ARRET N.
RG N : 13/ 01191
AFFAIRE :
Mme Françoise X...épouse Y...
C/
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT L'Agent Judiciaire de l'Etat représentant l'Etat Français
G. S/ E. A
demande en paiement de l'indemnité d'assurance dans une assurance de personnes
Grosse délivrée à Me PLAS, avocat
COUR D'APPEL DE LIMOGES CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 20 JANVIER 2016
Le VINGT JANVIER DEUX MILLE SEIZE la CHAMBRE CIVILE a rendu l'arrêt dont la teneur suit par mise à la disposition du public au greffe :
ENTRE :
Madame Françoise X...épouse Y...de nationalité Française née le 29 Janvier 1959 à ARCUEIL (94110) Profession : Sans profession, demeurant ... représentée par Me François GASTON, avocat au barreau de POITIERS, Me Sandrine PAGNOU, avocat au barreau de LIMOGES
APPELANTE d'un jugement rendu le 28 JUIN 2010 par le TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE POITIERS
ET :
AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT L'Agent Judiciaire de l'Etat représentant l'Etat Français, demeurant 6 rue Louise Weiss-TELEDOC 331-353 6 rue Louis Weiss-75703 PARIS CEDEX 13 représenté par Me Mathieu PLAS, avocat au barreau de LIMOGES
INTIME
--- = = oO § Oo = =---
Sur renvoi de cassation : jugement du tribunal de grande instance de Poitiers en date du 28 Juin 2010- arrêt de la cour d'appel de Poitiers en date du 29 février 2012- arrêt de la cour de cassation en date du 26 juin 2013
L'affaire a été fixée à l'audience du 18 novembre 2015 par avis de fixation du conseiller de la mise en état avec arrêt rendu le 16 décembre 2015. L'ordonnance de clôture est en date du 07octobre 2015. A l'audience de plaidoirie la Cour étant composée de Madame ANTOINE, Première Présidente, de Monsieur VERNUDACHI et de Monsieur SOURY, Conseillers, assistés de Madame AZEVEDO, Greffier. A cette audience, Monsieur SOURY a été entendu en son rapport oral, les avocats sont intervenus au soutien des intérêts de leurs clients.
Puis Madame ANTOINE, Première Présidente, a donné avis aux parties que la décision serait rendue le 20 janvier 2016 par mise à disposition au greffe de la cour, après en avoir délibéré conformément à la loi.
LA COUR
FAITS et PROCÉDURE
Le 9 octobre 1990, Mme François X...épouse Y..., qui était employée par la société Lacto-labo, a été victime d'un accident du travail à la suite de l'explosion d'un flacon qu'elle manipulait, ce qui a entraîné la cécité de son oeil droit.
Le 24 avril 1993, elle a déposé une plainte avec constitution de partie civile pour blessures involontaires.
Le juge d'instruction saisi du dossier a rendu une ordonnance de non-lieu le 14 mai 2003 qui a été confirmée par un arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel du 16 janvier 2007, devenu définitif (pourvoi non admis).
Le 17 décembre 2008, Mme Y...a assigné l'agent judiciaire de l'Etat devant le tribunal de grande instance de Poitiers pour obtenir la condamnation de l'Etat à l'indemniser de son préjudice consécutif au fonctionnement défectueux du service public de la justice sur le fondement de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire.
Par jugement du 28 juin 2010, le tribunal de grande instance a débouté Mme Y...de son action en estimant qu'il n'y avait eu ni déni de justice, ni faute lourde de l'Etat dans le suivi d'un dossier complexe caractérisé par l'impossibilité de déterminer avec certitude la cause de l'explosion.
Mme Y...a relevé appel et, par arrêt du 29 février 2012, la cour d'appel de Poitiers a confirmé le jugement du tribunal de grande instance après avoir retenu que celle-ci avait exercé toutes les voies de recours à l'encontre des décisions qui lui étaient défavorables et qu'elle a toujours été déboutée, et que la décision prise par le juge d'instruction n'est pas constitutive d'un déni de justice dans la mesure où deux expertises ont été réalisées et que le juge a motivé sa décision.
