ARRÊT N°
JFL/FA
COUR D'APPEL DE BESANÇON
- 172 501 116 00013 -
ARRÊT DU 21 FEVRIER 2023
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE ET COMMERCIALE
Contradictoire
Audience publique du 22 novembre 2022
N° de rôle : N° RG 21/00898 - N° Portalis DBVG-V-B7F-EMBI
S/appel d'une décision du TJ HORS JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP DE MONTBELIARD en date du 14 avril 2021 [RG N° 16/00720]
Code affaire : 38D Action en responsabilité exercée contre l'établissement de crédit pour octroi abusif de crédits ou brusque rupture de crédits
[X] [E] [C] C/ CREDIT AGRICOLE DE FRANCHE-COMTE
PARTIES EN CAUSE :
Madame [X] [E] [C] divorcée [O]
née le [Date naissance 1] 1955 à [Localité 5]
de nationalité française, demeurant [Adresse 3]
Représentée par Me Ludovic PAUTHIER de la SCP DUMONT - PAUTHIER, avocat au barreau de BESANCON
APPELANTE
ET :
CREDIT AGRICOLE DE FRANCHE-COMTE, pris en ses représentants légaux domiciliés audit siège, inscrit au RCS de Besançon sous le numéro 384 899 399
Sis [Adresse 2]
Représentée par Me Julia BOUVERESSE de la SCP BOUVERESSE AVOCATS, avocat au barreau de MONTBELIARD, avocat postulant
Représentée par Me Isabelle TRIPONNEY, avocat au barreau de MONTBELIARD, avocat plaidant
INTIMÉE
COMPOSITION DE LA COUR :
Lors des débats :
PRÉSIDENT : Monsieur Michel WACHTER, Président de chambre.
ASSESSEURS : Messieurs Jean-François LEVEQUE et Cédric SAUNIER, conseillers.
GREFFIER : Madame Fabienne ARNOUX, Greffier.
Lors du délibéré :
PRÉSIDENT : Monsieur Michel WACHTER, Président de chambre,
ASSESSEURS : Messieurs Jean-François LEVEQUE, magistrat rédacteur et Cédric SAUNIER, conseiller.
L'affaire, plaidée à l'audience du 22 novembre 2022 a été mise en délibéré au 24 janvier 2023, prorogé au 21 février 2023. Les parties ont été avisées qu'à cette date l'arrêt serait rendu par mise à disposition au greffe.
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Exposé du litige
Le 25 octobre 2006, Mme [X] [C], auxiliaire puéricultrice hospitalière, a acquis un appartement de deux pièces à rénover au prix de 50 000 euros et a emprunté auprès de la société Crédit agricole mutuel de Franche-Comté (le Crédit agricole, la banque) diverses sommes pour un montant global de 111 940 euros. Le 22 novembre 2007 elle a encore emprunté à la même banque la somme de 13 790 euros, puis, le 23 mai 2008 (et non le 11 mars 2004 comme indiqué par erreur dans ses écritures) elle a souscrit un crédit renouvelable d'un montant initial de 7 000 euros, puis encore, au mois d'avril 2010, un prêt de 7 600 euros pour l'achat d'une automobile, et enfin un prêt de 1 000 euros le 11 août 2013.
Elle a ensuite saisi la commission de surendettement des particuliers du Doubs, qui, par plan conventionnel de redressement du 30 juin 2014, lui a imparti de vendre son appartement dans un délai de deux ans et, dans l'attente, de payer une mensualité globale de 959,56 euros.
Mme [C] s'étant mise à la retraite le 1er janvier 2015 et ayant cessé tout règlement, la banque a prononcé la déchéance du terme pour tous les prêts et a fait délivrer le 29 janvier 2016 un commandement de payer valant saisie immobilière, que Mme [C] a contesté devant le juge de l'exécution, avant de saisir une nouvelle fois la commission de surendettement, qui toutefois l'a déclarée irrecevable pour défaut d'exécution du plan précédent, ce qu'elle a vainement contesté devant le tribunal d'instance qui a confirmé l'irrecevabilité par jugement du 4 avril 2017.
Mme [C] a alors assigné le Crédit agricole, le 7 juillet 2016, afin d'obtenir sa condamnation, pour défaut de mise en garde contre le risque d'endettement excessif, à lui payer des dommages et intérêts égaux au solde des huit prêts en cours, avec compensation entre l'indemnité et le solde, et à produire les huit contrats de prêt, leur historique et leur solde.
