette problématique est celle de savoir si un risque réel de traitement contraire à l’article 3 de la Convention est connu ou aurait dû être connu par la Grèce quand elle renvoie des personnes vers la Türkiye par le fleuve Évros. Il indique que dans 48% des affaires enregistrées en 2019 et 2020, les personnes refoulées avaient clairement exprimé leur volonté de demander l’asile, mais que dans d’autres cas cela n’avait pas été possible à cause de la violence et des menaces qu’elles avaient subies.
276. En outre, le tiers intervenant relève que des rapports récents mettent en lumière l’oppression en Türkiye de certains groupes, comme les militants, les journalistes ou les demandeurs d’asile, dont notamment des ressortissants turcs ayant fait l’objet d’un refoulement. Il considère que la Grèce a l’obligation d’évaluer les conséquences prévisibles du renvoi d’une personne en Türkiye si la personne déclare faire partie d’un groupe persécuté dans ce pays. Il estime qu’en refusant d’examiner de telles demandes d’asile, la Grèce viole les articles 3 et 13 de la Convention, et ajoute qu’en la matière, seuls les recours ayant un effet suspensif seraient effectifs.
277. Enfin, l’intervenant affirme que les refoulements dans la région d’Évros sont systématiquement accompagnés d’une détention arbitraire imposée par les autorités grecques en violation de l’article 5 de la Convention. Il indique que dans 52 des 77 témoignages recueillis en 2020 concernant la région d’Évros, il a été recouru à une détention dans le seul but d’une expulsion sommaire en Türkiye.
3. Le Centre AIRE, le Conseil néerlandais des réfugiés et le Conseil européen pour les réfugiés et les exilés
278. Dans leurs observations communes, les tiers intervenants indiquent qu’il y a des preuves démontrant que les ressortissants turcs accusés d’avoir soutenu le coup d’état de 2016 ou d’être liés au mouvement Gülen sont confrontés à de nombreuses difficultés quand ils sont emprisonnés en Türkiye, et qu’ils y sont soumis à la torture et à des mauvais traitements. En particulier, ils expliquent que la situation est très difficile pour les femmes dans les prisons turques, surtout dans la prison de Gezbe. Ils sont en outre d’avis que pour se conformer au principe de non-refoulement, les autorités de l’État d’envoi doivent procéder à un examen réel, effectif et rigoureux de la situation des demandeurs d’asile et des réfugiés dans le pays de destination. Ils ajoutent que les expulsions sommaires de migrants sans aucune procédure officielle et sans aucune évaluation individuelle ou d’autres garanties de procédure équitable constituent une violation du principe de non-refoulement.
3. Appréciation de la Cour
279. La Cour note d’emblée qu’il ne lui appartient pas de se prononcer directement sur la manière dont la requérante a été traitée en Türkiye, cet État n’étant pas partie à l’instance. Elle souligne cependant que selon plusieurs rapports, la réalité des risques pour les présumés opposants politiques après la tentative de coup d’État en Türkiye en 2016 ne fait aucun doute (voir notamment D c. Bulgarie, précité, §§ 5-11 et surtout 78-86, concernant le renvoi en Türkiye d’un journaliste qui alléguait avoir été reconnu coupable d’appartenance au « FETÖ/PDY »). Ces risques sont en outre évoqués dans les observations de certains tiers intervenants.
280. La Cour considère que dans les circonstances de la présente affaire, sa tâche consiste à déterminer, eu égard aux faits de la cause et aux griefs que soulève la requérante relativement à la démarche des autorités grecques qu’elle estime défaillante, si les autorités ont tenu compte, d’office et de manière appropriée, des informations générales disponibles sur la Türkiye, et si la requérante s’est vu offrir une possibilité suffisante de demander la protection internationale en Grèce et d’exposer sa situation personnelle (D c. Bulgarie, précité, § 129).
281. Les principes pertinents de la jurisprudence relative aux articles 3 et 13 de la Convention ont été résumés dans les arrêts M.K. et autres c. Pologne (précité, §§ 166-173), D c. Bulgarie (précité, §§ 114-116), et Akkad (précité, §§ 77-81).
282. La Cour rappelle avoir établi que la requérante est entrée par le fleuve Évros en Grèce, d’où elle a été renvoyée en Türkiye. Elle considère que le comportement de l’État défendeur en l’espèce, qui a consisté à refouler une personne sans lui permettre d’accéder à la procédure d’asile, violait manifestement aussi bien le droit interne que le droit international.