Mme Y...a formé un pourvoi et, par arrêt du 26 juin 2013, la première chambre civile de la Cour de cassation a cassé, dans toutes ses dispositions, l'arrêt de la cour d'appel pour violation de l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire aux motifs qu'il ne pouvait être reproché à Mme Y...d'avoir exercé ses voies de recours et qu'un délai de 14 ans pour obtenir une décision définitive sur une plainte pour blessures involontaires ne pouvait résulter que d'une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir sa mission.
Les parties ont été renvoyées devant la cour d'appel de Limoges.
MOYENS et PRÉTENTIONS
Mme Y...demande la condamnation de l'agent judiciaire de l'Etat à lui payer 100 000 euros à titre de dommages-intérêts au regard de la perte de chance d'être indemnisée de son préjudice corporel, en soutenant que les erreurs de fait et de droit commises au cours de l'instruction pénale de sa plainte ont eu une incidence directe sur le cours et la durée de cette instruction et caractérisent une déficience du service public de la justice constitutive d'une faute lourde.
L'agent judiciaire de l'Etat conclut à la confirmation du jugement.
MOTIFS
Attendu que Mme Y...fonde son action sur l'article L. 141-1 du code de l'organisation judiciaire ; que, selon ce texte, la responsabilité de l'Etat suppose que soit rapportée la preuve d'une faute lourde ou d'un déni de justice ; que la faute lourde s'entend de toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l'inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi.
Attendu que Mme Y...fonde son action tant sur l'existence d'un déni de justice que d'une faute lourde commis par le service public de la justice.
Attendu qu'il convient de rappeler les étapes principales de l'enquête pénale.
Attendu que Mme Y...a déposé sa plainte avec constitution de partie civile le 24 avril 1993, soit deux ans et demi après l'accident du 9 octobre 1990 ; que cette plainte pénale pour blessures involontaires était dirigée contre X, l'instruction devant permettre d'identifier les responsabilités encourues qui pouvaient concerner l'employeur mais aussi le fabricant du flacon ou plus généralement du matériel utilisé par la victime.
Attendu que l'information a été ouverte par le juge d'instruction le 13 septembre 1993 ; que, dès le 16 décembre 1993, ce magistrat a saisi l'inspection du travail avant de délivrer, le 8 février 1994, une commission rogatoire à la gendarmerie qui a conclu, le 4 mai 1994, à l'absence d'explication sur la cause de l'explosion du flacon tout en rappelant que l'inspection du travail n'avait pas établi de procédure ; qu'après audition de Mme Y...le 2 juin 1994, le juge d'instruction a délivré le 7 octobre 1994 un premier avis de clôture de l'instruction. Attendu que, répondant à la demande d'acte d'instruction formée par Mme Y..., le juge d'instruction a désigné, le 25 août 1995, un expert pour rechercher si les conditions de stockage des ferments (géotricrum) ou leur type de conditionnement pouvaient être à l'origine de l'accident ; que l'expert désigné a déposé son rapport dès le 4 octobre 1995 à la lecture duquel Mme Y...a réclamé un complément d'expertise ; qu'après dépôt, le 6 septembre 1996, d'une commission rogatoire délivrée par le juge d'instruction le 24 juin 1996, ce magistrat a ordonné un complément d'expertise au vu de nouveaux documents saisis lors de l'exécution de la commission rogatoire ; que l'expert a déposé son rapport complémentaire le 17 janvier 1997 ; que le juge d'instruction a délivré le 10 février 1997 un deuxième avis de clôture de l'instruction.
Attendu que pour répondre à des demandes d'investigation émanant de Mme Y..., le juge d'instruction a délivré, le 21 novembre 1997, une nouvelle commission rogatoire à la gendarmerie afin de faire saisir de nouveaux documents ; qu'après saisie de ces documents, le juge d'instruction a délivré le 27 février 1998 un troisième avis de clôture de l'instruction.
