N° RG 21/01985 - N° Portalis DBVM-V-B7F-K3HS
C1
N° Minute :
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
Me Bénédicte MORLAT
la SCP LACHAT MOURONVALLE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE GRENOBLE
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRÊT DU MARDI 30 MAI 2023
Appel d'un Jugement (N° R.G. 18/02065)
rendu par le Tribunal judiciaire de Grenoble
en date du 01 avril 2021
suivant déclaration d'appel du 28 avril 2021
APPELANTE :
Mme [E] [N]
née le [Date naissance 1] 1974 à [Localité 9]
de nationalité Française
Le [Adresse 8]
[Localité 3]
représentée par Me Bénédicte MORLAT, avocat au barreau de GRENOBLE postulant, et plaidant par Me Didier PARR, avocat au barreau de PARIS
INTIMÉE :
Mme [V] [S]
de nationalité Française
[Adresse 5]
[Localité 2]
représentée par Me Christophe LACHAT de la SCP LACHAT MOURONVALLE, avocat au barreau de GRENOBLE, postulant, et ayant pour avocat plaidant Me Jean-Christophe BESSY, avocat au barreau de LYON.
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ
Mme Catherine Clerc, présidente,
Mme Joëlle Blatry, conseiller,
Mme Véronique Lamoine, conseiller,
Assistées lors des débats de Anne Burel, greffier
DÉBATS :
A l'audience publique du 3 avril 2023, Madame Lamoine a été entendue en son rapport.
Les avocats ont été entendus en leurs observations.
Et l'affaire a été mise en délibéré à la date de ce jour à laquelle l'arrêt a été rendu.
RAPPEL DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
De l'union libre de Mme [E] [N] et M. [H] [T] est né l'enfant [M] le [Date naissance 4] 2013. En mars 2013, alors qu'elle était enceinte, Mme [N] avait mis fin à la relation du couple. L'enfant a été reconnu par son père le 5 avril 2013, et par sa mère le 15 avril 2013.
L'acte de naissance de l'enfant, inscrit sur les registres de l'Etat civil de [Localité 7] (26), mentionnait comme nom : [N] [T].
Le 7 octobre 2013, Mme [N] et M. [T] ont établi une "déclaration conjointe de choix de nom" par laquelle ils indiquaient avoir choisi pour leur enfant [M] le nom unique de "[N]".
M. [T], de nationalité belge et alors domicilié à [Localité 6], a saisi le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Valence par lettre du 18 octobre 2013 aux fins de rectification du nom d'[M] pour qu'il soit nommé du seul nom de [N], exposant que tel était l'accord des deux parents avant sa naissance.
Le procureur de la République a alors, après enquête et au regard de la chronologie des reconnaissances successives par le père, puis par la mère et des dispositions de l'article 311-21 du code civil, assigné M. [T] et Mme [N] devant le tribunal de grande instance de Valence aux fins de voir rectifier l'acte de naissance et voir dire que l'enfant se nommera [T].
Par jugement du 3 février 2016, le tribunal a fait droit à la demande, et ordonné la rectification de l'acte de naissance de l'enfant notamment en ce qui concerne son nom soit [T].
Me [V] [S], avocate qui représentait Mme [N] devant le tribunal, a relevé appel du jugement au nom de cette dernière.
Par une ordonnance juridictionnelle en date du 16 mars 2017, le conseiller de la mise en état a déclaré l'appel caduc au motif que l'appelante n'avait pas remis au greffe ses conclusions dans le délai de l'article 908 du code de procédure civile.
Par acte du 11 mai 2018, Mme [N] a assigné Me [S] devant le tribunal de grande instance de Grenoble pour voir reconnaître sa responsabilité et la voir condamner, avec exécution provisoire, à lui payer les sommes de :
7 203,81 € en réparation de son préjudice matériel,
20 000 € en réparation de son préjudice moral,
4 397 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Par jugement du 1er avril 2021, le tribunal judiciaire de Grenoble a :
débouté Mme [N] de toutes ses demandes,
dit n'y avoir lieu à exécution provisoire ni à indemnité sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
condamné Mme [N] aux dépens.
Par déclaration au greffe en date du 28 avril 2021, Mme [N] a interjeté appel de ce jugement.
