COUR D'APPEL D'AIX EN PROVENCE
6e Chambre C
ARRÊT AU FOND
DU 17 FÉVRIER 2015
N° 2015/ 141
Rôle N° 14/13036
[J] [V]
AJT du 18/06/2014
C/
[P] [S]
Grosse délivrée
le :
à :
Me DIOP
Me MATTEI
MINISTERE PUBLIC
+ 2 COPIES
Décision déférée à la Cour :
Jugement du Tribunal de Grande Instance de NICE en date du 07 Mai 2014 enregistré au répertoire général sous le n° 13/00978.
APPELANTE
Madame [J] [V]
(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 2014/006446 du 18/06/2014 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de AIX-EN-PROVENCE)
née le [Date naissance 2] 1973 à [Localité 1] Maroc
de nationalité Marocaine, demeurant [Adresse 1]
représentée par Me Christine DIOP, avocat au barreau de NICE
INTIME
Monsieur [P] [S]
né le [Date naissance 1] 1961 à [Localité 2] (TUNISIE)
de nationalité Française, demeurant Chez Madame [W] - '[Adresse 2]
représenté par Me Nicolas MATTEI, avocat au barreau de NICE
*-*-*-*-*
COMPOSITION DE LA COUR
L'affaire a été débattue le 13 Janvier 2015 en Chambre du Conseil en présence du Ministère Public. Conformément à l'article 785 du Code de Procédure Civile, Madame [Y] [R], Président a fait un rapport oral de l'affaire à l'audience avant les plaidoiries.
La Cour était composée de :
Mme [Y] [R], Présidente
Mme Michèle CUTAJAR, Conseiller
Madame Corinne HERMEREL, Conseiller
qui en ont délibéré
Greffier lors des débats : Madame Marie-Sol ROBINET.
Les parties ont été avisées que le prononcé de la décision aura lieu par mise à disposition au greffe le 17 Février 2015.
L'affaire a été communiquée au Ministère Public, représenté lors des débats par Madame Pouey, substitut général qui a fait connaître son avis.
ARRÊT
Contradictoire,
Prononcé par mise à disposition au greffe le 17 Février 2015.
Signé par Mme [Y] [R], Présidente et Madame Mandy ROGGIO, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
FAITS ET PROCÉDURE
Mme [V] et M. [S] se sont unis dans les liens du mariage le [Date mariage 1] 2005. Leur divorce a été prononcé le 8 juillet 2009, par arrêt de la Cour d'appel d'Aix en Provence en date du 8 juillet 2009, confirmatif d'un jugement du juge aux affaires familiales de Nice en date du 7 juillet 2008.
Le 8 février 2009, Madame [V] a donné naissance à [Q] [S], mention du nom de l'époux étant portée dans l' acte de naissance.
Par arrêt en date du 16 juin 2011, la Cour d'appel d'Aix en Provence a infirmé un jugement du Tribunal de Grande Instance de Nice retenant l'application de la présomption de paternité du mari. Relevant que devait recevoir application la loi personnelle de la mère, de nationalité Marocaine, elle a écarté l'application de la présomption de paternité, ordonné une expertise biologique, confiée au Dr [O], et renvoyé I'affaire par devant le Tribunal de Grande Instance de NICE.
Par acte en date du 11 février 2013, Madame [V] a fait assigner Monsieur [S] par devant le Tribunal de Grande Instance de NICE. Par jugement en date du 4 décembre 2013, le tribunal a déclarée irrecevable la demande de Monsieur [S] tendant à ce que soit écartée l'application de la présomption de paternité et ordonné une nouvelle expertise biologique, confiée au Dr [F].
Ce dernier a déposé son rapport le 17 février 2014, indiquant n'avoir pas pu poursuivre sa mission faute pour M. [S] de s'être présenté pour qu'il soit procédé aux prélèvements nécessaires, seule Madame et l'enfant s'étant présentés.
Par jugement en date du 7 mai 2014, le Tribunal de Grande Instance de Nice a fait application de l'article 158 du DAHIR du 3 février 2004, qui prévoit que la filiation peut être établie par tout moyen de preuve légalement prévu lorsque l'enfant est né avant le divorce. Il a considéré que la carence du défendeur aux opérations d'expertise n'emportait pas nécessairement preuve de la paternité (le défendeur avait justifié sa carence aux opérations d'expertise, par le fait de la délivrance d'un mandat d'arrêt son encontre pour exécuter une peine d'emprisonnement du chef d'abandon de famille).
