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12/09/2018 | FRANCE | N°16/05275

France | France, Cour d'appel de Paris, Pôle 5 - chambre 4, 12 septembre 2018, 16/05275


Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS





COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 4



ARRÊT DU 12 SEPTEMBRE 2018



(n° , 11 pages)



Numéro d'inscription au répertoire général : 16/05275



Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Février 2016 - Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° [...]





APPELANTE



EUROPE HAA LIMITED, société de droit étranger

Ayant son siège social : Cary X... [...])


N° SIRET : 441 778 107 (BOBIGNY)

prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège



Représentée par Me Gérard Y..., avocat au barreau de PARIS, toq...

Copies exécutoiresRÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le :AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 4

ARRÊT DU 12 SEPTEMBRE 2018

(n° , 11 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : 16/05275

Décision déférée à la Cour : Jugement du 01 Février 2016 - Tribunal de Commerce de PARIS - RG n° [...]

APPELANTE

EUROPE HAA LIMITED, société de droit étranger

Ayant son siège social : Cary X... [...])

N° SIRET : 441 778 107 (BOBIGNY)

prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

Représentée par Me Gérard Y..., avocat au barreau de PARIS, toque : B0228

Ayant pour avocat plaidant : Me Emeline LALLEMENT, avocat au barreau de PARIS, toque : B0228

INTIMÉE

SARL IBRAHIM & FILS - IFRI, société de droit algérien

Ayant son siège social : Ighzer Amokrane

Ifri-Ouzellaguen

06010 WILAYA DE BEJAIA (ALGERIE)

N° SIRET : 98B0182615

prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège

Représentée par Me Anne Z... de la SCP GRAPPOTTE BENETREAU, avocats associés, avocat au barreau de PARIS, toque : K0111

Ayant pour avocat plaidant : Me Nicolas DEPOIX ROBAIN, avocat au barreau de PARIS, toque : D0957

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 786 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 05 Juin 2018, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposé, devant Madame Dominique MOUTHON VIDILLES, Conseillère, chargée du rapport.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Irène LUC, Présidente de chambre

Madame Dominique MOUTHON VIDILLES, Conseillère, rédacteur

Madame Laure COMTE, Vice-Présidente Placée,

qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l'audience par Madame Dominique MOUTHON VIDILLES dans les conditions prévues par l'article 785 du Code de Procédure Civile.

Greffier, lors des débats : Madame Cécile PENG

ARRÊT :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Madame Irène LUC, président et par Madame Cécile PENG, greffier auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.

FAITS ET PROCÉDURE

La société Europe Haa Limited (la société Europe Haa Ltd) exerce une activité d'importateur et de revendeur de produits alimentaires auprès de grossistes et centrales d'achat.

La société Ibrahim & Fils ' Ifri (la société Ibrahim & Fils), de droit algérien, a pour activité la fabrication d'eaux minérales et de boissons gazéifiées, commercialisées sous la marque « Ifri ».

A partir de novembre 2002, la société Europe Haa Ltd a importé et distribué sur le marché français les boissons produites par la société Ibrahim & Fils sans qu'aucun contrat cadre ne soit formalisé.

A partir de 2010, la société Europe Haa Ltd a exploité et commercialisé sous la marque « El Morjane », dont elle est titulaire depuis le 19 février 2009, des produits directement concurrents à ceux qu'elle distribuait pour le compte de la société Ibrahim & Fils.

Par lettre du 17 mai 2013, le conseil de la société Ibrahim & Fils a reproché à la société Europe Haa Ltd de commettre des actes de concurrence déloyale en commercialisant les produits « El Morjane » et l'a mise en demeure de les cesser.

Par courrier du 30 septembre 2013, la société Ibrahim & Fils a mis fin à effet immédiat à la relation commerciale, alléguant divers manquements graves de la société Europe Haa Ltd à ses obligations.

La société Europe Haa Ltd a reproché à la société Ibrahim & Fils d'avoir distribué ses produits en France en violation d'une exclusivité de fait dont elle aurait bénéficié.

