COUR D'APPEL de CHAMBÉRY
2ème Chambre
Arrêt du Jeudi 22 Septembre 2022
N° RG 21/02184 - N° Portalis DBVY-V-B7F-G25E
Décision déférée à la Cour : Ordonnance du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de THONON-LES-BAINS en date du 12 Octobre 2021, RG 21/00325
Appelant
M. [R] [O]
né le [Date naissance 2] 1998 à [Localité 7], demeurant [Adresse 5]
Représenté par la SCP VISIER PHILIPPE - OLLAGNON DELROISE & ASSOCIES, avocat postulant au barreau de CHAMBERY et la SELARL GERBI, avocat au barreau de GRENOBLE
Intimées
S.A.S. SOCIETE MATERIEL ALIMENTAIRE PRODUCTION dont le siège social est sis [Adresse 11] prise en la personne de son représentant légal
Représentée par la SCP MAX JOLY ET ASSOCIES, avocat postulant au barreau de CHAMBERY
CAISSE PRIMAIRE DE L'ASSURANCE MALADIE DE LA HAUTE SAVOIE, dont le siège social est sis [Adresse 4] prise en la personne de son représentant légal
sans avocat constitué
BOUCHERIE COMPTOIR DE LA VIANDE - désistement d'appel - dont le siège social est sis [Adresse 3] prise en la personne de son représentant légal
sans avocat constitué
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COMPOSITION DE LA COUR :
Lors de l'audience publique des débats, tenue le 14 juin 2022 avec l'assistance de Madame Sylvie DURAND, Greffière,
Et lors du délibéré, par :
- Madame Viviane CAULLIREAU-FOREL, Conseillère faisant fonction de Présidente, à ces fins désignée par ordonnance de Madame la Première Présidente
- Monsieur Edouard THEROLLE, Conseiller,
- Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller,
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EXPOSÉ DU LITIGE
Le 22 juin 2016, M. [R] [O], alors mineur, en contrat d'apprentissage dans une boucherie à [Localité 9], a été victime d'un accident de travail, sa main ayant été happée par un hachoir de la marque Matériel Alimentaire Production et de type 'Artic Jumbo'. Un taux d'incapacité permanente de 25% lui a été reconnu par le médecin-conseil de la caisse primaire d'assurance maladie de Haute-Savoie.
Le 9 février 2018, une plainte a été déposée entre les mains du procureur de la République de Thonon-les-Bains.
Par acte du 7 mars 2019, M. [R] [O] a saisi le pôle social du tribunal de grande instance d'Annecy d'une demande tendant à voir reconnaître la faute inexcusable de son employeur, la société [Adresse 8] et à obtenir réparation de son préjudice. Ayant vainement demandé à son employeur une photographie du hachoir ainsi qu'un certain nombre de renseignements sur cet appareil, M. [R] [O] a sollicité le retrait du rôle, obtenu par ordonnance du 10 juin 2021.
Parallèlement, M. [R] [O] a fait assigner la société [Adresse 8], la société Matériel Alimentaire Production (ci-après dénommée la société Maprod) et la CPAM par actes des 19 et 21 juillet 2021 devant le juge des référés du tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains aux fins d'expertise du hachoir litigieux.
Par décision réputée contradictoire du 12 octobre 2021, le président du tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains, statuant en matière de référé a :
- débouté M. [R] [O] de sa demande d'expertise,
- débouté la société [Adresse 8] et la société Matériel Alimentaire Production de leurs demandes au titre des frais irrépétibles,
- condamné M. [R] [O] aux dépens de la procédure.
Par déclaration du 8 novembre 2021, M. [R] [O] a interjeté appel de la décision.
Par conclusions notifiées par voie électronique du 11 novembre 2021, M. [R] [O] s'est désisté de cet appel uniquement à l'égard de la société [Adresse 8].
