RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 6 - Chambre 10
ARRÊT DU 13 Décembre 2011
(n° 28 , 5 pages)
Numéro d'inscription au répertoire général : S 10/03183
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 25 Septembre 2009 par le conseil de prud'hommes de PARIS section encadrement RG n° 08/10446
APPELANTE
SAS EDITIONS DU SEUIL
[Adresse 2]
[Localité 4]
représentée par Me Elisabeth MEYER, avocat au barreau de PARIS, toque : A0686 substitué par Me Laurence CHAZE, avocat au barreau de PARIS, toque : R087, en présence de M. [F] [T] directeur des ressources humaines
INTIMÉE
Mademoiselle [K] [S]
[Adresse 1]
[Localité 3]
comparant en personne, assistée de Me Gérard TAIEB, avocat au barreau de PARIS, toque : D0831
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 945-1 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 07 Novembre 2011, en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Monsieur Philippe LABREGERE, Conseiller, chargé d'instruire l'affaire.
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Madame Brigitte BOITAUD, président
Monsieur Philippe LABREGERE, conseiller
Madame Marie-Aleth TRAPET, conseiller
Greffier : Monsieur Polycarpe GARCIA, lors des débats
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par Madame Brigitte BOITAUD, Présidente
- signé par Madame Brigitte BOITAUD, Présidente et par Monsieur Polycarpe GARCIA, greffier présent lors du prononcé.
LA COUR,
Statuant sur l'appel formé par la société SAS EDITIONS DU SEUIL d'un jugement contradictoire du Conseil de Prud'hommes de Paris en formation de départage en date du 25 septembre 2009 l'ayant condamnée à verser à [K] [S]
9345 euros à titre d'indemnité compensatrice de préavis
934,50 euros au titre des congés payés y afférents
24291 euros à titre d'indemnité conventionnelle de licenciement
19000 euros à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse
et débouté la salariée du surplus de sa demande ;
Vu les dernières écritures et observations orales à la barre en date du 7 novembre 2011 de la S.A.S. EDITIONS DU SEUIL appelante, qui sollicite de la Cour l'infirmation du jugement entrepris et la condamnation de l'intimée à lui rembourser 28035 euros réglés en application de l'article R1454-28 du code du travail et à lui verser 800 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Vu les dernières écritures et observations orales à la barre en date du 7 novembre 2011 de [K] [S] intimée qui sollicite de la Cour la réformation du jugement entrepris et la condamnation complémentaire de l'appelante à lui verser
56072 euros à titre d'indemnité pour licenciement nul
37381 euros en réparation du préjudice moral subi du fait du harcèlement moral
5000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
SUR CE, LA COUR
Considérant qu'il est constant que [K] [S] a été embauchée par contrat de travail à durée indéterminée à compter du 4 décembre 2000 en qualité de secrétaire d'édition par la société Editions de la Martinière ; que son contrat a été transféré au sein de la société appelante à compter du 2 janvier 2006 ; qu'à la date de son licenciement, elle occupait l'emploi d'éditrice au sein du département des beaux livres, percevait une rémunération mensuelle moyenne brute de 3115 € et était assujettie à la convention collective des maisons d'édition ; que l'entreprise employait de façon habituelle au moins onze salariés ;
Que l'intimée a été convoquée par lettre remise en main propre le 21 juillet 2008 à un entretien le 29 juillet 2008 en vue de son licenciement ; qu'à l'issue de cet entretien, son licenciement pour faute grave lui a été notifié par lettre recommandée avec accusé de réception en date du 1er août 2008 ;
Que les motifs du licenciement tels qu'énoncés dans la lettre sont les suivants :
«faute grave caractérisée par une dénonciation à tort d'actes de harcèlement moral et des accusations qui se sont avérées mensongères ce qui rend immédiatement impossible la poursuite de la relation contractuelle.
En effet cette dénonciation sans fondement d'actes de harcèlement moral porte atteinte immédiatement aux relations professionnelles et humaines avec votre supérieure hiérarchique et vos collègues.
Au delà de l'enquête menée qui met en exergue le fait que personne ne reconnaît que votre supérieure hiérarchique se serait livrée à des actes de harcèlement moral il y a de vos propres déclarations lors de notre entretien du 26 juin en présence de M. [C] [D] représentant du personne que je cite :
"je n'accuse pas [R] [W] ; je parle d'une situation qui a été mal gérée ; à force de ne pas obtenir de réponse ça devient du harcèlement moral".
Un peu plus tard :
"peut-être n'est-ce pas du harcèlement moral... mais moi je considère que je suis victime d'une placardisation», mais vous n'avez pas pu le démontrer.