Dans ce contexte, par exploit du 17 juillet 2014, la société Europe Haa Ltd a assigné la société Ibrahim & Fils devant le tribunal de commerce de Paris en indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales établies et violation de l'exclusivité.

Par jugement du 1er février 2016, le tribunal de commerce de Paris a :

- débouté la société Europe Haa Limited de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamné la société Europe Haa Limited à payer à la Sarl Ibrahim & Fils « Ifri» la somme de 200.000 euros tous préjudices confondus,

- condamné la société Europe Haa Limited à payer à la Sarl Ibrahim Et Fils « Ifri» la somme de 10.000 euros au titre de l'article 700 du code procédure civile,

- débouté la Sarl Ibrahim & Fils « Ifri » de ses autres demandes fins et conclusions plus amples ou contraires,

- condamné la société Europe Haa Limited aux dépens dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 82,44 euros dont 13,52 euros de TVA.

LA COUR

Vu la déclaration d'appel et les dernières conclusions déposées et notifiées le 22 décembre 2016, par lesquelles la société Europe Haa Ltd invite la cour, au visa des articles L.442-6 du code de commerce et 1134, 1157, 1382 anciens du code civil, à :

- infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris en date du 1er février 2016 en toutes ses dispositions, excepté en ce qu'il a jugé à juste titre que:

* la société Europe Haa Ltd avait une relation commerciale établie avec la société Ifri depuis plus de 10 ans,

* la société Europe Haa Ltd n'avait commis aucune faute contractuelle de nature à engager sa responsabilité à l'égard d'Ifri s'agissant de la prétendue absence de respect de prévisionnel, d'un prétendu manquement à son obligation d'information, sur la prétendue non réalisation des objectifs de vente, sur de prétendus retards de paiements de sorte que toutes demandes indemnitaires de la société Ifri fondées sur la perte relative à la part de ses investissements réalisés pour répondre au besoin de distribution escompté en provenance de la société Haa et sur la perte de marge brute du fait du comportement prétendument fautif de la société Haa sont infondées,

* la société Ifri n'a subi aucun préjudice du fait du maintien du site internet de la marque Ifri par la société Europe Haa Ltd et dès lors toute demande indemnitaire de la société Ifri à ce titre est infondée,

et statuant à nouveau ,

- dire que la relation commerciale entre la société Ifri et la société Europe Haa Ltd a duré plus de 10 ans,

- dire que la société Ifri a rompu la relation commerciale sans préavis et sans motifs sérieux à compter du mois d'avril 2013,

- dire que la société Europe Haa Ltd a été victime d'une rupture brutale de relations commerciales établies du fait de la société Ifri, situation d'autant plus préjudiciable que la société Europe Haa Ltd était le distributeur exclusif des produits de la marque Ifri sur le territoire français et qu'elle réalisait la quasi-totalité de son chiffre d'affaires avec la commercialisation des produits de la marque Ifri,

- dire que la société Europe Haa Ltd n'a commis aucune faute,

- dire que la société Ifri a commis des manquements dans l'exécution de ses obligations contractuelles pour ne pas avoir livré la société Europe Haa Ltd dans des délais raisonnables et pour avoir refusé de l'approvisionner,

- dire que la société Ifri a fait preuve d'une particulière mauvaise foi, en modifiant unilatéralement et arbitrairement les conditions de paiements de ses factures au préjudice de la société Europe Haa Ltd et en confiant la commercialisation de ses produits à des distributeurs concurrents tout en reprochant à la société Europe Haa Ltd une prétendue diminution de ses ventes,

en conséquence,

- condamner la société Ifri à verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 1.000.000 euros, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale de la relation commerciale établie avec intérêts au taux légal et anatocisme à compter de la présente assignation,

- condamner la société Ifri à verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 1.500.000 euros, sauf à parfaire, à titre de dommages et intérêts pour inexécution de ses engagements contractuels,

- condamner la société Ifri à verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 50.000 euros en réparation de son préjudice moral,

