PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ANNA MARIA CICCONE c. ITALIE
(Requête no 21492/17)
ARRÊT
Art 6 § 1 (pénal) • Cour d’assises d’appel n’ayant pas auditionné des experts dont les déclarations lors des débats en première instance ont été interprétées différemment et ont été décisives pour l’infirmation du jugement d’acquittement • Atteinte à l’équité du procès
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.
STRASBOURG
5 juin 2025
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Anna Maria Ciccone c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Ivana Jelić, présidente,
Alena Poláčková,
Raffaele Sabato,
Frédéric Krenc,
Alain Chablais,
Artūrs Kučs,
Anna Adamska-Gallant, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 21492/17) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme Anna Maria Ciccone (« la requérante »), a saisi la Cour le 9 mars 2017 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 6 § 1 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2025,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la requérante reproche à la cour d’assises d’appel de n’avoir ni convoqué ni entendu les experts nommés par le parquet avant d’infirmer son acquittement prononcé en première instance.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1959 et réside à Marina di Davoli. Elle a été représentée par Me A. Manno, avocate à Catanzaro.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia.
4. La requérante, médecin radiologue, fut accusée, avec d’autres personnes, de complicité d’homicide involontaire sur la personne de R.C., une patiente chez qui elle avait omis de diagnostiquer, le 9 novembre 2008, une fracture de l’os fémoral lors de son hospitalisation survenue à la suite d’une agression.
5. Le même jour, R.C. fut autorisée à sortir de l’hôpital. Le 27 novembre 2008, elle fut hospitalisée une seconde fois et, après un diagnostic de fracture de l’os fémoral, elle fut soumise à une opération chirurgicale. Elle décéda le 28 décembre 2008.
6. Au cours des débats, la cour d’assises de Catanzaro procéda, entre autres, à l’audition de deux experts nommés par le parquet, D.M.G. et G.O., et ceux nommés par les inculpés, qui avaient par ailleurs produit des expertises médicolégales sur les causes du décès de la victime. D.M.G. exposa que le décès de la victime avait été causé par des complications pulmonaires ou par un trouble neurologique. Il ajouta que la pathologie pulmonaire de la victime pouvait être due soit à l’alitement soit aux complications neurologiques antérieures, et qu’il n’était pas possible de se prononcer en faveur de l’une ou de l’autre thèse. L’expert expliqua que le rapport d’expertise penchait pour la première thèse au motif que les complications neurologiques, bien que constatées, n’étaient pas confirmées par les examens auxquels la victime avait été soumise, tout en précisant que « les deux hypothèses [étaient] ouvertes ». Il déclara également que l’alitement avait certainement eu des effets négatifs mais qu’il n’était pas possible d’établir scientifiquement à quel point il avait contribué au décès de la victime.
7. G.O. déclara qu’il était difficile d’établir les conséquences de l’erreur de diagnostic sur l’état de santé de la victime. Bien que les complications pulmonaires fussent des conséquences négatives possibles des erreurs de diagnostic des fractures de l’os fémoral, il manquait en l’espèce des éléments objectifs pour affirmer que l’alitement avait causé la pathologie pulmonaire de la victime.
8. Par un arrêt du 13 octobre 2014, la cour d’assises de Catanzaro, en première instance, acquitta la requérante. Elle estima que si l’erreur de diagnostic commise par celle-ci ne faisait pas de doute, la question était celle de savoir si une telle erreur avait un lien de causalité avec le décès de la victime, compte tenu en particulier de l’écart temporel entre le diagnostic et le décès. Se référant en particulier aux déclarations formulées à l’audience par les experts nommés par le parquet (D.M.G. et G.O.), elle constata, tout d’abord, que la cause du décès ne correspondait pas à l’une des conséquences éventuelles d’un diagnostic tardif d’une fracture de l’os fémoral. Elle se rapporta ensuite aux deux causes possibles du décès qui avaient été identifiées par les experts, à savoir l’apparition d’une pathologie neurologique ou pulmonaire. À cet égard, elle releva, d’une part, que la pathologie neurologique, dont la victime présentait des symptômes, n’avait pas été confirmée par les examens effectués et, d’autre part, que si l’existence d’une pathologie pulmonaire au moment du décès n’était pas contestée, il n’était pas prouvé qu’elle fût une conséquence de l’alitement prolongé de la requérante causé par un mauvais diagnostic. La cour d’assises considéra notamment que les deux circonstances qui l’empêchaient d’appréhender ainsi la cause du décès étaient les bonnes conditions de santé de la victime lors de la seconde hospitalisation et le fait que, selon les déclarations présentées par les experts à l’audience, l’affection du poumon pouvait être la conséquence d’un dysfonctionnement neurologique. Elle conclut qu’il ne pouvait pas être prouvé selon le critère du « degré de probabilité logique élevé » que le décès de la victime n’aurait pas eu lieu (voire qu’il aurait eu lieu postérieurement) ou que les conséquences de l’agression auraient été moins graves si la requérante n’avait pas commis une erreur de diagnostic.
