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13/12/2022 | FRANCE | N°20/01002

France | France, Cour d'appel de Chambéry, 1ère chambre, 13 décembre 2022, 20/01002


COUR D'APPEL de CHAMBÉRY





Chambre civile - Première section



Arrêt du Mardi 13 Décembre 2022





N° RG 20/01002 - N° Portalis DBVY-V-B7E-GQJR



Décision attaquée : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de CHAMBERY en date du 30 Juillet 2020





Appelantes



S.C.I. KEIVAN, dont le siège social est situé [Adresse 2]



S.C.I. NAIN, dont le siège social est situé [Adresse 2]



Représentées par Me Georges PEDRO, avocat au barreau de CHAMBERY
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Intimés



CRÉDIT AGRICOLE DES SAVOIE, dont le siège social est situé [Adresse 3]



Représentée par la SCP VISIER PHILIPPE - OLLAGNON DELROISE & ASSOCIES, avocats au barrea...

COUR D'APPEL de CHAMBÉRY

Chambre civile - Première section

Arrêt du Mardi 13 Décembre 2022

N° RG 20/01002 - N° Portalis DBVY-V-B7E-GQJR

Décision attaquée : Jugement du TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP de CHAMBERY en date du 30 Juillet 2020

Appelantes

S.C.I. KEIVAN, dont le siège social est situé [Adresse 2]

S.C.I. NAIN, dont le siège social est situé [Adresse 2]

Représentées par Me Georges PEDRO, avocat au barreau de CHAMBERY

Intimés

CRÉDIT AGRICOLE DES SAVOIE, dont le siège social est situé [Adresse 3]

Représentée par la SCP VISIER PHILIPPE - OLLAGNON DELROISE & ASSOCIES, avocats au barreau de CHAMBERY

S.A. LA BANQUE POSTALE dont le siège social est situé [Adresse 1]

Représentée par la SELARL TRAVERSO-TREQUATRINI ET ASSOCIES, avocats au barreau d'ANNECY

-=-=-=-=-=-=-=-=-

Date de l'ordonnance de clôture : 07 Juin 2022

Date des plaidoiries tenues en audience publique : 11 octobre 2022

Date de mise à disposition : 13 décembre 2022

-=-=-=-=-=-=-=-=-

Composition de la cour lors des débats et du délibéré :

- Mme Hélène PIRAT, Présidente,

- Madame Inès REAL DEL SARTE, Conseiller,

- Mme Claire STEYER, Vice-présidente placée,

avec l'assistance lors des débats de Mme Sylvie LAVAL, Greffier,

-=-=-=-=-=-=-=-=-

Faits et Procédure

Les sociétés civiles immobilières Keivan et Nain, lesquelles ont pour gérant M. [O] [S], étaient chacune titulaire d'un compte courant auprès de la société Crédit Agricole des Savoie, sous les numéros respectifs [XXXXXXXXXX04] et [XXXXXXXXXX05].

Le 12 mars 2015, trois lettres de change étaient tirées sur les comptes de ces deux sociétés, pour la somme globale de 137 000 euros, soit une traite de 26 000 euros sur le compte de la Sci Nain ; soit deux traites de 65 000 euros et 46 000 euros sur le compte de la Sci Keivan.

Se prévalant de l'absence de leur acceptation de ces lettres de changes, les deux Sci les contestaient auprès de la société Crédit Agricole des Savoie et assignaient cette dernière par exploit d'huissier en date du 5 octobre 2015 devant le tribunal judiciaire de Chambéry aux fins de voir engager sa responsabilité et réparer leurs préjudices. Parallèlement, une plainte pénale était déposée.

La société Banque Postale, banque du tireur, était assignée en garantie par la société Crédit Agricole des Savoie par acte d°huissier du 23 mai 2017.

Les deux instances étaient jointes.