- dire que l'ensemble de ces sommes porteront intérêts au taux légal et anatocisme au sens des articles 1153 et 1154 anciens du code civil,

- débouter la société Ifri de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

en toute hypothèse,

- condamner la société Ifri à verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens ;

Vu les dernières conclusions déposées et notifiées le 30 avril 2018, par lesquelles la société Ibrahim & Fils, intimée ayant formé appel incident, demande à la cour, au visa des articles L.442-6, I, 5° du code de commerce et 1134, 1147, 1382 anciens du code civil, de :

- débouter la société Europe Haa Limited de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- confirmer le jugement déféré en ce qu'il a retenu l'absence de rupture brutale par la société Ibrahim & Fils de la relation commerciale établie avec la société Europe Haa Limited,

en conséquence,

à titre principal,

- dire qu'il n'existait plus aucune relation commerciale établie, au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, entre la société Ibrahim & Fils et la société Europe Haa Limited compte tenu des agissements fautifs et déloyaux répétés de cette dernière,

à titre subsidiaire,

- dire que les agissements fautifs et déloyaux répétés de la société Europe Haa Limited autorisaient la société Ibrahim & Fils à rompre leurs relations commerciales sans préavis,

à titre infiniment subsidiaire,

- dire que la société Ibrahim & Fils a fait courir un préavis raisonnable à l'égard de la société Europe Haa Limited,

en tout état de cause et en conséquence,

- dire que la responsabilité de la société Ibrahim & Fils ne saurait être engagée sur le fondement de l'article L.442-6, I, 5° du code de commerce ,

- rejeter les demandes d'indemnisation formées sur ce fondement par la société Europe Haa Limited,

- dire que si la société Ibrahim & Fils ne conteste pas qu'elle a existé, l'obligation d'exclusivité la liant à la société Europe Haa Limited a pris fin avec la résiliation des relations commerciales intervenue avec effet immédiat aux torts exclusifs de cette dernière en date du 30 septembre 2013,

- constater l'absence de violation caractérisée, par la société Ibrahim & Fils, de son obligation d'exclusivité,

- dire non fondées les demandes de dommages et intérêts formées par la société Europe Haa Limited au titre d'une prétendue violation de l'obligation d'exclusivité,

- dire non fondée la demande de dommages et intérêts formée, par la société Europe Haa Limited, au titre d'un prétendu préjudice moral,

à titre reconventionnel,

- condamner la société Europe Haa Limited à verser à la société Ibrahim & Fils une somme de 162.429,41 euros correspondant à la perte sur investissements,

- condamner la société Europe Haa Limited à verser à la société Ibrahim & Fils une somme de 353.257,48 euros correspondant à la perte de marge brute subie du fait des manquements contractuels et des agissements déloyaux de la société Europe Haa Limited,

- condamner a société Europe Haa Limited à verser à la société Ibrahim & Fils une somme de 200.000 euros au titre des préjudices subis du fait de l'utilisation abusive de la marque et du logo «'Ifri'» ainsi que du maintien en ligne du site internet www.ifri.fr,

- condamner la société Europe Haa Limited à verser à la société Ibrahim & Fils une somme de 600.000 euros au titre des préjudices d'atteinte à la réputation et à l'image qu'elle a subi,

en tout état de cause,

- condamner la société Europe Haa Limited aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de la Scp Grappotte Benetreau, avocat aux offre de droit,

- condamner la société Europe Haa Limited au paiement de la somme de 20.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

SUR CE

Sur la demande d'indemnisation pour rupture brutale des relations commerciales établies

Aux termes de l'article L. 442-6,1,5° du code de commerce :

'Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par tout producteur, commerçant industriel ou personne immatriculée au registre des métiers (..) de rompre brutalement , même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce par des accords interprofessionnels.(...)

Les dispositions qui précèdent ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure'.