Relevant l'intensité du conflit familial et le fait que Mme [V] ne produisait aucun élément accréditant la poursuite des relations, mêmes ponctuelles, pendant la période de conception, le Tribunal de Grande Instance a débouté la demanderesse de ses demandes principale et accessoires.
M. [S] a été débouté de sa demande de dommages-intérêts, Mme [V] a été condamnée aux dépens et à payer au défendeur la somme de 1000€ par application de l'article 700 du Code de Procédure Civile.
[J] [V] a formé appel de cette décision par déclaration au greffe de la Cour d'appel de céans en date du 30 juin 2014.
Par conclusions notifiées le 10 septembre 2014, [J] [V] demande à la cour de :
CONSTATER que Monsieur [S] a délibérément refusé de se rendre aux convocations du Professeur [O] et donc de se soumettre à l'expertise ADN ordonnée par la Cour d'Appel, puis à celle du Dr. [F] ordonnée par le Tribunal de Grande Instance de Nice, aux fins d'établissement de sa paternité à l' égard de l'enfant [Q].
DIRE et JUGER que ce refus réitéré de se soumettre à l'expertise ADN constitue un aveu de sa paternité
DIRE ET JUGER que Monsieur [S] [P] est le père biologique de l'enfant [Q] [S]
DIRE ET JUGER qu'au surplus l'enfant [Q] [S] jouit d'une possession d'état d'enfant de Monsieur [S], ayant porté son nom patronymique pendant plus de 5 ans ;
DIRE ET JUGER que Madame [V] exercera seule l'autorité parentale sur l'enfant [Q] :
FIXER la part contributive de Monsieur [P] [S], à l'éducation et l'entretien de son enfant [Q], à la somme de 500 Euros par mois, avec indexation, avec effet rétroactif à compter de la naissance de l' enfant le 8 février 2009, et condamner Monsieur [S] à payer cette somme à Madame [V] le 5 de chaque mois.
Condamner l'intimé aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Elle critique la décision entreprise en ce qu'après avoir constaté que l'absence de Monsieur [S] aux diverses opérations d'expertise n'était justifiée par aucun motif légitime, le Tribunal a décidé, contre l'avis du Procureur de la République, que la seule carence réitérée du défendeur aux opérations d'expertise ne suffit pas à renverser la présomption de paternité. Ce faisant, le Premier Juge a refusé de tirer les conséquences de ses propres constatations. La Cour ne pourra donc qu' infirmer le jugement entrepris de ce chef et dire et juger que le refus délibéré, sans aucun motif légitime, de Monsieur [S] de se soumettre, de façon réitérée, à l'expertise biologique, qui est de droit, constitue bien un aveu de sa paternité.
Par ailleurs, Le Tribunal de Grande Instance de Nice a dit et jugé que Monsieur [S] n'était pas le père de l'enfant et que, par conséquent, l'enfant devrait porter le nom de [V]. Or aucune preuve qu'[P] [S] n'est pas le père de l'enfant, n'a été rapportée par quiconque.
La décision dont appel n'est donc aucunement motivée et devra être infirmée de ce chef. Les affirmations péremptoires du Premier Juge portent préjudice à l 'enfant, lequel, aujourd'hui âgé de 6 ans et scolarisé, porte le nom de [S] depuis sa naissance et reconnaît ce patronyme comme étant le sien. Changer de nom serait incompréhensible pour l'enfant et constituerait un traumatisme indéniable ; ce serait un obstacle à son développement. Au surplus, pendant plus de 5 ans l'enfant a porté le nom patronymique de son père présumé, Monsieur [S]. L'enfant justifie donc d'une possession d'état de fils de Monsieur [S]., que nul ne peut plus lui contester.
Dans ses écritures du 29 octobre 2014, [P] [S] fait valoir qu'il ne peut en aucun cas être le père de l'enfant [Q] :
L'ordonnance de non conciliation a été rendue le 26 mai 2006 et l'enfant est né près de 3 ans plus tard.
Il a été victime d'un accident en 2004 entraînant la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé. Il éprouvait de réelles difficultés pour trouver un emploi en France, et se déplaçait régulièrement à l'étranger pour trouver des emplois en intérim
Il était notamment en Tunisie pendant la procédure de divorce et la grossesse de [J] [V]
La déclaration de naissance de l'enfant a été effectuée par un tiers et non par lui.
Il considère que sa carence aux opérations d'expertise est légitime puisqu'un mandat d'arrêt a été délivré à son encontre, et que son état de santé l'empêche de se présenter. En aucun cas son absence ne peut constituer un aveu de paternité à l'égard de l'enfant [Q].