Par jugement en date du 30 juillet 2020, le tribunal judiciaire de Chambéry :

' rejetait la demande des Sci Nain et Keivan tendant à voir juger que la société Crédit Agricole des Savoie avait commis des fautes contractuelles qui leur avaient causé un préjudice,

' rejetait la demande des Sci Nain et Keivan tendant à voir la société Crédit Agricole des Savoie condamner à payer

- à la Sci Eivan :

- la somme de 111 000 euros en réparation du préjudice subi au titre des deux traites de 65 000 euros et de 46 000 euros irrrégu1ièrement payées par la banque ;

- la somme de 85 000 euros en réparation du préjudice complémentaire ;

- les intérêts au taux légal sur ces sommes à compter de la mise en demeure de restituer les montants irrégulièrement débités ;

- la somme de 4 500 euros au titre des frais irrépétibles ;

- à1a Sci Nain :

- la somme de 26 000 euros en répration du préjudice subi au titre de la traite irrégulièrement payée par la banque ;

- la somme de 34 000 euros en réparation du préjudice complémentaire ;

- les intérêts au taux légal sur ces sommes à compter de la mise en demeure de restituer les montants irrégulièrement débités ;

' disait n'y avoir lieu à statuer sur la demande de la société Crédit Agricole des Savoie tendant à voir condamner la société Banque Postale à la relever et garantir de toutes condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre, en principal, intérêts, fraiset accessoires ;

' rejetait la demande des Sci Keivan et Nain tendant à voir condamner in solidum la société Banque Postale et la société Crédit Agricole des Savoie à payer :

- à la Sci Eivan :

- la somme de 111 000 euros en réparation du préjudice subi au titre des deux traites de 65 000 euros et de 46 000 euros irrrégu1ièrement payées par la banque ;

- la somme de 85 000 euros en réparation du préjudice complémentaire ;

- les intérêts au taux légal sur ces sommes à compter de la mise en demeure de restituer les montants irrégulièrement débités;

- la somme de 4 500 euros au titre des frais irrépétibles

- à 1a Sci Nain :

- la somme de 26 000 euros en réparation du préjudice subi au titre de la traite irrégulièrement payée par la banque ;

- la somme de 34 000 euros en réparation du préjudice complémentaire ;

- les intérêts au taux légal sur ces sommes à compter de la mise en demeure de restituer les montants irrégulièrement débités ;

' rejetait la demande des Sci Keivan et Nain tendant à voir juger que la société Banque Postale avait commis des fautes et devait être condamnée au paiement des sommes ci-dessus visées en réparation du préjudice subi par elles ;

' rejetait la demande des Sci Keivan et Nain tendant à voir ordonner à la société Crédit Agricole des Savoie de produire, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, la liste des connexions internes et externes avec les adresses IP effectuées par intemet ou en ligne sur les deux comptes des Sci Keivan et Nain, du 1er janvier 2015 jusqu'au 12 mars 2015 ;

' condamnait in solidum la Sci Nain et la Sci Keivan à payer à la société Crédit Agricole des Savoie la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles ;

' condamnait in solidum la Sci Keivan et Nain à payer à la société Banque Postale la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles ;

' condamnait in solidum les Sci Keivan et Nain aux dépens avec distraction au profit de la SCP Christine Visier-Philippe - Carole Ollagnon-Delroise & Associés et de la Selarl Traverso - Trequattrini & Associés ;

' rejetait la demande des Sci Keivan et Nain tendant à voir ordonner l'exécution provisoire de la présente décision,

Le tribunal retenant les motifs principaux suivants :

' les demanderesses ne rapportaient pas la preuve que la signature figurant sur les traites n'était pas celle de leur gérant ;

' la banque n'avait pas l'obligation légale de vérifier la signature ;

' le tirage de trois lettres de change sur les comptes des Sci ne présentait pas, au vu du fonctionnement des comptes un caractère d'anormalité.

' le tireur et le tiré pouvaient être la même personne sur une lettre de change ;

' la société Crédit Agricole des Savoie n'avait commis aucune faute de nature contractuelle et la société Banque postale aucune faute de nature quasi-délictuelle.

Par déclaration au Greffe en date du 4 septembre 2020, la Sci Nain et la Sci Keivan interjetaient appel de cette décision en toutes ses dispositions.