Au regard de cette assignation, le juge de l'exécution a sursis à statuer sur la contestation de la saisie immobilière et le tribunal judiciaire de Montbéliard, par jugement du 14 avril 2021, a :
- déclaré Mme [C] irrecevable comme prescrite ;
- l'a condamnée à payer à la banque la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles, ainsi qu'aux dépens.
Pour statuer ainsi, le premier juge a retenu que la prescription quinquennale avait commencé à courir à compter de la signature des contrats, faute pour Mme [C] de démontrer qu'elle n'aurait eu connaissance des manquements de la banque qu'à une date postérieure.
Mme [C] a interjeté appel de cette décision par déclaration parvenue au greffe le 21 mai 2021. L'appel critique expressément tous les chefs de jugement.
Par conclusions transmises le 20 août 2021, l'appelante, au visa des articles 1104 et 1231-1 du code civil, demande à la cour de :
- la déclarer recevable ;
- déclarer la banque responsable de son entier préjudice ;
- la condamner à lui payer, à titre de dommages et intérêts, une somme égale au solde des huit emprunts, 'soit 126 154,72 euros, somme totale appelée au jour de la lettre de déchéance du terme soit le 28 octobre 2015, et en deniers et quittances sur le montant des soldes dus des emprunts à ce jour';
- dire que les dommages et intérêt se compenseront avec le solde des emprunts ;
- condamner la banque à lui payer 6 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'à payer les dépens, dont distraction au profit de Me Jean-Michel Economou, avocat.
L'appelante soutient :
- que la banque a commis une faute engageant sa responsabilité contractuelle par un manquement à son devoir de mise en garde qui a contribué à son endettement en la privant de sa capacité de rembourser l'ensemble des crédits qu'elle lui a accordés, et qui aboutira à la vente de son domicile, de sorte qu'elle subit un préjudice par perte de chance de ne pas contracter ;
- que la prescription ne courait pas depuis la souscription des prêts mais depuis la réalisation du dommage, ou depuis le jour où il s'est révélé, qui est en l'espèce le 28 octobre 2015, jour de la déchéance du terme dans les huit emprunts litigieux (en ce sens Com. 22 janvier 2020, n° 17-20.819) ;
- qu'au demeurant la prescription avait été interrompue par le paiement de la créance, les prêts ayant été remboursés jusqu'au mois de juillet 2015 ;
- que la prescription avait encore été interrompue par la saisine de la commission de surendettement le 11 octobre 2013 ;
- que subsidiairement le moyen tiré de la responsabilité de la banque est une défense au fond, tendant au rejet de la procédure d'exécution forcée lancée par la banque, sur lequel la prescription est sans incidence ;
- que le devoir de mise en garde envers un emprunteur non averti obligeait la banque à ne pas lui accorder un crédit excessif ou disproportionné eu égard à son patrimoine et à ses revenus, à se renseigner sur les capacités de remboursement de l'emprunteur, et à alerter l'emprunteur sur les risques encourus en cas de non remboursement du crédit, ce que la banque ne démontrait pas avoir fait ;
- que le montant total des prêts accordés était disproportionné à sa capacité financière, notamment les plus importants qui ont été accordés alors qu'elle était âgée de 51 ans et qu'elle n'était plus qu'à onze ans de la retraite, ce qui rendait inéluctable une baisse de revenus à court terme ;
- qu'elle-même, auxiliaire de puériculture à l'hôpital de [Localité 4], n'était pas une emprunteuse avertie ;
- que son préjudice consiste en une perte de chance de ne pas contracter les emprunts, et qu'il est égal au montant des sommes réclamées.
La société Crédit agricole mutuel de Franche-Comté, par conclusions transmises le 10 novembre 2021 visant les articles 122 du code de procédure civile, L. 110-4 du code de commerce, et 2224, 1134 et 1135 anciens, 1103 et 1104 nouveaux du code civil, demande à la cour de :
- confirmer le jugement ;
- condamner Mme [C] à lui payer 3 000 euros au titre des frais irrépétibles, et à payer les dépens, dont distraction au profit de Me Julia Bouveresse, avocat.
L'intimée soutient :
- que la prescription avait couru à compter de la souscription de chaque prêt et était en conséquence acquise à la date de l'assignation ;
- qu'au moment de leur souscription, les prêts évoqués par la demanderesse étaient chacun proportionnés à ses biens et revenus, n'étaient aucunement excessifs, ne créaient aucun risque de non remboursement, de sorte qu'aucune mise en garde n'était due ;
- et que la débitrice aurait pu solder son endettement en vendant son appartement ainsi que le lui demandait la commission de surendettement.
