AFFAIRE PRUD'HOMALE
RAPPORTEUR
N° RG 19/07251 - N° Portalis DBVX-V-B7D-MUYA
[Y]
C/
Société CARNE
APPEL D'UNE DÉCISION DU :
Conseil de Prud'hommes - Formation de départage de LYON
du 24 Septembre 2019
RG : 15/03263
COUR D'APPEL DE LYON
CHAMBRE SOCIALE B
ARRÊT DU 05 MAI 2023
APPELANTE :
[N] [Y]
née le 07 Octobre 1983 à [Localité 5]
[Adresse 2]
[Localité 1]
représentée par Me Roxane MATHIEU de la SELARL MATHIEU AVOCATS, avocat au barreau de LYON
INTIMÉE :
Société CARNE
[Adresse 3]
[Localité 4]
représentée par Me Raphaël DE PRAT de la SELARL INCEPTO AVOCATS CONTENTIEUX, avocat au barreau de LYON
DÉBATS EN AUDIENCE PUBLIQUE DU : 23 Février 2023
Présidée par Régis DEVAUX, magistrat rapporteur, (sans opposition des parties dûment avisées) qui en a rendu compte à la Cour dans son délibéré, assisté pendant les débats de Rima AL TAJAR, Greffier.
COMPOSITION DE LA COUR LORS DU DÉLIBÉRÉ :
- Béatrice REGNIER, président
- Catherine CHANEZ, conseiller
- Régis DEVAUX, conseiller
ARRÊT : CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 05 Mai 2023 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile ;
Signé par Catherine CHANEZ pour la Présidente empêchée Béatrice REGNIER, et par Rima AL TAJAR, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
********************
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
Mme [N] [Y] a été embauchée par la SARL Martorell, propriétaire du restaurant « Maison de l'entrecôte », à compter du 7 décembre 2002 dans le cadre d'un contrat à durée indéterminée, en qualité de serveuse, puis de chef de rang. Le 2 janvier 2015, le contrat de travail de Mme [Y] était transféré à la SARL Carne, dont le gérant était M. [U] [B]. Les relations contractuelles entre les parties étaient soumises à la convention collective nationale des hôtels, cafés et restaurants, HCR(IDCC 1979).
Une semaine plus tard, le 9 janvier 2015, le médecin traitant de Mme [Y] la plaçait en arrêt de travail, lequel était prolongé par la suite.
Le 1 erjuin2015, à l'occasion de la visite de pré-reprise, à l'issued'un seul examen médical après une visite de pré-reprise à « maladie professionnelle » (selon la mention portée sur la fiche d'aptitude), le médecin du travail rédigeait un avis d'inaptitude totale et définitive de la salariée à son poste et à tous les postes de l'entreprise.
Par lettre recommandée avec accusé de réception du 4 juin 2015, Mme [Y] a été convoquée à un entretien préalable en vue d'un éventuel licenciement, fixé au 22 juin 2015. Par lettre recommandée avec accusé de réception du 26 juin 2015, Mme [Y] s'est vue notifier son licenciement pour inaptitude.
Par requête reçue le 5 août 2015, Mme [Y] a saisi le conseil de prud'hommes de Lyon notamment aux fins de contester la validité de son licenciement et solliciter le versement de diverses sommes à caractère indemnitaire.
Par jugement du 24 septembre 2019, le juge départiteur du conseil de prud'hommes de Lyon a :
-débouté Mme [Y] de sa demande de dommages-intérêts pour harcèlement moral,
-débouté Mme [Y] de sa demande en nullité de son licenciement pour inaptitude,
-débouté Mme [Y] de sa demande en dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail,
-dit que la SARL Carne a respecté son obligation de reclassement,
-dit que le licenciement dont Mme [Y] a fait l'objet de la part de la SARL Carne est fondé sur une cause réelle et sérieuse,
-rejeté les demandes plus amples ou contraires,
-dit n'y avoir lieu à l'application des dispositions de l'article 700 du Code procédure civile ;
-condamné Mme [Y] aux dépens de l'instance.
Par déclaration du 22 octobre 2019, Mme [Y] a interjeté appel de ce jugement, critiquant tous les chefs du dispositif, les trois derniers.
