Grosses délivréesREPUBLIQUE FRANCAISE
aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 5 - Chambre 5
ARRET DU 26 MAI 2011
(n° , pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : 08/18478
Décision déférée à la Cour : Jugement du 23 Juillet 2008 -Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° 2005057795
APPELANTE
S.A.S. PAUL BOYE TECHNOLOGIES
ayant son siège : [Adresse 1]
représentée par la SCP GRAPPOTTE-BENETREAU ET PELIT-JUMEL, avoués à la Cour
assistée de Me Véronique SELINSKY, avocat au barreau de MONTPELLIER, plaidant pour la société d'avocats SELINSKY,
INTIMEE
SA SAGEM DEFENSE SECURITE
ayant son siège : [Adresse 2]
représentée par la SCP PETIT LESENECHAL, avoués à la Cour
assistée de Me Arnaud VATIER, avocat au barreau de PARIS, toque : P 82,
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 785, 786 et 910 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 06 Avril 2011, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Colette PERRIN, Présidente et Madame Janick TOUZERY-CHAMPION, Conseillère chargée d'instruire l'affaire.
Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame Colette PERRIN, présidente
Madame Janick TOUZERY-CHAMPION, conseillère
Madame Patricia POMONTI, conseillère
Greffier, lors des débats : Mademoiselle Anne BOISNARD
ARRET :
- contradictoire
- rendu par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Madame Colette PERRIN, présidente et par Mademoiselle Anne BOISNARD, greffier des services judiciaires auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
***
La SA Paul Boyé Technologies (ci-après Boyé) est une entreprise de taille moyenne, fournisseur de l'Armée française depuis de nombreuses années, spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de tenues de protections, notamment contre les risques nucléaires, bactériologiques et chimiques (NBC).
En 2001, un appel d'offres a été lancé par la Délégation Générale de l'Armement (ci-après DGA) pour l'attribution du marché FELIN (Fantassin à Equipement et Liaisons Intégrées) visant à concevoir la tenue moderne de combat la plus adaptée au fantassin du futur. Ce marché comportait deux phases : la conception (le marché de définition au sens de l'article 108 du code des marchés publics) et l'industrialisation (le marché de réalisation).
La société d'électronique SA Sagem Défense Sécurité (ci-après Sagem) a alors fait appel à la société Paul Boyé pour l'aider à préparer la réponse à cet appel d'offres sur la partie vêtements et protection (VEP) et un accord de confidentialité a été signé entre ces deux sociétés le 2 mars 2001.
Le 28 décembre 2001, la société Thalès d'une part, et la société Sagem d'autre part, se sont vu notifier par la DGA l'attribution du marché de définition FELIN, l'enjeu étant, pour chacune de ces sociétés en concurrence, de voir sa définition retenue afin d'obtenir, ultérieurement, le marché de réalisation. Le marché de définition notifié à la société Sagem faisait mention de la société Paul Boyé comme sous-traitant pour réaliser une « étude de définition sur les vêtements de combat, la structure d'accueil et la réalisation des maquettes associées ».
Le 18 mars 2002, les sociétés Sagem et Paul Boyé ont signé un contrat de sous-traitance, modifié par un avenant du 25 juillet 2002. Le 28 février 2003 l'offre de définition réalisée par la société Sagem a été présentée à la DGA.
Au cours de l'année 2003 et partie de 2004, des discussions sont intervenues entre la DGA et la société Sagem d'une part, les sociétés Sagem et Paul Boyé d'autre part, en vue de préparer la réponse de la société Sagem pour le marché de réalisation.
Le 1er mars 2004, la DGA a notifié officiellement à la société Sagem l'attribution du marché de réalisation du programme FELIN d'un montant total de 793.188.614 €, l'offre de la société Thalès étant ainsi rejetée; ce marché faisait encore mention de la société Paul Boyé comme sous-traitant pour la partie vêtements et protections.
Le 8 mars 2004, la société Sagem a informé la société Paul Boyé de l'obtention de ce second marché et de la réouverture des négociations en vue de la signature d'un contrat entre elles ; mais celles-ci ont échoué fin novembre 2004, si bien que le 24 novembre 2004, la société Sagem a informé la sté Paul Boyé qu'elle l'avait remplacée par deux entreprises concurrentes, les sociétés Sioen et Ouvry, pour exécuter le marché.