Par conclusions rectificatives n° 2 notifiées le 13 septembre 2021, elle demande l'infirmation du jugement déféré en toutes ses dispositions, et la condamnation de Me [S] à lui payer les sommes de :
11 235,41 € en réparation de son préjudice matériel,
20 000 € en réparation de son préjudice moral,
4 856 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle fait valoir :
que la faute de Me [S] pour n'avoir pas transmis ses conclusions au greffe dans le délai de l'article 908 du code de procédure civile est incontestable,
qu'en effet, ce délai expirait le 20 juin 2016, et le conseiller de la mise en état a, dans son ordonnance du 16 mars 2017, constaté qu'aucun exemplaire même papier de ces conclusions n'avait été adressé au greffe avant cette date, et qu'il n'était pas justifié des problèmes informatiques allégués qui en auraient empêché la transmission,
que, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal dans les motifs du jugement déféré, son action avait de grandes chances d'aboutir si Me [S] avait transmis ses conclusions dans le délai,
que l'on peut d'ailleurs s'interroger sur le fait que Me [S] ait accepté de régulariser l'acte d'appel du jugement du 3 février 2016, si, comme elle le soutient aujourd'hui, celui-ci n'avait aucune chance d'aboutir,
qu'en réalité, il convient de rappeler que le Parquet Général, dans l'instance d'appel du jugement du 3 février 2016, avait conclu à l'infirmation du jugement pour que l'acte de naissance porte mention des deux noms des parents accolés, en l'état de la déclaration de désaccord sur le nom de l'enfant qu'elle avait fait établir et remettre à l'officier d'Etat civil chargé de rédiger l'acte de naissance,
que si elle avait demandé seulement à titre principal, dans ses premières conclusions d'appel du jugement du 3 février 2016, qu'il soit dit que l'enfant portera son seul nom, elle avait réservé son droit de former une demande subsidiaire, par conclusions additionnelles, aux fins de voir accoler les deux noms [N] [T],
qu'elle subit un préjudice important tenant à la circonstance que son enfant ne porte que le seul nom de son père, alors qu'il vit avec elle depuis toujours et que les deux parents étaient d'accord pour qu'il porte son seul nom,
qu'elle subit aussi un préjudice matériel consistant dans les nombreux frais d'avocat engagés en vain.
Me [S], par uniques conclusions notifiées le 5 octobre 2021, demande la confirmation du jugement déféré en toutes ses dispositions, le débouté de Mme [N] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions, et la condamnation de cette dernière aux dépens et à lui payer une somme de 3 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Elle reprend, en les développant, les motifs retenus par le tribunal pour conclure à l'absence de tout préjudice résultant pour Mme [N] de la faute qui lui est reprochée, en insistant sur les points suivants :
les règles de dévolution du nom de famille des articles 1° et 2 du décret du 29 octobre 2004 imposent que la déclaration conjointe de choix du nom prévue aux premier et quatrième alinéas de l'article 311-21 doit être faite au plus tard le jour de la déclaration de naissance si la filiation de l'enfant à l'égard de ses deux parents est établie au plus tard à cette date,
en l'espèce, la déclaration conjointe est en date du 7 octobre 2013 et donc postérieure à la déclaration de naissance, alors que sa filiation avait été préalablement établie envers ses deux parents,
dans ses conclusions d'appel qui n'avaient pas été transmises au greffe dans le délai légal, Mme [N] demandait seulement que l'enfant porte le seul nom de [N] et non pas les noms de ses deux parents accolés, de sorte que les conclusions du ministère public dans l'instance d'appel litigieuse ne sont pas de nature à établir la perte de chance invoquée.
L'instruction a été clôturée par une ordonnance rendue le 28 février 2023.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la demande principale
# sur la faute professionnelle de Me [S]
C'est par des motifs pertinents que le tribunal a retenu la faute professionnelle de Me [S] pour n'avoir pas transmis au greffe les conclusions prises au nom de Mme [N] dans le délai de l'article 908 du code de procédure civile ce qui a entraîné l'extinction de l'instance d'appel du jugement du 3 février 2016 par l'effet de la caducité constatée, étant souligné que Me [S] ne discute pas le principe de cette faute dans ses conclusions actuelles devant cette cour.
# sur le préjudice
Les conséquences de la faute d'un avocat pour n'avoir pas respecté un délai de procédure ne peuvent s'analyser que comme une perte de chance, pour son client, d'obtenir gain de cause dans l'instance éteinte par l'effet de cette faute.