Je note d'ailleurs qu'à aucun moment vous n'avez cherché à faire part des éventuels problèmes que vous disiez rencontrer avec votre supérieur hiérarchique que ce soit auprès de moi-même en ma qualité de DRH Groupe ni encore auprès d'un médecin du travail qui vous avait déclarée apte le 30 avril 2008 pas plus qu'auprès d'un membre du CHSCT" ;
Que l'intimée a saisi le Conseil de Prud'hommes le 2 septembre 2008 en vue de contester la légitimité du licenciement ;
Considérant que la S.A.S. EDITIONS DU SEUIL expose qu'aucun fait de harcèlement moral ne peut être imputé à [R] [W] ; que l'intimée ne se trouvait pas en situation de sous-emploi à l'initiative de cette dernière ; qu'aucune preuve n'est rapportée que l'intimée se serait vue confier des taches largement inférieures à ses capacités ; que les difficultés qu'elle a pu rencontrer sur un logiciel informatique étaient limitées et exceptionnelles ; que la société connaissait des difficultés économiques sérieuses ; que l'intimée n'a jamais été victime de dénigrement ou d'une mise à l'écart ; que les attestations produites sont dénuées de force probante ; que les dénonciations effectuées par l'intimée étaient mensongères et abusives et constituent une faute grave ;
Considérant que [K] [S] soutient qu'elle a été victime de harcèlement moral caractérisé par une situation de sous emploi, l'attribution de taches subalternes, une absence de matériel nécessaire à l'exécution de ses fonctions, une privation de toute perspective d'évolution, un dénigrement par son supérieur hiérarchique, une mise à l'écart ; que son employeur n'a pas respecté son obligation de protection ; que cette situation a provoqué une grave dépression ; que le licenciement est nul ; que n'ayant pas retrouvé du travail, elle a dû créer sa propre entreprise ;
Considérant en application des articles L1152-1 et L1154-1 du code du travail que l'attribution de taches subalternes ne peut se déduire des seules pièces produites relatives aux responsabilités de l'intimée dans le suivi de l'édition du livre "le cours des Glénans"; qu'il en est de même de l'absence de matériel adéquat, la seule production d'un courriel isolé en date du 15 avril 2008 dans lequel l'intimée se plaint de ne pouvoir ouvrir ses fichiers en raison de la version de son ordinateur ne peut démontrer que la survenance d'un incident isolé ; qu'enfin la mise à l'écart alléguée ne peut être démontrée par la production de deux pièces faisant apparaître l'annulation ou l'absence de deux réunions éditoriales isolées les 20 février et 2 avril 2008 ;
Considérant en revanche que les éléments de fait relatifs au sous-emploi de l'intimée résultent du compte rendu de production de la collection en date du 4 mars 2008 duquel il résulte que elle n'avait plus la responsabilité que de trois ouvrages alors que les deux autres secrétaires d'édition suivaient entre dix et onze livres chacune ; que dans un courriel en date du 22 avril 2008 [A] [Y] rapporte des propos de la responsable éditoriale selon lesquels l'intimée était sous employée et que cette situation durerait ; qu'enfin l'attestation d'[V] [G], chef de fabrication, fait bien apparaître la diminution anormale de la charge de travail de l'intimée en 2008 ; que s'agissant de la privation de toute perspective d'évolution il apparaît que [R] [W], supérieur hiérarchique direct de l'intimée, a décidé de la remplacer par une autre salariée pour la foire de [Localité 5] alors qu'il n'est pas contesté qu'elle s'y était régulièrement rendue jusque là et était la seule qui parlait couramment anglais, ayant travaillé durant deux années au sein de la filiale américaine Abrams ; qu'elle était en outre attendue par ses correspondants comme le démontrent les courriels reçus à cette époque ; que de même l'intimée a reçu en février 2008 un courrier manuscrit rédigé sur un ton sec lui annonçant qu'elle ne bénéficierait pas d'augmentation en raison de "contraintes budgétaires"alors que d'autres salariés s'en voyaient attribuer ; que l'attitude de dénigrement adoptée par [R] [W] à l'occasion de réunions avec [B] [X] auteur du livre "les carnets de Minna"est relatée dans l'attestation du témoin [L] [P], graphiste ; qu'il s'ensuit que l'intimée établit bien des faits laissant présumer l'existence d'un harcèlement ;
Considérant que la société ne fournit aucun élément précis de nature à expliquer par des raisons objective la différence de charge de travail entre l'intimée et les deux autres secrétaires d'édition, mise en évidence par des preuves variées et concordantes ; que de même elle ne justifie pas la décision de [R] [W] de substituer à cette dernière une autre salariée pour le salon de [Localité 5] au motif qu'il convenait de privilégier désormais l'ancienneté ; que l'argument relatif à la réduction des coûts est en outre inopérant puisque la suppression de ce déplacement n'avait pas été envisagée ; que s'agissant de l'absence d'augmentation, la société apporte des explications contradictoires affirmant que celle-ci était fondée sur le mérite alors que selon les termes du courrier de [R] [W], l'absence d'augmentation était due à des contraintes budgétaires, justification