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07/01/2025 | CEDH | N°001-238656

CEDH | CEDH, AFFAIRE YONCHEVA c. BULGARIE, 2025, 001-238656


TROISIÈME SECTION

AFFAIRE YONCHEVA c. BULGARIE

(Requête no 39127/19)

ARRÊT

Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Publication par le parquet d’un communiqué de presse sur la requérante, mise en examen, véhiculant l’idée qu’elle avait sciemment participé à une opération de blanchiment de fonds à grande échelle • Large diffusion par les médias et la presse écrite exacerbant les effets néfastes de l’atteinte à son droit à être présumée innocente, du fait de sa notoriété en ses qualités de journaliste et de femme politique

Art 13 (+ Art 6 § 2) • Absence de recours effectif

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

7 janvier ...

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE YONCHEVA c. BULGARIE

(Requête no 39127/19)

ARRÊT

Art 6 § 2 • Présomption d’innocence • Publication par le parquet d’un communiqué de presse sur la requérante, mise en examen, véhiculant l’idée qu’elle avait sciemment participé à une opération de blanchiment de fonds à grande échelle • Large diffusion par les médias et la presse écrite exacerbant les effets néfastes de l’atteinte à son droit à être présumée innocente, du fait de sa notoriété en ses qualités de journaliste et de femme politique

Art 13 (+ Art 6 § 2) • Absence de recours effectif

Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG

7 janvier 2025

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yoncheva c. Bulgarie,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

Ioannis Ktistakis, président,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Darian Pavli,
Andreas Zünd,
Oddný Mjöll Arnardóttir,
Diana Kovatcheva, juges,
et de Milan Blaško, greffier de section,

Vu la requête (no 39127/19) dirigée contre la République de Bulgarie et dont une ressortissante de cet État, Mme Elena Nikolova Yoncheva (« la requérante »), a saisi la Cour le 10 juillet 2019 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement bulgare (« le Gouvernement ») les griefs fondés sur les articles 6 § 2, 13 et 18 de la Convention concernant la publication, le 23 janvier 2019, d’un communiqué de presse par le parquet spécialisé et de déclarer la requête irrecevable pour tous les autres griefs soulevés par la requérante sous l’angle des articles 8, 10, 13 et 18 de la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 décembre 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requérante se plaint, sous l’angle des articles 6 § 2 et 13 de la Convention, de la publication par le parquet bulgare le 23 janvier 2019 d’un communiqué de presse qu’elle estime avoir porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence. Elle allègue de surcroît avoir été victime d’une violation de l’article 18 de la Convention.

EN FAIT

2. La requérante est née en 1964 et réside à Sofia. Elle a été représentée par Mes M. Ekimdzhiev, K. Boncheva et M. Dokova-Kostadinova, avocats à Plovdiv.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents, Mmes M. Ilcheva et I. Nedyalkova, du ministère de la Justice.

4. La requérante est une journaliste très connue en Bulgarie. Élue députée sur la liste du Parti socialiste en 2017, elle a siégé à l’Assemblée nationale jusqu’en 2019. En 2019, elle a été élue au Parlement européen sur la liste du même parti. En juin 2024, elle a été réélue au sein de cette institution sur la liste du parti politique « Mouvement pour les droits et libertés ».

5. Au cours de son mandat au Parlement national, la requérante fit plusieurs révélations sur des pratiques de corruption et de népotisme qui auraient impliqué des membres influents du parti au pouvoir (« le GERB »). En particulier, elle avait révélé en 2017 des irrégularités dans le financement et la construction sur la frontière bulgaro-turque d’une clôture de barbelés destinée à en empêcher le franchissement illégal et avait signalé, avec d’autres députés de l’opposition, ces irrégularités au parquet. En 2018, elle avait révélé et signalé au parquet des irrégularités dans l’attribution de marchés publics au profit d’entités juridiques appartenant aux proches d’un certain D.D., député du GERB.

6. Le 31 août 2018, trois membres du GERB, dont les députés D.D. et T.B., déposèrent auprès du parquet spécialisé en matière de crime organisé (« le parquet spécialisé ») une plainte visant la requérante. Le même jour, le parquet ouvrit une enquête pénale pour blanchiment d’argent.

7. Le 8 novembre 2018, le procureur général demanda à l’Assemblée nationale de voter la levée de l’immunité parlementaire de la requérante, laquelle fit aussitôt savoir elle-même qu’elle ne s’opposait pas à ce que des poursuites pénales fussent engagées contre elle.

8. Par une ordonnance du 11 janvier 2019, notifiée à l’intéressée le 22 janvier 2019, la requérante fut mise en examen pour blanchiment d’argent. On lui reprochait d’avoir, entre 2012 et 2014, en connaissance de cause reçu et dépensé, en sa qualité de gérante d’une société de production, des fonds illégalement détournés par des personnes qui dirigeaient au moment des faits une banque qui avait depuis lors fait faillite.

9. Le 23 janvier 2019, le parquet spécialisé publia un communiqué de presse où l’on pouvait lire notamment les passages suivants :

« Le 8 novembre 2018, dans le cadre d’une enquête ouverte le 31 août 2018 à la suite d’un signalement envoyé au parquet spécialisé par des députés, le procureur général S.Ts. a sollicité de l’Assemblée nationale l’autorisation d’engager contre la députée Elena Yoncheva, sur la base des preuves recueillies par le parquet, des poursuites pénales pour blanchiment de fonds illégalement détournés de la banque KTB AD.

