COUR D'APPEL DE DOUAI CHAMBRE 1 SECTION 1 ARRÊT DU 27/02/2006 * * * No RG : 05/01140 Tribunal de Grande Instance de LILLE Jugement du 31 Janvier 2005 REF : CG/CB APPELANT Monsieur Jean Adrien X... né le 12 août 1949 à LILLE demeurant 26 rue Gay Lussac 59110 LA MADELEINE représenté par la SCP LEVASSEUR-CASTILLE-LEVASSEUR, avoués à la Cour assisté de Maître Jacky DURAND, avocat au barreau de LILLE INTIMÉ Monsieur LE DIRECTEUR DES SERVICES FISCAUX NORD-LILLE domicilié en ses bureaux :
161 Boulevard de la Liberté BP 687 59033 LILLE représenté par la SCP COCHEME-KRAUT, avoués à la Cour DÉBATS à l'audience publique du 05 Janvier 2006, tenue par Madame GUIEU magistrat chargé d'instruire l'affaire qui a entendu seul les plaidoiries, les conseils des parties ne s'y étant pas opposés et qui en a rendu compte à la Cour dans son délibéré (article 786 NCPC). Les parties ont été avisées à l'issue des débats que l'arrêt serait prononcé par sa mise à disposition au greffe. GREFFIER LORS DES DÉBATS : Madame HERMANT
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ Madame ROUSSEL, Président de chambre Madame GUIEU, Conseiller Madame COURTEILLE, Conseiller ARRÊT CONTRADICTOIRE prononcé publiquement par mise à disposition au greffe le 27 Février 2006 (date indiquée à l'issue des débats) par Madame ROUSSEL, Président, et Madame HERMANT, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire. VISA DU MINISTÈRE PUBLIC : Monsieur DE CANECAUDE, Substitut Général ORDONNANCE DE CLÈTURE DU : 06 décembre 2005
*****
Par jugement du 31 janvier 2005 auquel il est expressément renvoyé pour l'exposé les faits, moyens et prétentions, antérieurs des parties, le tribunal de grande instance de Lille a, dans un litige opposant Monsieur Jean X... à Monsieur le Directeur des Services
Fiscaux : - débouté Monsieur Jean X... de ses demandes, - laissé les dépens à sa charge.
Par déclaration du 23 février 2005, Monsieur X... a relevé appel de la décision.
Vu les conclusions déposées par l'appelant le 23 juin 2005 ;
Vu les conclusions déposées par Monsieur le Directeur des Services Fiscaux du Nord Lille le 14 septembre 2005 ;
Vu le visa du Ministère Public le 10 novembre 2005 ;
L'instruction de l'affaire a été clôturée par ordonnance du 06 décembre 2005.
L'analyse plus ample des moyens des parties sera effectuée à l'occasion de la réponse apportée à leurs écritures opérantes.
MOTIFS : Rappel des données du litige :
Par acte authentique du 12 mars 1996, Madame Christiane X..., âgée de 70 ans, a constitué avec ses deux enfants Madame Béatrice X... et Monsieur Jean X..., une société civile, dénommée Jabs Patrimoine, ayant pour objet social la propriété et la gestion d'un portefeuille de valeurs mobilières.
Madame Christiane X... a fait apport à cette société de la nue-propriété de 7.765 obligations assimilables du Trésor (OAT 7,5 % avril 2005) évaluées à 5.778.960 francs, soit 35 % de leur valeur en toute propriété d'un montant de 16.450.395 francs.
Les deux enfants ont apporté chacun 120 francs en numéraire.
Le capital social a été divisé en 577.920 parts de 10 francs chacune, attribuées aux associés en fonction de leurs apports respectifs, soit 577.896 parts pour Madame Christiane X... et douze parts pour chacun de ses enfants.
Par acte authentique du 09 décembre 1996, Madame Christiane X... a fait donation à ses deux enfants, chacun de 577.894 parts sociales de la société, évaluées à 5.778.940 francs. Les droits de donation calculés sur cette valeur ont été arrêtés à 1.162.176 francs.
Par notification du 18 février 1998 adressée à chaque donataire, le service de fiscalité immobilière de Lille a notifié à chacun d'entre eux un redressement, dans le cadre de la procédure d'abus de droit, en invoquant le caractère d'écran de la société Jabs Patrimoine et l'absence d'affectio societatis.
Le 16 mars 1998, Monsieur Jean X... a contesté les termes de cette notification mais les 12 juin 1998 et 20 juin 1998, l'administration a indiqué qu'elle entendait maintenir le redressement.