Prétentions des parties

Par dernières écritures en date du 17 mai 2021, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la Sci Nain et la Sci Keivan sollicitaient l'infirmation du jugement déféré et demandaient à la cour, statuant à nouveau, de :

à titre principal,

' condamner la société Crédit Agricole des Savoie à payer :

- à la Sci Keivan :

' la somme de 111 000 euros en réparation du préjudice subi au titre des deux traites de 65 000 euros et de 46 000 euros irrégulièrement payées par la banque ;

' la somme de 85 000 euros en réparation du préjudice complémentaire ;

' les intérêts au taux légal sur ces sommes à compter de la mise en demeure faite à la banque de restituer les montants irrégulièrement débités ;

' la somme de 4 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- à la Sci Nain :

' la somme de 26 000 euros en réparation du préjudice subi au titre de la traite irrégulièrement payée par la banque ;

' la somme de 34 000 euros en réparation du préjudice complémentaire ;

' les intérêts au taux légal sur ces sommes à compter de la mise en demeure faite à la banque de restituer les montants irrégulièrement débités ;

' la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

à titre subsidiaire,

' dire et juger que la société Banque Postale avait également commis des fautes qui avaient causé un préjudice aux Sci Keivan et Nain et la condamner in solidum avec la société Crédit Agricole des Savoie à réparer le préjudice qu'elles avaient subi, sur le fondement des dispositions de l'article 1382 du code civil ;

à tire encore plus subsidiaire,

' si la responsabilité de la société Crédit Agricole des Savoie n'était pas retenue, dire et juger que la société Banque Postale avait commis des fautes et devait réparer le préjudice subi par les deux Sci Keivan et Nain, et la condamner à leur payer leur préjudice comme sus-visé ; :

dans tous les cas,

' débouter les deux banques de leurs demandes,

' ordonner à la société Crédit Agricole des Savoie de produire, sous astreinte de 100 euros par jour de retard, la liste des connexions internes et externes avec les adresses IP effectuées par internet ou en ligne sur les deux comptes des Sci Keivan et Nain, du 1er janvier 2015 jusqu'au 12 mars 2015, date de leurs débits ;

' condamner la société Crédit Agricole des Savoie ou la société Banque Postale ou encore les deux in solidum aux entiers dépens des articles 696 et 699 du code de procédure civile.

Au soutien de leurs prétentions, la Sci Nain et la Sci Keivan faisaient valoir principalement que la société Crédit Agricole des Savoie avait engagé sa responsabilité contractuelle par manquement à son devoir de vigilance, alors qu'aucune faute ne pouvait être reprochée à leur gérant et que ce manquement de la banque leur avait causé un préjudice lié à l'impossibilité de faire les investissements prévus ainsi que la restructuration d'un prêt.

Par dernières écritures en date du 2 avril 2021, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Crédit Agricole des Savoie sollicitait de la cour de :

à titre principal,

' confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

subsidiairement,

' si le jugement était infirmé en ce qu'il avait rejeté la demande des deux Sci tendant à voir juger qu'elle avait commis des fautes contractuelles qui leur avaient causé un préjudice :

- fixer le préjudice subi par la Sci Keivan à la somme maximale de 5 500 euros ;

- fixer le préjudice subi par la Sci Nain à la somme maximale de 1 300 euros  

' dire et juger qu'en application de l'article 1231-7 du code civil, les intérêts dus sur ces sommes ne courront qu'à compter de l'arrêt à intervenir ;

' condamner la société Banque Postale à la relever et garantir de toutes condamnations qui pourraient être prononcées à son encontre, en principal, intérêts, frais et accessoires ;

' dans tous les cas, condamner in solidum à les deux Sci ou la société Banque Postale, ou tous in solidum, à lui payer la somme de 4 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;

' condamner les deux Sci ou la société Banque Postale ou tous in solidum, aux entiers dépens d'appel distraits au profit de la société civile professionnelle Christine Visier-Philippe ' Carole Olagnon-Delroise & Associes, avocate, par application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Au soutien de ses prétentions, la société Crédit Agricole des Savoie se fondait sur le respect de la procédure de paiement des lettres de change transmises par voie informatique et non contestées et s'appuyait également sur les conditions générales de la convention de compte courant à usage professionnel souscrites par les deux sociétés litigieuses comportant une clause dite de « paiement sauf désaccord ».