Elena Yoncheva a alors elle-même fait savoir qu’elle ne s’opposait pas à ce qu’une procédure pénale fût menée contre elle. Le parquet spécialisé a ainsi procédé à un certain nombre de mesures d’instruction et recueilli des preuves qui justifient l’engagement de la responsabilité pénale de l’intéressée du chef de l’infraction réprimée par l’article 253, alinéa 5 (...) du code pénal.

Selon les constats établis au cours de l’enquête, Elena Yoncheva est l’unique propriétaire du capital de la société Avtorska televizia EOOD. (...)

Le 17 avril 2012, Elena Yoncheva, unique propriétaire du capital d’Avtorska televizia EOOD, décida sur le fondement de l’article 113 de la loi sur le commerce que la société commerciale qu’elle représentait allait créer, conjointement avec la société offshore Daliy Trading Limited (...), une société à responsabilité limitée de droit bulgare dénommée Offroad OOD.

Le 20 avril 2012, (...) les représentants de Daliy Trading Limited prirent la décision de créer avec Avtorska televizia EOOD une société à responsabilité limitée de droit bulgare dénommée Offroad OOD.

Adoptés par les organes de direction des deux sociétés, les actes constitutifs de la nouvelle société fixaient à 10 000 levs bulgares (BGN) le montant du capital de celle‑ci et ils répartissaient les parts sociales à égalité entre les sociétés constituantes (soit 5 000 BGN pour chacune). Daliy Trading Limited s’y engageait par ailleurs à apporter en numéraire les 5 000 BGN correspondant aux cinquante parts souscrites par elle au capital d’Offroad OOD, à contribuer à hauteur de 310 000 BGN au fonds de réserve de cette société, et enfin (...) à verser en espèces dans un délai d’un an à compter de l’enregistrement de celle-ci une somme supplémentaire de 250 000 euros (EUR) ou son équivalent en levs bulgares.

Le 23 avril 2012, (...) [ces actes constitutifs] furent signés (...) et les associés (...) nommèrent Elena Yoncheva gérante de la société Offroad OOD nouvellement créée. En cette qualité, l’intéressée conclut avec KTB AD un contrat de services de paiement et fut désignée comme la seule personne à pouvoir effectuer des opérations sur les comptes d’Offroad OOD.

Les 13 et 22 juin 2012, la société offshore Daliy Trading Limited transféra de son compte bancaire vers les deux comptes bancaires d’Offroad OOD un montant total de 333 000 EUR (...).

Le parquet spécialisé a rassemblé des preuves sur l’origine des fonds transférés (...). Il a établi qu’il s’agissait de fonds appartenant à la banque KTB AD qui avaient été illégalement détournés par trois employés de cette banque (lesquels sont eux-mêmes sur le point d’être mis en examen) et transférés, comme l’attestent des extraits de différents comptes bancaires, à cinq sociétés – parmi lesquelles Daliy Trading Limited – effectivement contrôlées par Ts.V., [actionnaire majoritaire et président du conseil de surveillance de la banque en question].

Entre le 13 juin 2012 et le 6 novembre 2014, Elena Yoncheva, qui était la seule personne à pouvoir réaliser des opérations sur les comptes bancaires d’Offroad OOD, retira l’intégralité des sommes qui avaient été transférées sur les comptes de cette société.

Elle effectua des virements pour l’achat d’équipements audio et vidéo. Chaque mois, elle retirait en espèces pour sa rémunération une somme de 12 720 BGN.

Les preuves rassemblées permettent de conclure qu’Elena Yoncheva était au courant à la fois de l’origine criminelle des fonds et du fait qu’ils avaient été détournés de manière illégale.

Le 22 janvier 2019, Elena Yoncheva a été mise en examen par le parquet spécialisé (...) pour blanchiment, avec la complicité de B.M. (...), d’un montant de 333 000 EUR entre le 13 juin 2012 et le 6 novembre 2014.

Selon l’accusation, Elena Yoncheva a reçu pendant la période en cause, en sa qualité de (...) gérante d’Offroad OOD, la somme de 333 000 EUR sur les deux comptes bancaires ouverts auprès de KTB AD et elle a concouru à la conversion en biens personnels de cet argent qu’elle savait avoir été obtenu par un détournement de fonds, infraction qui relève du code pénal. Les faits qu’on lui reproche sont particulièrement graves, ils portent sur des sommes très élevées, et ils ont été perpétrés en exécution d’une décision d’un groupe criminel organisé. (...)

Le 16 janvier 2019, le complice d’Elena Yoncheva, à savoir le facilitateur B.M., a également été mis en examen. (...)

Quant aux affirmations d’Elena Yoncheva selon lesquelles elle a travaillé pour TV 7, les preuves rassemblées par le parquet spécialisé, si elles établissent qu’elle a vendu ses films à cette télévision, ne permettent pas de les étayer.

À ce jour, Offroad OOD n’a pas de gérant (Mme Yoncheva a démissionné), pas d’actifs et pas d’argent sur ses comptes bancaires.