EXPOSE DES PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Dans ses uniques conclusions notifiées par voie électronique le 22 janvier 2020, Mme [Y] demande à la Cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions, et, statuant à nouveau :
Sur le harcèlement moral,
A titre principal,
-constater le harcèlement moral dont elle a été victime et, en conséquence, condamner la SARL Carne à lui verser la somme de 3 000 euros à titre de dommages-intérêts pour harcèlement moral,
A titre subsidiaire,
-constater l'exécution déloyale du contrat de travail pour la SARL Carne, et en conséquence, condamner la SARL Carne à verser à Mme [Y] à titre de dommages-intérêts pour exécution déloyale du contrat de travail la somme de 3 000 euros,
Sur la rupture du contrat de travail,
A titre principal,
-dire et juger que le licenciement pour inaptitude de Mme [Y] est nul,
A titre subsidiaire,
-dire et juger que le licenciement pour inaptitude de Mme [Y] est sans cause réelle et sérieuse,
En tout état de cause,
- condamner la société SARL Carne à lui verser les sommes suivantes :
- 20 400 euros à titre de dommages-intérêts pour licenciement illicite,
- 3 400 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis,
- 340 euros à titre de congés payés afférents,
- 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Mme [Y] fait valoir, à titre principal,qu'elle était victime de harcèlement moral de la part de son employeur, à l'origine d'une dépression a entraînéson placement en arrêt-maladie à compter du 9 janvier 2015 puis la déclaration par le médecin du travail de son inaptitude le 1erjuin 2015. A titre subsidiaire,elle soutient que son employeur a, à travers d'autres comportements que ceux signalés au titre du harcèlement moral,exécuté de manière déloyale le contrat de travail. S'agissant de son licenciement, Mme [Y] soutient que son inaptitude médicale à occuper son emploi été provoquée par l'employeur et subsidiairement que son a manqué à son obligation de reclassement.
Dans ses uniques conclusions notifiées par voie électronique le 3 juin 2020, la SARL Carne, intimée, demande pour sa part à la Cour de confirmer intégralement le jugement du 24 septembre 2019 et donc de :
- débouter l'appelante de l'ensemble de ses demandes,
- condamner l'appelante à verser 1 500 euros au titre de l'article 700 du de procédure civile,
- condamner l'appelante aux dépens de l'instance.
La société Carne fait valoir que Mme [Y] ne rapporte pas la preuve de la réalité des agissements qu'elle lui impute au titre du harcèlement moral et qu'elle a exécuté avec loyauté le contrat de travail, ne faisant qu'user de son pouvoir de direction à l'égard de la salariée. Elle ajoute qu'elle a procédé à une recherche pour reclasser Mme [Y], une fois celle-ci déclarée médicalement inapte à reprendre son emploi. Elle souligne que Mme [Y] ne rapporte pas la preuve d'avoir subi un préjudice.
La clôture de la procédure a été ordonnée le 24 janvier 2023.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la demande en dommages et intérêts pour harcèlement moral
Aux termes de l'article L. 1152-1 du code du travail, aucun salarié ne doit subir des agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d'altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
En application de l'article L. 1154-1 du même code, dans sa rédaction issue de la loi n° 2018-1088 du 8 août 2016, lorsque le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement moral, il incombe à l'employeur de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs, étrangers à tout harcèlement.
Il résulte de ces dispositions que, pour se prononcer sur l'existence d'un harcèlement moral, il appartient au juge d'examiner l'ensemble des éléments invoqués par le salarié, en prenant en compte les documents médicaux éventuellement produits, et d'apprécier si les faits matériellement établis, pris dans leur ensemble, permettent de présumer ou laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail. Dans l'affirmative, il revient au juge d'apprécier si l'employeur prouve que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs d'un tel harcèlement et que ses décisions sont justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement.
En l'espèce, Mme [Y] allègue que M. [U] [B], gérant de la société Carne, a modifié radicalement ses horaires de travail à compter du 1er janvier 2015, en lui demandant de travailler trois soirs par semaine, au lieu d'un seul soir, et lui a annoncé cette mesure seulement la veille, le 31 décembre 2014. En outre, elle affirme que M. [B] l'a rétrogradée : alors qu'elle occupait un emploi de chef de salle, il lui a demandé les 6 et 7 janvier 2015 de procéder au nettoyage des toilettes et il lui a interdit, le 8 janvier 2015, de prendre les commandes des clients.