Les parties s'accordent à reconnaître que :

- leurs relations commerciales ont débuté le 10 novembre 2002 sans qu'aucun contrat cadre n'ait été formalisé,

- dans les faits, la société Europe Haa Ltd était le distributeur exclusif des produits Ifri sur le territoire français,

- en avril 2013, la société Ibrahim & Fils a cessé d'approvisionner la société Europe Haa Ltd,

- par lettre recommandée avec accusé de réception du 30 septembre 2013, invoquant de nombreux manquements graves non régularisés malgré l'envoi de mises en demeure et de mises en garde, la société Ibrahim & Fils a rompu les relations commerciales, sans préavis.

En revanche, les parties s'opposent tant sur le caractère établi de la relation commerciale que sur la date et le caractère brutal de la rupture ainsi que sur le préjudice qui en serait résulté.

Sur le caractère établi de la relation commerciale

La société Ibrahim & Fils considère qu'il n'existait plus, à compter de 2010, de «relation commerciale établie» entre les parties au sens de l'article L. 442-6, I, 5° du code de commerce, eu égard à sa précarité que la société Europe Haa Limited aurait elle-même instaurée par ses manquements et agissements déloyaux tandis que la société Europe Haa Ltd conteste tout caractère précaire à compter de 2010, invoquant au contraire la continuité du courant d'affaires entre les deux sociétés.

Il convient de rappeler que le caractère prévisible de la rupture d'une relation commerciale établie ne prive pas celle-ci de son caractère brutal si elle ne résulte pas d'un acte du partenaire manifestant son intention de ne pas poursuivre la relation commerciale et faisant courir un délai de préavis. En l'espèce, il ne ressort d'aucune pièce versée aux débats ( courriels et deux mises en demeures ) la manifestation de la volonté expresse de la société Ibrahim & Fils, à compter de 2010, de rompre la relation commerciale. Il est non contesté que la société Ibrahim & Fils a continué d'approvisionner régulièrement la société Europe Haa Ltd en produits Ifri jusqu'en avril 2013. En outre, la seconde mise en demeure du 13 mai 2013, adressée par son conseil à la société Europe Haa Limited, d'avoir à cesser ce qu'il considérait comme des actes de concurrence déloyale, rappelle que les parties étaient alors ' en cours de discussion s'agissant des modalités de la poursuite de leurs relations commerciales ' et se contente de préciser que les faits reprochés sont ' de nature à rompre sans préavis ' sans pour autant faire état d'une rupture des relations commerciales. C'est donc vainement que la société Ibrahim & Fils soutient que la société Europe Haa Ltd ne pouvait légitimement croire à la pérennité des relations commerciales du fait de ses mises en garde et mises en demeure adressées dès 2010, étant de surcroît observé qu'elle ne produit aux débats que deux mises en demeure datées des 17 octobre 2012 et 17 mai 2013.

Sur la date de la rupture et son caractère brutal

La société Europe Haa Ltd fait valoir que c'est à tort que le tribunal de commerce a considéré que la rupture des relations commerciales entre les parties était intervenue le 30 septembre 2013, la société Ibrahim & Fils ayant rompu toute relation commerciale au mois d'avril 2013, en refusant de la livrer (commandes des 23 janvier et 15 avril 2013) et en confiant la commercialisation de ses produits à d'autres distributeurs que la société Europe Haa Ltd.

La société Ibrahim & Fils réplique qu'elle n'a aucunement rompu les relations commerciales avant son courrier recommandé avec accusé de réception du 30 septembre 2013 et explique avoir suspendu toute mise en production des commandes en avril 2013 du fait de retards de règlement répétés.

