AFFAIRE PRUD'HOMALE
RAPPORTEUR
N° RG 19/07198 - N° Portalis DBVX-V-B7D-MUT3
[K]
C/
[H]
APPEL D'UNE DÉCISION DU :
Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire de BOURG EN BRESSE
du 10 Octobre 2019
RG : 18/00086
COUR D'APPEL DE LYON
CHAMBRE SOCIALE B
ARRÊT DU 07 AVRIL 2023
APPELANTE :
[J] [K]
[Adresse 2]
[Adresse 2]
représentée par Me Jean-philippe BELVILLE de la SELARL JEAN PHILIPPE BELVILLE, avocat au barreau de LYON
INTIMÉE :
[N] [H] épouse [T]
née le 07 Janvier 1971 à [Localité 3] (69)
[Adresse 1]
[Adresse 1]
représentée par Me Nicolas FANGET de la SELARL VEBER ASSOCIES, avocat au barreau de LYON substituée par Me Lola GENET, avocat au barreau de LYON
DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 26 Janvier 2023
Présidée par Régis DEVAUX, magistrat rapporteur, (sans opposition des parties dûment avisées) qui en a rendu compte à la Cour dans son délibéré, assisté pendant les débats de Rima AL TAJAR, Greffier.
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
- Béatrice REGNIER, président
- Catherine CHANEZ, conseiller
- Régis DEVAUX, conseiller
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 07 Avril 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Signé par Béatrice REGNIER, Président et par Rima AL TAJAR, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
*******************
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE
Mme [J] [Y] exerce la profession de chirurgien-dentiste. Elle applique la convention collective nationale des cabinets dentaires (IDCC 1619) aux salariés de son cabinet.
Mme [N] [T] a été embauchée par le docteur [P] à compter du 1er octobre 2001, en qualité d'assistante dentaire, sans qu'aucun contrat de travail ne fût régularisé. Le docteur [Y] et le docteur [P] se sont associées en 2007 au sein d'une SCM. À la suite de la dissolution de cette société, Mme [Y] a créé son propre cabinet. Le contrat de Mme [T] a été transféré au sein de ce dernier, avec une reprise intégrale de son ancienneté.
Mme [T] a été placée en arrêt de travail à compter du 8 mars 2016, en suite d'un accident non-professionnel.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 28 juin 2017, Mme [Y] a convoqué Mme [T] à un entretien préalable, fixé au 12 juillet 2017, indiquant qu'elle envisageait de rompre le contrat de travail.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 19 juillet 2017, Mme [Y] a notifié à Mme [T] son licenciement, au motif que son absence prolongée entraînait de graves perturbations pour le fonctionnement du cabinet.
Le 9 avril 2018, Mme [N] [T] a saisi le conseil de prud'hommes de Bourg en Bresse d'une contestation de son licenciement.
Par jugement du 10 octobre 2019, le conseil des prud'hommes de Bourg-en- Bresse a :
- écarté des débats les attestations de M. [F] produites par Mme [T] ;
- dit que le licenciement de Mme [T] ne repose sur aucune cause réelle et sérieuse ;
- condamné le docteur [Y] à payer à Mme [T] les sommes suivantes : 25 000 euros de dommages et intérêts et 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- ordonné l'exécution provisoire du jugement ;
- débouté Mme [T] du surplus de ses demandes ;
- débouté le docteur [Y] du surplus de ses demandes reconventionnelles ;
- condamné le docteur [Y] aux entiers dépens de l'instance.
Le 21 octobre 2019, Mme [K] a interjeté appel de ce jugement, critiquant tous les chefs de son dispositif, sauf en ce qu'il a écarté les attestations de M. [F] produites par Mme [T] et a débouté Mme [T] du surplus de ses demandes.
Le 9 janvier 2020, Mme [K] a assigné Mme [T] en référé devant le premier président de la cour d'appel de Lyon, aux fins d'obtenir l'arrêt de l'exécution provisoire ordonnée par le conseil de prud'hommes de Bourg en Bresse.
Par ordonnance du 9 mars 2020, le délégué du premier président de la cour d'appel de Lyon a rejeté la demande de Mme [K] et l'a condamnée à verser à Mme [T] la somme de 800 euros au titre de l'exécution provisoire.