Il estime pour sa part comme l'ont jugé les premiers juges que l'expertise biologique ne constitue qu'un élément de preuve comme un autre. Il combat la véracité de la pièce n° 8 versée par l'appelante, la traitant d'attestation de complaisance, produite afin d'emporter la conviction de la cour.
Il remarque que pour la première fois en cause d'appel, [J] [V] invoque la possession d'état de [Q] à l'égard de l'intimé. Mais la possession d'état suppose trois conditions cumulatives :
Elle doit être continue, ce qui implique une certaine stabilité
Elle doit être paisible, c'est à dire qu'elle ne doit pas être établie de manière frauduleuse
Elle doit être non équivoque, il ne doit pas y avoir de doute.
Les trois conditions ne sont pas remplies en l'espèce.
Il met en avant les circonstances du divorce, pour abonder dans les constatations faites par les premiers juges, selon lesquelles les relations entre les époux étaient très conflictuelles, ce qui rendait peu probable un rapprochement physique entre eux.
Il s'estime victime de l'acharnement et de la vénalité de la partie adverse, et sollicite l'application des dispositions de l'article 559 alinéa 1 du Code de Procédure Civile à son profit.
En conséquence il demande à la cour de :
Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions
Condamner [J] [V] à une amende civile de 3000€ pour procédure abusive et injustifiée, et la condamner au paiement de la somme de 1500€ à titre de dommages-intérêts en réparation de son préjudice moral
La condamner à lui payer la somme de 2000€ par application de l'article 700 du Code de Procédure Civile et de l'article 37 de la loi du 10 juillet 1991
La condamner aux entiers dépens
Par conclusions en date du 7 janvier 2015, le Ministère Public a conclu à la confirmation du jugement déféré.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 12 janvier 2015.
MOTIFS DE LA DÉCISION
[J] [V] reproche aux premiers juges de ne pas avoir tiré du refus délibéré, sans aucun motif légitime, d'[P] [S] de se soumettre de façon réitérée à l'expertise biologique, l'aveu de sa paternité. Elle invoque également devant la cour la possession d'état d'enfant légitime d'[P] [S] de son fils.
Il sera rappelé qu'aux termes de l'article 311-4 du Code Civil, la filiation est régie par la loi personnelle de la mère au jour de la naissance de l'enfant. Les juges de la Cour d'appel de céans, dans leur arrêt en date du 16 juin 2011, ont ainsi fait application de la loi marocaine, et plus particulièrement des articles 150 à 154 et 159 du Dahir du 3 février 2004. Ils ont rappelé également la possibilité ouverte par l'article 158 du Dahir, de recourir à une expertise judiciaire pour établir la filiation paternelle. Cet article est en effet ainsi rédigé : « la filiation paternelle est établie par les rapports conjugaux, l'aveu du père, le témoignage de deux adouls, la preuve du ouï- dire et par tout moyen légalement prévu, y compris l'expertise judiciaire ». Mais cet article, ni aucun autre, n'instaure la possession d'état, notion qui apparaît complètement étrangère à la loi marocaine, comme mode d'établissement de la filiation
Dès lors, ce moyen soulevé par l'appelante sera écarté.
Comme l'ont pertinemment relevé les premiers juges, l'article 158 du Dahir ne donne pas la priorité à l'expertise biologique : il s'agit d'un moyen de preuve parmi d'autres. La carence d'[P] [S] aux opérations d'expertise doit donc être interprétée au vu des autres éléments de preuve apportées par les parties, et n'emporte pas nécessairement preuve de la paternité.
Il convient d'ailleurs de relativiser la carence d'[P] [S] aux opérations d'expertise. Deux experts en l'occurrence ont été désignés. Dans leur décision du 4 décembre 2013, les juges du Tribunal de Grande Instance de Nice observent que le premier expert a convoqué [P] [S] à une ancienne adresse où il n'était plus domicilié depuis au moins 2009. C'est dans ces conditions, qu'ils ont procédé à la désignation d'un second expert. Devant celui-ci, [P] [S] ne s'est pas présenté non plus, expliquant qu'il venait de faire l'objet d'une condamnation pénale par le tribunal correctionnel de Nice, et que cette juridiction avait délivré un mandat d'arrêt à son encontre. On ne peut tirer de cette explication qu'il refusait expressément de se soumettre à l'expertise, puisque devant les premiers juges, il a demandé à ce qu'il soit sursis à statuer dans l'attente de la décision que prendrait la cour sur l'appel interjeté contre ce jugement du 8 janvier 2014 assorti de la délivrance d'un mandat d'arrêt. Par cette demande, il s'engageait implicitement à se présenter aux opérations d'expertise dès lors que l'affaire pénale le concernant serait réglée.