Il est renvoyé aux écritures des parties pour plus ample exposé de leurs moyens de fait et de droit, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
L'instruction a été clôturée le 2 novembre 2022. L'affaire a été appelée à l'audience du 22 novembre 2022 et mise en délibéré au 24 janvier 2023, avec prorogation au 21 février suivant.
Motifs de la décision
Sur la prescription
Il résulte de l'article 2224 du code civil, aux termes duquel les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer, que l'action en responsabilité de l'emprunteur non averti à l'encontre du prêteur au titre d'un manquement à son devoir de mise en garde se prescrit par cinq ans à compter du jour du premier incident de paiement, permettant à l'emprunteur d'appréhender l'existence et les conséquences éventuelles d'un tel manquement (en ce sens Cour de cassation, chambre civile 1, 5 janvier 2022, 20-18.893).
Dès lors que les premiers incidents de paiement se sont produits au mois d'octobre 2014, la prescription de cinq ans n'était pas accomplie lorsque l'action a été introduite le 7 juillet 2016.
La cour infirmera donc le jugement en ce qu'il a déclaré Mme [C] irrecevable comme prescrite et déclarera son action recevable.
Sur la responsabilité du prêteur
L'établissement bancaire qui consent un prêt à un emprunteur non averti est tenu envers lui d'un devoir de mise en garde et doit justifier avoir satisfait à cette obligation à raison des capacités professionnelles de cet emprunteur et des risques d'endettement né de l'octroi des prêts (en ce sens Cour de cassation, Chambre mixte, 29 juin 2007, n° 05-21.104). En revanche, il ne résulte d'aucun texte que le prêteur ait l'obligation de refuser le prêt sollicité lorsque les facultés de l'emprunteur sont trop faibles.
Il est constant que Mme [C], auxiliaire de puériculture, était une emprunteuse non avertie.
Elle percevait un salaire mensuel de 1 920 euros et n'était propriétaire d'aucun bien lorsqu'elle a contracté les trois premiers emprunts, le 25 octobre 2006, pour un total de 111 940 euros, afin d'acquérir un appartement au prix de 50 000 euros et de l'améliorer :
- Prêt 'Investissement immobilier' de 20 000 euros remboursable en 180 mensualités, dont 96 de 66,67 euros, 119 de 202,49 euros et une de 202,54 euros.
- Crédit 'Tout habitat' de 80 940 euros, remboursable en 300 mensualités dont 36 de 269,80 euros, les suivantes de 427,83 euros.
- Prêt '0% ministère du logement' de 11 000 euros, remboursable en 240 mensualités, dont 180 de 30,56 euros, 23 de 229,17 euros et une de 228,29 euros.
Les mensualités, variables, s'élevaient en début de remboursement à un total de 367,03 euros (66,67 + 269,80 + 30,56), représentant 19,11 % du revenu, mais allaient ensuite atteindre un maximum de 859,49 euros (202,49+427,83+229,17), représentant 44,76 % du même revenu, dont il appartenait au prêteur de s'enquérir. Dès lors que ce taux d'endettement allait dépasser le tiers du revenu de l'intéressée et était ainsi susceptible de la mettre en difficulté de remboursement, et ce d'autant que la valeur du bien acquis était très inférieure aux montants empruntés, le prêteur devait mettre en garde l'emprunteuse mise en garde, ce qu'il ne soutient pas avoir fait.
L'année suivante, alors que Mme [C] percevait un revenu mensuel de 1 946 euros, elle a souscrit un prêt 'Tout habitat' de 13 790 euros, remboursable en 300 mensualités dont 299 de 80,61 euros et une de 83,65 euros, ainsi qu'un autre prêt 'Tout habitat' de 9 000 euros, remboursable en 300 mensualités dont 299 de 52,61 euros et une de 54,35 euros, ce qui augmentait ses mensualités de 133,22 euros et en portait le total maximal à 992,71 euros, soit 51,01 % de son revenu. Son risque d'endettement étant ainsi majoré, sans qu'il soit soutenu que le patrimoine ait connu de modification, le prêteur lui devait à nouveau une mise en garde qu'il ne soutient pas avoir délivrée.