EXPOSE DES PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Dans ses dernières conclusions notifiées le 18 juin 2020, Mme [J] [K] demande à la Cour de :
- infirmer le jugement du conseil de prud'hommes de Bourg-en-Bresse du 10 octobre 2019 ;
Statuant à nouveau,
- dire et juger que le licenciement de Mme [T] est fondé sur une cause réelle et sérieuse ;
- débouter Mme [T] de l'intégralité de ses demandes ;
- condamner Mme [T] à lui rembourser les sommes versées dans le cadre de l'exécution provisoire ordonnée par le conseil de prud'hommes, avec intérêts de droit, sous astreinte de 100 euros par jour de retard à compter d'un délai de 10 jours suivant notification de l'arrêt à intervenir;
- condamner Mme [T] à lui verser une somme de 3 000 euros sur le fondement des dispositions de l'article 700 du Code de Procédure Civile ;
- condamner la même aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Mme [Y] soutient que la lettre de convocation à un entretien préalable précisait de manière non équivoque qu'un licenciement était envisagé. Elle conteste le fait d'avoir, au cours de cet entretien, licenciée verbalement Mme [T]. Mme [Y] réplique que le motif du licenciement, étranger à tout motif discriminatoire, est la désorganisation de son entreprise, du fait de l'absence prolongée de Mme [T]. Mme [Y] précise que la salariée a été arrêtée pendant plus de 21 mois, que cette absence à nuit gravement à l'organisation de son activité, qu'elle a rencontré des difficultés de recrutement, que le recours à l'intérim ne pouvait répondre à ses besoins, et qu'elle ne pouvait travailler avec une seule assistante pour deux praticiens.
Dans ses uniques conclusions notifiées le 20 avril 2020, Mme [N] [T], intimée, demande à la Cour de :
- confirmer le jugement du 10 octobre 2019 en ce qu'il a condamné Mme [J] [K] à lui payer la somme de 25 000 euros nets à titre de dommages et intérêts, ainsi que la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 ;
Le réformer pour le surplus :
- condamner Mme [J] [K] au paiement de la somme de 1 950 euros nets pour irrégularité de la procédure ;
A titre principal,
- dire et juger que son licenciement est nul,
A titre subsidiaire,
- dire et juger que son licenciement est dénué de cause réelle et sérieuse,
- condamner Mme [J] [K] à lui payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,
- condamner Mme [J] [K] aux entiers dépens de l'instance.
Mme [T] fait valoir que la convocation à l'entretien préalable ne mentionnait pas que son licenciement était envisagé et que Mme [Y] lui a notifié son licenciement verbalement dès le début de l'entretien préalable, sans prendre en compte sa volonté de reprendre le travail. Elle soutient par ailleurs que Mme [Y] ne démontre pas la désorganisation de son activité puisque elle a été remplacée pendant son arrêt de travail et que l'activité du cabinet s'est poursuivie, sans désorganisation. Elle ajoute que son licenciement était discriminatoire, car il était motivé par son état de santé.
La clôture de la procédure a été ordonnée le 13 décembre 2022.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Sur la régularité de la procédure de licenciement
L'article R. 1232-1 du code du travail prévoit que la lettre de convocation, prévue à l'article L. 1232-2 (en vue d'un entretien préalable à un éventuel licenciement) indique notamment l'objet de l'entretien.
En l'espèce, Mme [K] a adressé à Mme [T] une convocation, datée du 28 juin 2017, en vue d'un entretien devant se dérouler le 12 juillet 2017, alors qu'elle précisait envisager « rompre [son] contrat de travail » et que l'objet de l'entretien porterait sur cette mesure.
Le terme « licenciement » n'est pas utilisé dans le texte de cette convocation. En revanche, il est indiqué que l'employeur fait application « des dispositions de l'article L. 1232-2 et suivants du code du travail », c'est à dire précisément les dispositions légales relatives à la procédure de licenciement.
Dès lors, Mme [T] ne pouvait pas se méprendre sur l'objet de l'entretien, la convocation n'était pas équivoque, la procédure de licenciement était régulière. Le rejet de la demande de dommages et intérêts de ce chef mérite d'être confirmé.
Sur la demande en nullité du licenciement
Aux termes de l'article L.1132-1 du code du travail, aucun salarié ne peut être licencié en raison de son état de santé ou de son handicap.