Mais, la société Ibrahim & Fils, qui reconnaît avoir totalement cessé de livrer la société Europe Haa Ltd à compter du mois d'avril 2013, ne justifie pas de l'existence de retards répétés qui aurait pu justifier une suspension de ses livraisons. En effet, elle fait état d'un retard de paiement pour 3 factures (3 juin 2010, 27 avril 2011 et 7 juin 2012) mais reconnaît qu'elles ont toutes été réglées, la dernière du 7 juin 2012 l'ayant été le 13 décembre 2012. Par suite, d'une part, à les supposer établis, ces trois retards de paiement en près de 11 ans de relations commerciales ne peuvent constituer des retards de paiement ' répétés ' justifiant la cessation de tout approvisionnement en avril 2013, d'autre part, aucune facture n'était impayée à cette époque qui aurait pu justifier une suspension des livraisons. En outre, il ressort des nombreux courriels adressés par la société Europe Haa Ltd à la société Ibrahim & Fils entre le 1er mars et le 23 avril 2013 (pièce appelant n°34) et qui sont demeurés sans réponse, que la première s'est plainte ' d'une rupture totale d'approvisionnement des sodas IFRI en France ', d'avoir dû annuler des opérations Ramadan pour défaut de livraison de marchandises (Carrefour, Metro, Dia, Leclerc, Cora, Promocash, Intermarché, Système U), être sous la menace d'autres déférencements (Carrefour pour la gamme complète), qu'elle s'interroge sur les raisons pour lesquelles aucun container n'était parti et aucune date de départ de marchandises ne lui était donnée, et qu'elle la met en garde sur les conséquences de la rupture d'approvisionnement quant au développement de la part de marché des produits IFRI. La rupture totale des relations commerciales est donc intervenue en avril 2013 du fait de la société Ibrahim & Fils qui a cessé tout approvisionnement sans qu'elle justifie du motif grave tiré d'impayés répétés qu'elle invoque. Cette rupture est brutale en ce que la société Ibrahim & Fils n'a accordé aucun préavis. Le jugement entrepris sera donc infirmé de ce chef. Par suite, il n'y a pas lieu d'examiner les différents griefs formulés pour la première fois dans la lettre de rupture du 30 septembre 2013, qui ne peuvent de ce fait, légitimer a posteriori la rupture des relations commerciales intervenue en avril 2013.

Sur le préjudice subi du fait de la brutalité de la rupture

La durée du préavis suffisant

La société Europe Haa Ltd soutient qu'il aurait du lui être accordé un préavis qui ne pouvait être inférieur à 12 mois tandis que la société Ibrahim & Fils prétend que le délai de 4 mois et demi qu'elle aurait accordé par lettre de son conseil du 17 mai 2013, est suffisant.

Il ressort de l'article L 442-6, I, 5° du code de commerce que la brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou d'un préavis suffisant au regard des relations commerciales antérieures. Le délai de préavis suffisant, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser, c'est-à-dire pour préparer le redéploiement de son activité, trouver un autre partenaire ou une autre solution de remplacement. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, la dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits et services en cause.

La rupture des relations commerciales établies depuis 2002 étant intervenue en avril 2013, il y a lieu de retenir une relation commerciale établie de près de 11 ans. Si la société Ibrahim & Fils reconnaît avoir accordé de fait à la société Europe Haa Ltd une exclusivité de distribution sur le territoire français, il est établi que cette dernière n'était pas dans une situation de dépendance économique imposée vis à vis de la société Ibrahim & Fils en ce qu'elle n'était elle-même liée par aucune exclusivité. Elle ne conteste pas d'ailleurs avoir commercialisé à compter de 2009 des produits similaires aux produits Ifri sous la marque « El Morjane » qu'elle a créée.

Dans ces conditions, eu égard à l'ancienneté des relations de près de 11 années, à la nature de l'activité et à ses contraintes, au volume d'affaires, à la part prépondérante du client Ifri dans le chiffre d'affaires de la société Europe Haa Ltd, mais à défaut de justification d'une dépendance imposée par l'intimée, la cour estime qu'un délai de préavis de 6 mois était suffisant.

Le préjudice

La société Europe Haa Ltd indique que la marge brute moyenne qu'elle aurait dû réaliser au cours des 12 mois de préavis s'élève à 856.899 euros mais soutient qu'elle aurait dû être plus conséquente si les approvisionnements avaient été effectués de sorte qu'elle réclame une indemnisation d'un montant de 1.000.000 euros sauf à parfaire.

La société Ibrahim & Fils réplique que du fait de l'absence d'éléments justificatifs de la perte de la marge brute suite à la rupture, la demande de dommages et intérêts de la société Europe Haa Limited au titre de la prétendue rupture brutale apparaît totalement infondée et fantaisiste.