283. La Cour constate que la requérante a été renvoyée dans son pays d’origine, la Türkiye, qu’elle fuyait, sans qu’un examen des risques qu’elle courait au regard de l’article 3 de la Convention, et donc de sa demande de protection internationale, ait été préalablement effectué (D c. Bulgarie, précité, § 135 et M.A. c. Lituanie et autres, précité, § 114). Elle note qu’alors même que la requérante avait exprimé des craintes concernant des mauvais traitements qu’elle risquait de subir en cas de retour en Türkiye, les autorités grecques ont ignoré sa demande de protection internationale, en violation des articles 3 et 13 de la Convention (D c. Bulgarie, précité, § 137).
284. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de rejeter les exceptions du Gouvernement tirées de l’absence de qualité de victime de la requérante et du caractère abusif de ses griefs et de conclure à la violation de l’article 3 et de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.
4. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION
285. La requérante se plaint d’avoir été, avant son refoulement vers la Türkiye, illégalement privée de sa liberté, de n’avoir aucunement été informée dans une langue qu’elle comprenait des raisons de son arrestation et de ne pas avoir eu à sa disposition un recours effectif afin de se plaindre de la légalité de sa détention. Elle invoque l’article 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention ainsi que l’article 13. La Cour estime approprié d’examiner le grief sous l’angle du seul article 5 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes en l’espèce, se lit comme suit :
Article 5
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales : (...)
2. Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle (...)
4. Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale (...) »
286. La requérante soutient qu’elle a fait l’objet d’une mesure de détention informelle ne reposant sur aucune décision et estime, par conséquent, qu’elle ne peut passer pour avoir été détenue conformément à une procédure prescrite par la loi. Elle explique que les autorités n’ont jamais enregistré son arrestation, que ce soit à Nea Vyssa ou au poste de gardes‑frontières de Neo Cheimonio. Selon elle, sa détention avait pour seul but de faciliter son renvoi sommaire illicite. En outre, la requérante expose que dès lors que sa détention n’était enregistrée auprès d’aucune autorité en Grèce, elle ne pouvait être contestée par la voie d’un recours juridique, même en théorie. De plus, rappelant que sa détention s’est déroulée au secret, qu’elle était de courte durée et uniquement destinée à faciliter son expulsion sommaire de la Grèce, elle considère que dans de telles conditions elle ne pouvait disposer d’un recours pour contester la légalité de ladite mesure.
287. Le Gouvernement réfute toutes les allégations de la requérante, insistant sur l’absence de tout document officiel relatif à une arrestation ou à une détention de l’intéressée.
288. La Cour rappelle avoir conclu que la requérante a été refoulée de la Grèce vers la Türkiye dans la nuit du 4 au 5 mai 2019. Elle est d’avis que les griefs formulés par la requérante sous l’angle de l’article 5 de la Convention sont étroitement liés à celui tiré de son refoulement. La Cour note qu’il ressort des rapports pertinents (paragraphes 144, 152 à 154, 164 et 168 ci-dessus), ainsi que des observations de certains tiers intervenants (paragraphe 277 ci‑dessus), que l’arrestation, puis la détention, voire une espèce de disparition forcée temporaire, des migrants illégaux fait partie du modus operandi constaté concernant la pratique de refoulement. À cet égard, elle relève qu’il ressort clairement du dossier que la requérante a été arrêtée par les autorités grecques, puis transférée au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio à la date alléguée, sa position ayant été partagée en direct avec l’avocat N.O., qui pour sa part a envoyé l’épingle de localisation au frère de l’intéressée. La Cour note que le Gouvernement, sur lequel pesait la charge de la preuve, n’a pas réussi à réfuter les allégations de la requérante. En particulier, elle rappelle que le Gouvernement n’a fourni aucune information sur le point de savoir si des caméras de vidéosurveillance étaient installées au poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio à la date alléguée. La Cour n’a dès lors aucune raison de douter que la requérante a été victime d’une détention en vue de son refoulement.
289. La Cour estime par conséquent qu’il convient de rejeter les exceptions du Gouvernement tirées de l’absence de qualité de victime de la requérante et du caractère abusif de ses griefs formulés sur le terrain de l’article 5 de la Convention.
290. La Cour considère que dans la mesure où la détention informelle de la requérante a constitué une étape préalable à son refoulement, elle est dépourvue de tout fondement juridique au sens de l’article 5 § 1 de la Convention, et qu’elle porte aussi atteinte aux droits garantis par les paragraphes 2 et 4 du même article.
291. Partant, il y a eu violation de ces dispositions en l’espèce.
5. SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DES ARTICLES 2, 3 et 13 DE LA CONVENTION (risque pour la vie et mauvais traitements LORS DU REFOULEMENT)
292. La Cour observe que la requérante n’a pas invoqué l’article 2 de la Convention dans sa requête, mais qu’il a été décidé lors de la communication de celle-ci de poser aux parties une question concernant cette disposition.