Estimant que la société Sagem a rompu abusivement et brutalement leurs relations commerciales établies en l'excluant du marché de réalisation, la société Paul Boyé l 'a fait assigner par acte en date du 27 juillet 2005 en réparation du préjudice subi devant le Tribunal de commerce de Paris lequel par jugement du 23 juillet 2008, assorti de l'exécution provisoire, a :
- débouté la société Paul Boyé de sa demande visant à reconnaître la responsabilité contractuelle de la société Sagem envers elle, en rompant brutalement et abusivement les relations contractuelles existant entre les parties dans le cadre de la réalisation du marché FELIN,
- constaté que la société Sagem a engagé sa responsabilité délictuelle vis-à-vis de la société Paul Boyé dans le déroulement de la négociation pour le marché de réalisation,
- condamné la société Sagem à payer à la société Paul Boyé la somme de 1.000.000 euros à titre de dommages et intérêts outre une somme de 10.000 euros en vertu de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions récapitulatives signifiées le 9 mars 2011, la SA Paul Boyé, appelante, demande de :
- débouter la société Sagem de son appel incident,
- constater que celle-ci s'est rendue coupable de comportements fautifs engageant sa responsabilité en ce qu'elle :
. a exécuté de mauvaise foi le marché de définition,
. a fait preuve de déloyauté dans la conduite des pourparlers pour la sous-traitance du marché de réalisation,
. a organisé une mise en concurrence occulte et discriminatoire des sous-traitants pour ledit marché de réalisation,
. a divulgué à des tiers le savoir-faire de son partenaire,
. a refusé de formaliser l'accord de sous-traitance intervenu entre les mois d'octobre et de novembre 2004, rompant de manière brutale et injustifiée ledit accord,
. a refusé de payer les prestations demandées par elle,
- infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 23 juillet 2008 ,
- de lui allouer la somme de 30.085.581 euros à parfaire, au titre de son préjudice résultant directement du comportement déloyal de la société Sagem,
- d'ordonner la publication du dispositif du présent arrêt aux frais de la société Sagem, dans quatre publications de son choix pour un montant pouvant aller jusqu'à 50.000 euros, et dans les huit jours à compter de la présente décision, sous astreinte de 20.000 euros par jour de retard,
- de condamner la société Sagem à lui payer la somme de 50.000 euros en vertu de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Paul Boyé reproche à la société Sagem de nombreux comportements fautifs, et notamment sa mauvaise foi dans l'exécution du marché de définition, dès lors que celle-ci lui a dissimulé ses échanges avec la DGA. Elle allègue également que la société Sagem a encore fait preuve de déloyauté après avoir obtenu le marché de définition, en ce qu'elle a organisé une mise en concurrence de sous-traitants occulte, non transparente et discriminatoire , en ce qu'elle a divulgué les dossiers techniques et le savoir-faire de la société Paul Boyé à ses concurrents. Elle excipe, en outre, de circonstances fautives de la rupture par la société Sagem de leurs relations et fait valoir que cette dernière l'a évincée du marché de réalisation alors qu'il existait un accord sur les éléments essentiels du contrat. Elle estime par ailleurs que la société Sagem a rompu abusivement leurs relations sans aucune justification. Elle considère que le comportement de la société Sagem est condamnable pour avoir pillé le savoir-faire de son sous-traitant, pour l'avoir ensuite exclu du marché et pour l'avoir remplacé par un autre fournisseur.