Dans ses conclusions notifiées par voie électronique le 28 février 2022, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, M. [R] [O] demande à la cour de :
- déclarer l'appel recevable,
- réformer l'ordonnance déférée, en ce qu'elle :
- l'a débouté de sa demande d'expertise,
- l'a condamné aux dépens de la procédure,
statuant à nouveau dans cette limite par l'effet dévolutif de l'appel,
- ordonner une expertise technique, commettre pour y procéder tel expert qu'il plaira / un expert de la prévention des risques au travail, lui impartir une mission incluant les chefs de mission suivants :
Décrire la machine et se faire communiquer la fiche technique, la notice ainsi que tous documents relatifs à la description, l'utilisation et l'entretien d'un hachoir réfrigéré Artic Jumbo de marque Matériel Alimentaire Production, consulter tout sachant,
Identifier le producteur dudit hachoir et préciser la date de sa mise en circulation,
Décrire les moyens techniques de protection élaborés sur ledit hachoir, dire si, en l'état de la technique, des connaissances et des normes actuelles, la distance établie avec la zone dangereuse est suffisante, le cas échéant, dire si le temps nécessaire pour obtenir l'arrêt de la machine est compatible avec cette distance,
Se prononcer sur la possibilité d'introduire un membre supérieur dans l'orifice d'engagement de la viande, en dépit de la présence de la pièce de protection par clavetage,
Se prononcer sur la compatibilité d'utilisation d'un poussoir avec la présence de la pièce de protection de l'orifice d'engagement de la viande, ainsi qu'avec l'utilisation de la machine en générale,
Dire si la pièce de protection de l'orifice d'engagement de la viande peut facilement être otée ou rendue inopérante,
Dire si la notice d'utilisation du hachoir :
Prend en compte l'utilisation anormale de la machine,
Donne des instructions particulières et/ou interdictions quant à l'usage de la machine par des mineurs,
Donne des instructions quant à l'usage d'équipements de protection individuelle,
Dire si des équipements de protection individuelle sont obligatoires, nécessaires ou accessoires à l'utilisation du hachoir Artic Jumbo, le cas échéant, précisez les équipements de protection supplémentaires devant être fournis par le fabricant,
Se prononcer sur l'existence d'un défaut de sécurité de la machine, qui n'offrirait pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre, le cas échéant, préciser la cause et l'origine de ce défaut de sécurité, dans le cas où le défaut de sécurité serait imputable à plusieurs causes, déterminer pour chacune d'entre elles leur part dans la réalisation du dommage,
Le cas échéant, se prononcer sur les méthodes de protection plus répandues et plus efficaces et/ou adéquates,
Fournir tous éléments propres à permettre à la juridiction éventuellement saisie de se prononcer sur les responsabilités éventuellement encourues et les préjudices.
- condamner la société Matériel Alimentaire Production aux dépens de première instance et d'appel, avec distraction de droit,
- déclarer l'arrêt opposable à la CPAM de la Haute-Savoie.
En réplique, dans ses conclusions notifiées par voie électronique le 14 avril 2022, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des moyens, la société Matériel Alimentaire Production demande à la cour de :
- juger irrecevable l'appel interjeté par M. [R] [O] contre l'ordonnance du président du tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains du 12 octobre 2021,
à tout le moins,
- confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a :
- débouté M. [R] [O] de sa demande d'expertise,
- condamné M. [R] [O] aux dépens de la procédure,
recevant l'appel incident de la société Matériel Alimentaire Production,
- condamner M. [R] [O] à lui payer la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles de première instance,
subsidiairement,
- lui donner acte de ce qu'elle formule toutes protestations et réserves d'usage quant à la mesure d'expertise sollicitée,
- condamner M. [R] [O] à payer une somme complémentaire de 1 500 euros au titre des frais irrépétibles engagés en cause d'appel,
- condamner M. [R] [O] aux entiers dépens de la procédure d'appel.
La déclaration d'appel et les conclusions de M. [R] [O] ont été signifiées à la CPAM de la Haute-Savoie par actes des 12 janvier 2022 et 15 mars 2022, remis à personne au sens des dispositions du code de procédure civile. Les conclusions de la société Maprod lui ont été signifiées à personne par acte du 21 avril 2022, remis à personne.