Le préjudice résultant du caractère brutal et sans préavis de la rupture de relations commerciales établies est constitué par la perte de marge que la victime de la rupture pouvait escompter tirer pendant la durée du préavis qui aurait du lui être accordé, soit en l'espèce pendant 6 mois. Il s'évalue, traditionnellement, en comparant la marge qui aurait dû être perçue en l'absence de rupture, pendant le préavis qui aurait du être octroyé, à la marge effectivement perçue. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.

Au soutien de sa demande, la société Europe Haa Ltd produit une attestation de son expert-comptable (pièce n°16) attestant de ses chiffres d'affaires annuels depuis 2003. Toutefois, faute de ventiler la part du chiffre d'affaires généré par l'activité avec la société Ibrahim & Fils sur le chiffre d'affaires total, les éléments contenus dans cette attestation, de surcroît non corroborée par la production d'éléments comptables, ne peuvent être retenus. Elle communique également un tableau de l'évolution de ses achats de produits Ifri de 2002 à 2012 (pièce n° 26) qui fait apparaître une moyenne annuelle de 1.100.000 euros pour la période de 2010 à 2012. Cette somme est compatible avec celle attestée par le commissaire aux comptes de la société Ibrahim & Fils qui fait état d'un chiffre d'affaires annuel moyen de la société avec la société Europe Haa Ltd à hauteur de 1.144.387 euros sur la même période (pièce intimée n°24). Enfin, la société Europe Haa Ltd verse aux débats une attestation comptable sur l'évolution de sa marge brute globale de laquelle il ressort une marge annuelle de 697.681 euros sur les trois dernières années de plein exercice (2010 à 2012), et qui n'est pas sérieusement contestée en défense.

Compte tenu des éléments produits et de la nature de l'activité, la cour évalue la perte de marge sur coûts variables, pendant le délai de 6 mois qui aurait dû être octroyé, à 300.000 euros au paiement desquels la société Ibrahim & Fils sera condamnée. Cette somme sera augmentée des intérêts au taux légal à compter du 17 juillet 2014, date de l'assignation devant le tribunal de commerce par application de l'article 1231-7 du code civil et il sera fait droit à la demande de capitalisation des intérêts dans les conditions de l'article 1343-2 du code civil.

Sur la demande d'indemnisation pour inexécution des engagements contractuels

La violation de l'exclusivité consentie à la société Europe Haa Ltd

Sollicitant l'infirmation du jugement entrepris, la société Europe Haa Ltd soutient qu'en commercialisant en direct ou par l'intermédiaire d'autres distributeurs les produits Ifri, la société Ibrahim & Fils a violé l'exclusivité qu'elle s'était engagée à lui accorder dès 2002 pour l'importation et la distribution des produits sur le territoire français comme cela résulte:

- de l'ensemble des documents commerciaux utilisés par la société Europe Haa Limited à l'égard des tiers au titre de la commercialisation des produits de la marque Ifri,

- de l'article 11 du projet de contrat de cadre portant sur la fourniture de boissons diverses de la société Ibrahim & Fils établi par l'intimée elle-même et proposé à la signature à la société Europe Haa Ltd, lequel fait mention à l'article 11, du caractère exclusif de la relation entre les parties

- des attestations de l'ensemble des partenaires commerciaux de la société Europe Haa Ltd.

En réparation des préjudices qu'elle estime avoir subis du fait de l'inexécution des engagements contractuels, elle sollicite la somme de 1.500.000 euros au titre du préjudice économique et celle de 50.000 euros au titre du préjudice moral.