Par conclusions récapitulatives signifiées le 24 mars 2011, la société Sagem Défense Sécurité, intimée faisant appel incident, demande de :
- sur l'appel principal
.déclarer irrecevables les demandes relatives à la prétendue mauvaise foi dans l'exécution du marché de définition,
.confirmer le jugement du 23 juillet 2008 en ce qu'il a débouté la société Paul Boyé de sa demande visant à dire que la société Sagem Défense Sécurité avait engagé sa responsabilité contractuelle envers la société Paul Boyé,
. débouter la société Paul Boyé de l'ensemble de ses demandes,
- sur l'appel incident
.infirmer le jugement du 23 juillet 2008 en ce qu'il a dit qu'elle a engagé sa responsabilité délictuelle vis-à-vis de la société Paul Boyé dans le déroulement de la négociation pour le marché de réalisation,
.condamner la société Paul Boyé à lui verser une somme de 50.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La société Sagem conteste formellement l'ensemble des allégations de la société Paul Boyé sur ses prétendues fautes et fait valoir que c'est en raison de la carence et de la mauvaise foi de cette dernière que les négociations n'ont pas pu aboutir, et ce malgré ses efforts répétés, puisqu'elle a proposé à son sous-traitant l'adaptation de son offre en fonction de plusieurs scenarii possibles afin qu'elle se conforme à la solution sélectionnée par la DGA. Elle affirme que les fautes de la société Paul Boyé dans la conduite des discussions sont à l'origine de son propre préjudice et l'ont contrainte à trouver en urgence un suppléant à la société Paul Boyé afin d'être en mesure de proposer une solution technique à la DGA en rapport avec le cahier des charges.
La Cour renvoie pour un plus ample exposé des faits et prétentions initiales des parties à la décision déférée et aux écritures susvisées, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.
SUR CE, LA COUR
Considérant que la société Sagem soulève d'abord l'irrecevabilité de la demande de la société Boyé tendant à voir reconnaître l'exécution de mauvaise foi du marché de définition sur le fondement de l'article 564 du Code de procédure civile, en ce qu'il s'agit, selon elle, d'une prétention nouvelle, qui n'a pas été formée en première instance ;
Considérant que s'il n'apparaît pas de la procédure antérieure que la société Boyé ait expressément formé une demande chiffrée à propos du premier contrat dit de définition, il convient de rappeler qu'il s'agit en réalité d'un même contrat FELIN comportant deux phases distinctes, un 'marché de définition' et un 'marché de réalisation',qui sont liés de sorte que cette prétention est recevable par application de l'article 566 du code de procédure civile pour être l'accessoire, la conséquence ou le complément de la demande relative à la seconde phase du contrat FELIN ;
Considérant sur le fond que la société Boyé reproche à la société Sagem un comportement fautif résultant du manquement à ses obligations de bonne foi et de loyauté, en premier lieu, dans l'exécution du marché de définition, en ce qu'elle lui a dissimulé les échanges qu'elle entretenait avec la DGA lesquels ont abouti à une décision d'ajournement de la DGA en date du 25 avril 2003 pendant 3 semaines dans l'attente de la fourniture des éléments relatifs à la préparation de l'offre pour le marché de réalisation, à un complément d'information sollicité par la DGA le 22 septembre 2003 et à une offre présentée par la société Sagem le 26 septembre 2003 désignée sous l'expression BAFO (Best and Final Offer) et en ce qu'elle ne lui a pas fait connaître les dates butoir pour les réponses à donner au client, la DGA ;
Mais considérant que cette argumentation ne saurait être retenue ; qu'en effet, aux termes de la 'lettre d'intention de commande' du 21 janvier 2002, la société Sagem a précisé à la société Boyé que le contenu de la prestation sera élaboré ' à partir de votre offre initiale adaptée d'un commun accord au cours d'une réunion de travail pour prendre en compte les résultats de notre négociation avec l'administration' ; que dans une correspondance du 22 mai 2002 la société Sagem a expliqué à son sous-traitant certaines exigences de son donneur d'ordre et la nécessité de réduire les prix pour pouvoir obtenir le marché d'industrialisation ; que par conséquent, la société Boyé était parfaitement informée de l'existence d'une négociation entre la société Sagem et la DGA ; qu 'en tout état de cause, ce premier contrat de sous-traitance relatif au marché de définition a été entièrement exécuté et a permis à la société Sagem d'être préférée à la société Thales pour le second marché de réalisation, grâce aux diligences de la société Boyé ayant toujours répondu aux demandes de la société Sagem ainsi qu'elle s'en prévaut dans ses conclusions page 17 ; que la société Boyé n'est donc pas fondée à réclamer une indemnisation supplémentaire à ce titre à propos d'un contrat entièrement exécuté pour lequel elle a reçu le prix convenu ;