La CPAM n'a pas constitué avocat.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 16 mai 2022
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la recevabilité de l'appel interjeté par M. [R] [O]
Sur le non respect de l'article 272 du code de procédure civile
La société Maprod demande à la cour de déclarer l'appel irrecevable en ce qu'il n'aurait pas respecté la procédure prévue par l'article 272 du code de procédure civile.
L'article 272 du code de procédure civile dispose que la décision ordonnant l'expertise peut être frappée d'appel indépendamment du jugement sur le fond sur autorisation du premier président de la cour d'appel s'il est justifié d'un motif grave et légitime.
La partie qui veut faire appel saisit le premier président qui statue selon la procédure accélérée au fond. L'assignation doit être délivrée dans le mois de la décision.
S'il fait droit à la demande, le premier président fixe le jour où l'affaire sera examinée par la cour, laquelle est saisie et statue comme en matière de procédure à jour fixe ou comme il est dit à l'article 948 selon le cas.
Si le jugement ordonnant l'expertise s'est également prononcé sur la compétence, l'appel est formé, instruit et jugé selon les modalités prévues aux articles 83 à 89.
Il est constant en jurisprudence que ce texte ne s'applique pas aux décisions qui ont rejeté une demande d'expertise ce qui est le cas de l'ordonnance déférée. Par ailleurs, il convient de relever que, dans la mesure où le juge des référés, uniquement saisi de la question de l'expertise, a vidé sa saisine en la refusant, l'appel immédiat est recevable sans qu'il soit nécessaire de passer par la procédure prévue à l'article 272 du code de procédure civile. L'appel en cause est donc recevable au regard des dispositions de ce texte.
Sur l'indivisibilité du litige
La société Maprod expose qu'initialement la procédure était diligentée non seulement contre elle, mais également contre la société [Adresse 8], avant que M. [R] [O] ne se désiste de son appel contre celle-ci. Elle estime que même au stade du référé expertise, le litige est nécessairement indivisible et qu'il n'est pas possible d'envisager une expertise au contradictoire du fabriquant de l'appareil litigieux, sans que ne soit dans la cause son propriétaire utilisateur.
La cour observe que, dans la mesure où la responsabilité éventuelle du fabriquant n'est pas liée à la responsabilité éventuelle de l'employeur de la victime, il n'existe pas d'indivisibilité qui s'opposerait à ce que l'expertise ne soit demandée qu'à l'encontre de l'une des parties potentiellement responsable. Il en résulte que, sur ce deuxième fondement également, l'appel de M. [R] [O] est parfaitement recevable.
Sur la demande d'expertise
L'article 145 du code de procédure civile dispose que s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.
En l'espèce, il est constant qu'aucune action au fond n'est pendante contre la société Maprod. Par ailleurs, la cour constate qu'il existe bien pour M. [R] [O] un intérêt légitime à faire pratiquer une expertise d'une machine équivalente au hachoir dommageable dans la mesure où une responsabilité du fait des produits défectueux telle que visée à l'article 1245 du code civil peut être recherchée auprès de la société Maprod. En effet, une telle responsabilité peut, aux termes de l'article 1245-9 du code civil, être engagée alors même que le produit a été fabriqué, comme le dit la société Maprod, dans les règles de l'art ou de normes existantes ou qu'il a fait l'objet d'une autorisation administrative.
Ainsi, quand bien même le hachoir litigieux a t-il disparu, il convient d'infirmer l'ordonnance déférée et d'ordonner une expertise sur un modèle équivalent selon la mission et dans les conditions fixées au dispositif de la présente décision. Cette expertise se fera aux frais avancés de M. [R] [O] qui la sollicite.
Par application de l'article 964-2 du code de procédure civile le contrôle de la mesure d'expertise sera confié au juge chargé de contrôler les mesures d'instruction du tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains.