9. Le parquet interjeta appel. Par un arrêt du 2 décembre 2015, la cour d’assises d’appel infirma le jugement d’acquittement et condamna la requérante à une peine de huit mois d’emprisonnement ainsi qu’au paiement de dommages et intérêts aux parties civiles. Elle estima que la cour d’assises avait « été influencée, d’une certaine manière, par les déclarations formulées au cours des débats par les experts nommés par le parquet, dont l’un en particulier (D.M.G.) avait donné l’impression d’avoir essayé « d’alléger » la position des médecins inculpés, minimisant et réduisant la portée des conclusions auxquelles il était lui-même parvenu dans son rapport d’expertise ». La juridiction d’appel mit en évidence le lien fait dans le rapport entre la pathologie pulmonaire, qui sur la base des résultats des examens effectués n’était pas récente, et l’alitement, ainsi que la conclusion selon laquelle l’erreur de diagnostic avait augmenté significativement la probabilité de décès de la victime. Elle se référa également à certaines des déclarations faites par les experts au cours des débats. À cet égard, elle reconnut que ces déclarations renfermaient des « évaluations dubitatives et des éléments d’incertitude », tout en faisant ressortir les passages qui confirmaient les conclusions contenues dans le rapport d’expertise.
10. Sur la base de ces éléments, la cour d’assises d’appel critiqua l’affirmation de la cour d’assises selon laquelle il n’était pas prouvé que l’une des conséquences possibles d’un diagnostic tardif de fracture de l’os fémoral fût vérifiée en l’espèce. Elle releva en revanche que tant le rapport d’expertise médicolégale que les déclarations formulées par les experts à l’audience permettaient d’établir que la pathologie pulmonaire relevée lors de la seconde hospitalisation était une conséquence de l’alitement prolongé de la victime, soit l’une des complications éventuelles du retard dans le traitement des fractures de l’os fémoral.
11. La requérante se pourvut en cassation. Elle reprochait entre autres à la cour d’assises d’appel d’avoir infirmé le verdict de la cour d’assises sans avoir ordonné une nouvelle audition des experts nommés par le parquet.
12. Par un arrêt du 13 janvier 2017, la Cour de cassation rejeta le recours de la requérante. Elle estima que la cour d’assises d’appel n’était pas tenue d’entendre les experts en raison de la spécificité de leurs déclarations par rapport à celles des témoins. Elle releva en outre que la cour d’assises d’appel avait condamné la requérante sur la base des mêmes preuves que celles qui avaient conduit la cour d’assises, en première instance, à prononcer un acquittement et qu’elle n’avait remis en question que l’appréciation de certaines déclarations des experts. Elle conclut que l’infirmation de l’acquittement n’était pas fondée de manière exclusive ou déterminante sur une lecture différente des preuves de nature déclarative.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
1. La reformatio in pejus des décisions d’acquittement prononcées en première instance
13. Le cadre juridique et la pratique internes applicables sont décrits dans les arrêts Lorefice c. Italie (no 63446/13, §§ 26-28, 29 juin 2017), Di Martino et Molinari c. Italie (nos 15931/15 et 16459/15, §§ 15-16, 25 mars 2021) et Maestri et autres c. Italie (nos 20903/15 et 3 autres, §§ 18-27, 8 juillet 2021) lorsqu’il est question d’infirmer en appel des jugements d’acquittement prononcés en première instance.
14. En particulier, dans l’arrêt no 27620, déposé au greffe de la Cour de cassation le 6 juillet 2016, l’Assemblée plénière (Sezioni Unite) a énoncé le principe selon lequel le juge d’appel ne peut pas infirmer un jugement d’acquittement « sans avoir au préalable ordonné, même d’office, conformément à l’article 603, alinéa 3, du code de procédure pénale, l’audition des témoins dont les déclarations ont été décisives ».
15. Par l’arrêt no 14426 du 2 avril 2019, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a énoncé les principes généraux suivants :
« Les déclarations faites à l’audience par l’expert nommé par le juge [perito] constituent des preuves de nature déclarative. Par conséquent, si lesdites déclarations sont déterminantes, la juridiction d’appel doit procéder à une nouvelle audition de l’expert avant d’infirmer l’acquittement sur la base d’une appréciation différente de celles-ci.
Si en première instance le rapport d’expertise – après accord des parties – a fait l’objet d’une lecture sans que l’expert ait été interrogé à l’audience, la juridiction d’appel n’est pas tenue de procéder à l’audition de celui-ci avant de réformer le jugement d’acquittement.
Les déclarations faites oralement par le conseiller technique [consulente tecnico, soit l’expert nommé par le parquet et/ou les parties à la procédure] doivent être considérées comme des preuves de nature déclarative, de sorte que, si elles constituent le fondement du jugement d’acquittement en première instance, le juge d’appel – en cas de réforme dudit jugement sur la base d’une appréciation différente de celles-ci – a l’obligation de procéder à une nouvelle audition conformément à l’article 603, alinéa 3, du code de procédure pénale. »
16. Faisant application de ces principes généraux, la Cour de cassation a par la suite estimé à plusieurs reprises qu’en cas d’infirmation en appel d’un acquittement prononcé en première instance, le juge d’appel est tenu d’entendre les experts dont les déclarations formulées par eux à l’audience ont été décisives, y compris si leur rapport d’expertise avait été versé au dossier, lorsqu’il a interprété différemment lesdites déclarations et les a valorisées de manière autonome (arrêts de la Cour de cassation no 7379/24 du 19 février 2024 et no 13379/24 du 3 avril 2024).