Considérant que la société Boyé argue, en second lieu, d'une déloyauté de son cocontractant, après l'obtention du marché de réalisation, consistant en:
- une présentation de demandes incessantes sans la mettre en mesure de répondre utilement et efficacement,
- une organisation d' une mise en concurrence de sous-traitants occulte, non transparente et discriminatoire,
- en une divulgation de ses dossiers techniques et de son savoir-faire à ses concurrents ;
Que pour sa défense et à titre d'appel incident, la société Sagem se prévaut de la carence de la société Boyé dans la fourniture d'éléments indispensables à l'appréciation de sa proposition contractuelle, notamment le prix et les maquettes ergonomiques, de sorte qu'elle a été contrainte devant cette obstruction de faire appel aux sociétés Sioen et Ouvry ;
Considérant qu 'au soutien de l' argument tiré du détournement de son savoir-faire, la société Boyé excipe d'une part, de l'article 10 relatif à la propriété intellectuelle du marché de définition n° 01 55 438 qui oblige le titulaire du marché (société Sagem) à obtenir pour l'Etat une concession de licence d'exploitation des brevets appartenant à des tiers, dont la mise en oeuvre est nécessaire pour la réalisation du produit défini et reproche à la société Sagem de n'avoir jamais sollicité une licence d'exploitation de son brevet et d'autre part, de l'article 13 de l'avenant du 25 juillet 2002 au bon de commande du 18 mars 2002 selon lequel 'les échanges et la gestion des informations confidentielles sont régis par l'accord de confidentialité signé entre les sociétés Sagem et Boyé' ; que l' accord de confidentialité précité du 2 mars 2001 prévoit que 'la partie qui reçoit s'engage pendant la durée du présent accord et 4 ans après son expiration à ce que les informations confidentielles émanant de la partie qui les divulgue:
- soient protégées et gardées strictement confidentielles (..)
- ne soient pas utilisées totalement ou partiellement dans un autre but que celui défini par le présent accord,
- ne soient ni reproduites, copiées, dupliquées ou divulguées, ni susceptibles de l'être soit directement soit indirectement notamment par reproduction' ;
Que, contrairement à ce que prétend la société Sagem, cet accord de confidentialité pris dans le cadre de la préparation de l'appel d'offres du marché de définition est bien visé à l'avenant du 25 juillet 2002 en son article 13 et a vocation à s'appliquer pendant quatre années après son expiration ;
Que par ailleurs l'article 14 de cet avenant relatif à la propriété intellectuelle et industrielle est ainsi libellé :
'L'article 10 'Propriété intellectuelle' du marché n° 01 55 438 est applicable à la présente commande.
Par ailleurs, pour les cas, hors du périmètre défini dans l'article 10 du marché n° 01 55 438, les résultats des travaux objet de la présente commande sont la propriété exclusive de la société Sagem, qui pourra exploiter librement tous les droits qui leur sont attachés' ;
Que la société Boyé est titulaire d'un brevet français déposé auprès de l'INPI le 6 février 1997, délivré le 23 avril 1999, ayant fait l'objet d'une extension européenne (brevet européen déposé le 4 février 1998 et délivré le 28 août 2002) et qui porte sur un matériau textile composite de protection du corps humain contre la chaleur ; qu'elle déclare avoir mis en oeuvre le matériau, objet de ce brevet, dans l'équipement vestimentaire Felin ;
