N° RG 22/00009 -
N° Portalis DBVM-V-B7G-LR6L
C1
N° Minute : 2023/2
Notifications faites le
25 AVRIL 2023
copie exécutoire délivrée
le 25 AVRIL 2023 à :
Me ZANA
Me LAUNAY
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE GRENOBLE
DÉCISION DU 25 AVRIL 2023
ENTRE :
DEMANDEUR suivant requête du 24 Octobre 2022
M. [W] [P]
né le [Date naissance 4] 1970 à [Localité 15]
[Adresse 14]
[Localité 7]
comparant, assisté de Me ZANA, dela SELARL ZANA et Associés, et Me LAUNAY, avocat au barreau de RENNES
Mme [Y] [T] épouse [P]
[Adresse 1]
[Localité 10]
Mme [H] [P]
[Adresse 6]
[Localité 8]
M. [R] [P]
[Adresse 3]
[Localité 8]
M. [J] [P]
[Adresse 5]
[Localité 9]
représentés et plaidant par Me ZANA, de la SELARL ZANA et Associés, et Me LAUNAY, avocat au barreau de RENNES
ET :
DEFENDEUR
M. L'AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT
[Adresse 12]
[Localité 11]
représenté et plaidant par Me Philippe LAURENT, de la SCP LEXWAY, avocats au barreau de GRENOBLE
EN PRÉSENCE DU MINISTÈRE PUBLIC
pris en la personne de M. MULLER, avocat général
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DÉBATS :
A l'audience du 14 Mars 2023, tenue à huis clos sur demande de M. [P],
Nous, Patrick BEGHIN, conseiller délégué par la première présidente de la cour d'appel de Grenoble par ordonnance du 13 septembre 2021, assisté de Valérie RENOUF, greffier, les formalités prévues par l'article R 37 du code de procédure pénale ayant été respectées,
Avons mis l'affaire en délibéré et renvoyé le prononcé de la décision à l'audience de ce jour, ce dont les parties présentes ou représentées ont été avisées.
FAITS
M. [W] [P], né le [Date naissance 4] 1970, a été placé en détention provisoire le 9 septembre 2015 et écroué à la maison d'arrêt de [Localité 18].
Mis en liberté le 29 septembre 2016, il a été mis en accusation et condamné par la cour d'assises de l'Isère à dix ans de réclusion criminelle le 13 mai 2021. Il a été écroué au centre pénitentiaire de [Localité 20]-[Localité 13] le même jour.
Le 5 mai 2022, la cour d'assises de la Drôme, statuant en appel, a acquitté M. [P], qui a été libéré le même jour.
Cet arrêt n'a pas fait l'objet d'un pourvoi.
Par requête reçue au greffe de la cour d'appel le 24 octobre 2022, M. [W] [P], Mme [T], son épouse, Mme [H] [P], sa fille, M. [R] [P], son père, et M. [J] [P], son frère, ont sollicité la réparation du préjudice que leur a causé la détention.
M. [W] [P] a demandé :
- 500 000 euros au titre de son préjudice moral,
- 51 831,24 euros au titre du préjudice matériel, soit 50 000 euros au titre de son préjudice économique (perte de revenus et incidence professionnelle) et 1 831,24 euros au titre de ses frais d'avocat.
Mme [T] et Mme [H] [P] ont chacune demandé la somme de 20 000 euros en réparation de leur préjudice moral.
MM. [R] et [J] [P] ont chacun demandé la somme de 10 000 euros en réparation de leur préjudice moral.
Les demandeurs ont sollicité la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par ses écritures déposées le 12 janvier 2023, l'agent judiciaire de l'Etat évalue le préjudice moral de M. [W] [P] à 51 000 euros et il sollicite le rejet de toutes les autres demandes. Il indique s'en rapporter sur la demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions déposées le 13 janvier 2023, le procureur général propose la somme de 51 000 euros au titre du préjudice moral de M. [W] [P], celle de 15 570 au titre de son préjudice économique et celle de 1 831,24 euros au titre de ses frais d'avocat. Il conclut au rejet des demandes des proches de M. [P] et à l'accueil de la demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Les demandeurs ont conclu en réplique le 15 février 2023.