Sur les dépens
Il est constant en jurisprudence que le défendeur à une demande d'expertise formée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile ne pouvant être qualifié de partie perdante, les dépens doivent être mis à la charge du demandeur à l'expertise (Cass. 2e civ., 10 févr. 2011, n° 10-11.774).
En conséquence, les dépens de première instance et d'appel de la présente procédure seront supportés par M. [R] [O].
PAR CES MOTIFS
La cour, après en avoir délibéré conformément à la loi, statuant publiquement, par décision réputée contradictoire,
Dit recevable l'appel interjeté par M. [R] [O],
Infirme l'ordonnance entreprise et statuant à nouveau,
Ordonne une expertise du hachoir réfrigéré modèle 'Artic Jumbo'fabriqué par la société Matériel Alimentaire Production
Confie la mission à M. [H] [G], [Adresse 6]
tel : [XXXXXXXX01] courriel : [Courriel 10] expert inscrit sur la liste des experts de la cour d'appel de Chambéry avec pour mission de :
1°) Se faire communiquer par la société Matériel Alimentaire Production tout document (dont la notice, les caractéristiques techniques, le mode d'emploi, l'entretien, les autorisations administratives, les normes existantes au temps de la fabrication et postérieurement) du modèle de hachoir réfrigéré modèle 'Artic Jumbo' 2013,
2 ) Se faire remettre ou mettre à disposition, en tant que besoin, par la société Matériel Alimentaire Production, ou par toute autre personne, un modèle de hachoir réfrigéré modèle 'Artic Jumbo' 2013 aux fins d'analyse,
3°) Se faire communiquer par M. [R] [O] tout document relatif à l'accident en cause,
4°) Décrire l'appareil et les dispositifs de sécurité et équipements de protection dont il est pourvu et préciser si des éléments essentiels de sécurité font défaut,
5°) Dire si les dispositifs de sécurité peuvent facilement être retirés ou contournés et expliquer comment,
6°) Dire si, en présence et en l'absence des dispositifs de sécurité il est possible d'introduire une main d'adolescent ou de jeune adulte dans l'orifice d'entrée de la viande et préciser s'il est possible pour la main d'atteindre ainsi les lames dans chacune des hypothèses,
7°) Dire si l'utilisation d'un poussoir est possible en présence d'une protection sur l'orifice d'entrée de la viande,
8°) Dire s'il existe dans les documents du constructeur des instructions particulières d'utilisation de la machine par un mineur et une prise en compte d'une utilisation anormale de la machine,
9°) Fournir tout autre renseignement de nature à éclairer la juridiction sur les circonstances de l'accident,
10 ) Prendre en considération les observations des parties ou de leurs conseils, et dire la suite qui leur a été donnée.
Dit que l'expert a la faculté de s'adjoindre tous spécialistes utiles de son choix, à charge de joindre leur avis à son rapport,
Dit que l'expertise aura lieu aux frais avancés de M. [R] [O],
Fixe à 1 200 euros le montant de la consignation sur les frais d'expertise que M. [R] [O] devra verser à la Régie d'avances et de recettes du tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains avant le 30 octobre 2022,
Dit qu'à défaut de consignation dans le délai ci-dessus fixé, la désignation de l'expert sera caduque, à moins que le juge chargé des expertises, à la demande d'une des parties se prévalant d'un motif légitime, ne décide une prorogation du délai ou un relevé de caducité,
Dit que l'expert déposera son rapport en double exemplaire au greffe du tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains avant le 1er mai 2023, après en avoir donné copie aux parties et à leurs avocats.
Dit que le juge chargé du contrôle des mesures d'instruction près le tribunal judiciaire de Thonon-les-Bains sera chargé du suivi et du contrôle de la présente expertise,
Condamne M. [R] [O] aux dépens de première instance et d'appel,
Ainsi prononcé publiquement le 22 septembre 2022 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de Procédure Civile, et signé par Monsieur Fabrice GAUVIN, Conseiller, en remplacement de la Présidente légalement empêchée et Madame Sylvie DURAND, Greffière.
La GreffièreP/La Présidente