Étant donné que (...) les associés sont restés plus de trois mois en défaut de nommer un nouveau gérant, le parquet a ordonné la dissolution de la société en application des dispositions de la loi sur le commerce. »

10. Le communiqué de presse du parquet spécialisé fut largement diffusé par les médias électroniques et par la presse écrite. Les adversaires politiques de la requérante, y compris le député T.B., ont été sollicités par les médias et ont fait des commentaires sur ce communiqué de presse et l’information qu’il contenait.

11. En juin 2020, plusieurs médias électroniques publièrent par ailleurs l’enregistrement d’une conversation téléphonique d’une personne dont la voix ressemblait à celle de B.B., alors premier ministre et chef du parti GERB au pouvoir. On y entendait la personne enregistrée évoquer, parmi d’autres sujets liés à l’actualité politique du moment, l’ouverture de poursuites pénales contre plusieurs personnalités politiques et la mise en examen de celles-ci pour des faits de corruption et d’appropriation de fonds européens impliquants leurs proches parents. La personne concluait son développement en ces termes : « Je vais tout faire brûler ... Elena Yoncheva doit espérer ne pas brûler elle aussi ... » (Но аз ще изгоря всичко... Да не изгори и Елена Йончева). Plus tard dans la conversation, on entendait la phrase suivante : « ... tu prétends être une journaliste d’investigation, mais ton beau-père, tu n’enquêtes pas sur lui ... » (изведнъж си разследваща журналистка, ама свекър ти не го разследваш). Selon les conclusions d’une expertise technique indépendante réalisée à l’initiative de la requérante et présentée à la Cour, la voix de l’enregistrement était bien celle de B.B.

12. L’enregistrement fut porté à l’attention du parquet spécialisé, qui a ordonné une expertise afin de relever le contenu de la conversation enregistrée. Par une ordonnance du 17 décembre 2020, un procureur du parquet spécialisé refusa d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations d’immixtion de B.B. dans les procédures menées contre la requérante. Le procureur constata que, même à supposer que la voix sur l’enregistrement était celle de B.B., les mesures d’instruction effectuées ne permettaient pas de conclure que celui-ci avait initié ou influencé le cours de procédure de contrôle fiscal ou d’enquêtes pénales visant la requérante ou ses proches. Cette décision fut confirmée le 16 mars 2021 par le procureur supérieur.

13. Après l’élection de la requérante au Parlement européen en 2019, le parquet bulgare demanda la levée de l’immunité dont elle bénéficiait en tant que députée européenne. Le 15 février 2022, le Parlement européen refusa d’accéder à cette demande par une décision ainsi rédigée :

« Décision du Parlement européen du 15 février 2022 sur la demande de levée de l’immunité d’Elena Yoncheva (2019/2155(IMM))

Le Parlement européen,

– vu la demande de levée de l’immunité d’Elena Yoncheva, datée du 18 octobre 2019 et transmise par le procureur général de la République de Bulgarie aux fins de la poursuite d’une procédure pénale engagée à l’encontre de Mme Yoncheva en République de Bulgarie pour infraction relevant du code pénal, et communiquée en séance plénière le 25 novembre 2019,

– ayant entendu Elena Yoncheva, conformément à l’article 9, paragraphe 6, de son règlement intérieur,

– vu les articles 8 et 9 du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne ainsi que l’article 6, paragraphe 2, de l’acte portant élection des membres du Parlement européen au suffrage universel direct, du 20 septembre 1976,

– vu les arrêts rendus par la Cour de justice de l’Union européenne les 21 octobre 2008, 19 mars 2010, 6 septembre 2011, 17 janvier 2013, 19 décembre 2019 et 17 septembre 2020,

– vu les articles 69 et 70 de la Constitution de la République de Bulgarie et l’article 138 du Code de l’organisation et de la procédure de l’Assemblée nationale de la République de Bulgarie,

– vu sa résolution du 8 octobre 2020 sur l’état de droit et les droits fondamentaux en Bulgarie,

– vu l’article 5, paragraphe 2, l’article 6, paragraphe 1, et l’article 9 de son règlement intérieur,

– vu le rapport de la commission des affaires juridiques (A9-0014/2022),

A. considérant, d’une part, que le Parlement ne saurait être assimilé à un tribunal et, d’autre part, que le député ne saurait, dans le contexte d’une procédure de levée d’immunité, être considéré comme un « accusé » ;

B. considérant que le procureur général de la République de Bulgarie a demandé la levée de l’immunité de Elena Yoncheva en lien avec une enquête pour infraction relevant de l’article 253, paragraphe 5, en liaison avec le paragraphe 1, du code pénal (blanchiment d’argent) ;

C. considérant que, le 31 août 2018, une procédure d’instruction a été engagée à cet égard et inscrite au rôle de l’unité des enquêtes auprès du parquet spécialisé, sur le fondement de l’article 212, paragraphe 1, du code de procédure pénale ; considérant qu’une enquête a été ouverte et que, par décision du 11 janvier 2019, Elena Yoncheva a été inculpée pour infraction relevant de l’article 253, paragraphe 5, du code pénal ;

D. considérant que les faits qui lui sont reprochés auraient été commis entre 2010 et 2018, sous la forme de transactions financières effectuées au moyen de fonds prétendument détournés d’une banque d’affaires ; considérant qu’à l’époque, Elena Yoncheva exerçait son activité de journaliste et ensuite de membre du Parlement national bulgare ;