Par dernières écritures en date du 18 février 2021, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Banque Postale sollicitait de la cour de :

à titre principal,

' confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;

' débouter la société Crédit Agricole des Savoie de sa demande tendant à la voir la relever et la garantir de toutes condamnations prononcées à son encontre ;

' débouter les Sci de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions formées à son encontre ;

à titre subsidiaire et dans l'hypothèse où le jugement déféré était réformé,

' constater qu'aucune faute ou négligence n'était démontrée à son encontre ;

' constater que les préjudices allégués par les Sci n'étaient corroborés par aucun élément probant ;

' débouter, en conséquence, la société Crédit Agricole des Savoie de sa demande tendant à la voir la relever et la garantir de toutes condamnations prononcées à son encontre ;

en tout état de cause,

' débouter les Sci de l'ensemble de leurs demandes, fins et prétentions formées à son encontre ;

'condamner in solidum les Sci, ou qui mieux le devra, à lui payer la somme de 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

' condamner in solidum les Sci, ou qui mieux le devra, au paiement des entiers frais et dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de l'avocat de la concluante en application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

Au soutien de ses prétentions, la société Banque Postale contestait toute faute dans la présentation au paiement des effets litigieux.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l'audience ainsi qu'à la décision entreprise.

Une ordonnance en date du 7 juin 2022 clôturait l'instruction de la procédure et renvoyait l'affaire à l'audience de plaidoirie le 11 octobre 2022.

MOTIFS ET DÉCISION

Les sociétés civiles immobilières Keivan et Nain sont chacune titulaire d'un compte courant auprès de la société Crédit Agricole des Savoie, sous les numéros respectifs [XXXXXXXXXX04] et [XXXXXXXXXX05].

Trois lettres de change ont été débitées de leurs comptes le 12 mars 2015, l'une de 26 000 euros pour la Sci Nain, deux pour un total de 111 000 euros (soit une 65 000 euros et une de 46 000 euros) pour la Sci Keivan. Ces trois lettre de change ont été émises sous format papier puis ont été traitées, comme classiquement désormais, comme des lettres de change relevé (LCR), soit de façon informatique entre les deux établissements bancaires concernés. La banque du tireur adresse à la banque du tiré soit le débiteur un fichier informatique, la banque de ce dernier adresse alors à son client un relevé d'effets à payer et sauf désaccord exprimé dans un délai fixé, la lettre de change est mise en paiement par virement au bénéfice du tireur.

En l'espèce, il résulte de l'examen de ces trois lettres de change dont la copie a été transmise ultérieurement à la société Crédit Agricole des Savoie par la société Banque Postale, qu'elles ont été tirées sur les Sci, elles ont été endossées par une société ABS qui a inscrit au verso la mention 'bon pour cession' et dont le nom figure au recto comme étant le bénéficiaire, nom figurant également sur le détail informatique des LCR produit par la société Crédit Agricole des Savoie, mais aussi elles ont été endossées par une société TBC qui a indiqué au verso 'bon pour acceptation' avec son numéro de compte qui figure sur le détail informatique des LCR sus-visé en face de la mention 'tireur'.

Les deux Sci, par l'intermédiaire de leur gérant commun, M. [O] [S], contestent être à l'origine de ces trois lettres de change. Leur gérant a déposé une plainte pénale, tout comme la société Crédit Agricole des Savoie, et a engagé une action civile contre les deux banques intervenues dans le processus bancaire de paiement des lettres de change, une action en responsabilité contractuelle contre leur banque, la société Crédit Agricole des Savoie et une action en responsabilité délictuelle contre la société Banque Postale, la banque du bénéficiaire.