Que la société Boyé, sur laquelle pèse la charge de la preuve ne justifie pas se trouver dans le périmètre défini par cet article 10 ou de la divulgation par la société Sagem des éléments techniques brevetés ; qu'en effet, si l'appelante a bien engagé une action en contrefaçon de son brevet français n° 97 01342 à l'encontre de la société Sioen le 5 juillet 2004, cette dernière conteste très sérieusement cette prétention dans des conclusions versées aux débats en estimant d'une part, que les revendications de la société Boyé sont nulles pour insuffisance de description et pour défaut d'activité inventive, d'autre part, que le matériau qu'elle utilise est différent de celui de la société Boyé; que le Tribunal de grande de Paris a, le 19 mai 2009, débouté cette dernière de toutes ses demandes, de sorte que ce litige se trouve pendant devant la cour d'appel de Paris ; qu'en l'état, la Cour ne possède donc aucun élément objectif pour statuer sur ce prétendu manquement ;
Que par ailleurs la société Boyé ne justifie pas davantage que la société Sagem ait divulgué à des tiers des dossiers techniques lui appartenant qui ne soient pas ceux visés à l'alinéa 2 de l'article 14 de l'avenant précité, propriété exclusive de la société Sagem qui peut en conséquence exploiter librement tous les droits qui leur sont attachés; qu'en effet, elle n'apporte pas la preuve que la société Seyntex aurait reçu de la société Sagem ses prototypes et le dossier technique remis par elle dans le cadre du marché de définition par la pièce 30 bis qui n'émane pas de cette première société ; que ses pièces 27 à 29 se rapportent à l'acte de saisie de contrefaçon du 18 juin 2004 établi à sa requête sur le stand de la société Sioen à Eurosatory et à l'action en concurrence déloyale introduite contre cette dernière, toujours pendante devant la Cour d'appel ; que le seul mail du 30 septembre 2004 (constituant sa pièce 30), aux termes duquel de M.[I] de la société AresProtection écrit: 'veuillez trouver ci-joint les éléments du Cdc Félin dès que vous avez des éléments de ten cate pouvez-vous m'en faire part' est insuffisant à démontrer qu'il s'agit de dossiers techniques de la société Boyé qui ne font pas partie de ceux visés à l'aliéna 2 de l'article 14 de l'avenant susmentionné ; qu'enfin il en est de même de la pièce 30 bis, dès lors que la société Boyé ne fait pas le départ entre les éléments techniques qui auraient été pillés et ceux qui sont devenus la propriété exclusive de la société Sagem par l'avenant du 25 juillet 2002 ;
Qu' ainsi en l'absence de démonstration de la part de la société Boyé de ce que ses procédés de fabrication protégés par des droits de propriété industrielle ou son savoir-faire ont été divulgués à ses concurrents, cet argument ne saurait être retenu ;
Considérant en revanche, qu'à juste titre, les premiers juges ont relevé que la société Sagem ne s'est pas comportée loyalement à l'égard de la société Boyé en lui présentant au cours de l'année 2003 et jusqu'en novembre 2004, de manière incessante, de nouvelles exigences ou en lui réclamant continuellement des baisses de prix, sans jamais l'informer qu'elle se trouvait en réalité en concurrence avec d'autres sociétés, et notamment les sociétés Ouvry et Sioen Industries, ainsi qu'il ressort des conclusions déposées par cette dernière devant le tribunal de grande instance de Paris dans un litige l'opposant à la société Boyé, aux termes desquelles elle affirme qu' 'après l'attribution à la société Sagem le 1er mars 2004 du marché d'industrialisation et de fabrication, cette dernière a lancé aussitôt un appel d'offres pour la réalisation de la partie textile des 31 445 équipements Félin commandés par la DGA'; que la société Sagem, qui admet n'avoir pas officiellement lancé un appel d'offres pour la sous-traitance du marché de réalisation, ne peut donc sérieusement faire croire qu'elle n' a contacté des sociétés concurrentes que tardivement et pour faire échec à l'obstruction de la société Boyé, se gardant bien de préciser dans ses écritures la date à laquelle elle s'est tournée vers d'autres sociétés; qu'au contraire, elle a cherché à faire croire à la société Boyé qu'elle était sa seule partenaire ainsi qu'elle l'écrit dans sa correspondance du 25 mai 2004: 'Sagem a décidé de retenir Paul Boyé en tant que partenaire du programme FELIN pour des sous-ensembles du système VEP, sous réserve que les conditions du projet de protocole d'accord joint vous agrée'; qu'elle a donc eu un comportement fautif en organisant un appel d'offres occulte sans soumettre les concurrents à un cahier des charges clairement établi applicable dans des conditions identiques ;