E. considérant qu’Elena Yoncheva a été élue au Parlement européen à la suite des élections du 26 mai 2019 ; considérant que, le 30 septembre 2019, par décision du procureur responsable du parquet spécialisé, la procédure pénale ouverte à l’encontre d’Elena Yoncheva a été suspendue jusqu’à ce que le Parlement européen se prononce sur la levée de son immunité ;

F. considérant que le procureur général de la République de Bulgarie a transmis la demande de levée d’immunité le 18 octobre 2019 ;

G. considérant que le délit présumé ne concerne pas des opinions ou des votes émis par Elena Yoncheva dans l’exercice de ses fonctions, conformément à l’article 8 du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne ;

H. considérant que l’article 9 du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne dispose que les membres du Parlement européen bénéficient, sur leur territoire national, des immunités reconnues aux membres du parlement de leur État ;

I. considérant que l’immunité parlementaire a pour objet de protéger le Parlement et ses députés contre des procédures judiciaires visant des activités menées dans l’exercice des fonctions parlementaires et indissociables de celles-ci ;

J. considérant qu’en l’espèce, Elena Yoncheva invoque être victime de fumus persecutionis, c’est-à-dire des « éléments concrets » indiquant que les poursuites judiciaires en question ont été engagées dans l’intention de nuire à son activité politique, et notamment à son activité de membre du Parlement européen ;

K. considérant qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour de justice que le Parlement dispose d’un « très large pouvoir d’appréciation quant à l’orientation qu’il entend donner à une décision faisant suite à une demande de levée d’immunité (...), en raison du caractère politique que revêt une telle décision » ;

L. considérant qu’Elena Yoncheva siège dans la commission LIBE, où elle prend régulièrement la parole contre les autorités politiques de son pays ; considérant qu’elle a notamment fait partie de la délégation parlementaire qui s’est rendue en Bulgarie les 23 et 24 septembre 2021 dans le cadre du suivi de la situation de l’état de droit dans ce pays ;

M. considérant que la procédure d’instruction n’a été ouverte contre elle que le 31 août 2018, c’est-à-dire à une date où son engagement politique était notoire, alors que l’infraction qui lui est reprochée aurait débuté en 2010, et qu’aucune justification convaincante n’est donnée à un tel retard à agir ;

N. considérant que cette procédure judiciaire a été ouverte à la suite d’un signalement effectué par deux députés, c’est-à-dire par des adversaires politiques d’Elena Yoncheva ;

O. considérant qu’Elena Yoncheva a dénoncé le manque d’enquête sur la corruption à haut niveau de son pays en tant que journaliste d’investigation puis députée nationale, et continue à le dénoncer en qualité de membre du Parlement européen ;

P. considérant que l’Union des journalistes bulgares a estimé publiquement, en janvier 2019, que la poursuite contre Elena Yoncheva était liée à ses investigations et constituait une tentative d’attaquer la liberté d’expression d’une opposante politique ;

Q. considérant que, le 28 septembre 2021, la Cour européenne des droits de l’Homme a admis la recevabilité du recours déposé par Elena Yoncheva contre la Bulgarie à propos de cette poursuite, sur le fondement de l’article 6, paragraphe 2 (présomption d’innocence) et des articles 13 (droit à un recours effectif) et 18 (absence de but illégitime des restrictions aux droits) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme ;

R. considérant que le dossier déposé devant la Cour européenne des droits de l’Homme révèle qu’une conversation téléphonique relative à l’ouverture des poursuites pénales contre Elena Yoncheva a été publiée le 12 juin 2020 par plusieurs médias bulgares électroniques, et qu’une expertise jointe au dossier estime qu’une des voix est celle du Premier ministre bulgare ;

S. considérant que la concordance et l’exceptionnelle gravité de ces éléments concrets créent un doute sérieux sur une éventuelle intention de nuire à l’activité politique d’Elena Yoncheva, et notamment à son activité de membre du Parlement européen, sans que la circonstance que la poursuite soit antérieure à l’élection suffise en l’espèce à dissiper celui-ci ;

T. considérant qu’il apparaît dès lors qu’il s’agit d’une affaire où l’on peut supposer l’existence d’un cas de fumus persecutionis ;

1. décide de ne pas lever l’immunité d’Elena Yoncheva ;

2. charge sa Présidente de transmettre immédiatement la présente décision et le rapport de sa commission compétente aux autorités bulgares et à Elena Yoncheva. »

14. Selon les dernières informations fournies par les parties, les poursuites pénales engagées contre la requérante étaient, en février 2024, toujours pendantes au stade de l’enquête.

15. Le 1er mai 2023, un engin explosif placé près d’une route de campagne fut activé lors du passage de la voiture de fonction du procureur général I.G. Cet événement attira l’attention du grand public et des médias et donna lieu à une enquête pénale. Le 8 mai 2023, l’adjoint du procureur général, B.S., accusa publiquement I.G. de s’être immiscé dans le travail des enquêteurs sur l’explosion du 1er mai 2023. Quelques jours plus tard, dans le cadre de négociations menées en vue de la formation d’un nouveau gouvernement, les responsables du GERB affichèrent ouvertement leur intention de demander la destitution de I.G. de son poste de procureur général au motif qu’il nuisait selon eux à l’image du pouvoir judiciaire.