I - Sur l'action en responsabilité contractuelle contre la société Crédit Agricole des Savoie

La Sci Nain et la Sci Keivan estiment que leur banque, la société Crédit Agricole des Savoie, a engagé sa responsabilité contractuelle en raison d'un manquement à son devoir de vigilance et à son obligation générale de prudence, caractérisé par l'absence de demande des effets format papier dès lors :

- qu'il est manifeste que la signature portée sur les traites au niveau de 'l'acceptation' n'est pas celle de leur gérant, lequel se trouvait en Iran au moment de leur émission et qu'il existe une similitude avec la signature du tireur ;

- qu'il s'agissait d'opérations 'anormales' dans le fonctionnement de leurs comptes, ce procédé de règlement n'ayant jamais été utilisé auparavant et le paiement de ces effets de commerce ayant eu pour effet de vider leurs comptes ;

- que les effets ont été réglés postérieurement à leur date d'échéance sans que cette date n'ait été prorogée ;

- que leur gérant n'a jamais reçu les relevés d'effet à payer et qu'il ne les a jamais retournés à la banque même tardivement, d'ailleurs la signature figurant sur ces documents différant de la sienne.

La société Crédit Agricole des Savoie contestait toute responsabilité dès lors :

- que l'absence du territoire français de M. [O] [S] au moment de la création des lettres de change litigieuses n'était pas démontrée ;

- qu'elle avait respecté la convention d'ouverture de compte en adressant aux Sci le relevé des effets de commerce et qu'elle n'avait pas reçu dans le délai imparti d'opposition ;

- qu'elle avait reçu de la banque du tireur les effets de commerce par voie dématérialisée et qu'en l'absence d'opposition, elle avait procédé à leur paiement ;

- qu'il ne lui appartenait pas de se livrer à des diligences excédant la surveillance normale du compte en réclamant de son propre chef la transmission des effets papier puisque, alors qu'aucune contestation n'était élevée par les Sci, aucune irrégularité ne pouvait laisser soupçonner une quelconque fraude.

Sur ce,

Aux termes de l'article 1147 du code civil, alors en vigueur, 'le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part'.

Le droit commun de la responsabilité impose au banquier une obligation de surveillance dans le fonctionnement des comptes de son client, mais cette responsabilité trouve sa limite par le principe de non ingérence ou de non immixtion dans les affaire de son client, de sorte que cette responsabilité ne peut être engagée que s'il a relevé des anomalies apparentes matérielles ou intellectuelles. Le banquier n'a donc pas à effectuer des recherches, à réclamer des justifications pour s'assurer que les opérations qui lui sont demandées par un client sont régulières, non dangereuses pour lui et qu'elles ne sont pas susceptibles de nuire à un tiers.

La jurisprudence retient d'ailleurs cette responsabilité dans des circonstances très particulières (cass com 25 mars 2003 pourvoi n°0011066, escompte de chèques avec paiement en espèce à une personne qui n'a pas de compte ; cass comm 22 novembre 2011 pourvoir n°10-30101 (chèques à l'ordre de la banque sans nom d'un second bénéficiaire) ; cass comm 3 mai 2006 pourvoi 1424598 remises régulières de chèques de montant très important suivies de virements sur un compte à l'étranger).

En l'espèce, la société Crédit Agricole des Savoie, selon un procédé classique, a reçu de la société Banque Postale, un fichier informatique contenant les trois lettres de changes, elle a avisé son client de la présentation des traites conformément aux prescriptions de la convention de compte courant à usage professionnel, lesquelles prévoient dans son paragraphe '2.2.2 -Paiement des effets domiciliés : pour assurer le paiement des effets domiciliés, le titulaire donne mandat à la caisse régionale de régler sans autre avis de sa part les effets à leur date d'échéance. Avant l'échéance, un relevé des effets à payer est envoyé au titulaire. Tout avis contraire devait être notifié à la caisse régionale selon les modalités indiquées dans le relevé'. Au-delà du délai prévu sur le relevé des effets adressé par lettre simple à l'adresse des Sci, adresse utilisée pour l'envoi des relevés de compte, soit pour le 12 mars 2005, en l'absence de réponse du gérant des Sci, M. [O] [S], la société Crédit Agricole des Savoie a réglé les traites par virement sur le compte ouvert à la société Banque Postale figurant sur le relevé informatique et identique aux coordonnées bancaires inscrites au dos des traites comme étant celle de la société TBC.