Qu'elle n'est pas non plus fondée à objecter que la société Boyé a refusé de respecter le calendrier pour la fourniture des modèles, de faire des propositions précises conformes aux demandes, de respecter les prix et de fournir en temps utile des maquettes ergonomiques, dès lors que son but premier était de celer à son partenaire des éléments d'information essentiels pour l'empêcher de répondre efficacement à ses demandes ; qu'en effet il apparaît du mail interne de la société Sagem du 4 mai 2004 (de M.[H] à Mme [C]) qu'en principe la dernière offre de la société Boyé devrait être acceptée par elle mais qu'une autre solution stratégique pourrait être adoptée consistant à ménager la société Boyé en lui expliquant que 'les objectifs sont presque tenus' et que donc la société Sagem pourrait donner son accord ' pour la série sauf pour au moins une ligne significative (à définir)' et ce pour obtenir selon 'notre objectif inavoué' de plus amples informations sur l'offre de la société Boyé mais de rester 'en-dessous des 10 % du contrat le plus longtemps possible pour éviter de lui transmettre une copie du marché' ;
Que l'ensemble des événements postérieurs démontre que c'est bien cette ligne stratégique qui a été adoptée par la société Sagem ; qu'ainsi, il ressort de l'échange abondant des correspondances entre les deux sociétés que la société Sagem n'a cessé de faire pression sur la société Boyé pour qu'elle baisse considérablement ses prix (l'offre de la société Boyé est passée de 142 à 100, puis à 65 millions d'euros ), et ce, sans l'informer du rejet par la DGA dès le 6 octobre 2003 de la solution de son concurrent la société Thalès et de l'engagement de négociations entre elle et la DGA qui se sont poursuivies jusqu'au 7 novembre 2003, ainsi qu'il ressort des observations de la DGA présentées le 21 juillet 2005 devant le tribunal administratif de Paris suite à la requête en annulation de la décision du SPART (Service des Programmes des Armements Terrestres de la DGA) ayant signé le marché de réalisation formée par la société Boyé ;
Que dans le cadre d'une démarche commune pour gagner le marché de réalisation, ces éléments essentiels n'auraient pas du être caché par la société Sagem à sa partenaire ;
Que par ailleurs, ce n'est qu'au mois d'avril 2004 que la société Sagem a communiqué à la société Boyé le cahier des charges fonctionnel (Cdcf) établi par la DGA le 3 décembre 2003 ;
Qu' il résulte également du document intitulé 'CR de Revue de Définition Préliminaire Système' (ci-après RDP) daté du 17 au 19 novembre 2004 dans lequel le SPART (Service des Programmes des Armements Terrestres de la DGA) décide que le délai de fourniture de maquettes ergonomiques au 17 décembre 2004 (par la société Boyé) n'est pas acceptable, que cette réponse n'est donnée qu'au vu des informations fournies par la société Sagem ,selon lesquelles 'aucun essai ergonomique n'a été réalisé avec la société Boyé. Boyé ne peut s'engager à fournir des maquettes ergonomiques avant le 17 décembre 2004, car la réception du tissu est planifié pour le 13 décembre. Le concept actuel retenu par Boyé n'est pas celui retenu dans l'offre. Est-il acceptable de prévoir des essais ergonomiques à partir du 17 décembre'', alors que dans sa correspondance du 9 novembre 2004, la société Sagem ne donnait aucune date butoir à sa partenaire pour la fourniture des maquettes mais au contraire lui demandait la date à laquelle elle s'engageait à effectuer des essais ergonomiques sur des maquettes à réaliser; que pas davantage au cours des réunions des 15 et 16 novembre 2004 la société Sagem n'a émis une protestation sur les dates proposées par la société Boyé au 17 décembre pour les maquettes ergonomiques et au 21 décembre pour les maquettes fonctionnelles ou ne l'a avertie de l'impérieuse nécessité de répondre plus tôt ;
Que cette duplicité dans le comportement de la société Sagem, ce manque de loyauté ne répondent pas à une démarche de partenaires associés pour obtenir la signature d'un contrat d'importance ;
Considérant en troisième lieu que la société Boyé fait grief à la société Sagem d'avoir rompu abusivement leurs relations soutenues alors qu'elles étaient parvenues à un accord sur les éléments essentiels du contrat fin octobre 2004 et ce pour l'évincer du marché de réalisation ;
Que pour sa part, la société Sagem réplique que leurs divergences techniques et financières ont été insurmontables, que la société Boyé s'est livrée à un marchandage consistant à imposer ses prix et à s'abstenir de fournir des éléments techniques tant que le contrat de sous-traitance n'était pas signé ;