16. Par la suite, un conflit personnel et professionnel entre I.G. et son adjoint B.S. fut révélé au grand public par les deux magistrats dans une série de conférences de presse et de déclarations publiques : I.G. demanda publiquement la démission de son adjoint et prétendit avoir été approché par des personnes agissant pour le compte du leader du GERB, lesquelles lui auraient proposé de devenir ambassadeur en échange de sa démission du poste de procureur général ; et B.S., de son côté, accusa son supérieur d’avoir utilisé à des fins personnelles divers biens appartenant au parquet et d’avoir cherché à exercer une pression sur des responsables politiques en retardant le cours d’enquêtes pénales dont ils faisaient alors l’objet. B.S. ajouta qu’il craignait pour sa vie ; il fut placé sous protection policière.

17. Entre-temps, une procédure en destitution fut engagée contre I.G. par quelques membres du Conseil suprême de la magistrature (« le CSM »). D’après une information publiée sur son site (www.vss.justice.bg) le 12 juin 2023, le CSM décida de destituer I.G. de ses fonctions de procureur général au motif qu’il aurait tenu devant les médias des propos désobligeants à l’égard des membres du Parlement et qu’il aurait nui ainsi à l’image du pouvoir judiciaire. Le 15 juin 2023, cette décision fut entérinée par le président bulgare. Le 16 juin 2023, le CSM chargea B.S. d’exercer les fonctions de procureur général par intérim jusqu’à l’élection d’un nouveau procureur général.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

1. le droit interne pertinent

18. Les dispositions internes pertinentes en matière de protection du droit à être présumé innocent ont été résumées dans l’arrêt Toni Kostadinov c. Bulgarie (no 37124/10, §§ 44-47, 27 janvier 2015).

19. Le texte de l’article 49 de la loi sur les obligations et les contrats (« la LOC ») a été transcrit dans l’arrêt Lolov et autres c. Bulgarie (no 6123/11, § 31, 21 février 2019).

20. L’article 2c de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommage (« la loi sur la responsabilité de l’État ») permet aux justiciables qui considèrent que les autorités administratives ou judiciaires bulgares ont méconnu à leur égard une disposition du droit de l’Union européenne de saisir les tribunaux d’une action en dommages et intérêts pour demander réparation du préjudice qu’ils estiment avoir subi.

21. En juin 2023 entra en vigueur un amendement à la loi sur la responsabilité de l’État introduisant, au premier alinéa de l’article 2 de la loi, un nouveau point 8. La nouvelle rédaction de l’article en question se lit ainsi dans ses dispositions pertinentes en l’espèce :

« Article 2 (1). L’État est responsable des dommages causés aux particuliers par les organes de l’enquête pénale, par le parquet et par les tribunaux en cas de : (...)

8. constat d’un manquement (установено нарушение) d’un organe de l’instruction préliminaire par la divulgation de matériaux de l’enquête pénale en violation de la présomption d’innocence ou par des propos tenus publiquement et présentant la personne mise en examen comme coupable. »

2. le droit pertinent de l’union européenne

22. L’article 4 § 3 du Traité sur l’Union européenne dispose comme suit :

« En vertu du principe de coopération loyale, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités.

Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union.

Les États membres facilitent l’accomplissement par l’Union de sa mission et s’abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l’Union. »

23. L’article 48 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre le droit à la présomption d’innocence en ces termes :

« Tout accusé est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

24. L’article 4 de la Directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (« la Directive 2016/343 »), qui a été transposée en droit interne, est libellé comme suit :

Références publiques à la culpabilité

« 1. Les États membres prennent les mesures nécessaires pour veiller à ce que les déclarations publiques des autorités publiques, ainsi que les décisions judiciaires, autres que celles statuant sur la culpabilité, ne présentent pas un suspect ou une personne poursuivie comme étant coupable aussi longtemps que sa culpabilité n’a pas été légalement établie. Cette disposition s’entend sans préjudice des actes de poursuite qui visent à prouver la culpabilité du suspect ou de la personne poursuivie et sans préjudice des décisions préliminaires de nature procédurale qui sont prises par des autorités judiciaires ou par d’autres autorités compétentes et qui sont fondées sur des soupçons ou sur des éléments de preuve à charge.

2. Les États membres veillent à ce que des mesures appropriées soient prévues en cas de manquement à l’obligation fixée au paragraphe 1 du présent article de ne pas présenter les suspects ou les personnes poursuivies comme étant coupables, conformément à la présente directive et, notamment, à son article 10.