La société Crédit Agricole des Savoie produit le relevé d'envoi des plis adressés aux Sci le 5 mars, elle produit aussi la copie des relevés d'effet pour la traite de 26 000 euros concernant la Sci Nain et pour la traite de 65 000 euros concernant la Sci Keivan et la copie de l'enveloppe qui les contenait et qui lui a été renvoyée le 25 mars 2015. M. [O] [S], gérant des Sci fait état de suspicion à l'égard de ces documents mais il n'apporte aucune preuve contraire et n'explique pas l'intérêt par exemple pour la banque de fabriquer un retour des effets, d'autant que le relevé du troisième effet n'a pas l'objet d'un retour.

Par ailleurs, l'absence pour les comptes des Sci d'être débitées ou créditées de lettres de change aurait pu constituer éventuellement un caractère inhabituel mais pas anormal, eu égard notamment à leur objet social puisque contrairement à ce qu'elles soutiennent, la Sci Keivan a bien pour objet, la propriété, la gestion de tous terrains et immeubles qui pourraient être soit construits soit acquis par la société, objet qui implique bien des achats et des ventes. Ainsi, comme l'a souligné la décision entreprise, les relevés de compte des Sci reflètent des virements importants entre décembre 2013 et début 2014.

Egalement, la banque ne pouvait qu'ignorer le fait que le gérant des deux Sci se trouvait à l'étranger et il appartenait à ce dernier de le lui signaler s'il s'agissait d'une absence de longue durée, étant précisé que contrairement à ce qu'il affirme, M. [O] [S] démontre par la production de son passeport être parti en Iran le 12 décembre 2012, mais pas être revenu le 17 mars 2015 comme l'indique un historique de vol non daté, non nommé, intitulé 'ma flight history', aucun des tampons lisibles sur son passeport ne mettant en évidence cette date.

En outre, l'émetteur des lettres de change avait une parfaite connaissance du solde créditeur des comptes bancaires des Sci puisque le montant de ces lettres n'a pas dépassé le solde, malgré notamment sur le compte de la Sci Keivan un virement au gérant de 2 000 euros le 10 mars 2015.

Enfin, les deux Sci excipent du paiement des lettres de change après la date d'échéance.

Mais l'article L511-30 prévoit uniquement comme sanction en cas de défaut de présentation de la lettre de change au paiement le jour de son échéance, ou l'un des deux jours ouvrables qui suivent, le fait que 'tout débiteur a la faculté d'en remettre le montant en dépôt à la Caisse des dépôts et consignations, aux frais, risques et périls du porteur'.

Ainsi, la société Crédit Agricole des Savoie n'avait aucune raison de solliciter les traites sous format papier, ce qui au demeurant , après vérification par les juges de première instance et par la cour, n'aurait pas permis d'ôter le doute sur la signature du gérant des Sci qui n'est pas toujours la même en fonction des documents produits, la motivation pertinente des premiers juges sur ce point étant entièrement adoptée. Elle n'avait pas plus de raison d'attendre de joindre en personne le gérant des sociétés pour s'assurer de la réalité de ces lettres, dès lors qu'aucune anormalité n'avait été relevée.

Le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a débouté les deux Sci de leur demande de condamnation formée contre la société Crédit Agricole des Savoie. Il en sera de même de leur demande tendant à ordonner à la société Crédit Agricole des Savoie de produire sous astreinte la liste des connexions internes et externes avec les adresses IP effectuées par internet ou en ligne sur les comptes de la Sci dans la mesure où compte tenu du temps écoulé, ces fichiers n'existent plus et qu'en outre, il n'est ni démontré un piratage, ni même que ce piratage se soit produit sur le site de la banque.

II - Sur l'action subsidiaire en responsabilité délictuelle contre la société Banque Postale

Selon la Sci Keivan et la Sci Nain, la société Banque Postale a engagé sa responsabilité dans l'opération d'encaissement des traites litigieuses.

La société Crédit Agricole des Savoie, motivant son appel en garantie en cas de condamnation prononcée contre elle, souligne le fait que cette banque seule a eu les originaux des effets de commerce en sa possession et qu'elle lui en a adressé une copie sur sa demande en date du 11 avril 2016, de sorte qu'elle seule aurait pu constater les irrégularités allégués par les Sci au niveau de la similitude des signatures.