2. Les experts judiciaires en droit italien
17. Le code de procédure pénale italien actuel a été introduit par le décret du président de la République no 447 du 22 septembre 1988, entré en vigueur le 24 octobre 1989. Ce code prévoit deux catégories d’experts judiciaires : ceux nommés par le juge (periti) et ceux nommés par le parquet et/ou les parties à la procédure, dits « conseillers techniques » (consulenti tecnici).
18. Pour ce qui concerne l’expert nommé par le juge, les dispositions pertinentes actuellement en vigueur sont les suivantes :
Article 220
« L’expertise est autorisée lorsqu’il est nécessaire de réaliser des investigations ou d’obtenir des données ou des appréciations qui exigent des compétences techniques, scientifiques ou artistiques (...) »
Article 221
« Le juge désigne un expert parmi ceux inscrits sur les listes des experts judiciaires ou parmi les personnes dotées d’une compétence particulière dans un domaine donné. En cas de déclaration de nullité de l’expertise, le juge s’assure, si possible, que la nouvelle tâche soit confiée à un autre expert :
(...)
L’expert est tenu d’accomplir la tâche qui lui est assignée, sauf en présence de l’une des raisons d’abstention prévues par l’article 36. »
Article 226
« Après avoir vérifié l’identité de l’expert, le juge demande à celui-ci s’il se trouve dans l’une des situations indiquées dans les articles 222 [motifs d’incapacité ou d’incompatibilité de l’expert] et 223 [motifs d’abstention et de récusation de l’expert], le prévient des obligations et des responsabilités prévues par la loi pénale (article 373 du code pénal) et l’invite à formuler la déclaration suivante : « conscient de la responsabilité morale et juridique qui est la mienne dans l’accomplissement de ma fonction, je m’engage à remplir ma mission dans le seul but de faire connaître la vérité et à garder le secret tout au long des opérations d’expertise ». »
Article 227
« Après que les formalités procédurales relatives à l’attribution du mandat ont été effectuées, l’expert procède dans l’immédiat aux vérifications nécessaires et répond aux questions par un avis consigné dans le compte rendu des opérations d’expertise.
(...)
Lorsqu’il est indispensable d’exposer l’avis à l’écrit, l’expert peut demander au juge l’autorisation de présenter, dans le délai fixé par les alinéas 3 et 4, un rapport écrit. »
19. Aux termes de l’article 373 du code pénal, l’expert nommé par le juge, qui donne un avis mensonger ou énonce des faits qui ne sont pas conformes à la vérité, est puni d’une peine d’emprisonnement de deux à six ans.
20. Le parquet et les parties à la procédure peuvent nommer des « conseillers techniques » aussi bien à la suite de la décision du juge de nommer un expert (article 225) que de leur propre initiative (article 233). Les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
Article 225
« À la suite de la décision du juge de nommer un expert, le parquet et les parties à la procédure ont la faculté de nommer leurs propres conseillers techniques qui, pour chaque partie, ne peuvent dépasser le nombre des experts nommés par le juge (...) »
Article 233
« Si le juge n’a pas nommé d’expert, chaque partie peut nommer au plus deux conseillers techniques. Ceux-ci peuvent exposer au juge leur avis, y compris par le biais de mémoires écrits (...) »
21. Les dispositions concernant l’audition des experts judiciaires pendant les débats sont les suivantes :
Article 501
« Concernant l’audition des experts (articles 220 et suiv.) et des conseillers techniques (articles 225, 233, 359, 360), les dispositions relatives à l’audition des témoins sont utilisées si elles sont applicables.
Au moins sept jours avant l’audience fixée pour son audition, l’expert nommé par le juge, qui y a été autorisé au sens de l’article 227 alinéa 5, dépose au greffe son rapport écrit. Dans le même délai, si l’une des parties nomme un conseiller technique, celui‑ci peut, s’il rédige un rapport écrit, le déposer au greffe. »
Article 508
« Si le juge, motu proprio ou à la demande de l’une des parties, ordonne une expertise, l’expert est aussitôt convoqué à l’audience où il doit exposer son avis. Quand il est impossible de procéder ainsi, le juge rend une ordonnance par laquelle il suspend, si nécessaire, les débats et fixe une nouvelle audience dans un délai maximal de soixante jours. »
Article 511
« 3. La lecture à l’audience du rapport déposé par l’expert nommé par le juge est effectuée seulement après l’audition dudit expert (...) »
22. Par l’arrêt no 51824 du 12 décembre 2014, l’Assemblée plénière (Sezioni Unite) de la Cour de cassation, s’appuyant entre autres sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 163 de 2014, a affirmé ce qui suit :
« L’offre ou la promesse d’argent ou de tout autre avantage accordée au conseiller technique nommé par le parquet dans le but d’influencer le contenu de son rapport est considérée comme une entrave à la justice au sens de l’article 377 du code pénal combiné avec les articles 371-bis [fausses informations au ministère public] ou 372 du code pénal [faux témoignage]. »
3. La réouverture de la procédure interne
23. Le 19 octobre 2021 est entrée en vigueur la loi no 134 (legge Cartabia) qui a délégué au gouvernement le pouvoir d’adopter des mesures aux fins d’amélioration de l’efficacité du procès pénal ainsi qu’en matière de justice réparatrice et portant dispositions visant au déroulement rapide des procédures judiciaires.