3. L’obligation fixée au paragraphe 1 de ne pas présenter les suspects ou les personnes poursuivies comme étant coupables n’empêche pas les autorités publiques de diffuser publiquement des informations sur les procédures pénales lorsque cela est strictement nécessaire pour des raisons tenant à l’enquête pénale ou à l’intérêt public. »

EN DROIT

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

25. La requérante considère que la publication par le parquet spécialisé du communiqué de presse du 23 janvier 2019 (paragraphe 9 ci-dessus) a porté atteinte à son droit à être présumée innocente, garanti par l’article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

1. Sur la recevabilité
1. Arguments des parties

26. Le Gouvernement plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Dans ses observations initiales, il a justifié ce moyen par deux motifs. D’une part, il a expliqué que la requérante pouvait invoquer l’article 49 de la LOC (paragraphe 19 ci-dessus) pour introduire une action en dommages et intérêts tendant à la reconnaissance d’une violation de son droit à la présomption d’innocence et à l’obtention d’un dédommagement pécuniaire pour le préjudice qu’elle estimait en être résulté pour elle. Il a cité à l’appui de ce premier motif un arrêt rendu par la cour d’appel de Sofia le 16 novembre 2018 (Решение № 2672 от 16.11.2018 г. на САС по в. гр. д. № 1597/2018 г.). Dans l’affaire en question, la cour d’appel, reconnaissant que le droit à être présumée innocente d’une personne qui faisait l’objet de poursuites pénales avait été méconnu dans des propos tenus par certains procureurs en charge de la procédure la concernant, a octroyé à la victime de cette violation, en réparation du préjudice que celle-ci lui avait causé, une somme équivalant à environ 20 000 EUR. Cette décision se fondait sur le non-lieu qui avait été rendu au terme de la procédure pénale, que la cour d’appel avait considéré comme une preuve formelle lui permettant de conclure que l’information divulguée par les procureurs avait porté atteinte à la présomption d’innocence de la personne mise en cause.

27. D’autre part, le Gouvernement soutenait, sans toutefois présenter la moindre jurisprudence à l’appui de sa thèse, qu’en vertu de l’article 2c de la loi sur la responsabilité de l’État la requérante pouvait intenter une action en dommages et intérêts tendant à faire reconnaître que celui-ci avait manqué aux obligations que faisaient peser sur lui les traités de l’Union européenne et la législation qui en était dérivée (paragraphes 20-24 ci-dessus).

28. Par ailleurs, dans ses observations supplémentaires du 13 juin 2023, le Gouvernement a argué que la nouvelle disposition de l’article 2, alinéa 1, point 8 de la loi sur la responsabilité de l’État permettait à la requérante d’obtenir un dédommagement pour les propos qu’avaient tenus à son égard les responsables de l’enquête (paragraphe 21 ci-dessus).

29. La requérante rétorque que dans son cas les voies de recours suggérées par le Gouvernement n’offraient aucune perspective raisonnable de succès compte tenu du stade qu’avait atteint la procédure pénale menée contre elle et de l’absence de jurisprudence démontrant l’efficacité de tels recours dans des situations factuelles et juridiques comparables à celle de l’espèce.

30. Quant aux dispositions nouvellement introduites par l’article 2, alinéa 1, point 8 de la loi sur la responsabilité de l’État, la requérante soutient qu’elles n’étaient pas applicables aux faits de l’espèce et ne doivent en conséquence pas être prises en compte. Elle explique à cet égard que le législateur n’a pas donné à ces dispositions un effet rétroactif et que le recours qu’elles prévoient n’était pas disponible au moment de l’introduction de sa requête.

2. Appréciation de la Cour

31. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014). En particulier, il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours suggéré par lui était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits (ibidem, § 77).

32. Quant au premier motif avancé par le Gouvernement (paragraphe 26 ci-dessus), la Cour rappelle d’abord que dans son arrêt Lolov et autres (précité, § 48), elle a relevé que l’article 49 de la LOC était une disposition régissant de manière générale la responsabilité civile du commettant du fait de ses préposés et que, en droit bulgare, la voie interne spécialement conçue pour permettre d’engager la responsabilité délictuelle de l’État était une action fondée sur les dispositions pertinentes de la loi sur la responsabilité de l’État et des communes pour dommages. Sans exclure d’emblée que la LOC ait pu servir de base légale au développement d’une jurisprudence interne permettant d’engager la responsabilité de l’État dans des cas similaires (ibidem), la Cour a toutefois considéré que le fait que les requérants n’avaient pas intenté d’action sur le fondement de l’article 49 de la LOC ne pouvait, en l’absence d’une jurisprudence interne démontrant l’efficacité d’un tel recours en matière de présomption d’innocence, justifier l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes qu’avait soulevée alors le Gouvernement (ibidem, §§ 50 et 51). Dans sa décision récente Chokov c. Bulgarie ((déc.), no 73896/16, §§ 33-39, 10 septembre 2024), la Cour a réexaminé ce constat à la lumière de la jurisprudence soumise par le Gouvernement, et elle a admis que l’action reposant sur l’article 49 de la LOC pouvait constituer une voie de recours interne effective dans une situation où les propos préjudiciables à la présomption d’innocence étaient prononcés par un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. Cependant, la Cour estime que la présente espèce diffère de l’affaire Chokov, précitée, dans la mesure où la requérante se plaint d’un communiqué de presse émanant du parquet (paragraphe 9 ci-dessus) et non pas des propos d’un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur. La Cour doit donc déterminer si, à la lumière des preuves apportées par le Gouvernement, la même voie de recours peut être considérée comme efficace dans les circonstances particulières de l’espèce. Or la Cour estime que l’arrêt de la cour d’appel de Sofia auquel renvoie le Gouvernement dans la présente affaire (paragraphe 26 ci-dessus) ne peut pas démontrer l’efficacité d’un tel recours dans le cas de la requérante, étant donné les différences significatives entre les faits de l’une et l’autre causes. Elle note en effet que dans celle que cite le Gouvernement, le non-lieu préalablement rendu dans la procédure pénale a été déterminant pour l’octroi d’un dédommagement dans le cadre de l’action intentée sur le fondement de l’article 49 de la LOC, tandis qu’en l’espèce la procédure pénale menée contre la requérante est encore pendante au stade de l’enquête (paragraphe 14 ci-dessus).