En application des articles L. 1132-1, L. 1134-1 et L. 2141-5 du code du travail, il appartient au salarié qui s'estime victime d'une discrimination directe ou indirecte de présenter des éléments de fait laissant supposer son existence. Il appartient au juge d'apprécier si ces éléments, pris dans leur ensemble, laissent présumer l'existence d'une telle discrimination et, dans l'affirmative, il incombe à l'employeur de prouver que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination étant rappelé que l'existence d'une discrimination n'implique pas nécessairement une comparaison avec la situation d'autres salariés.
L'article 3.6.1 de la convention collective nationale des cabinets dentaires rappelle expressément que l'accident non professionnel ne peut être en lui-même un motif de licenciement. En revanche, les conséquences sur le fonctionnement du cabinet des absences continues ou discontinues, égales ou supérieures à 4 mois, peuvent justifier le licenciement de l'intéressé(e) si les deux conditions ci-après sont remplies :
- l'absence du salarié perturbant le fonctionnement du cabinet interdit à l'employeur de compter sur l'exécution régulière du contrat de travail
- l'absence rend nécessaire le remplacement définitif du salarié par un contrat de travail à durée indéterminée.
Cette même disposition conventionnelle ajoute que l'employeur a la faculté, avant d'engager une procédure de licenciement, de mettre en demeure le salarié de reprendre son activité professionnelle dans un délai de 15 jours calendaires.
En l'espèce, la lettre de licenciement adressée le 19 juillet 2017 à Mme [T], alors que celle-ci se trouvait en arrêt de travail pour cause d'accident non-professionnel, est rédigée en ces termes :
« La prolongation de votre absence rend malheureusement impossible le maintien de votre contrat de travail. En effet, celle-ci entraîne de graves perturbations dans le fonctionnement du cabinet du fait notamment de la petite taille du cabinet, des difficultés de recrutement d'assistante dentaire sans le faire sous CDI, de l'impossibilité de fonctionner avec une seule assistante pour deux praticiens, la non-faisabilité de l'intérim, tout cela rendant nécessaire votre remplacement définitif. »
L'arrêt de travail de Mme [T], en suite d'un accident non-professionnel a débuté le 8 mars 2016, soit seize mois avant l'envoi de la convocation à l'entretien préalable.
Au préalable de la lettre de licenciement, Mme [K] n'a pas mis en demeure Mme [T] de reprendre son activité professionnelle dans un délai de 15 jours calendaires. Toutefois, cette mise en demeure ne constitue pas une obligation conventionnelle pour l'employeur et Mme [T] ne peut donc pas tirer grief de l'absence de cette formalité.
Mme [K] indique que, au 8 mars 2016, elle travaillait au sein du cabinet avec un autre chirurgien-dentiste et employait deux assistantes dentaires, Mme [Z] (en contrat à durée déterminée, de mars 2016 à octobre 2017 ' pièce n° 13 de l'intimée) et Mme [T]. Elle ajoute que ces dernières n'avaient pas que des attributions administratives, puisque l'une ou l'autre assistaient les praticiens lors de la prise en charge des patients. Elle précise que le second chirurgien-dentiste était présent au cabinet un jour par semaine, puis à compter d'avril 2016, trois jours par semaine.
Mme [K] ajoute que, durant l'arrêt de travail de Mme [T], elle a eu recours à 14 contrats de travail à durée déterminée, faisant ainsi travailler quatre personnes différentes. Dans ce contexte, le cabinet de Mme [K] a employé :
- Mme [S] [B], du 1er mars au 14 avril 2016, du 30 mai au 1er juillet 2016, du 21 juillet au 11 août 2016 (ces dates étant précisées par Mme [B] dans son attestation ' pièce n° 15 de l'intimée),
- M. [L] [E], du 25 avril au 31 mai 2016,
- Mme [X] [V], du 22 septembre 2016 au 28 juillet 2017, sauf pour les périodes allant du 10 au 14 avril 2017 ' Mme [V] était alors absente pour cause de maladie et remplacée par Mme [G] [R], du 18 au 24 mai 2017 ' Mme [V] a été remplacée par Mme [B], du 29 mai au 2 juin 2017 ' Mme [V] a été remplacée par Mme [U] [I] (pièces n° 4, 5, 6, 8, 9 et 10 de l'appelante).
Après le licenciement de Mme [T], le cabinet de Mme [K] a embauché Mme [W] [M], en qualité d'assistante dentaire qualifiée, à compter du 9 octobre 2017, dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée à temps complet (pièce n° 11 de l'appelante). L'arrêt de travail de Mme [T] s'est achevé le 17 décembre 2017 (pièce n° 2 de l'appelante).