24. En exécution de la loi no 134, a été adopté entre autres le décret législatif no 150 du 10 octobre 2022, dont l’article 36 a introduit l’article 628 bis du code de procédure pénale. Cette dernière disposition est ainsi libellée dans ces parties pertinentes :
« La personne condamnée et la personne soumise à une mesure de sûreté peuvent demander à la Cour de cassation la révocation du jugement pénal ou du décret pénal de condamnation prononcés à leurs égards, de rouvrir la procédure ou, en tout état de cause, d’adopter les mesures nécessaires afin d’effacer les effets dommageables qui découlent de la violation constatée par la Cour européenne des droits de l’homme, lorsqu’ils ont introduit une requête afin d’obtenir la reconnaissance d’une violation des droits reconnus par la Convention européenne de protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales ou par les protocoles additionnels à la Convention et la Cour européenne a accueilli leur requête avec un arrêt définitif, ou elle a radié la requête du rôle en application de l’article 37 de la Convention à la suite d’une reconnaissance unilatérale de la violation par l’État ».
2. LES TEXTES DU Conseil de l’Europe
25. Dans l’annexe à la Recommandation no R (97) 13 du Comité des Ministres aux États membres sur l’intimidation des témoins et les droits de la défense, il est précisé que le terme :
« « témoin » s’entend de toute personne qui, indépendamment de sa situation au regard des textes régissant la procédure pénale nationale, dispose d’informations en rapport avec une affaire pénale. Cette définition s’applique également aux experts et aux interprètes. »
26. La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (« CEPEJ ») a adopté le 12 décembre 2014 les « lignes directrices sur le rôle des experts nommés par un tribunal dans les procédures judiciaires des États membres du Conseil de l’Europe ». Ce document vise à offrir aux législateurs, juges et à toutes les parties à une procédure judiciaire un cadre de référence sur le rôle d’expert technique, lorsque l’expert est nommé par un tribunal, dans le processus de décision judiciaire. Il expose les principes fondamentaux régissant cette fonction dans le système judiciaire des États membres du Conseil de l’Europe. Il énonce également des règles destinées à clarifier l’interprétation juridique et l’application de la loi concernant le travail de ces experts dans les systèmes judiciaires des États membres du Conseil de l’Europe pendant les procédures judiciaires.
EN DROIT
1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
27. La requérante reproche à la cour d’assises d’appel de Catanzaro de n’avoir pas entendu directement les experts nommés par le parquet avant de prononcer sa condamnation. Elle y voit une violation de l’article 6 de la Convention.
L’article 6 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
1. Sur la recevabilité
28. Le Gouvernement conteste la qualité de victime de la requérante. Il soutient à cet égard que les principes établis par la Cour en matière d’infirmation d’un acquittement par une juridiction d’appel (voir, entre autres, Dan c. Moldova, no 8999/07, 5 juillet 2011) ne s’appliquent qu’aux témoins et non aux experts.
29. Il dit ensuite que, à supposer même que ces principes trouvent à s’appliquer aussi aux déclarations des experts, ils concernent les affaires dans lesquelles la juridiction d’appel a procédé à une appréciation différente des preuves orales et non celles dans lesquelles elle a fondé sa décision de condamnation sur des éléments de preuve documentaire, tels que des rapports d’expertise technique.
30. Le Gouvernement souligne enfin que dans le cas d’espèce les déclarations des experts n’ont pas été décisives.
31. La requérante conteste l’exception du Gouvernement.
32. La Cour observe que l’exception soulevée par le Gouvernement est étroitement liée à la substance du grief tiré par la requérante. Elle juge dès lors nécessaire de joindre l’exception du Gouvernement au fond.
33. Constatant de plus que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Les arguments des parties
a) La requérante
34. La requérante reproche à la cour d’assises d’appel de l’avoir condamnée sans avoir entendu directement les experts nommés par le procureur, dont les déclarations avaient constitué des éléments de preuve déterminants dans l’appréciation de son affaire par la juridiction de première instance ayant conduit à son acquittement.
35. Concernant les arguments du Gouvernement selon lesquels les principes élaborés par la Cour en matière d’infirmation par une juridiction d’appel d’un acquittement ne s’appliqueraient pas aux experts, la requérante rappelle que la notion de « témoin » est une notion autonome au sens de la Convention. Elle affirme, en conséquence, que les principes élaborés par la jurisprudence de la Cour en la matière peuvent être étendus aux experts, notamment dans le cas où leurs déclarations ont constitué une preuve déterminante.
36. La requérante conteste ensuite l’argument du Gouvernement selon lequel la présente affaire se distingue des affaires dans lesquelles les déclarations sont faites par les témoins au motif que les experts déposent un rapport d’expertise examiné directement par la cour d’assises d’appel. Elle soutient à cet égard que l’oralité de la procédure impose au juge interne de donner plus de poids aux déclarations orales des experts qu’au rapport d’expertise médicolégale.
37. Quant à l’argument du Gouvernement selon lequel l’infirmation de la décision d’acquittement ne serait fondée que sur une appréciation différente du rapport d’expertise et non sur une appréciation différente des déclarations orales, la requérante avance que la lecture différente que la cour d’assises d’appel a faite de l’expertise médicolégale est précisément une conséquence de la remise en question par cette juridiction des déclarations orales des experts, en particulier de celles de D.M.G., ce qui serait contraire au principe établi par la Cour selon lequel la tâche d’évaluer la crédibilité d’un témoin ne peut être menée à bien par la simple lecture des déclarations écrites.
b) Le Gouvernement
38. Le Gouvernement soutient que les déclarations orales des experts ont pour fonction d’expliquer le contenu de leur rapport d’expertise et que le juge du fond est tenu de les prendre en considération en tant qu’expression de l’opinion des experts. Il avance que, pour cette raison, elles doivent être distinguées des déclarations des témoins.