Attendu que, répondant à la demande de Mme Y..., le juge d'instruction a ordonné, le 13 mai 1998, un complément d'expertise au vu des nouveaux documents saisis ; que l'expert a déposé son avis complémentaire le 28 août 1998 au vu duquel Mme Y...a formé une demande d'acte d'instruction qui a été rejetée le 1er octobre 1998 ; que le juge d'instruction a délivré le 10 novembre 1998 un quatrième avis de clôture de l'instruction.
Attendu que, le 8 décembre 1998, le procureur de la République a adressé au juge d'instruction un réquisitoire supplétif aux fins d'interroger la direction départementale du travail et la médecine du travail et d'identifier le responsable de la société Lacto-labo au moment des faits ; qu'après exécution des demandes objet de ce réquisitoire supplétif, le juge d'instruction a délivré le 17 novembre 2000 un cinquième avis de clôture de l'instruction.
Attendu qu'ayant été saisi par Mme Y...d'une demande de communication de nouveaux documents, le juge d'instruction a délivré, le 13 décembre 2000, une première commission rogatoire à cette fin, puis, le 27 novembre 2001, une seconde commission rogatoire, avant de désigner un nouvel expert le 19 septembre 2002 lequel a conclu, le 7 octobre 2002, à l'impossibilité de déterminer avec certitude la cause de l'explosion ; que le 27 décembre 2002, le juge d'instruction a rejeté la demande de complément d'expertise de Mme Y..., l'appel de cette décision étant déclaré irrecevable par le président de la chambre de l'instruction le 10 janvier 2003 ; qu'après audition de Mme Y..., le juge d'instruction a délivré le 13 mars 2003 un sixième avis de clôture de l'instruction.
Attendu que, le 14 mai 2003, le juge d'instruction a rendu une ordonnance de non lieu dont Mme Y...a relevé appel ; que la chambre de l'instruction a ordonné successivement deux suppléments d'information, le premier par arrêt du 7 octobre 2003 afin de rechercher si la société Lacto-labo, devenue Textel puis Rhodia food, conservait une existence légale susceptible de répondre de l'accident, le second par arrêt du 30 mars 2004 pour mise en examen de la société Rhodia food ; qu'après arrêt de dépôt du 2 septembre 2005, la chambre de l'instruction de la cour d'appel a confirmé l'ordonnance de non lieu du juge d'instruction par arrêt du 16 janvier 2007 confirmé par l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 15 mai 2007.
Attendu que Mme Y...soutient l'existence d'un déni de justice imputable à l'institution judiciaire, le juge d'instruction ayant rejeté sa demande tendant à faire procéder par l'expert à la reproduction de l'explosion du 9 octobre 1990.
Mais attendu qu'il résulte des étapes de l'information judiciaire, telles que précédemment relatées, que le juge d'instruction a donné une suite à toutes les demandes dont il a été saisi par Mme Y..., que ce soit celles portant sur la communication de document que celles tendant à faire procéder à des investigations techniques ou des compléments d'expertise rendus nécessaires par la technicité des recherches de la cause de l'accident ; que si le juge d'instruction a effectivement rejeté la demande de Mme Y...tendant à faire procéder à une reproduction de l'explosion dont elle a été victime, c'est au terme d'une ordonnance motivée rendue le 27 décembre 2002 au vu de l'avis exprimé par l'expert le 26 juin 2002, lequel, après avoir été saisi par le magistrat instructeur d'une demande de reproduction de l'accident, lui a répondu qu'il lui paraissait " illusoire de vouloir reproduire l'accident et cela d'autant plus que nous ne connaissons pas le catalyseur potentiel " ; que le rejet de la demande de Mme Y..., motivé par cette difficulté technique, ne saurait être constitutif d'un déni de justice.