Il en va de même pour le Crédit renouvelable 'Supplétis' d'un montant initial de 7 000 euros, remboursable par mensualité de 124 euros la première année, souscrit le 23 mai 2008, année pour laquelle le revenu mensuel était de 2 016 euros, et de même encore pour le prêt automobile de 7 600 euros souscrit au mois d'avril 2010 et remboursable en 86 mensualités de 119,68 euros, alors que le revenu de Mme [C] s'élevait à 2 152 euros et que le total des mensualités courantes atteignait au moins 1 061 euros, ainsi qu'elle soutient, représentant 49,30 % de son revenu, et qu'il allait s'élever en raison des mensualités variables à 1 236 euros (992,71 + 124 + 119,68), représentant 57 % de son revenu. Enfin, le prêt de 1 000 euros souscrit le 11 août 2012, qui n'a pu qu'aggraver la situation, engageait pareillement le prêteur à mettre en garde l'emprunteuse.
En conséquence, pour avoir failli à son devoir de mise en garde lors de la souscription de chacun des prêts litigieux, le Crédit agricole a engagé sa responsabilité envers Mme [C].
Sur le préjudice
Mme [C] estime que la faute du prêteur l'a privée d'une chance d'échapper au risque qui s'est finalement produit, et plus précisément une chance d'éviter de contracter et de prendre des décisions peut-être plus judicieuses, dont toutefois elle ne précise pas la nature. Elle n'indique pas, notamment, si une mise en garde du prêteur l'aurait conduite à emprunter moins et à acheter un logement meilleur marché, ou même à s'abstenir d'acquérir et à rester locataire. La cour retient que l'événement auquel elle a perdu une chance d'échapper est d'être exposée au recouvrement de la somme de 126 154,72 euros, qu'elle ne conteste pas devoir à la banque sauf règlements postérieurs au prononcé de la déchéance du terme, qu'elle ne chiffre pas.
Cet événement défavorable n'est toutefois pas entièrement imputable à la faute de la banque dès lors qu'il l'est également à la décision de Mme [C], non expliquée, d'ignorer le plan conventionnel de redressement qui lui permettait à compter du 30 juin 2014 de solder ses dettes d'une part en payant pendant deux ans des mensualités de 959,56 euros, calculées au vu d'un revenu de 2 264 euros, et d'autre part en vendant son appartement, et de préférer au contraire se mettre en retraite le 1er janvier 2015 et cesser définitivement tout remboursement au Crédit agricole.
De plus la probabilité d'échapper à la survenance de cet événement défavorable apparaît particulièrement faible, en ce qu'il est peu probable que Mme [C] aurait suivi les mises en gardes du prêteur s'il les avait formulées. En effet, le refus de se soumettre aux conditions du plan d'apurement fixé le 5 mai 2014, qui prévoyait la vente amiable de l'appartement alors estimé entre 140 000 et 150 000 euros, puis la décision inexpliquée de partir en retraite le 1er janvier 2015 dès l'âge de 59 ans malgré une situation financière tendue qui commandait raisonnablement qu'elle maintienne son revenu de 2 264 euros en continuant à travailler, la cessation définitive de tout remboursement au cours de la même année 2015 malgré une pension de retraite mensuelle de 1 523,84 euros qui permettait encore de rembourser partiellement les prêts litigieux, puis la nouvelle saisine de la commission de surendettement nonobstant le non respect du premier plan, dans le but manifeste de faire barrage à la saisie de l'appartement, révèlent chez Mme [C] une constance à poursuivre son objectif immobilier au mépris de tout obstacle, ce qui rend peu probable qu'elle se serait arrêtée aux mises en garde du prêteur.
La cour évalue en conséquence le préjudice de perte chance à 5 % des sommes dues, soit 6 307,73 euros, que la banque sera condamnée à lui payer, avec compensation entre cette condamnation et les causes du commandement de payer valant saisie immobilière délivré à Mme [C] le 29 janvier 2016.
Par ces motifs
La cour, statuant publiquement et contradictoirement,
Infirme le jugement rendu entre les parties le 14 avril 2021 par le tribunal judiciaire de Montbéliard ;
statuant à nouveau et y ajoutant,
Déclare l'action exercée par Mme [X] [C] recevable ;
Condamne la société Crédit agricole mutuel de Franche Comté à payer à Mme [C] la somme de 6 307,73 euros ;
Ordonne la compensation de cette condamnation avec les causes du commandement de payer valant saisie immobilière délivré par le même créancier à Mme [C] le 29 janvier 2016 ;
Déboute les parties de leurs demandes pour frais irrépétibles ;
Les condamne chacune à payer la moitié des dépens de première instance et d'appel ;
Accorde aux avocats qui l'ont demandé le bénéfice de l'article 699 du code de procédure civile.
Ledit arrêt a été signé par M. Michel Wachter, président de chambre, magistrat ayant participé au délibéré, et par Mme Fabienne Arnoux, greffier.
La greffière Le président de chambre