39. Il affirme ensuite que dans le cas d’espèce le contenu de l’expertise médicolégale n’était pas incompatible avec les déclarations orales, les deux étant en revanche convergentes quant à l’existence d’un lien de causalité entre l’erreur de diagnostic de la requérante et la pathologie pulmonaire dont souffrait la victime.
40. Le Gouvernement indique également que, comme l’a jugé la Cour de cassation, l’infirmation de l’acquittement n’était fondée que sur une appréciation différente du rapport des experts et non sur une appréciation différente des preuves orales et que, en conséquence, celles-ci n’ont pas été décisives. Il avance de plus que la procédure a été dans son ensemble équitable.
41. En tout état de cause, le Gouvernement conteste l’applicabilité par les juridictions d’appel des principes qui se dégagent de la jurisprudence de la Cour en matière d’audition des témoins, en cas d’infirmation d’un acquittement, aux déclarations des experts. Il note à cet égard que la jurisprudence de la Cour a assimilé les experts aux témoins dans des contextes différents, en énonçant notamment le principe selon lequel, lorsque les juges internes considèrent qu’il est nécessaire de recueillir l’avis d’un expert, l’article 6 de la Convention impose que l’accusé puisse lui poser des questions ou contester les conclusions de l’expertise.
42. Tout en reconnaissant la nature autonome de la notion de « témoin » dans la Convention, le Gouvernement avance que les déclarations d’experts concernent des données scientifiques tandis que celles des témoins portent sur les faits. Il estime que cette différence de rôle implique que l’appréciation des déclarations d’experts par les juges du fond n’inclut pas une évaluation de la crédibilité. Il en résulterait que les juridictions d’appel ne seraient pas tenues d’entendre les experts en cas d’infirmation d’un acquittement prononcé en première instance.
43. Le Gouvernement avance par ailleurs que, dans l’arrêt no 14426 du 2 avril 2019 (paragraphe 15 ci-dessus), postérieur aux faits de l’espèce, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a procédé à une interprétation extensive de l’article 603, alinéa 3, du code de procédure pénale, en considérant que le principe selon lequel le juge d’appel doit procéder à une nouvelle audition en cas d’infirmation d’un acquittement s’applique aussi aux déclarations d’experts. D’après le Gouvernement, cet arrêt offre une garantie supérieure par rapport au niveau de protection établi par la Convention.
44. Le Gouvernement note que dans le cas d’espèce la crédibilité de l’expert D.M.G. n’a jamais été contestée et que la cour d’assises d’appel n’a fait qu’évaluer globalement les déclarations faites à l’audience et le rapport d’expertise dressé par les experts. Il affirme également que le juge de première instance avait entendu publiquement et dans le respect du principe du contradictoire cinq experts, dont deux nommés par le parquet et trois par les parties à la procédure, et que, en conséquence, la procédure a été dans son ensemble équitable.
45. Pour conclure, le Gouvernement conteste l’argument de la requérante selon lequel les déclarations orales primeraient sur le rapport d’expertise rédigé par les experts, celui-ci ayant selon lui un rôle central dans la reconstitution des faits. En tout état de cause, il soutient que, dans l’affaire en l’espèce, la condamnation de la requérante n’a pas été fondée sur les déclarations faites à l’audience, estimant que la cour d’assises d’appel a condamné la requérante en s’appuyant également sur le rapport d’expertise médicolégale, à la différence de la cour d’assises qui avait, en première instance, fondé son verdict sur les déclarations orales des experts.
2. L’appréciation de la Cour
a) Principes généraux
46. La Cour rappelle que le terme « témoin » est, dans le système de la Convention, une notion autonome qui se conçoit indépendamment du sens qu’elle revêt dans le droit interne des États contractants (Léotard c. France, no 41298/21, § 105, 14 décembre 2023). Elle a ainsi conclu que le droit de l’accusé d’interroger des experts est protégé par le principe général posé par l’article 6 § 1 et qu’il est examiné sous l’angle de celui-ci, « tout en ayant aussi à l’esprit les exigences du paragraphe 3 » (Constantinides c. Grèce, no 76438/12, § 37, 6 octobre 2016).
47. Bien que le rôle d’un expert puisse se distinguer de celui d’un témoin oculaire, lequel doit exposer au prétoire le souvenir personnel qu’il a d’un événement particulier, la Cour se penche sur la question de la nécessité de l’audition en personne d’un expert au procès en s’appuyant principalement sur les principes consacrés dans la notion de « procès équitable », au sens de l’article 6 § 1, et en particulier sur les garanties du « contradictoire » et de l’« égalité des armes » (Khodorkovskiy et Lebedev c. Russie, nos 11082/06 et 13772/05, § 711, 25 juillet 2013, Avagyan c. Arménie, no 1837/10, § 40, 22 novembre 2018, et Danilov c. Russie, no 88/05, § 109, 1er décembre 2020, et la jurisprudence citée).