M. [M] [A], concubin de Mme [Y], atteste que l'employeur de cette dernière a modifié, le 31 décembre 2014, les horaires de travail de celle-ci puis lui a demandé de procéder au nettoyage des toilettes et de ne plus s'occuper des clients du restaurant )pièce n° de l'appelante(.
Mme [Y] allègue que M. [B] a en outre adopté un comportement raciste, envers les membres de son personnel musulmans.
M. [R] [V], qui était chef de cuisine dans le restaurant « La maison de l'entrecôte », atteste que la direction lui a demandé de préparer pour le personnel de la nourriture qui ne devait jamais être hallal et de donner plus de travail à son second de cuisine, M. [I] [X], de confession musulmane, pendant la période du ramadan (pièce n° 5 de l'appelante).
Par jugement du 11 février 2019, le conseil de prud'hommes a prononcé la résiliation judiciaire du contrat de travail de M. [X] (pièce n° 37 de l'appelante).
Une autre salariée de l'entreprise, Mme [Z] [T], qui a travaillé de mars 2014 à octobre 2015 dans le restaurant, atteste que les gérants tenaient des propos racistes envers les employés de confession musulmane (pièce n° 7 de l'appelante).
Il résulte des documents médicaux produits par Mme [Y] que :
- le docteur [W] [D], médecin généraliste, a constaté le 26 janvier 2015 que celle-ci présentait un syndrome anxio-dépressif réactionnel à un conflit au travail avec son nouvel employeur et notait qu'elle n'avait jamais eu à la traiter auparavant pour des troubles anxieux ou dépressifs (pièce n° 14 de l'appelante) ;
- le docteur [J], médecin conseil, consulté le 16 mars 2015 pour syndrome anxio-dépressif, a noté que Mme [Y] lui a rapporté que son employeur avait modifié ses horaires de travail en janvier 2015 et l'avait mise à l'écart de son service habituel, en lui demandant d'assurer la propreté des toilettes ; Mme [Y] s'était alors sentie dévalorisée (pièce n° 15 de l'appelante) ;
- Mme [Y] avait rapporté les mêmes problèmes rencontrés sur son lieu de travail au docteur [S], médecin du travail, vu le 29 janvier 2015 (pièce n° 16 de l'appelante) ' ce praticien concluait qu'il ne voyait pas de reclassement possible au sein de l'entreprise ;
- le docteur [O], psychiatre, concluait le 28 mai 2015 que l'état de santé de Mme [Y] était incompatible avec la reprise de son poste à la société Carne et qu'il nécessitait une déclaration d'inaptitude à son poste (pièce n° 17 de l'appelante) ;
- le docteur [S], médecin du travail, a, le 1er juin 2015, à l'issue d'un seul examen, émis un avis d'inaptitude totale et définitive de Mme [Y] à son poste, rédigé dans les termes suivants « inaptitude totale et définitive au poste de travail et à tous les postes de l'entreprise. (') Pourrait travailler sur un poste en horaires réguliers dans un autre établissement. Je ne vois pas de reclassement possible au sein de l'entreprise. Fiche d'entreprise, étude des postes et des conditions de travail du 18 mars 2015 ».
Après examen de l'ensemble des éléments invoqués par Mme [Y], en prenant en compte tous les documents médicaux produits, les faits imputés à M. [B] et décrits par celle-ci sont établis et, pris dans leur ensemble, permettent de présumer ou laissent supposer l'existence d'un harcèlement moral au sens de l'article L. 1152-1 du code du travail.
La société Carne ne conteste pas formellement les allégations de Mme [Y], soutenant uniquement qu'elle ne rapporte aucune preuve matérielle, que les attestations produites par celle-ci ne sont pas probantes ou insuffisamment circonstanciées et qu'aucun certificat médical ne mentionne clairement l'origine de la pathologie dont la salariée souffrait.
La Cour retient qu'ainsi, l'employeur ne prouve pas que les agissements invoqués ne sont pas constitutifs de harcèlement moral.
Dès lors, la demande de Mme [Y] en dommages et intérêts pour harcèlement moral est fondée.
Le préjudice subi en suite du harcèlement moral correspond à la dégradation de son état de santé psychique, amplement décrite à travers les certificats médicaux versés aux débats ; il sera justement indemnisée par le versement de la somme de 3 000 euros de dommages et intérêts.