L'agent judiciaire de l'Etat a conclu en réponse le 13 mars 2023.
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SUR CE,
Il résulte des articles 149 à 150 du code de procédure pénale qu'une indemnité est accordée, à sa demande, à la personne ayant fait l'objet d'une détention provisoire, au cours d'une procédure terminée à son égard, par une décision de non-lieu, de relaxe, ou d'acquittement devenue définitive. Cette indemnité est allouée en vue de réparer intégralement le préjudice personnel, matériel et moral, directement causé par la privation de liberté.
Sur la recevabilité de la requête
La requête en réparation a été formée dans les conditions de temps et de forme prescrites par les articles 149-2 et R. 26 du code de procédure pénale.
Si la requête de M. [W] [P] est recevable, tel n'est pas le cas de celle de Mme [T], de Mme [H] [P], de M. [R] [P], et de M. [J] [P].
En effet, il résulte des termes de l'article 149 du code de procédure pénale que le droit à réparation que ce texte ouvre est, à la différence de celui prévu par l'article 626-1 du même code, uniquement attribué à la personne même qui, à l'occasion d'une procédure pénale, a fait l'objet d'une détention provisoire suivie d'une décision de non-lieu, de relaxe, ou d'acquittement devenue définitive, et il n'appartient pas au juge de méconnaître les termes clairs de la loi, étant au demeurant observé que le droit à réparation ouvert par l'article 149 et celui ouvert par l'article 626-1 résultent de circonstances différentes puisque dans ce dernier cas la détention a été effectuée en exécution d'une décision de condamnation définitive.
Sur la liquidation des préjudices
Sur la durée de la détention indemnisable
M. [W] [P] a été détenu du 9 septembre 2015 au 29 septembre 2016, soit pendant un an et vingt-et-un jours, puis du 13 mai 2021 au 5 mai 2022, soit pendant onze mois et vingt-trois jours.
Sa détention a duré au total deux ans et quatorze jours.
Sur l'indemnisation du préjudice moral
M. [P] a été placé en détention provisoire le 9 septembre 2015 alors qu'il était âgé de 44 ans et qu'il était marié depuis [Date mariage 16] 2001 et père d'une fille née le [Date naissance 2] 2002 et beau-père de deux enfants majeurs dont l'un vivait au domicile familial.
Jamais incarcéré auparavant, il a été placé en détention pour des faits de nature criminelle, de viols sur mineurs de 15 ans, au titre desquels il encourait vingt ans de réclusion criminelle, et il a de surcroît été placé à l'isolement jusqu'au 15 août 2016, l'affaire ayant été médiatisée. L'isolement a rendu ses conditions de détention plus difficiles, étant ajouté que les décisions de placement à l'isolement des 15 mars et 13 mai 2016 ont souligné sa vulnérabilité et sa fragilité, à l'origine d'un suivi régulier avec une psychologue et une infirmière, et le fait qu'il vivait très difficilement la séparation d'avec son épouse et sa fille, qu'il a vue pour la première fois le 23 octobre 2015. L'anxiété réactionnelle de M. [P] a été relevée par l'expert psychiatre l'ayant examiné le même jour, et l'enquêtrice de personnalité a mentionné qu'il souffrait de la tristesse des membres de sa famille.
Après sa libération le 29 septembre 2016, M. [P] a été réincarcéré plus de quatre ans après, le 13 mai 2021, en exécution de sa condamnation par la cour d'assises de l'Isère à 10 ans de réclusion criminelle. Ecroué au centre pénitentiaire de [Localité 13]-[Localité 20], il a ainsi subi un second choc carcéral, que sa précédente détention n'a pu minorer.
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La vie de famille de M. [P] a été interrompue dans son cours normal à deux reprises, à chacune d'elles pendant plus ou moins un an. Le fait qu'il ait pu bénéficier de visites régulières des membres de sa famille, compte tenu néanmoins des contraintes de l'isolement, ainsi que de contacts téléphoniques, n'est pas de nature à minorer le préjudice subi du fait de la séparation familiale, d'autant que, notamment, l'éloignement géographique lors de son incarcération à [Localité 13]-[Localité 20] a pu réduire le nombre des visites.