48. La Cour rappelle en particulier que l’une des exigences du procès équitable est la possibilité de confronter le témoin avec l’accusé en la présence du juge qui devrait en dernier lieu statuer sur l’affaire, car les observations des juges en ce qui concerne le comportement et la crédibilité d’un témoin peuvent avoir des conséquences pour l’accusé. Il en va de même pour les témoignages des experts : la défense doit avoir le droit d’étudier et de remettre en question non seulement le rapport d’expertise en tant que tel, mais aussi la crédibilité de ceux qui l’ont préparé, en les interrogeant directement (Danilov, précité, § 111, et la jurisprudence citée).
49. Sur la question des modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel, la Cour rappelle qu’elles dépendent des caractéristiques de la procédure dont il s’agit et qu’il convient de tenir compte de l’ensemble de la procédure interne et du rôle dévolu à la juridiction d’appel dans l’ordre juridique national (Botten c. Norvège, 19 février 1996, § 39, Recueil des arrêts et décisions 1996‑I).
50. Lorsqu’une juridiction d’appel est amenée à connaître d’une affaire en fait et en droit et à examiner dans son ensemble la question de la culpabilité ou de l’innocence, elle ne peut, pour des motifs d’équité du procès, décider de ces questions sans appréciation directe des moyens de preuve, y compris des témoignages décisifs qu’elle s’apprête à interpréter pour la première fois d’une manière défavorable à l’accusé (Dan, précité, § 30, Lazu c. République de Moldova, no 46182/08, § 40, 5 juillet 2016, Lorefice c. Italie, no 63446/13, § 36, 29 juin 2017, et Maestri et autres c. Italie, nos 20903/15 et 3 autres, § 38, 8 juillet 2021).
51. En outre, la jurisprudence de la Cour sur cette question, considérée dans son ensemble et dans son contexte, opère une distinction entre les cas dans lesquels une juridiction d’appel ayant infirmé un acquittement sans entendre directement le témoignage sur lequel l’acquittement était fondé a effectivement procédé à une nouvelle appréciation des faits, et les situations dans lesquelles la juridiction d’appel n’est en désaccord avec la juridiction inférieure que sur l’interprétation d’une question de droit et/ou sur son application aux faits déjà établis (Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande, no 38797/17, §§ 36-37, 16 juillet 2019, et la jurisprudence citée ; voir également, Maestri et autres, précité, § 40).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
52. La Cour observe pour commencer qu’afin d’identifier la cause du décès de la victime, la cour d’assises de Catanzaro a entendu plusieurs experts, dont deux nommés par le parquet, et que ces derniers avaient aussi dressé un rapport d’expertise médicolégale. La cour d’assises a acquitté la requérante au motif notamment qu’il n’était pas prouvé que le lien de causalité existât entre la pathologie pulmonaire de la victime, dont l’apparition pendant la seconde hospitalisation ne faisait pas de doutes, et son précédent alitement et, en conséquence, entre le décès et l’erreur de diagnostic de l’accusée (paragraphe 8 ci-dessus).
53. La Cour note que la cour d’assises s’est référée dans son arrêt à une partie des déclarations faites à l’audience par les experts G.O. et, notamment, par D.M.G., et qu’elle a fondé sa conclusion sur la base de deux éléments, tirés desdites déclarations, soit les bonnes conditions de santé de la victime au moment de la seconde hospitalisation et la postériorité des symptômes de la pathologie pulmonaire par rapport aux symptômes neurologiques. Ces éléments, en particulier, ne permettaient pas d’exclure que la pathologie pulmonaire eût des causes différentes de l’alitement (paragraphe 8 ci-dessus).
54. La Cour constate que lors de son audition D.M.G. avait clairement exposé que la pathologie pulmonaire de la victime avait deux causes possibles, à savoir l’alitement (ce qui aurait impliqué l’existence d’un lien de causalité avec la conduite coupable de l’accusée) ou les complications neurologiques antérieures. De plus, au cours de l’audition, l’expert avait expliqué que le rapport d’expertise penchait pour la première thèse au motif que les complications neurologiques, bien que constatées, n’étaient pas confirmées par les examens auxquels la victime avait été soumise, tout en précisant que « les deux hypothèses [étaient] ouvertes ». Il avait également déclaré que l’alitement avait certainement eu des effets négatifs mais qu’il n’était pas possible d’établir scientifiquement à quel point il avait contribué au décès de la victime. Dans le même sens, l’expert G.O. avait souligné l’absence d’éléments objectifs permettant d’affirmer que la pathologie pulmonaire de la victime avait été causée par l’alitement (paragraphes 6‑7 ci‑dessus).
55. La Cour observe que la teneur des conclusions de l’expertise médicolégale était différente. L’expertise, en particulier, n’avait pas envisagé les antécédents neurologiques comme cause alternative de la pathologie pulmonaire de la victime. Elle contenait, en revanche, l’affirmation selon laquelle la situation neurologique « n’avait joué qu’un rôle marginal [...] dans le décès ». Elle indiquait de plus que l’origine de la pathologie pulmonaire n’était pas récente et qu’elle était donc compatible avec l’alitement.