Dans un avis du 15 mai 2001, le Comité Consultatif pour la répression des abus de droit, saisi à l'initiative des donataires, a retenu que "l'opération dissimulait la donation directe de la nue-propriété des titres aux deux enfants de Madame X... afin d'éviter l'application du barème légal prévu à l'article 762 du code général des impôts puis a estimé que l'Administration était fondée à mettre en oeuvre la procédure prévue par l'article 64 du livre des procédures fiscales." L'Administration a donc mis en recouvrement les droits et pénalités initialement notifiés, puis a rejeté, le 29 septembre 2003, la réclamation contentieuse présentée le 17 décembre 2001.
C'est dans ce contexte que par acte du 28 novembre 2003, Monsieur X... a fait assigner Monsieur le Directeur des Services Fiscaux du Nord Lille, pour obtenir l'annulation de la décision du 29 septembre 2003 ayant rejeté sa réclamation, puis le dégrèvement de l'intégralité des droits et pénalités mis à sa charge.
La décision attaquée a été rendue dans ces conditions.
Au soutien de son appel, Monsieur X... fait valoir : - que si sa mère a préféré constituer une société civile antérieurement à la donation, plutôt que de recourir à la donation directe de certificats de capital d'OAT alors même que le résultat était analogue au niveau
des droits de donation à acquitter, c'est parce qu'elle souhaitait se réserver l'usufruit sa vie durant et que les revenus des certificats d'OAT démembrées sont payés pendant une période prédéterminée, indépendamment de l'âge du titulaire, alors que les revenus des OAT non démembrées sont acquis pendant toute la vie du titulaire et donnent lieu par ailleurs à un prélèvement libératoire attractif.
La donatrice souhaitait également ne pas permettre à ses enfants, de disposer immédiatement des fonds que représentait les OAT. Enfin, elle souhaitait disposer du pouvoir d'arbitrer les biens donnés, seule sa nomination en qualité de gérante inamovible d'une société civile permettant de répondre à ce souci de sécurité.
La donation de certificats d'OAT aurait donc abouti au même résultat, mais n'aurait pas permis la réalisation des objectifs autres que fiscaux, poursuivis par le donataire.
Monsieur X... souligne également : 1) concernant le grief de défaut d'apports réels, que l'article 1832 du code civil n'impose aucune exigence de proportion entre eux des apports des associés, - que s'agissant d'une société civile, les associés répondent indéfiniment des dettes sociales à proportion de leurs parts dans le capital social, cette solidarité de droit impliquant nécessairement la participation à "l'oeuvre commune" évoquée par les services fiscaux, - que dans le cadre d'une société civile, l'association de plusieurs membres d'une même famille n'est pas faite nécessairement dans un but économique, mais peut aussi avoir pour objet de faciliter la simple gestion du patrimoine familial. 2) concernant l'affectio societatis, - que si les associés au sein de la société Jabs Patrimoine ne peuvent avoir vocation aux bénéfices ou aux pertes
attachées à l'usufruit, ils ont vocation à ceux attachés à la nue-propriété, - que cependant, la reconstitution certaine de la pleine propriété avec l'extinction de l'usufruit et la possibilité qui sera alors offerte de procéder à la distribution de revenus, constitue le "partage de bénéfices" visé par les dispositions de l'article 1832 du code civil, - que d'ailleurs le bénéfice ne procède pas forcément de revenus mais peut aussi résulter de plus-values susceptibles d'être dégagées par la nue-propriété ou la pleine propriété de titres sociaux, et qu'en l'espèce, il y a eu des plus-values latentes considérables en raison des variations à la hausse des cours de l'obligation OAT 7,5 % 2005. 3) concernant le défaut de fonctionnement réel allégué, - que les assemblées sont régulièrement tenues, - que le bénéfice d'une société est constituée par la plus value qu'acquièrent les actifs et qu'en l'espèce, cette plus value n'est pas contestable, l'OAT ayant évolué de la date de création de la société à la date de clôture du premier exercice de 106,25 francs à 117,66 francs, - que le laps de temps s'étant écoulé entre la constitution de la société et l'acte de donation (neuf mois) a été mis à profit pour régulariser la situation de la société.
L'Administration fiscale quant à elle fait valoir : - que le contrat de société implique la réunion de trois éléments, à savoir un apport des associés, le partage des bénéfices ou des parts et un affectio societatis entendu comme la volonté de collaborer et d'accepter les
aléas communs, - qu'à défaut de l'un de ces éléments, la société doit être regardée comme fictive et donc inexistante, - qu'en l'espèce l'opération dissimulait une donation indirecte de la nue-propriété des titres aux deux enfants, le montage juridique ayant permis d'alléger la charge fiscale en déterminant l'application des dispositions du CGI, -que le Comité Consultatif pour la répression des abus de droit, dans son avis favorable, a estimé comme le service de la fiscalité immobilière qu'un certain nombre d'indices suffisamment graves précis et concordants tendant à déterminer que ce montage juridique ne répondait pas à la préoccupation du législateur, permettait exclusivement d'alléger les droits de mutation à titre gratuit dus normalement par les donataires.