La détention de M. [P] l'a privé des joies habituelles de la vie conjugale et familiale, spécialement lors des anniversaires et fêtes de famille, et il a en particulier été éloigné de la vie de sa fille, à ses 13 ans puis à ses 19 ans, et ses détentions ont directement causé la séparation conjugale, ainsi que l'a expliqué Mme [T] épouse [P].
En outre, la douleur exprimée par les membres de sa famille, dont il a été attesté, n'a pu qu'aggraver la pénibilité des deux séparations familiales subies par M. [P], qui, pendant ses détentions, a nécessairement été confronté aux difficultés de son épouse et de sa fille notamment, causées par son absence.
S'agissant des conditions de détention, M. [P] a été incarcéré au centre pénitentiaire de [Localité 18] du 9 septembre 2015 au 29 septembre 2016, au centre pénitentiaire de [Localité 13]-[Localité 20] du 12 mai 2021 au 6 avril 2022, puis au centre pénitentiaire de [Localité 19] du 6 avril au 5 mai 2022.
M. [P] justifie des conditions matérielles dégradées de ces établissements et de la surpopulation carcérale les affectant, dont il a nécessairement souffert, et les faits dont il était accusé ont en outre rendu ses conditions de vie sans aucun doute plus difficiles. Le préjudice inhérent à la privation de liberté a ainsi été aggravé.
En revanche, M. [P] ne justifie pas des répercussions physiques que sa détention aurait eues.
En l'état de ces éléments, il convient d'évaluer le préjudice moral subi par M. [P] à 65 000 euros.
Sur l'indemnisation du préjudice matériel
- Sur le préjudice économique :
M. [W] [P] a été animateur culturel indépendant et exercé son activité en tant qu'auto-entrepreneur.
Selon son relevé de carrière, après avoir été salarié de l'association [17] de septembre 2010 à juin 2014, il a été enseignant culturel d'octobre 2014 à septembre 2015.
Selon une attestation de l'URSSAF, il a été radié à la date du 31 août 2015, et un arrêté préfectoral du 24 décembre 2015 a ordonné à son encontre, au motif de sa mise en examen, la suspension de tout exercice de son activité d'animateur auprès de mineurs et ce, à compter de la date de la notification de l'arrêté et pendant une durée limitée à six mois, ou jusqu'à l'intervention d'une décision définitive en cas de poursuites pénales.
Il résulte de ces pièces que la détention provisoire a interrompu son activité professionnelle d'animateur (rien n'indiquant que la radiation au 31 août 2015 ait été volontaire ou ait eu une autre cause que la détention), mais que l'impossibilité de la reprendre après sa mise en liberté le 29 septembre 2016 et jusqu'à son acquittement le 5 mai 2022 ou après celui-ci a eu pour seule cause sa mise en examen et sa mise en accusation, et non directement la détention elle-même.
Dès lors, la première période de la détention a causé une perte de revenus d'animateur du 3 septembre 2015 au mois de décembre 2015 inclus, et a ensuite uniquement retardé sa réorientation professionnelle de janvier 2016 à fin septembre 2016, ce qui constitue également une perte de revenus. Son préjudice indemnisable est en cela caractérisé, étant ajouté que si M. [P] a cotisé en qualité de travailleur indépendant, il ne produit aucun élément permettant de chiffrer les conséquences invoquées de la détention.
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Les revenus que M. [P] a perçus en 2015 ne sont pas autrement établis que par sa déclaration de revenus 2015, selon laquelle ceux-ci se sont élevés à 7 605 euros. Si, ainsi que l'observe l'agent judiciaire de l'Etat, ces revenus ont été versés par Pôle emploi et ne correspondent pas au chiffre d'affaires réalisé de janvier à août 2015 inclus, il n'en demeure pas moins que la somme versée par Pôle emploi a eu pour base l'activité de M. [P] et qu'elle ne doit pouvoir excéder le bénéfice réalisé. La somme précitée de 7 605 euros peut ainsi être prise pour base d'évaluation de la perte de revenus d'animateur.
La perte de revenus subie par M. [P] pendant quatre mois, de septembre 2015 à décembre 2015, doit être fixée à 2 535 euros sur la base de 633,75 euros par mois.