En l'espèce, c'est à bon droit que le tribunal a retenu que Mme [N] n'avait aucune chance d'obtenir, comme elle le sollicitait dans les conclusions qui n'ont pas été déposées par son conseil en temps utile, que l'enfant [M] porte le seul nom de [N] en se prévalant de la "déclaration conjointe de choix du nom" faite par ses parents en ce sens, dès lors que cette déclaration est datée du 7 octobre 2013, alors que l'officier de l'État civil de la mairie de [Localité 7], entendu par les services de police dans le cadre d'une enquête du Parquet sur les circonstances de l'établissement de l'acte de naissance de l'enfant, avait répondu aux enquêteurs sur ce point que ce dernier acte avait été dressé le 30 septembre 2013, puis qu'il était "probable qu'il ait été dressé le 5 octobre 2013." (sic)
En effet, aux termes de l'article 2 du décret 2004-1159 du 29 avril 2004 pris en application de l'article 311-21 du code civil, "lorsque la filiation de l'enfant est établie à l'égard de ses deux parents au plus tard le jour de sa déclaration de naissance, la déclaration conjointe de choix de nom est remise simultanément par les parents, l'un d'entre eux ou l'une des personnes (...) à l'officier de l'état civil chargé d'établir l'acte de naissance", ce qui signifie que cette déclaration conjointe doit, au plus tard, être remise le jour de la déclaration de naissance, celle-ci portant en l'espèce la date du 30 septembre 2013 au vu des pièces produites.
En revanche, Mme [N] souligne justement que, dans le cadre de l'instance d'appel litigieuse éteinte par suite de la faute de Me [S], le Ministère Public avait, par conclusions sur le fond en date du 4 août 2016, conclu à l'infirmation du jugement au visa de l'article 14 du décret susvisé et de l'existence d'une "Déclaration de désaccord sur le nom" datée du 30 septembre 2013 et signée de Mme [N], laquelle pouvait lui permettre, en application de la fin du 1er alinéa de l'article 311-21 du code civil et du 2ème alinéa de l'article 14 du décret susvisé, d'obtenir que l'enfant soit appelé du "premier nom de chacun des parents accolés selon l'ordre alphabétique".
Certes, une telle demande n'avait pas alors été formée par Mme [N] dans le jeu de conclusions que son avocate avait omis de transmettre au greffe dans le délai légal. Mais, comme elle le souligne à bon droit, elle disposait, si l'instance s'était poursuivie normalement, d'une chance, au vu du contenu des conclusions du Ministère Public, d'adapter sa demande par voie additionnelle ou subsidiaire pour obtenir que l'enfant porte au moins son nom accolé à celui de son père, le nom de "[N]" précédant alors celui de "[T]" dans l'ordre alphabétique.
Au vu des éléments du dossier, cette perte de chance peut être estimée à 40 % en considération des éléments suivants :
d'une part elle reposait sur le double aléa tout d'abord de la réaction de son avocat aux conclusions du Ministère public pour adapter la demande au vu des nouveaux développements de l'affaire, ensuite de sa propre acceptation de cette nouvelle option tendant à ce que l'enfant porte les deux noms accolés,
d'autre part la date réelle de la "Déclaration de désaccord" signée par Mme [N] pouvait être discutée au vu des éléments du dossier, en particulier ceux recueillis lors de l'audition de cette dernière ainsi que de l'officier d'état civil instrumentaire par les enquêteurs saisis par le Parquet.
Mme [N] justifie des frais engagés en vain au titre de la procédure de première instance puis de celle d'appel ayant conduit à l'ordonnance juridictionnelle du 16 mars 2017 à hauteur de 11 235,41 €, en ce compris les indemnités mises à sa charge au profit de M. [T] sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi que les intérêts sur la somme empruntée pour couvrir ces frais. Il lui sera donc alloué de ce chef la somme de 4 494,16 € compte-tenu de la proportion qui vient d'être déterminée.
Mme [N] peut se prévaloir aussi d'un préjudice moral au titre de la perte de chance de voir son fils porter son nom, même accolé à celui de son père ; compte-tenu des éléments du dossier et de la proportion de la perte de chance ci-avant estimée, la réparation de ce préjudice sera fixée à 5 000 €.
Sur les demandes accessoires
Me [S], succombant principalement en sa défense, devra supporter les dépens de première instance et d'appel en application de l'article 696 du code de procédure civile et il n'y a pas lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile en sa faveur.
Il est équitable de faire application de l'article 700 du code de procédure civile au profit de Mme [N].
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement par arrêt contradictoire,
Infirme en toutes ses dispositions le jugement déféré.
Statuant de nouveau et y ajoutant :
Condamne Mme [V] [S] à payer à Mme [E] [N] les sommes suivantes à titre de dommages-intérêts, en réparation de la perte de chance subie par cette dernière et causée par sa faute professionnelle :
4 494,16 € en réparation de son préjudice matériel,
5 000 € en réparation de son préjudice moral.
Condamne encore Mme [V] [S] à payer à Mme [N] la somme de 4 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Rejette toutes les autres demandes.
Condamne Maître [V] [S] aux dépens de première instance et d'appel.
Prononcé par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
Signé par madame Clerc, président, et par madame Burel, greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
LE GREFFIER LE PRÉSIDENT