RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 4 - Chambre 13
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 09 Mai 2022
(n° , 4 pages)
N°de répertoire général : N° RG 19/00076 - N° Portalis 35L7-V-B7D-B7ADQ
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Nicole COCHET, Première présidente de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Sarah-Lisa GILBERT, Greffière, lors des débats et à la mise à disposition avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 8 novembre 2018 par M. [Z] [T]
né le [Date naissance 2] 1973 à [Localité 4], élisant domicile au cabinet de Me [B] [W] - [Adresse 1] ;
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 14 Mars 2022 ;
Entendus Me [M] [S], substituant Me [B] [N] représentant M. [Z] [T], Me Jennyfer BRONSARD substituant Me Sandrine BOURDAIS, avocat représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat, ainsi que Madame Anne BOUCHET , Substitut Général, les débats ayant eu lieu en audience publique, M. [T] ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [Z] [T], mis en examen du chef de tentative de meurtre le 30 mai 2017 alors qu'il se trouvait déjà en détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 3] pour une autre cause, a été placé sous ce même régime dans le cadre de cette seconde poursuite, suivant décision rendue le même jour par le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Paris.
Finalement renvoyé devant le tribunal correctionnel du chef de violences ayant entraîné une Itt supérieure à huit jours, il a été relaxé par jugement du 17 mai 2018 et libéré à cette date.
Par requête parvenue au greffe le 8 novembre 2018, il a saisi le premier président de la cour d'appel de Paris d'une requête aux fins d'être indemnisé des préjudices résultant de sa détention provisoire injustifiée en application de l'article 149 du code de procédure pénale.
Dans sa requête qu'il développe oralement à l'audience, M. [T] sollicite à titre d'indemnisation les sommes de
- 50 400 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice moral
- 24300 euros à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice matériel, dont 8100 euros de perte de salaires et 16200 euros au titre de la perte de chance de continuer à travailler pendant deux ans au sein de l'entreprise
- 3000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses explications orales à l'audience, l'agent judiciaire de l'Etat, reprenant ses écritures visées par le greffe le 23 novembre 2021, rappelle que M. [T] était détenu pour autre cause jusqu'au 8 septembre 2017, et qu'il ne peut donc être éventuellement indemnisé que pour la période de détention de huit mois et dix jours non couverte par la décision de placement en détention antérieure.
Il refuse toute indemnisation du préjudice matériel, puisque M. [T] ne travaillait pas lorsqu'il a été placé en détention et que l'offre d'emploi dont il se prévaut n'a été produite que pour documenter une demande de mise en liberté, de sorte qu'il ne justifie ni d'une perte de revenus effective, ni d'une perte de chance réelle et sérieuse de conserver l'emploi qu'il dit avoir manqué pendant la période de deux ans qu'il retient arbitrairement.
Il propose au titre du préjudice moral une réparation de14 000 euros, refusant de considérer que l'état de santé de M. [T] aurait été aggravé du fait de sa détention.
Le procureur général reprenant oralement à l'audience les termes de son avis visé par le greffe le 8 février 2022, conclut à une durée de détention indemnisable de 8 mois et 10 jours du 8 septembre 2017 au 17 mai 2018, considère comme l'agent judiciaire de l'Etat qu'aucune aggravation de l'état de santé de l'intéressé ne peut être imputée à sa détention et, quant au préjudice matériel allégué, qu'il ne justifie pas d'une perte de chance réelle et sérieuse d'occuper un emploi et de s'y maintenir.
SUR CE
Sur la recevabilité'
Au regard des dispositions des articles 149-1, 149-2 et R26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel qui lui a causé cette détention.
A cette fin, il lui appartient de saisir, dans les six mois de cette décision, le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel ; cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l'article R26 du même code.
M. [T] a adressé sa requête aux fins d'indemnisation le 8 novembre 2018, soit dans le délai de six mois de la décision de relaxe, qui est définitive. Aucun des cas d'exclusion visés par l'article 149 du code de procédure pénale n'étant concerné, cette requête est donc recevable.
Sur l'indemnisation'
M.[T] a été placé en détention dans le cadre de cette affaire alors qu'il se trouvait déjà détenu, sa détention provisoire dans sa première affaire s'étant achevée le 8 septembre 2017. Le temps de cette détention pour autre cause n'étant pas indemnisable, c'est donc cette date du 8 septembre à laquelle elle a pris fin qu'il y a lieu de retenir comme le point de départ de la période susceptible de donner lieu à la réparation demandée, période qui a couru jusqu'à la date de la libération effective de l'intéressé, le jour du jugement le relaxant des fins de la poursuite le 17 mai 2018 : la durée de la détention indemnisable est ainsi de huit mois et dix jours.
Quant au préjudice moral,
M. [T], âgé de 43 ans au moment de son placement en détention, célibataire et sans enfant, s'est trouvé particulièrement isolé en détention, en étant coupé de sa famille, et le caractère injustifié de la détention suffit d'ailleurs en soi à justifier son indemnisation, d'autant que détenu à [Localité 3], il a subi les conditions d'hébergement dégradées de l'établissement, notoirement connu pour sa surpopulation endémique et les difficultés qui en résultent, notamment en termes d'hygiène et de salubrité. Les problèmes de santé préexistants importants dont il souffre, liés à une addiction alcoolique, ont par ailleurs pu rendre plus pénibles ses conditions de détention même s'il n'apparaît pas qu'ils s'en soient trouvés significativement aggravés, d'autant qu'ils ont été convenablement pris en charge en détention.
Son préjudice moral sera, dans ces conditions, évalué à la somme de 19 000 euros.
En ce qui concerne le préjudice matériel,
S'il est exact que le contrat de travail à durée déterminée dont se prévaut M. [T] pour invoquer une perte de salaire a été établi pour étayer une demande de mise en liberté, il existe en l'espèce une particularité, à savoir que cette demande concernait la première procédure, dans le cadre de laquelle sa détention provisoire a effectivement cessé le 8 septembre 2017 : à cette date, cette promesse d'embauche se serait très vraisemblablement concrétisée si M. [T] n'avait été retenu à [Localité 3] du fait de la seconde procédure.
Il existe donc effectivement, non pas l'absolue certitude d'un préjudice, né de la détention injustifiée, équivalant aux six mois de salaires qu'aurait générés ce contrat, mais la perte d'une chance sérieuse de pouvoir y parvenir en exerçant l'emploi en question, qu'il y a lieu d'évaluer à 80 % de leur montant, soit, sur la base de leur évaluation raisonnable par M. [T] à 8100 euros - 1350 euros nets par mois-, la somme de 6480 euros (8100 x 80 % ).
En revanche, la chance de voir ce contrat se transformer au bout de six mois en un Cdi qui aurait bénéficié à M. [T] apparaît purement hypothétique et ne peut en conséquence donner lieu à une indemnisation.
Il apparaît ainsi justifié de réparer le préjudice matériel de M. [T] à hauteur de la somme de 6480 euros.
L'équité justifie par ailleurs que lui soit allouée une somme de 1500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS':
Déclarons recevable la requête de M. [Z] [T]
Lui allouons la somme de 19 000 euros en réparation de son préjudice moral
Lui allouons la somme de 6480 euros en réparation de son préjudice matériel
Lui allouons la somme de 1500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Rejetons le surplus de ses demandes,
Laissons les dépens à la charge de l'Etat.
Décision rendue le 9 mai 2022 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
LA GREFFIÈRE LA MAGISTRATE DÉLÉGUÉE