Ainsi, l'Administration souligne : - qu'entre la création de la société et la signature de la donation partage, aucun acte de gestion relatif à l'achat ou à la vente de valeurs mobilières, n'a été effectué, - que du fait de l'apport de la seule nue propriété des titres, la réalisation de bénéfices n'était pas le but de la société, - que le capital n'a pas varié, - que l'existence d'une clause d'usufruit dans l'acte de constitution de la société impliquant que le capital ne soit composé que de la nue-propriété des valeurs, avait pour but d'anéantir l'autonomie financière de la société et de rendre impossible toute répartition de revenus, - que le fait que la donatrice soit associée principale et gérante statutaire inamovible est d'ailleurs, révélateur de l'absence de tout affectio societatis, - qu'en outre les apports en espèces effectués par les donataires étaient insignifiants par rapport à la somme apportée en nature par leur mère, - que ce montage devait permettre à Madame X... mère de faire échec à l'application du barème de l'ancien article 762 du code civil (applicable à l'époque) réduisant la valeur de l'usufruit à 10
% de la pleine propriété des OAT et non à 65 % comme cela avait été fait selon la méthode de l'évaluation économique, - que l'usufruit ayant une autonomie de gestion certaine et la société n'étant propriétaire que de la nue propriété des OAT, la qualité d'usufruitière de Madame X... lui permettait de procéder à des arbitrages.
Le Comité Consultatif pour la répression des abus de droit a retenu que la création de la société Jabs Patrimoine et l'apport de la nue-propriété de 7765 OAT par Madame Christiane X..., puis la donation-partage des parts sociales reçues en contre partie de cet apport était une opération qui dissimulait la donation directe de la nu-propriété des titres aux deux enfants de la donataire afin d'éviter l'application du barème légal prévu par l'article 762 du code civil.
Par application de l'article L 64 dernier alinéa du Livre des Procédures Fiscales, compte tenu de cet avis favorable à la position de l'Administration, il incombe à Monsieur X..., qui demande la décharge des droits, d'apporter la preuve que cette opération n'était pas constitutive d'un abus de droit.
Il lui revient dès lors de prouver que la société civile n'était pas fictive et que l'opération présentait un intérêt distinct de son seul
intérêt fiscal.
Il ressort des dispositions de l'article 1832 du code civil que le contrat de société doit nécessairement comporter trois éléments : la mise en commun d'apports, la vocation aux bénéfices ou aux économies réalisées et l'affectio societatis entendu comme la volonté d'entrer en société en assumant les risques que cela comporte.
Par ailleurs, la déclaration de fictivité d'une société suppose la réunion d'un faisceau d'indices concordants.
Comme justement relevé par le premier juge, la constitution d'apports constitue une des conditions essentielles du contrat de société caractérisée par la mise en commun d'apports par plusieurs personnes. S'il n'est pas nécessaire que ces apports aient la même importance, ils doivent néanmoins être de nature à procurer un avantage à la société.
Le fait qu'il s'agisse en l'espèce d'une société civile et non d'une société commerciale et que le but de la société en pareille hypothèse puisse
Le fait qu'il s'agisse en l'espèce d'une société civile et non d'une société commerciale et que le but de la société en pareille hypothèse puisse n'être pas nécessairement économique mais avoir pour objet de faciliter la gestion d'un patrimoine familial n'est pas de nature à remettre en cause la nécessité sus évoquée de procéder à une mise en commun d'apports, l'article 1832 du code civil ne distinguant pas
entre les différents types de sociétés.
Il est acquis en l'espèce que les apports des donataires ne représentaient que 0.0041 % de la valeur de l'apport de leur mère lors de la constitution de la société. Il n'est ni démontré ni allégué que Monsieur Saunier et Madame Béatrice X... auraient fait des apports en industrie permettant de caractériser leur volonté de s'associer. Les statuts de la société répartissent effectivement les parts sociales en attribuant 99,996 % des parts à Madame X... et 0,002 % des autres parts à chacun des associés.
Il doit donc être retenu que l'apport a une valeur insignifiante.