293. La requérante allègue que son renvoi en Türkiye tel qu’il a été effectué présentait un risque pour sa vie et qu’il constituait aussi un traitement inhumain et dégradant. Elle soutient également qu’elle ne disposait d’aucun recours effectif pour faire valoir les griefs en question. Elle invoque les articles 2, 3 et 13 de la Convention. L’article 2 est libellé comme suit en ses passages pertinents en l’espèce :
Article 2
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi (...) »
294. La requérante estime en particulier que tout retour en bateau pneumatique, sans équipement de sécurité, par le fleuve Évros présente un risque réel pour la vie, et que le fleuve en question est, de ce point de vue, une route mortelle. Elle soutient en outre que la manière dont son renvoi a été effectué relevait d’un traitement inhumain et dégradant, ce que confirmeraient les rapports pertinents sur les refoulements par le fleuve Évros. Elle allègue avoir été privée de tous ses effets personnels, y compris son téléphone portable, ainsi que de son argent et de sa carte d’identité, et avoir fait l’objet de menaces verbales intentionnelles visant à la dissuader de tenter de revenir. Elle ajoute qu’elle a été contrainte d’enlever ses chaussures et de marcher pieds nus jusqu’à la rivière au milieu de la nuit, alors qu’elle souffrait d’une entorse à sa cheville, ce qui aurait aggravé ladite blessure. La requérante considère qu’elle se trouvait dans une situation d’extrême vulnérabilité, arguant qu’elle se rendait compte qu’elle était privée de tous ses moyens de subsistance et de tout droit d’empêcher son renvoi en Türkiye.
295. Le Gouvernement réfute les affirmations de la requérante.
296. La Cour rappelle avoir conclu que la requérante a été illégalement détenue avant d’être refoulée de la Grèce vers la Türkiye dans la nuit du 4 au 5 mai 2019 en violation des articles 3, 13 et 5 de la Convention. Elle est d’avis que les griefs formulés par l’intéressée sur le terrain des articles 2 et 3 de la Convention sont étroitement liés à celui tiré de son refoulement. La Cour note à cet égard qu’il ressort de la documentation pertinente que les refoulements depuis la Grèce vers la Türkiye, y compris dans la région d’Évros, ont lieu dans des conditions susceptibles de mettre la vie humaine en danger puisque les victimes sont laissées à la dérive sur les bateaux pneumatiques. En outre, les refoulements obéissent à un modus operandi assez uniforme qui implique notamment la confiscation des affaires personnelles des victimes ainsi que, parfois, des menaces, des humiliations et des actes de violence physique (paragraphes 142, 144, 152 à 154, 157, 158, 159 et 274 ci-dessus). Il s’ensuit que les allégations factuelles de la requérante concernant la violation des articles 2 et 3 de la Convention lors du refoulement dénoncé, qui correspondent largement au modus operandi décrit dans les rapports d’institutions nationales et internationales pertinents, apparaissent à première vue plausibles.
297. La Cour estime dès lors qu’il y a lieu de rejeter les exceptions soulevées par le Gouvernement concernant la qualité de victime de la requérante et le caractère abusif des griefs en question.
298. Néanmoins, tout en concédant qu’apporter la preuve desdites violations en l’espèce apparaît extrêmement difficile, la Cour considère que, contrairement au refoulement de la requérante, ainsi qu’à sa détention en vue dudit refoulement, les violations en question ne peuvent être établies au-delà de tout doute raisonnable, faute d’éléments de preuve précis et concordants.
299. De l’avis de la Cour, en particulier, la requérante n’a pas fourni un commencement de preuve à l’appui de son allégation selon laquelle sa vie aurait été effectivement mise en danger lors de son renvoi en Türkiye via le fleuve Évros.
300. La Cour n’exclut d’ailleurs pas que la requérante ait pu éprouver une certaine détresse à cause de la manière dont son refoulement a été opéré. Elle estime cependant qu’à les supposer établies, les modalités de son refoulement n’ont pas atteint le seuil de gravité requis pour que le traitement subi par l’intéressée puisse être qualifié d’inhumain ou de dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
301. Dès lors, il n’y a pas eu violation des articles 2 et 3 de la Convention.
302. La Cour rappelle que le constat de violation d’une autre disposition de la Convention n’est pas une condition préalable pour l’application de l’article 13 (Sergey Denisov c. Russie, no 21566/13, § 88, 8 octobre 2015, et les références qui y sont citées). Dans la présente affaire, même si la Cour a finalement conclu à la non-violation des articles 2 et 3 de la Convention, elle estime que les griefs de l’intéressée à cet égard ne sauraient être considérés comme à première vue indéfendables. Elle considère dès lors que la requérante a soulevé des griefs défendables aux fins de l’article 13 de la Convention.