Et attendu que Mme Y...soutient que la longueur excessive de la procédure d'instruction l'a privée de la possibilité de mettre en cause la responsabilité de la société Lacto-labo qui avait disparue par suite d'une fusion absorption réalisée dès 1991 ; qu'elle ajoute que l'instruction pénale aurait pu être très nettement écourtée si les juges avaient immédiatement tiré les conséquences de la disparition de la société Lacto-labo.
Mais attendu que Mme Y...a déposé sa plainte avec constitution de partie civile le 24 avril 1993, soit deux ans et demi après l'accident, à une date où la société Lacto-labo avait déjà disparue ; que cette plainte pénale pour blessures involontaires était dirigée contre X ; que seule la détermination des causes exactes de l'explosion du flacon devaient permettre d'identifier le ou les responsables de l'accident ; que, dans un tel contexte juridique, il ne peut être reproché au magistrat instructeur d'avoir donné la priorité aux recherches techniques relatives à la cause de l'accident avant de s'interroger sur le situation juridique de la société Lacto-labo ; que la recherche des circonstances causales de l'accident a soulevé des difficultés techniques du fait de la complexité des phénomènes à appréhender ; que les investigations effectuées dans le cadre de cette recherche ont évolué au cours de l'enquête à la lumière des éléments nouveaux résultant des avis techniques émis et des pièces communiquées au magistrat instructeur, rendant nécessaire la désignation de deux experts successifs et le recours à des compléments d'expertise ; que même si les expertises n'ont pas permis de déterminer avec certitude la cause de l'explosion, il ne peut être reproché aux magistrats instructeurs successifs d'avoir persisté dans leurs investigations sur les causes de l'accident qui devaient permettre d'identifier le ou les responsables de l'accident subi par Mme Y...; que ces investigations se sont étalées sur une durée qui peut certes paraître longue mais qui apparaît raisonnable au regard de la complexité technique de la recherche.
Et attendu que Mme Y...reproche au magistrat instructeur d'avoir commis une erreur de droit en se fondant, dans son ordonnance de non lieu du 14 mai 2003, sur l'article 123-1 du code pénal, alors que ce texte ne s'applique pas aux personnes morales.
Mais attendu que cette erreur de droit, qui a été rectifiée dans l'arrêt de chambre de l'instruction de la cour d'appel du 7 octobre 2003, ne peut être constitutive d'une faute lourde.
Et attendu que Mme Y...reproche à la chambre de l'instruction de la cour d'appel de s'être contredite en affirmant d'un côté, dans ses arrêts des 7 octobre 2003 et 11 mai 2004, que les conditions de stockage avaient eu une incidence dans la survenance de l'accident et, d'un autre côté, retenu dans son arrêt du 15 mai 2007 que l'expertise n'a pas permis de déterminer avec certitude les causes de l'accident et que le mode de conditionnement du récipient qui a explosé ne contredisait pas les prescriptions réglementaires et les usages en vigueur.
Mais attendu que la chambre de l'instruction de la cour d'appel s'est prononcée en fonction des expertises qui lui étaient communiquées à la date où elle a statué ; que l'évolution de l'appréciation de la chambre de l'instruction, qui porte sur des phénomènes complexes sur lesquels les experts eux-mêmes ne se prononcent pas de manière claire, ne peut être constitutive d'une faute lourde.
Attendu qu'il s'ensuit que les griefs formulés par Mme Y..., qu'ils soient pris isolément ou de manière globale, ne sont constitutifs ni d'un déni de justice ni d'une faute lourde susceptible d'engager la responsabilité de l'Etat.
Attendu que l'équité ne justifie pas l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
LA COUR
Statuant par décision contradictoire rendue par mise à disposition au greffe, sur renvoi de cassation, en dernier ressort et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
VU l'arrêt rendu le 26 juin 2013 par la première chambre civile de la Cour de cassation ;
CONFIRME le jugement rendu par le tribunal de grande instance de Poitiers le 28 juin 2010 ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE Mme Françoise X...épouse Y...aux dépens.
LE GREFFIER, LA PREMIÈRE PRÉSIDENTE,
E. AZEVEDO. A. ANTOINE.