La société Europe Haa Ltd qui ne conteste pas l'existence d'une exclusivité de fait, fait valoir, à juste titre, que la société Europe Haa Limited n'apporte pas la preuve d'une quelconque violation d'exclusivité dont elle serait à l'origine. En effet, il ne ressort d'aucune des pièces produites qu'à tout le moins, antérieurement à la rupture des relations contractuelles intervenue en avril 2013, la société Ibrahim & Fils ait livré des tiers en produits Ifri, les constats que la société Europe Haa Ltd a fait établir et qui mentionnent la présence de produits Ifri au sein de sociétés tierces (FFS, les Halles du Sud et la société International Food Company) datant des 31 octobre 2013 et 21 janvier 2014. Par suite, le jugement entrepris sera confirmé en ce qu'il a débouté la société Europe Haa Ltd de ses demandes en dommages et intérêts formées à ce titre.

Sur les demandes reconventionnelles de la société Ibrahim & Fils

La rupture des relations commerciales établies étant intervenue en avril 2013 par la cessation de tout approvisionnement, il ne peut être sérieusement reproché à la société Europe Haa Ltd d'avoir réduit ses commandes en 2013. le jugement entrepris sera infirmé en ce qu'il a condamné la société Europe Haa Ltd à verser à la société Ibrahim & Fils la somme de 200.000 euros, ' tous préjudices confondus ' pour réduction des importations de produits Ifri en 2013.

Sur la concurrence parasitaire de la société Europe Haa Ltd

La société Ibrahim & Fils reproche à la société Europe Haa Ltd d'avoir développé sa marque « El Morjane » et son réseau en s'immisçant dans le sillage des produits Ifri dont elle était chargée de la commercialisation en France. Elle soutient que la société Europe Haa Limited a entendu bénéficier de l'image et de la réputation des produits Ifri pour vendre dans leur sillage ses propres produits « El Morjane » et a ainsi multiplié les actes de nature à entretenir la confusion dans l'esprit des clients.

Elle lui fait également grief d'avoir commercialisé ses boissons dans des contenants présentant une forme et un étiquetage proches de ceux des boissons Ifri, mais également d'avoir proposé une gamme de parfums particulièrement appréciés sur le marché français et reproduits à l'identique par la société Europe Haa Limited.

En réplique, la société Europe Haa Ltd soutient qu'elle ne s'est jamais engagée contractuellement à l'égard de la société Ibrahim & Fils à ne distribuer, auprès de son réseau de revendeurs, que les produits de cette dernière, ni à respecter un objectif de vente, ni un quelconque quota et qu'aucun élément versé aux débats ne permet de démontrer que la commercialisation des produits « El Morjane » l'aurait été aux dépens des produits Ifri. Elle estime, au surplus, que la charte graphique du site internet « El Morjane » et celle du site Ifri n'ont strictement rien à voir : marques verbales et logos différents, couleurs différentes, police différente, architecture du site internet différente, etc' de sorte qu'aucune confusion n'est possible, dans l'esprit du consommateur, entre les produits de la marque Ifri et ceux de la marque « El Morjane ».

Le parasitisme consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d'une entreprise en profitant indûment de la notoriété acquise ou des investissements consentis. Il résulte d'un ensemble d'éléments appréhendés dans leur globalité et il y a lieu de démontrer la reproduction servile ou quasi-servile de données ou d'informations qui caractérisent l'entreprise par la notoriété et la spécificité qui s'y attachent, elles-mêmes résultant d'un travail intellectuel et d'un investissement propres.

La distribution d'un produit similaire ne justifie pas en soi l'appropriation du travail d'autrui laquelle doit être prouvée et pas seulement alléguée. Or, en l'espèce, la société Ibrahim & Fils ne justifie aucunement des investissements intellectuels et matériels qu'elle aurait réalisés et dont la valeur économique aurait été usurpée par la société Europe Haa Ltd. Par suite, ce grief ne peut être retenu.

Sur les actes de dénigrement commis par la société Europe Haa Ltd

La société Ibrahim & Fils soutient que la société Europe Haa Limited n'a pas hésité à faire la promotion des boissons de sa marque « El Morjane », dans le numéro 41 du magazine « Gazelle », magazine féminin édité en France par la société Stardust Editions et destiné à la population maghrébine française en utilisant le slogan « Passez à la qualité supérieure », alors que la société Europe Haa Ltd était encore le distributeur exclusif des produits Ifri en France. Elle affirme que le slogan précité visait à faire croire aux consommateurs que les produits Ifri étaient de qualité inférieure aux produits « El Morjane», ce qui est de nature à porter atteinte à l'image et la réputation des produits Ifri.