En ce qui concerne les autres éléments figurant au dossier, il convient de relever que le mariage a été célébré le [Date mariage 1] 2005 et que l'épouse a abandonné très vite le domicile conjugal puisqu'un huissier de justice a constaté dès le 6 septembre 2005 l'absence de tout effet féminin au domicile d'[P] [S]. Lui-même prétend qu'elle est partie dès le 24 août.
L'ordonnance de non conciliation a été rendue le 26 mai 2006. Le divorce a été prononcé aux torts exclusifs de l'épouse au motif de l'abandon du domicile conjugal. Dans le cadre de la procédure, l'épouse a expliqué ce départ par des violences, mais les juges n'ont pas retenu ce grief, car [P] [S] avait été relaxé de ce chef par le tribunal correctionnel le 27 octobre 2007. [J] [V] avait également sollicité des dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1382 du Code Civil pour comportement fautif du mari, lui reprochant d'avoir informé les services de la préfecture qu'elle avait quitté le domicile conjugal de sorte qu'elle n'avait pu bénéficier d'un titre de séjour à la suite d'une dénonciation calomnieuse. Les magistrats de la cour n'ont pas retenu cette dénonciation comme une faute, relevant qu'aucun des faits portés par [P] [S] à la connaissance de l'autorité préfectorale n'était contraire à la réalité.
Par ailleurs, [J] [V] a introduit le 5 mars 2007 une requête devant le Conseil des Prud'hommes de Menton aux fins de voir constater qu'elle avait été embauchée par [P] [S] en août 2004 et qu'il l'avait licenciée de manière abusive, et de le voir condamner à lui payer des arriérés de salaire pour un montant de plus de 30 000€. Or le 14 septembre 2007, le conseil des Prud'hommes l'a déboutée de ses demandes.
Les différentes procédures ayant opposé les ex-époux, montrent qu'après leur séparation, ils ont certes entretenu des relations, mais seulement de nature procédurale et en tout cas parfaitement exécrables. Il est donc loisible de se demander comment un rapprochement, même bref des époux, aurait pu intervenir dans la période légale de conception de l'enfant. Or à ce sujet, non seulement [J] [V] fournit des explications lapidaires (elle aurait été de nouveau séduite par son mari et se serait retrouvée enceinte), mais la personne qui atteste pour elle, n'est guère plus explicite. Ce témoin, qui se présente comme « une copine », indique que le couple a repris une vie intime « durant la période de 15-04-2008 » et qu'ils vivaient dans la demeure d'[P] [S] de manière régulière et constante. Mais ce témoin n'indique pas comment elle a pu constater de tels faits et pourquoi il y a eu rapprochement du couple puis nouvelle séparation, ni comment six ans plus tard elle peut être si précise sur les dates. Surtout si le couple a demeuré ensemble pendant un certain temps, il est étonnant qu'aucune autre personne ne soit capable d'en témoigner.
Au vu de l'ensemble de ces éléments, c'est à bon droit que les premiers juges ont débouté [J] [V] de sa demande en recherche de paternité, et de toutes ses demandes subséquentes.
Sur la demande d'amende civile et de dommages-intérêts
[P] [S] demande à ce que la mauvaise foi de [J] [V] et son acharnement procédural soient sanctionnés.
Aux termes de l'article 559 du Code de Procédure Civile, en cas d'appel principal dilatoire ou abusif, l'appelant peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 3000€, sans préjudice des dommages-intérêts qui lui seraient réclamés.
En l'espèce, [P] [S] n'apporte pas la preuve que l'exercice par [J] [V] d'une voie de recours ordinaire tel que l'appel, a dégénéré en abus.
Il n'établit pas non plus en quoi la présente procédure lui a occasionné un préjudice moral.
Il convient donc de le débouter de ces demandes.
Sur les dépens et l'application de l'article 700 du Code de Procédure Civile
Les dépens seront mis à la charge de [J] [V] qui succombe en toutes ses prétentions
Il n'apparaît pas contraire à l'équité de laisser à [P] [S] la charge des frais exposés par lui, et non compris dans les dépens.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant en audience publique, contradictoirement, après débats hors la présence du public,
Reçoit l'appel.
Confirme la décision déférée en toutes ses dispositions.
Y ajoutant
Déboute [P] [S] de ses demandes d'amende civile et de dommages-intérêts.
Déboute [P] [S] de sa demande formulée sur le fondement de l'article 700 du Code de Procédure Civile.
Dit que [J] [V] sera tenue aux dépens qui seront recouvrés conformément aux dispositions applicables en matière d'aide juridictionnelle.
LE GREFFIERLE PRÉSIDENT