M. [P] a obtenu à compter du 9 mars 2017 un emploi de V.R.P. à temps partiel, rémunéré 1 200 euros brut, puis 900 euros brut à compter du 1er mai 2017, outre commissions, et rémunéré uniquement sur la base de commissions à compter du 1er juillet 2017.
Selon ses avis d'imposition, il a perçu des revenus imposables nets de 1 824 euros en 2016, de 10 615 euros en 2017, de 3 954 euros en 2018, et aucun revenu en 2019.
Compte tenu de ces éléments, et sur la base d'un revenu mensuel moyen de 607,15 euros, le préjudice subi de janvier 2016 à septembre 2016 inclus doit être arrêté à 5 464,35 euros.
Après la seconde période de détention, M. [P] a perçu le revenu de solidarité active en mai et juin 2022. Il ne justifie pas de la situation qui a été la sienne après juin 2022.
Il ne justifie pas davantage de sa situation professionnelle et de revenus au moment de sa réincarcération le 13 mai 2021. En effet, il n'a produit que ses déclarations ou avis d'impôts sur le revenu de 2014 à 2019.
M. [P] n'établit donc pas l'existence d'un préjudice économique indemnisable au titre de la seconde période de détention.
La demande d'indemnisation du préjudice économique est donc justifiée à hauteur de 7 999,35 euros.
- Sur les frais d'avocat :
M. [P] produit à ce titre :
- une note d'honoraires du 14 juin 2021, d'un montant de 480 euros,
- deux notes de frais de déplacement du 14 juin 2021 et du 13 octobre 2021, chacune d'un montant de 195,62 euros,
- deux notes d'audience du 10 août 2021 et du 13 octobre 2021, chacune d'un montant de 480 euros.
La note d'honoraires a pour objet les diligences suivantes : 'suivi du dossier - rédaction d'une demande de mise en liberté - honoraires convenus expressément'.
Cette note est intervenue à la suite de l'arrêt de condamnation du 13 mai précédent, et elle porte sur la demande de mise en liberté déposée le 15 juin 2021, qui a été examinée à l'audience de la chambre de l'instruction du 5 août 2021. Elle a pour objet le contentieux de la détention et elle doit être indemnisée.
Les notes de frais portent sur des déplacements à [Localité 13] pour deux audiences de la chambre de l'instruction, et il résulte du dossier que l'avocat de M. [P] a déposé, le 15 juin 2021, la demande de mise en liberté objet de la note d'honoraire précitée et, le 3 septembre 2021, une nouvelle demande de mise en liberté qui a été examinée à l'audience du 21 octobre 2021.
Selon les mentions des arrêts rendus le 6 août 2021 et le 28 octobre 2021, Me ZANA, avocat de M. [P], inscrit au barreau de Vienne, s'est fait substituer le 5 août 2021 par un avocat du même barreau, et il a représenté M. [P] à l'audience du 21 octobre 2021.
Il s'ensuit que les notes de frais doivent être indemnisées.
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Les notes d'audience portent sur l'assistance ou la représentation de M. [P] aux audiences précitées des 5 août et 21 octobre 2021. Elles doivent également être indemnisées.
Il doit donc être alloué à M. [P] la somme réclamée de 1 831,24 euros en indemnisation de ses frais d'avocat.
Le préjudice matériel total est en conséquence de 9 830,59 euros.
Sur l'article 700 du code de procédure civile
Il apparaît conforme à l'équité d'allouer à M. [P] une somme de 1 200 euros en remboursement des frais de procédure qu'il a dû exposer pour présenter sa demande en réparation.
PAR CES MOTIFS
Nous, Patrick BEGHIN, conseiller délégué par la première présidente de la cour d'appel de Grenoble, statuant publiquement, par mise à disposition au greffe, contradictoirement et en premier ressort,
Déclarons la requête de Mme [T], de Mme [H] [P], de M. [R] [P], et de M. [J] [P] irrecevable.
Allouons à M. [W] [P] la somme de 65 000 euros en réparation de son préjudice moral, celle de 9 830,59 euros en réparation de son préjudice matériel, ainsi que celle de 1 200 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Laissons les dépens à la charge du Trésor public.
Signé par Patrick BEGHIN, conseiller délégué par la première présidente de la cour d'appel de Grenoble et par Valérie RENOUF, greffier.
Le greffier Le conseiller délégué