33. En ce qui concerne le second motif avancé par le Gouvernement (paragraphe 27 ci-dessus), la Cour constate qu’à supposer même qu’un recours compensatoire introduit sur le fondement de l’article 2c de la loi sur la responsabilité de l’État fût disponible en théorie, le Gouvernement n’a présenté aucune preuve propre à permettre d’établir son effectivité en pratique dans des situations factuelles et juridiques comparables à celle de l’espèce.

34. Quant à la possibilité suggérée par le Gouvernement d’engager une action en dommages et intérêts en vertu de la nouvelle disposition de l’article 2, alinéa 1, point 8 de la loi sur la responsabilité de l’État, la Cour observe que l’amendement introduisant ce nouveau cas de responsabilité de l’État est en vigueur depuis le mois de juin 2023 (paragraphe 21 ci-dessus), alors que la requérante a introduit sa requête le 10 juillet 2019. Or, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’efficacité et la disponibilité des voies de recours internes s’apprécient, sauf exceptions, à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits). La Cour estime qu’il n’y a pas lieu de s’écarter de cette règle dans la présente affaire, étant donné qu’il apparaît que ledit amendement législatif ne prévoit pas de manière expresse que cette nouvelle possibilité de recours s’applique à des cas où, comme en l’espèce, les faits à l’origine des violations alléguées de l’article 6 § 2 sont antérieurs à son entrée en vigueur. Elle considère en conséquence qu’elle ne dispose pas à l’heure actuelle de suffisamment d’éléments qui puissent l’amener à constater l’efficacité du nouveau recours établi par l’article 2, alinéa 1, point 8 de la loi sur la responsabilité de l’État (voir, mutatis mutandis, Toni Kostadinov c. Bulgarie, no 37124/10, § 70, 27 janvier 2015).

35. Partant, il y a lieu de rejeter l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.

36. Constatant que le grief fondé sur l’article 6 § 2 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond
1. Arguments des parties

37. La requérante soutient que le communiqué de presse publié le 23 janvier 2019 a porté atteinte à la présomption d’innocence dont elle bénéficiait dans le cadre des procédures pénales menées contre elle. Elle se plaint en particulier du langage employé dans le communiqué, estimant qu’il était catégorique et de nature à rompre tout équilibre entre son droit à être présumée innocente et le devoir qui incombait aux autorités d’informer le public sur une procédure pénale en cours.

38. Le Gouvernement conteste les arguments de la requérante et soutient que le communiqué en cause avait pour seul but d’informer le grand public sur le déroulement d’une enquête pénale susceptible de rencontrer un large intérêt. Il considère que l’emploi dans le communiqué de certaines expressions qui ont pu contrarier la requérante, pour regrettable qu’il soit, ne peut faire conclure que cette publication a outrepassé sa fonction purement informative.

2. Appréciation de la Cour

39. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par l’article 6 § 2 figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1. Elle se trouve méconnue si une déclaration ou une décision officielle concernant un accusé reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas encore été légalement établie. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat ou l’agent de l’État considère l’intéressé comme coupable, et l’expression prématurée d’une telle opinion par le tribunal lui-même bafoue incontestablement la présomption d’innocence (voir, parmi d’autres, Deweer c. Belgique, 27 février 1980, § 56, série A no 35, Minelli c. Suisse, 25 mars 1983, §§ 27, 30 et 37, série A no 62, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, série A no 308, §§ 35-36, Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, §§ 41-44, CEDH 2000-X, et Matijašević c. Serbie, no 23037/04, § 45, CEDH 2006-X).

40. De plus, une distinction doit être faite entre les décisions ou les déclarations qui reflètent le sentiment que la personne concernée est coupable et celles qui se bornent à décrire un « état de suspicion ». Les premières violent la présomption d’innocence, tandis que les secondes ont été considérées comme acceptables dans différentes situations examinées par la Cour (voir, notamment, Lutz c. Allemagne, 25 août 1987, § 62, série A no 123, et Leutscher c. Pays-Bas, 26 mars 1996, § 31, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II).

41. Par ailleurs, la liberté d’expression, garantie par l’article 10 de la Convention, comprend celle de recevoir et de communiquer des informations. L’article 6 § 2 ne saurait donc empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours. En revanche, il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence (Allenet de Ribemont, précité, § 38).

42. En l’occurrence, le communiqué de presse diffusé par le parquet spécialisé le 23 janvier 2019 (paragraphe 9 ci-dessus) mentionnait plusieurs étapes de la procédure pénale menée contre la requérante, telles que l’engagement des poursuites, la demande de levée de l’immunité parlementaire de l’intéressée et la mise en examen de celle-ci, et il indiquait, en précisant leur qualification juridique, les éléments factuels qui avaient justifié cette mise en examen.