La société Banque Postale conteste toute faute dans la présentation des effets de commerce et soutient qu'il n'est pas rapporté la preuve que M. [O] [S] n'est pas le signataire des effets, les différents exemplaires de sa signature qu'il a produits présentant des différences. Elle fait valoir que le tireur et le tiré d'une lettre de change peuvent être la même personne de sorte qu'il importe peu que les signatures puissent être similaires.

Sur ce,

Aux termes de l'article 1382 du code civil en vigueur au moment des faits, 'Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer'.

L'article L511-1 du code de commerce prévoit toutes les mentions obligatoires devant être contenues dans une lettre de change pour que l'effet ait cette nature juridique. Par ailleurs, l'article L511-2, 'la lettre de change peut être à l'ordre du tireur lui-même. Elle peut être tirée sur le tireur lui-même. Elle peut être tirée pour le compte d'un tiers. Elle peut être payable au domicile d'un tiers, soit dans la localité où le tiré a son domicile, soit dans une autre localité'.

Pour les mêmes motifs que ceux déjà visés lors de l'examen de la responsabilité contractuelle de la société Crédit Agricole des Savoie, il ne saurait être reprochée une faute délictuelle à la société Banque Postale qui a procédé conforment au processus de présentation de lettres de change par fichier informatique (LCR) et qui ne pouvait avoir son attention d'attirer par une ressemblance éventuelle entre l'écriture du tireur et celui du tiré dès lors que le tireur peut aussi être le tiré.

M. [O] [S], gérant des deux Sci n'a pas porté à la connaissance de la cour le devenir de sa plainte pénale pourtant déposée le 30 mars 2015 ce qui aurait pu permettre de savoir si un processus pénal délictuel était à l'origine de l'encaissement de ces trois LCR.

En conséquence, en l'absence de faute démontrée par les Sci, imputable à la société Banque Postale, celles-ci seront déboutées de leur demande à l'encontre de cette dernière.

III - Sur les demandes accessoires

La Sci Nain et la Sci Keivan qui succombent seront in solidum condamnées aux dépens de l'instane qui seront distraits au profit de la société civile professionnelle Christine Visier-Philippe ' Carole Ollagnon-Delroise & Associes, avocates et de Me Trequattrini, avocat, sur leur affirmation de droit. Elles seront également déboutées de leur demande d'indemnité procédurale.

La Sci Nain et la Sci Keivan seront condamnées in solidum, en vertu de l'équité, à payer à la société Crédit Agricole des Savoie une indemnité procédurale de 1 500 euros et à la société Banque Postale une indemnité procédurale de 1 500 euros.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant publiquement, contradictoirement et après en avoir délibéré conformément à la loi,

Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Condamne in solidum la Sci Nain et la Sci Keivan aux dépens de l'instance qui seront distraits au profit de la société civile professionnelle Christine Visier-Philippe ' Carole Ollagnon-Delroise & Associes, avocates et de Me Trequattrini, avocat, sur leur affirmation de droit,

Déboute la Sci Nain et la Sci Keivan de sa demande d'indemnité procédurale en cause d'appel,

Condamne in solidum la Sci Nain et la Sci Keivan à payer à la société Crédit Agricole des Savoie une indemnité procédurale de 1 500 euros et à la société Banque Postale une indemnité procédurale de 1 500 euros,

Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

et signé par Hélène PIRAT, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.

Le Greffier, La Présidente,

Copie délivrée le

à

Me Georges PEDRO

la SCP VISIER PHILIPPE - OLLAGNON DELROISE & ASSOCIES

la SELARL TRAVERSO-TREQUATRINI ET ASSOCIES

Copie exécutoire délivrée le

à

la SCP VISIER PHILIPPE - OLLAGNON DELROISE & ASSOCIES

la SELARL TRAVERSO-TREQUATRINI ET ASSOCIES


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Chambéry
Formation : 1ère chambre
Numéro d'arrêt : 20/01002
Date de la décision : 13/12/2022

Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2022-12-13;20.01002 ?
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