Le jugement déféré sera infirmé en conséquence.
Sur la demande en nullité du licenciement
Il résulte de l''article L. 1152-du code du travail qu'est nulle toute rupture du contrat de travail d'un salarié qui a subit des agissements répétés de harcèlement moral, en méconnaissance de l'article L. 1152-1 du même code.
Plus précisément, est nul le licenciement d'une salariée en raison de son inaptitude définitive à son poste de travail, dès lors que son inaptitude avait pour seule origine sont état dépressif réactionnel aux agissements de harcèlement moral dont elle avait fait l'objet (selon une règle d'origine prétorienne : Cass. Soc., 13 février 2013 ' pourvoi n° 11-26.380).
En l'espèce, Mme [Y] a subi des agissements répétés de harcèlement moral au cours de la première semaine de l'année 2015, qui ont causé un syndrome anxio-dépressif, lequel a justifié un arrêt de travail pour cause de maladie qui a couru à compter du 9 janvier 2015 finalement son licenciement pour inaptitude, notifié le 26 juin 2015.
Dès lors, ce licenciement sera déclaré nul.
Mme [Y] a droit à une indemnité compensatrice de préavis (ce droit lui est reconnu, même si elle n'était pas en mesure d'exécuter la période de préavis), ainsi qu'à des dommages et intérêts pour indemniser le préjudice causé par l'illicéité du licenciement.
En premier lieu, le montant de l'indemnité compensatrice de préavis est calculé de manière telle que le salarié ne connaît aucune diminution salaire ou avantage, indemnité de congés payés comprise, en comparaison avec les salaires et avantages qu'il aurait reçus en accomplissant son travail jusqu'à l'expiration du préavis.
En l'espèce, la durée du préavis était de 2 mois, conformément à l'article 1234-1 du code du travail et à l'article 30 de la convention collective HCR, s'agissant d'une employée ayant plus de deux ans d'ancienneté. Mme [Y] justifie, par la production des ses bulletins de paie, que sa rémunération mensuelle (salaire et tous accessoires confondus) était, avant son arrêt de travail en janvier 2015, en moyenne de 1 700 euros (montant brut). Dès lors, la société Carne sera condamnée à lui payer la somme de 3 400 euros, à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 340 euros au titre des congés payés afférents.
En deuxième lieu, Mme [Y] peut prétendre à des dommages et intérêts à raison de la nullité du licenciement, qui ne peuvent être inférieurs aux salaires des six derniers mois avant l'arrêt de travail, soit 10 134 euros (en brut). En considération de son ancienneté (12 ans), de sa rémunération mensuelle brute (1 700 euros), de son âge (32 ans) au moment du licenciement, et de sa capacité à retrouver un emploi, son préjudice sera justement indemnisé par le versement de la somme de 18 000 de dommages et intérêts.
Le jugement déféré sera réformé en conséquence.
Sur les dépens
La société Carne, partie perdante, sera condamnée aux entiers dépens, en application du principe énoncé par l'article 696 du code de procédure civile.
Sur l'article 700 du code de procédure civile
La société Carne sera condamnée à payer à Mme [N] [Y] 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, pour les frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Infirme le jugement rendu le 24 septembre 2019 par le conseil de prud'hommes de Lyon, en ses dispositions déférées, sauf en ce qu'il a dit n'y avoir lieu à l'application des dispositions de l'article 700 du Code procédure civile ;
Statuant sur les dispositions infirmées et ajoutant,
Condamne la société Carne à payer à Mme [N] [Y] 3 000 euros de dommages et intérêts pour harcèlement moral ;
Dit que le licenciement de Mme [N] [Y], notifié le 26 juin 2015, est nul ;
Condamne la société Carne à payer à Mme [N] [Y] :
- 3 400 euros, à titre d'indemnité compensatrice de préavis, outre 340 euros au titre des congés payés afférents.
- 18 000 euros de dommages et intérêts, pour licenciement nul ;
Condamne la société Carne aux dépens de première instance et de l'instance d'appel ;
Rejette la demande de la société Carne en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Carne à payer à Mme [N] [Y] 2 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile, pour les frais irrépétibles exposés en cause d'appel.
Le Greffier P/O La Présidente