par nature étrangère à la personne de la salariée ; qu'enfin, à l'attitude de dénigrement rapportée de façon complémentaire par les témoins, la société se borne à objecter que les faits rapportés ne pouvaient être qualifiés de brimades ou provenaient d'une salariée ayant démissionné ; que cependant les attestations produites font état de faits précis faisant apparaître une volonté évidente de déstabilisation de l'intimée par [R] [W] à l'occasion d'entretiens avec [B] [X] mais aussi au cours de réunions de production comme le relate [V] [G] ; que la démission de cette dernière, sans qu'elle impute un quelconque grief à son employeur, est en outre de nature à conférer plus de force probante à ses constatations ; qu'en conséquence la société ne démontre pas que ces agissements ne sont pas constitutifs de harcèlement ;
Considérant que l'ensemble de ces agissements est à l'origine d'une grave dépression constatée par certificat médical en date du 30 septembre 2008 ; que le praticien souligne l'apparition d'un syndrome dépressif réactionnel ayant entraîné une perte de poids de 7 kgs; que l'intimée a dû faire l'objet de deux arrêts de travail durant les mois de mars et mai 2008; qu'elle avait alerté dès le 14 mars 2008 [R] [W] de cette situation puis, pris attache avec le directeur des ressources humaines qui, après l'avoir reçue en entretien le 26 juin 2008, a moins d'un mois après, mis en oeuvre la procédure de licenciement ;
Considérant en conséquence qu'il convient d'allouer à l'intimée, en réparation du préjudice résultant du harcèlement moral subi, la somme de 19000 € ;
Considérant en application des articles L1152-3 et L1235-3 du code du travail que les motifs de la lettre de licenciement qui fixe les limites du litige sont une dénonciation des faits de harcèlement moral et des accusations mensongères ; que les faits sont toutefois caractérisés ; que les accusations mensongères retenues par la société sont les protestations contenues dans les trois correspondances en date des 14 mars, 21 avril et 16 mai 2008 ; que ces trois courriers sont tous adressées à [R] [W] et ne comportent aucune accusation mensongère ; qu'ils ne contiennent que la relation de faits repris par l'intimée pour caractériser le harcèlement moral ; que les griefs n'étant pas caractérisés, le licenciement est bien dépourvu de fondement ; que cependant il n'est pas démontré que la décision de licencier l'intimée s'inscrive dans le cadre du processus de harcèlement dont elle a été la victime et en soit l'ultime manifestation ; qu'il n'y a donc pas lieu de prononcer la nullité du licenciement ;
Considérant que l'intimée était âgée de 33 ans et jouissait d'une ancienneté de près de huit années au sein de l'entreprise à la date de son licenciement ; qu'elle s'est retrouvée soudainement privée de toute ressource du fait de l'imputation par son employeur d'une faute grave dépourvue de tout fondement ; qu'une rupture dans de telles conditions était nécessairement humiliante pour une salariée qui s'était investie totalement dans son travail et ne pouvait que nuire à sa recherche d'un nouvel emploi ; que d'ailleurs elle a dû solliciter le bénéfice d'allocations qui lui ont été versées par le Pôle Emploi jusqu'en juillet 2009, date à laquelle elle a perçu une aide à la création d'entreprise ; qu'en réparation du préjudice ainsi subi, il convient de lui allouer la somme de 31150 € ;
Considérant que les premiers juges ont exactement évalué le montant de l'indemnité compensatrice de préavis, des congés payés y afférents ainsi que celui de l'indemnité conventionnelle de licenciement conformément à l'article 6 du protocole d'accord d'entreprise en date du 10 avril 2006 ;
Considérant en application de l'article L 1235-4 alinéa 1 et 2 du code du travail que le remboursement des allocations de chômage peut être ordonné au profit du Pôle Emploi lorsque le salarié a plus de deux années d'ancienneté au sein de l'entreprise et que celle-ci occupe habituellement au moins onze salariés ;
Considérant que les conditions étant réunies en l'espèce, il convient d'ordonner le remboursement par la société des allocations versées à l'intimée dans les conditions prévues à l'article précité ;
Considérant qu'il ne serait pas équitable de laisser à la charge de l'intimée les frais qu'elle a dû exposer en cause d'appel, et qui ne sont pas compris dans les dépens ; qu'il convient de lui allouer une somme de 3000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
PAR CES MOTIFS
REFORME le jugement entrepris ;
CONDAMNE la S.A.S. EDITIONS DU SEUIL à verser à [K] [S]
19000 € à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant du harcèlement moral
31150 € à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse ;
ORDONNE le remboursement par la S.A.S. EDITIONS DU SEUIL au profit du Pôle EMPLOI des allocations versées à [K] [S] dans la limite de six mois d'allocations de chômage ;
CONFIRME pour le surplus le jugement entrepris ;
Y AJOUTANT
CONDAMNE la S.A.S. EDITIONS DU SEUIL à verser à [K] [S] 3000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
CONDAMNE la S.A.S. EDITIONS DU SEUIL aux dépens.
LE GREFFIER LA PRÉSIDENTE