Par ailleurs, Mme [K] employait une autre assistante dentaire, Mme [O], qui se trouvait toutefois en congé parental et dont le contrat de travail a fait l'objet d'une rupture conventionnelle en juin 2017 : Mme [Z] a alors été embauchée dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée (pièce n° 13 de l'intimée). Mme [V], pour sa part, a travaillé pour le compte du cabinet de Mme [K] en qualité de secrétaire, du 11 septembre au 9 octobre 2017, donc postérieurement à son emploi d'assistante dentaire. Elle atteste qu'elle était disponible pour poursuivre son activité de secrétaire après cette date, ce que Mme [A] n'a pas voulu (pièce n° 14 de l'intimée).
Après analyse de l'ensemble de ces éléments de fait, contradictoirement débattus, la Cour retient que Mme [K] a démontré que l'absence prolongée de Mme [T] a perturbé le fonctionnement de son cabinet, dans la mesure où l'employeur a dû multiplier les contrats de travail à durée déterminée pour la remplacer, ce qui a finalement rendu nécessaire le remplacement définitif de celle-ci par une personne embauchée dans le cadre d'un contrat de travail à durée indéterminée, lequel a été effectivement conclu dans un délai raisonnable après le licenciement de Mme [T].
En conséquence, le licenciement de Mme [T] était justifié par une cause extérieure à l'état de santé de la salariée, il ne présentait pas un caractère discriminatoire. Le rejet de la demande de l'intimée, tendant à ce que le licenciement soit déclaré nul, sera donc confirmé.
Sur le caractère verbal du licenciement
Il résulte de l'article L. 1232-6 du code du travail que, lorsque l'employeur décide de licencier un salarié, il lui notifie sa décision, qui comporte l'énoncé du ou des motifs du licenciement, par lettre recommandée avec accusé de réception, qui ne peut pas être expédiée moins de deux jours ouvrables après la date de l'entretien préalable.
En l'espèce, Mme [T] allègue que Mme [K] lui a indiqué, dès le début de l'entretien préalable, qu'elle la licenciait. Elle était alors assistée par M. [C] [F], en qualité de conseiller extérieur.
Toutefois, si M. [F] relate dans une attestation (pièces n° 6-1 et 6-2 de l'intimée) le déroulement de l'entretien préalable, il ne résulte pas de cette pièce que Mme [K] ait, de manière non-équivoque, annoncé à Mme [T] sa décision de la licencier, avant de recevoir ses observations sur la mesure alors envisagée.
En conséquence, le jugement déféré sera infirmé : il sera dit que le licenciement de Mme [N] [T] est fondé sur une cause réelle et sérieuse, et la demande en dommages et intérêts de cette dernière sera rejetée.
Sur la demande de l'appelante en remboursement des sommes versées dans le cadre de l'exécution provisoire du jugement
S'agissant de la demande de restitution des sommes que Mme [K] affirme avoir réglées en exécution de la condamnation prononcée par le conseil de prud'hommes, il y a lieu de rappeler que le présent arrêt, pour partie infirmatif, constitue le titre ouvrant droit à la restitution des sommes versées par l'appelant en exécution du jugement de première instance. Cette demande est donc sans objet.
Sur les dépens
Mme [T], partie perdante, sera condamnée aux dépens de première instance et de l'instance d'appel.
Sur l'article 700 du code de procédure civile
Pour un motif tiré de l'équité, la demande de Mme [J] [K] au titre de l'article 700 du Code de procédure civile sera rejetée.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Infirme le jugement rendu par le conseil de prud'hommes de Bourg-en-Bresse le 10 octobre 2019, en ses dispositions déférées, sauf en ce qu'il a débouté Mme [N] [T] de sa demande en nullité du licenciement ;
Statuant sur les dispositions infirmées et ajoutant,
Dit que le licenciement de Mme [N] [T] est fondé sur une cause réelle et sérieuse ;
Rejette en conséquence toutes les demandes de Mme [N] [T] ;
Dit qu'est sans objet la demande de Mme [J] [K] aux fins de remboursement par Mme [N] [T] des sommes versées dans le cadre de l'exécution provisoire, avec intérêts de droit, sous astreinte de 100 euros par jour de retard ;
Condamne Mme [N] [T] aux dépens de première instance et de l'instance d'appel ;
Rejette les demande de Mme [J] [K] et de Mme [N] [T] au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Le Greffier La Présidente