303. La Cour rappelle aussi que l’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 de la Convention ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. Toutefois, le recours exigé par cette disposition doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens qu’il aurait pu empêcher la survenance de la violation alléguée ou remédier à la situation incriminée, ou aurait pu fournir à l’intéressé un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 157-158, CEDH 2000‑XI).
304. En l’espèce, examinant l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement, la Cour a conclu que l’ordre juridique national n’offrait aucun recours effectif, y compris concernant les allégations de violations des articles 2 et 3 de la Convention qui aurait été commises lors d’un refoulement (paragraphe 201 ci-dessus). En outre, elle a constaté que l’enquête menée par les autorités nationales à la suite de la plainte pénale déposée par l’intéressée a été loin de satisfaire aux exigences d’effectivité posées par la Convention (paragraphe 199 ci-dessus). Partant, elle considère qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.
6. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
305. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
306. La Cour note que dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement, la requérante n’a formulé aucune prétention au titre de la satisfaction équitable.
307. Par une lettre datée du 24 octobre 2022, la requérante a demandé à la Cour de lui permettre de présenter des prétentions à ce titre, expliquant que le fichier électronique en cause n’avait pas pu être mis sur eComms (système de communication électronique entre les représentants des requérants et la Cour) pour des raisons techniques. Invoquant la jurisprudence de la Cour, elle soutenait que des circonstances exceptionnelles, dont notamment le caractère absolu et fondamental du droit ou liberté violés, justifiaient en l’espèce l’octroi d’une somme à ce titre, malgré le caractère tardif de la demande. Par suite, la requérante réclamait 30 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estimait avoir subi du fait de la violation alléguée des articles 3, 13 et 5 de la Convention.
308. Par une lettre datée du 21 novembre 2022, le Gouvernement a invité la Cour à rejeter la demande de la requérante, estimant notamment, d’une part, qu’elle était tardive au regard de l’article 60 du Règlement de la Cour et, d’autre part, qu’aucune circonstance exceptionnelle ne justifiait qu’il en fût autrement en l’espèce.
309. La Cour se reporte aux principes pertinents en la matière, qui ont été résumés dans l’affaire Nagmetov c. Russie ([GC], no 35589/08, §§ 64-92, 30 mars 2017). Elle relève que dans le cas où un requérant n’a pas satisfait aux exigences découlant de l’article 60 du règlement de la Cour, des considérations impérieuses peuvent justifier l’octroi d’une somme, telles la gravité et l’impact particuliers de la violation, le contexte global de l’affaire ainsi que l’impossibilité totale ou partielle d’obtenir une réparation adéquate au niveau interne (Nagmetov, précité, §§ 80-82).
310. La Cour rappelle avoir conclu à la violation des articles 3 et 13 de la Convention à raison du refoulement de la requérante vers la Türkiye, à la violation de l’article 5 de la Convention du fait de sa détention illégale en vue dudit refoulement, ainsi qu’à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3. Compte tenu de la gravité des violations constatées et de l’absence de toute possibilité pour l’intéressée d’obtenir réparation au niveau interne (paragraphes 195 à 197 ci-dessus), elle considère que la présente espèce révèle des circonstances exceptionnelles qui appellent l’octroi d’une satisfaction équitable pour préjudice moral, malgré le caractère tardif de la demande formulée à ce titre. Statuant en équité, la Cour alloue donc à la requérante 20 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par elle sur cette somme, pour dommage moral.
2. Frais et dépens
311. La requérante n’ayant présenté aucune demande au titre des frais et dépens qu’elle aurait engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes ou devant la Cour, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer à l’intéressée de somme de ce chef.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Décide, à l’unanimité, de joindre au fond les exceptions du Gouvernement tirées de l’absence de qualité de victime de la requérante et du caractère abusif de la requête et de les rejeter ;
2. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
3. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 3 et de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention à raison du refoulement de la requérante vers la Türkiye ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention à raison de la détention de la requérante avant son refoulement vers la Türkiye ;
5. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation des articles 2 et 3 de la Convention (risque pour la vie et mauvais traitements lors du refoulement) ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention (risque pour la vie et mauvais traitements lors du refoulement) ;
7. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 20 000 EUR (vingt mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette, par six voix contre une, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Peeter Roosma
Greffier Président
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, la déclaration de dissentiment du juge Serghides.
DÉCLARATION DE DISSENTIMENT PARTIEL DU JUGE SERGHIDES
Comme un juge dissident en a le droit en vertu de l’article 74 § 2 du règlement de la Cour, je formule ici une simple déclaration de dissentiment partiel concernant les points 5 et 8 du dispositif de l’arrêt, respectivement.