Vainement Monsieur X... soutient-il que la participation à "l'oeuvre commune" serait caractérisée par le risque pour lui, d'avoir à supporter en application de l'article 1857 du code civil, les pertes éventuelles à hauteur de 0,002 % étant observé que contrairement à ce qu'il prétend, l'article 1857 du code civil n'instaure aucun solidarité entre les associés.
De l'ensemble de ces observations, il convient de retenir que le déséquilibre significatif des apports met en évidence le caractère d'écran de la société.
C'est également à bon droit que le premier juge a relevé que Madame Christiane X... était en outre gérante statutaire inamovible de la société et usufruitière des OAT dont seule la nue-propriété avait été apportée à la société de sorte que cette dernière était privée de toute autonomie financière et qu'aucun des donataires n'avait vocation à partager d'éventuels bénéfices ou à supporter de possibles pertes.
Même si Monsieur X... indique que le bénéfice d'une société est constitué essentiellement par les résultats de l'exploitation, mais également par la plus value qu'acquièrent ses actifs, il convient de souligner que les plus values latentes dont la société peut faire état sont aléatoires en l'absence de prises de bénéfices, le principal intérêt des obligations OAT étant l'assurance de l'obtention de revenus réguliers, plutôt que la réalisation de plus values suite à leur cession.
En tout état de cause, en invoquant les finalités autres que fiscales du montage juridique litigieux, Monsieur X... reconnaît précisément qu'il n'existait pas réellement d'affectio societatis. Il indique en effet que Madame Christine X... entendait garder les revenus des OAT apportés à la société et garder la maîtrise de ce patrimoine sans avoir à demander l'accord de ses enfants pour d'éventuels arbitrages.
Enfin, Monsieur X... expose que l'absence de répartition des bénéfices entre les associés ne pouvait être que temporaire, la reconstitution certaine de la pleine propriété avec l'extinction de l'usufruit et la possibilité alors offerte de procéder à la distribution de revenus constituant bien le partage de bénéfices visé
à l'article 1832 du code civil. Néanmoins il convient d'observer que la date d'échéance des OAT prévue le 25 avril 2005 a permis leur remboursement entre Madame Christiane X... pour la valeur de l'usufruit et la société Jabs Patrimoine pour la nue-propriété.
L'affectio societatis n'est, au regard de ces observations pas caractérisé.
Enfin, il convient d'observer que si le respect du formalisme est effectivement l'un des éléments permettant d'apprécier le fonctionnement réel de la société, il ne s'agit cependant pas du seul élément d'appréciation.
Monsieur X... ne justifie pas que le laps de temps s'étant écoulé entre la constitution de la société et l'acte de donation - neuf mois - ait été mis à profit pour régulariser la situation de la société, alors même que celle-ci n'a eu aucune activité de gestion entre sa constitution et la date de la donation-partage des parts sociales.
La valorisation du patrimoine de la société par le simple jeu de la baisse des taux d'intérêts, l'écoulement du temps, ou encore la conjoncture économique de l'époque ne suffisent pas à expliquer qu'aucune valeur n'ait été vendue ni aucune autre acquise. L'absence de toute activité de gestion tend au contraire à démontrer que la
constitution de la société ne présentait en réalité aucun intérêt économique.
Il ressort de l'ensemble de ces observations que le défaut d'apports réels et significatifs par Monsieur Jean X... et Madame Béatrice X..., l'absence de véritable volonté de s'associer et le défaut de fonctionnement réel, de la société amènent à retenir que cette dernière présente un caractère fictif.
Il s'en déduit que cette société a été constituée fictivement pour dissimuler la donation directe de la nue-propriété des titres de Madame Christiane X... à ses deux enfants, de manière à éviter l'application du barème légal alors prévu par l'article 762 du code civil pour l'évaluation de l'usufruit d'une personne âgée de plus de soixante dix ans.
L'application de cet article imposait en effet d'évaluer l'usufruit de Madame X... à 10 % de la valeur des OAT en pleine propriété. Or en l'espèce, ce même usufruit a été évalué lors de l'apport en société à 65 % de la valeur en pleine propriété de sorte que, comme l'a justement relevé le premier juge, il ne peut être retenu que la même opération aurait eu un résultat fiscal comparable si la technique du démembrement avait été utilisée.
Le jugement ayant confirmé la décision de rejet du 29 septembre 2003 doit être confirmé, et Monsieur X... débouté de toutes ses demandes. PAR CES MOTIFS :
Confirme le jugement en toutes ses dispositions,
Condamne Monsieur Jean X... au paiement des dépens de première instance et d'appel dont distraction pour ces derniers, au profit de la SCP Cochemé-Kraut conformément à l'article 699 du nouveau code de procédure civile.
Le Greffier
Le Président
N. HERMANT
B. ROUSSEL