56. La cour d’assises d’appel a ensuite infirmé l’acquittement sans avoir entendu les experts. Tout en reconnaissant que la cour d’assises avait mis en évidence les évaluations dubitatives avancées par les experts pour la première fois à l’audience, la juridiction d’appel a considéré que celles-ci avaient pour but « d’alléger » la position des médecins inculpés et a accueilli les conclusions contenues dans le rapport d’expertise, en soulignant les passages des déclarations qui permettaient d’appuyer lesdites conclusions (paragraphe 9 ci-dessus).
57. Force est à la Cour de constater qu’en l’espèce, lors de leur audition devant la cour de première instance, les experts, en particulier D.M.G., ne se sont pas limités à confirmer les conclusions de leur rapport d’expertise, mais ils ont avancé une explication alternative de la pathologie pulmonaire de la victime qui excluait l’existence d’un lien de causalité entre l’erreur de diagnostic de la requérante et le décès. L’acquittement de la requérante prononcé en première instance a été fondé précisément sur les doutes exposés par les experts pendant les débats, en particulier par D.M.G.
58. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que les déclarations des experts ont eu un impact décisif sur l’acquittement de la requérante et que la cour d’assises d’appel, en décidant de mettre l’accent seulement sur les passages qui confirmaient les conclusions contenues dans le rapport d’expertise médicolégale, en a retenu une interprétation différente sans avoir entendu directement les auteurs desdites déclarations (Hanu c. Roumanie, no 10890/04, § 38, 4 juin 2013, et à comparer avec Marilena-Carmen Popa c. Roumanie, no 1814/11, § 43, 18 février 2020, où la preuve scientifique décisive était le rapport d’un expert qui n’avait pas été entendu au cours des débats).
59. S’il est vrai que la crédibilité desdits experts n’a pas été contestée, la Cour estime que, par l’atténuation de la portée des doutes avancés par ceux‑ci lors de leur audition quant aux causes possibles de la pathologie pulmonaire de la victime – et donc au sujet du lien de causalité entre la conduite de la requérante et le décès –, la cour d’assises d’appel a abouti à une reconstitution des faits différente de celle qui avait fondé la décision d’acquittement de la juridiction de première instance. La Cour considère, en conséquence, que la juridiction d’appel s’est prononcée en l’espèce sur une question factuelle (Júlíus Þór Sigurþórsson, précité, §§ 36-37, et la jurisprudence citée, et voir, mutatis mutandis, Lorefice, précité, §§ 41-42).
60. Concernant l’argument du Gouvernement selon lequel les principes établis dans la jurisprudence de la Cour en matière d’audition des témoins par les juridictions d’appel lorsqu’il est question d’infirmer des jugements d’acquittement prononcés en première instance ne s’appliqueraient pas à l’audition des experts, la Cour rappelle avoir déjà affirmé que, compte tenu de la notion autonome de « témoin » au sens de la Convention, les principes consacrés dans la notion de « procès équitable » au sens de l’article 6 § 1 s’appliquent aussi à l’audition des experts (paragraphes 46-47 ci-dessus). Elle ne voit pas de raison de s’écarter d’une telle conclusion lorsque ce qui est en jeu est l’audition d’un expert par la juridiction d’appel qui condamne l’accusé pour la première fois (voir, mutatis mutandis, Hanu, précité, § 40).
61. Cela étant dit, la Cour rappelle avoir affirmé dans sa jurisprudence que le principe selon lequel les autorités auxquelles il incombe de décider de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé doivent entendre les témoins en personne et évaluer leur crédibilité n’est pas absolu. Il convient en effet de prendre en compte la valeur probante des témoignages en jeu (Chiper c. Roumanie, no 22036/10, § 63, 27 juin 2017). De plus, les preuves sur lesquelles repose le procès contesté à ce titre doivent être orales et non documentaires. La Cour a par exemple exclu l’application des principes de jurisprudence relatifs à la réaudition des auditions de témoins lorsqu’il devait être considéré que les juridictions n’avaient pas fondé leurs conclusions sur des déclarations oralement acquises au cours des débats, mais s’étaient appuyées sur des preuves documentaires (l’affaire Di Martino et Molinari c. Italie, nos 15931/15 et 16459/15, §§ 36-37, 25 mars 2021, dans laquelle les requérants avaient renoncé aux preuves orales par effet de leur demande d’être jugés selon la procédure abrégée et avaient été jugés sur la base de la transcription des dépositions recueillies à un autre stade du procès ; et l’affaire Tripodo c. Italie (déc.), no 2715/15, § 29, 25 janvier 2022, où les dépositions des témoins avaient été recueillies pendant les investigations préliminaires lors d’un incident probatoire).
62. Dans le contexte spécifique des auditions d’experts ayant précédemment communiqué un rapport d’expertise, afin de déterminer si le juge d’appel était dans l’obligation, au regard des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, de procéder à de nouvelles auditions avant de condamner l’intéressé pour la première fois, la Cour recherchera si les déclarations orales des experts ont eu un impact décisif sur l’appréciation des faits ayant abouti à la culpabilité ou l’innocence de l’inculpé.
63. Par conséquent, si les déclarations des experts consistent en de simples renvois aux conclusions du rapport d’expertise et si les juridictions ont, en définitive, fondé leurs décisions sur le contenu dudit rapport, il y a lieu de considérer que le procès repose sur une preuve documentaire versée au dossier de l’affaire et non pas sur des preuves de nature déclarative. Pour la Cour, il s’ensuit que les principes de jurisprudence précités relatifs à l’obligation du juge d’appel d’ordonner l’audition de témoins avant d’infirmer un acquittement ne trouveraient pas à s’appliquer, tout en restant entière la pertinence des autres garanties consacrées par l’article 6 § 1 de la Convention.