Considérant que la société Boyé, qui avait été le sous-traitant de la société Sagem pour le premier marché de définition, n' était que le sous-traitant pressenti pour le marché de réalisation ainsi qu'il ressort de la mention de son nom dans le marché notifié à cette dernière par la DGA (laquelle n'avait pas ouvert un autre appel d'offres pour ce second marché) ; que la signature entre les deux sociétés d'un contrat de sous-traitance, constituera un pierre d'achoppement entre elles, au point que par note du 27 mai 2004 la société Boyé sollicitera vainement la médiation des services de la défense afin d'obtenir de son partenaire la signature d'un contrat de sous-traitance équilibré et en conformité avec le marché ;
Que la société Sagem ne peut sérieusement prétendre que la société Boyé aurait exercé un chantage et tenté d'imposer ses prix, alors que c'est elle, qui a obtenu par d'incessantes réclamations une baisse considérable de l'offre de la société Boyé; que par ailleurs il ressort des derniers échanges de mail entre les deux partenaires en novembre 2004, seuls significatifs de l'évolution de la négociation, qu'ils étaient en définitive parvenus à un accord puisque la société Boyé avait accepté de ramener le prix de la production à un prix plafond de 65 millions d'euros HT (pièce 52 de la société Sagem), conformément à la demande de cette dernière ;
Qu'aux termes du mail du 24 septembre 2004 (pièce 48 de la société Sagem) la société Boyé rappelle à son partenaire son offre n° 2 du 5 juillet 2004 décrite dans les dossiers 'Spécifications Techniques' remis en février 2003, accompagnés de deux jeux de maquettes (voir CD Sagem Marché Félin) ; qu'il se déduit de ce courriel, non contesté par l'intimée, que des maquettes ont été présentées à la société Sagem dès février 2003, sous forme de CD ;
Qu'il apparaît du compte rendu de la 'réunion bilan' des journées des 15 et 16 novembre 2004 établi par la société Sagem (pièce 18 de la société Boyé) que les deux sociétés ont décrit les modifications à apporter sur les maquettes ergonomiques et fonctionnelles et établi ensemble un planning de réception de ces maquettes : le 17 décembre 2004 pour les deux maquettes ergonomiques et le 21 décembre pour les trois maquettes fonctionnelles ; que dans le dernier courriel du 16 novembre 2004, avant l'annonce 8 jours plus tard du choix par la DGA d'un autre fournisseur (Sioen/Ouvry) pour le sous-système VEP la société Sagem ne faisait mention que de divergences techniques secondaires soit incomplètes soit insuffisamment précises (résultats de tests SD Vapeur pour le NBC, résultat des essais à la colonne d'eau pour le textile sélectionné, la taille des échantillons) ; que le lendemain 17 novembre, la société Boyé lui a répondu que les tests SD vapeur pour le VBC ne sont pas demandés dans le CDCF mais qu'elle s'engage à réaliser ces tests au plus tôt et que le résultat des essais à la colonne d'eau ont déjà été envoyés le 12 novembre 2004 mais qu'elle les joint à nouveau ;
Que la société Sagem précise également dans ce mail : 'Nous comprenons que le 17 décembre 2004 constitue la date sur laquelle vous vous engagez pour la livraison de 2 maquettes ergonomiques dans les tissus conformes à ceux que vous préconisez dans votre courrier en référence' ;
Qu'elle se garde bien de tout commentaire sur cette échéance future de leur collaboration et n'informe pas sa partenaire de l'imminence de la RDP alors que la principale cause invoquée dans ce document du choix d'un autre fournisseur sera le délai inacceptable de fourniture de maquettes ergonomiques ;
Qu'il a également été retenu au paragraphe précédent que la société Sagem a dissimulé à sa partenaire une mise en concurrence occulte, lui célant ainsi des éléments essentiels qui auraient permis à la société Boyé, si elle en avait eu connaissance, de faire des offres plus pertinentes ;
Qu'il est ainsi démontré par l'ensemble de ces éléments que la société Sagem a abusivement rompu les pourparlers étroits, qui se sont poursuivis sur une longue période de 2003 jusqu'en novembre 2004,en vue de la signature d'un contrat de sous-traitance, entretenant sans cesse sa partenaire dans l'illusion d'un accord proche en lui soumettant au fil du temps diverses propositions de contrats, contenant toujours quelques réserves, en prenant comme prétexte l'absence de livraison de maquettes ergonomiques à la date de la Revue de définition préliminaire par la DGA, alors qu'il n'apparaît d'aucun document émanant de cette dernière que ces maquettes constituaient une condition déterminante de son choix , et en cherchant au final à faire supporter la responsabilité de leur rupture par la DGA ;