Il est constant que caractérise un acte de dénigrement constitutif de concurrence déloyale le fait de jeter le discrédit sur une entreprise concurrente en répandant auprès de la clientèle des informations malveillantes sur les produits ou la personne d'un concurrent pour en tirer un profit. Or, en l'espèce, comme le soutient, à juste titre, la société Europe Haa Ltd, dans ce slogan, la société Ibrahim & Fils n'est ni identifiée, ni identifiable par la clientèle des produits Ifri de sorte qu'il ne peut constituer un acte de dénigrement. Ce moyen ne sera pas non plus retenu.

Sur le détournement de clientèle imputé à la société Europe Haa Limited

La société Ibrahim & Fils soutient que la société Europe Haa Ltd a commis un acte de démarchage déloyal de sa clientèle en proposant à la société International Food Company, client historique de la marque Ifri pour le nord de la France, les produits de sa propre marque « El Morjane » et en conditionnant le maintien des conditions commerciales qui lui étaient accordées jusqu'alors à l'achat desdits produits concurrents de ceux fabriqués par la société Ibrahim & Fils.

La société Europe Haa Ltd réplique d'une part que la société International Food Company n'était pas un client historique de la société Ibrahim & Fils mais de la société Europe Haa Ltd qui lui revendait les produits Ifri jusque fin 2011 et d'autre part que le changement des conditions de vente ne résultait aucunement d'un prétendu chantage de la société Europe Haa Ltd mais de la volonté de la société Food International Company de diminuer son volume de commande.

En vertu du principe de la liberté du commerce et de l'industrie, le démarchage de la clientèle d'autrui est libre dès lors qu'il ne s'accompagne pas d'un acte déloyal. En l'espèce, la société Ibrahim & Fils se prévaut d'un unique courriel du 16 novembre 2011 (pièce intimée n°15) que lui a adressé la société International Food Company qui s'approvisionnait en produits Ifri auprès de la société Europe Haa Ltd, dans lequel celle-ci indique que n'ayant pas voulu commercialiser son soda, cette dernière lui aurait changé ses conditions de ventes. Ce seul document qui est contesté et qui est non étayé par d'autres pièces, est insuffisant à caractériser un acte de démarchage déloyal de la part de la société Europe Haa Ltd. Ce moyen ne peut donc prospérer.

En conséquence de ces éléments, la société Ibrahim & Fils sera déboutée de sa demande reconventionnelle en dommages et intérêts.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

La société Ibrahim & Fils qui succombe essentiellement, supportera la charge des dépens de première instance et d'appel. Elle devra verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et sera déboutée de la demande qu'elle a formée à ce titre.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

INFIRME le jugement entrepris en toutes ses disposition, excepté en ce qu'il a débouté la société Europe Haa Ltd de ses demandes de dommages et intérêts pour violation de son exclusivité ;

statuant à nouveau,

CONDAMNE la société Ibrahim & Fils à verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 300.000 euros augmentée des intérêts au taux légal à compter du 17 juillet 2014 à titre de dommages et intérêts pour rupture brutale des relations commerciales établies ;

DÉBOUTE les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;

CONDAMNE la société Ibrahim & Fils aux dépens de première instance et d'appel ;

CONDAMNE la société Ibrahim & Fils à verser à la société Europe Haa Ltd la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Le Greffier La Présidente

Cécile PENG Irène LUC


Synthèse
Tribunal : Cour d'appel de Paris
Formation : Pôle 5 - chambre 4
Numéro d'arrêt : 16/05275
Date de la décision : 12/09/2018

Références :

Cour d'appel de Paris I4, arrêt n°16/05275 : Infirme la décision déférée dans toutes ses dispositions, à l'égard de toutes les parties au recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/03/2024
Identifiant URN:LEX : urn:lex;fr;cour.appel;arret;2018-09-12;16.05275 ?
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