64. La Cour note avec intérêt que l’Assemblée plénière de la Cour de cassation italienne, se fondant sur la notion autonome de « témoins » au sens de la Convention, a estimé, postérieurement aux faits de l’espèce, que les déclarations formulées par les experts et par les conseillers techniques à l’audience sont des preuves de nature déclarative et que, de ce fait, lorsqu’elles sont décisives, le juge d’appel ne peut infirmer un jugement d’acquittement sans avoir au préalable ordonné, même d’office, une nouvelle audition (paragraphe 15 ci-dessus). Contrairement au Gouvernement (paragraphe 43 ci-dessus), la Cour considère que cette approche de la haute juridiction italienne établit un niveau de protection juridique conforme aux standards fixés par la jurisprudence de la Cour dans le contexte de l’équité du procès (comparer avec Di Martino et Molinari, précité, § 39, et Roccella c. Italie, no 44764/16, § 54, 15 juin 2023, où la Cour a considéré que la Cour de cassation italienne accordait une protection juridique plus étendue que celle mise en œuvre par la Convention).
65. Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe qu’elle vient de constater que les déclarations orales des experts n’ont pas constitué de simples renvois au rapport d’expertise mais venaient compléter les conclusions contenues dans celui-ci par des opinions exprimées pour la première fois à l’audience et ayant eu un impact décisif sur l’appréciation des faits par le juge de première instance (paragraphes 58-60 ci-dessus).
66. Compte tenu de la teneur des questions que la cour d’assises d’appel avait à trancher, la Cour considère que la juridiction d’appel, avant de décider de condamner la requérante, en infirmant l’acquittement de celle‑ci, ne pouvait examiner ces questions de manière appropriée au regard des exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, sans avoir interrogé directement les experts, qui avaient été entendus par le juge de première instance, et dont elle s’apprêtait à interpréter les déclarations d’une manière différente et défavorable à l’intéressée.
67. À la lumière de ce qui précède, la Cour rejette l’exception du Gouvernement relative à la qualité de victime de la requérante et estime que le fait pour la cour d’assises d’appel de Catanzaro de n’avoir pas entendu les experts nommés par le parquet avant d’infirmer l’acquittement prononcé en première instance a porté atteinte à l’équité du procès.
68. Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
69. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
1. Dommage
70. La requérante demande 10 000 euros (EUR) pour dommage moral.
71. Le Gouvernement conteste cette demande.
72. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle lorsqu’un individu a été condamné à l’issue d’une procédure entachée de manquements aux exigences de l’article 6 de la Convention, la réouverture de la procédure, à la demande de l’intéressé, représente en principe le moyen le plus approprié de redresser la violation constatée (voir, parmi d’autres, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV, Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, § 126, CEDH 2006-II, X c. Pays-Bas, no 72631/17, § 61, 27 juillet 2021, et Yüksel Yalçınkaya c. Türkiye [GC], no 15669/20, § 406, 26 septembre 2023).
73. Elle note que l’article 628 bis du code de procédure pénale italien prévoit désormais la possibilité de demander la réouverture de la procédure interne sur la base d’un constat de violation de la Convention formulé par la Cour (voir paragraphe 24 ci-dessus). La Cour considère donc qu’un constat de violation constitue une satisfaction équitable suffisante en l’espèce, et elle rejette par conséquent les prétentions que la requérante formule à ce titre (X c. Pays-Bas, § 62, et Yüksel Yalçınkaya, § 425, tous deux précités).
2. Frais et dépens
74. La requérante demande 8 754,72 EUR au titre des frais et dépens au paiement desquels elle a été condamnée en faveur des parties civiles dans le cadre de la procédure menée devant la cour d’assises d’appel. Elle réclame également 2 001,17 EUR pour les frais qu’elle dit avoir engagés aux fins de la procédure suivie devant la Cour de cassation et 3 000 EUR pour les frais qu’elle dit avoir exposés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Elle produit des justificatifs du paiement des honoraires d’avocat correspondants.
75. Le Gouvernement s’y oppose.
76. La Cour rappelle que, lorsqu’elle conclut à la violation de la Convention, elle peut accorder aux requérants le remboursement non seulement des frais et dépens qu’ils ont engagés devant elle, mais aussi de ceux exposés devant les juridictions internes pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, par exemple, Hertel c. Suisse, 25 août 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VI), dès lors que leur nécessité est établie, que les justificatifs requis sont produits et que les sommes réclamées ne sont pas déraisonnables.
77. En l’espèce, la Cour considère que, en ce qui concerne la procédure interne, il y a lieu de rembourser les frais afférents que la requérante dit avoir exposés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour de cassation car elle a été engagée pour remédier à la violation constatée, d’allouer à ce titre la somme de 2 001,17 EUR et de rejeter le surplus de la demande. Pour les frais relatifs à la procédure menée devant elle, elle estime raisonnable compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence d’octroyer la somme de 3 000 EUR.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond et rejette l’exception du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de victime de la requérante ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit que le constat d’une violation fournit en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par la requérante ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 001,17 EUR (cinq mille un euros et dix-sept centimes), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 juin 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Ivana Jelić
Greffière adjointe Présidente