Que les diverses fautes ci-dessus énoncées ,qui engagent la responsabilité de la société Sagem, ouvrent droit à des dommages et intérêts au bénéfice de la société Boyé, dès lors qu'elles ont fait perdre à cette dernière une chance sérieuse d'être désignée en qualité de sous-traitant ; qu'eu égard aux fautes commises par la société Sagem, son appel incident ne peut être que rejeté ;
Considérant que la société Boyé réclame à la société Sagem le paiement d' une somme globale de 30.085.581 € se décomposant comme suit :
- 901.581 € TTC représentant le coût de diverses factures dont la première n° 04/160 est d'un montant de 332.754 € HT et la seconde n° 04/160 d'un montant de 337.464 € HT au titre des études et prestations entreprises pour le marché de réalisation,
- 23.784.000 € (dont 22.154.000 € pour la marge brute dégagée hors part NRC et 1.630.000 € pour les prestations intellectuelles) ,au titre de son manque à gagner résultant de la perte des gains attendus au titre de la partie VEP du marché de réalisation en vue de laquelle elle travaillait depuis 1995 pour atteindre les exigences de la DGA et avec laquelle elle collaborait,
- 5.000.000 € au titre de l'atteinte à la capacité concurrentielle de société Boyé par suite de la divulgation à ses concurrents des spécifications techniques élaborées dans le cadre du marché Félin,
- 500.000 € pour l'atteinte à son image et à sa notoriété , son éviction du marché provoquant le doute chez ses clients actuels et potentiels ;
Mais considérant que les prestations réclamées au titre des factures ne relèvent pas de l'exécution d'un contrat, dès lors que la société Boyé n'a pas signé de contrat de sous-traitance ; qu'elle ne peut solliciter que des dommages et intérêts du fait de la rupture injustifié des pourparlers qui lui a fait perdre toute chance d'exécuter le contrat de réalisation en qualité de sous-traitant de la société Sagem ;
Que par ailleurs, la société Boyé n'est pas fondée à se plaindre d'une atteinte à sa capacité concurrentielle dans la mesure où elle n'a pas apporté la preuve des manquements imputés à l'intimée à cet égard ;
Qu'elle ne peut pas davantage prétendre à une indemnisation des recherches qu'elle a accomplies depuis 1995 alors qu'elle n'apporte pas la preuve de leur utilisation par des concurrents ;
Qu'elle a finalement obtenu en 2008, du fait du retard des sociétés ayant été choisies par la société Sagem, une nouvelle commande du Service Central d'Etudes et de Réalisations du Commissariat de l'Armée de Terre (SCERCAT) pour fabriquer en urgence 14.000 tenues de combat ; qu'elle ne peut donc exciper d'une atteinte à son image et à sa notoriété ; qu'au surplus, son préjudice est moindre ;
Qu'au vu de ces divers éléments, des documents comptables et bilans versés aux débats, la cour estime le préjudice de la société Boyé en relation de causalité avec les fautes de la société Sagem à la somme de 10.000.000 € en réparation de l'intégralité de son préjudice ;
Considérant que les circonstances n'exigent pas la publication du présent arrêt ;
Considérant que l'équité commande en vertu de l'article 700 du code de procédure civile d'allouer, en plus de celle allouée à ce titre par le premier juge, à la société Boyé une indemnité de 20.000 € ; que la société Sagem sera déboutée de sa demande sur ce même fondement.
PAR CES MOTIFS:
Dit recevable la demande de la société Boyé relative à l'exécution du marché de définition,
Infirme le jugement dont appel, à l'exception de la condamnation de la société Sagem à payer, outre les dépens, une indemnité en vertu de l'article 700 du code de procédure civile et du rejet de la demande de publication de la décision,
Dit que la société Sagem s'est comportée de façon déloyale à l'égard de la société Boyé,
Condamne en conséquence la société Sagem à verser à la société Boyé une somme de 10.000.000 € à titre de dommages et intérêts,
Condamne la société Sagem à payer à la société Boyé , en plus de celle allouée à ce titre par les premiers juges, une indemnité de 20.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejette l'appel incident formé par la société Sagem et toutes autres demandes,
Condamne la société Sagem aux dépens d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Le Greffier
A. BOISNARD
La Présidente
C. PERRIN