43. La Cour estime toutefois que le parquet ne s’en est pas tenu, dans ce communiqué de presse, à la simple communication d’informations. Eu égard en particulier à la manière très peu nuancée dont y étaient décrits les constats préalables de l’enquête pénale concernant l’origine illégale des fonds qui avaient transité par les comptes bancaires de la société de production dirigée par la requérante, au choix de certains termes tels que « complice », « origine criminelle des fonds », « groupe criminel organisé », ainsi qu’aux conclusions affirmant catégoriquement que la requérante savait que l’argent en cause était d’origine illégale, la Cour juge en effet que le communiqué, avant même que l’affaire ne fût portée à la connaissance des tribunaux, a véhiculé l’idée que l’intéressée avait sciemment participé à une opération de blanchiment de fonds à grande échelle.

44. La Cour note par ailleurs que le communiqué a été largement diffusé par les médias électroniques et par la presse écrite (paragraphe 10 ci-dessus), circonstance qui, du fait de la notoriété de la requérante en ses qualités de journaliste et de femme politique (paragraphes 4 et 5 ci-dessus), a exacerbé les effets néfastes de l’atteinte portée au droit de celle-ci à être présumée innocente.

45. Ces éléments suffisent à la Cour pour conclure qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

46. La requérante se plaint de n’avoir disposé d’aucun recours interne propre à remédier à la violation alléguée de son droit à la présomption d’innocence. Elle invoque à cet égard l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

1. Sur la recevabilité

47. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

2. Sur le fond

48. Les parties réitèrent pour l’essentiel les arguments exposés par elles relativement à la recevabilité du grief fondé sur l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphes 26-30 ci-dessus).

49. La Cour, après avoir examiné l’ensemble des éléments en sa possession, estime que ceux-ci font également apparaître une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 6 § 2, eu égard aux conclusions auxquelles elle est parvenue quant aux exceptions soulevées par le Gouvernement sous l’angle de l’article 6 § 2 (paragraphes 32-35 ci-dessus) et aux constats auxquels elle a abouti dans les affaires Lolov et autres (précitée, §§ 80-82), et Banevi c. Bulgarie (no 25658/19, §§ 184-186, 12 octobre 2021), qui étaient d’une nature comparable.

50. Partant, il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention.

3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 de la convention COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

51. La requérante soutient que le véritable but des agissements des autorités de poursuite pénale dans le cas d’espèce, et notamment derrière la publication du communiqué de presse du 23 janvier 2019, était de la sanctionner pour ses activités de journaliste et de parlementaire de l’opposition en nuisant à sa crédibilité et à sa réputation professionnelle. Elle y voit une violation de l’article 18 de la Convention, lequel énonce, à propos des droits et libertés reconnus dans la Convention :

« Les restrictions qui, aux termes de la (...) Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »

52. La Cour rappelle d’emblée que le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief fondé sur cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 291, 28 novembre 2017, et Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres, § 164, 15 novembre 2018).

53. La Cour souligne qu’elle a conclu ci-dessus à une violation de l’article 6 § 2 de la Convention ainsi qu’à une violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 à raison, respectivement, de la publication du communiqué de presse du 23 janvier 2019 (paragraphes 42-45 ci-dessus), et de l’absence de voies de recours internes à cet égard (paragraphes 48-50 ci‑dessus).

54. Il convient de constater également que dans le cadre de son examen du grief au regard de l’article 6 § 2 de la Convention, la Cour a déjà pris en compte le fait que la requérante était une journaliste et une femme politique (paragraphe 44 ci-dessus).

55. Eu égard à ces circonstances et compte tenu également des thèses des parties et des conclusions formulées par elle sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention (paragraphes 37-45 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de statuer séparément sur le grief fondé sur l’article 18 en l’espèce (voir Ilgar Mammadov c. Azerbaïdjan (no 2), no 919/15, § 262, 16 novembre 2017).

4. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

57. La requérante demande 25 000 euros (EUR) pour dommage moral.

58. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont injustifiées et exorbitantes.

59. La Cour estime raisonnable d’octroyer à la requérante 4 700 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2. Frais et dépens

60. La requérante réclame 2 831,40 euros (EUR) au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés pour déposer auprès des autorités judiciaires belges une plainte pénale avec constitution de partie civile contre l’ex‑premier ministre bulgare B.B., ainsi que 4 200 EUR au titre de ceux engagés devant la Cour, dont 336,07 EUR à verser directement sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et partenaires.

61. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions, qu’il estime mal fondées et exorbitantes.

62. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter la demande relative aux frais et dépens que la requérante dit avoir engagés devant les juridictions belges, la procédure en cause n’ayant aucun lien avec l’objet de la présente affaire. En revanche, pour la procédure menée devant elle, elle juge raisonnable d’allouer à l’intéressée la somme de 3 000 EUR, dont 336,07 EUR à verser directement sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et partenaires, conformément au souhait exprimé par la requérante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevables les griefs soulevés sous l’angle de l’article 6 § 2 et de l’article 13 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention ;
4. Dit qu’il n’y a lieu d’examiner ni la recevabilité ni le fond du grief tiré de l’article 18 de la Convention combiné avec l’article 6 § 2 de la Convention ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :

1. 4 700 EUR (quatre mille sept cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
2. 3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, dont 336,07 EUR (trois cent trente-six euros et sept centimes) à verser directement sur le compte du cabinet d’avocats Ekimdzhiev et partenaires ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 janvier 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Milan Blaško Ioannis Ktistakis
Greffier Président


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