RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Pôle 4 - Chambre 13
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 12 Décembre 2022
(n° , pages)
N°de répertoire général : N° RG 20/07941 - N° Portalis 35L7-V-B7E-CB5PN
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Sophie VALAY-BRIERE, Première Présidente de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assistée de Nora BENDERRADJ, Greffière, lors des débats et de Florence GREGORI lors du prononcé avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 06 Février 2020 par:
M. [N] [J]
né le [Date naissance 2] 1987 à [Localité 4] (42) ,
demeurant [Adresse 1] ;
non comparant
représenté par Me Agnès ALLIBERT-PICQUOT, avocat au barreau de HAUTS DE SEINE, toque : 360 NANTERRE comparante
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 14 Novembre 2022 ;
Entendus Me Agnès ALLIBERT-PIQUOT, avocate au barreau de HAUTS-DE-SEINE représentant M. [N] [J], Me Virginie METIVIER, avocate au barreau de PARIS, toque : B0045 représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat, ainsi que Madame Anne BOUCHET, Substitute Générale, les débats ayant eu lieu en audience publique, le conseil du requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [N] [J], mis en examen pour des faits d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes de terrorisme, a été détenu à la maison d'arrêt de [Localité 5] du 19 janvier 2018 au 6 mars 2018, date à laquelle il a été placé sous contrôle judiciaire.
Le 29 août 2019,le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Paris a rendu une ordonnance de non-lieu à son égard.
Le 6 février 2020, M. [J] a adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.
Il sollicite dans sa requête, soutenue oralement, les sommes suivantes :
- 75 euros par jour de détention soit la somme totale de 3 450 euros,
- 5 000 euros au titre de son préjudice moral,
- 5 000 euros au titre de son préjudice matériel,
- 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre l'autorisation pour maître Allibert-Piquot de recouvrer les dépens en application de l'article 699 du code de procédure civile.
Dans ses dernières conclusions déposées le 18 octobre 2022, reprises à l'audience, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président de la cour d'appel,
à titre principal
- de débouter le requérant de sa demande tendant à se voir attribuée la somme de 75 euros par jour de détention provisoire, soit la somme totale de 3 450 euros,
- de ramener l'indemnité qui lui sera allouée en réparation de son préjudice moral à la somme de 5 000 euros,
- de le débouter de sa demande au titre de la perte de chance de retrouver un emploi d'intérimaire,
- à titre subsidiaire, l'allocation d'une somme de 134,04 euros à ce titre,
- de rejeter les demandes au titre des frais de transport exposés par l'épouse, des frais de transport exposés lors de sa levée d'écrou, et des factures impayées,
- d'allouer la somme de 420 euros au titre des frais d'avocat,
- de ramener la demande au titre des frais irrépétibles à de plus justes proportions.
Le procureur général, dans ses conclusions du 20 juin 2022, développées oralement, conclut à la recevabilité de la requête pour une détention d'une durée de un mois et dix-huit jours, à l'indemnisation du préjudice moral proportionné à la durée de la détention subie, à la situation de la maison d'arrêt de [Localité 5] en particulier, à la nature criminelle de la prévention et prenant en compte les circonstances familiales, personnelles et psychologiques particulières soulignées, s'agissant notamment d'une première incarcération, au rejet de l'indemnisation du préjudice matériel s'agissant de la perte de chance de retrouver rapidement un emploi d'intérimaire et de l'indemnisation du préjudice matériel s'agissant des frais de justice. Enfin, il s'en rapporte sur les frais irrépétibles.
Le requérant a eu la parole en dernier.
Sur ce,
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149-1, 149-2 et R26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, de relaxe ou d'acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.
A cette fin, il lui appartient de saisir, dans les six mois de cette décision, le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel.
Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée, et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.
M. [J] a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 6 février 2020, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de non-lieu est devenue définitive comme en atteste le certificat de non-appel produit ; cette requête est signée par son avocat et la décision de non-lieu n'est pas fondée sur un des cas d'exclusion visé à l'article 149 du code de procédure pénale.
La demande de M. [J] est donc recevable au titre d'une détention provisoire indemnisable du 19 janvier 2018 au 6 mars 2018 pour une durée d'un mois et dix-huit jours.
Sur l'indemnisation
- Le préjudice moral
Après avoir rappelé les conditions de son interpellation, M. [J] allègue d'un préjudice moral résultant de sa détention, aggravé par les conditions de celle-ci et par des mesures d'isolement et de surveillance renforcée et l'absence de linge, outre la séparation d'avec sa famille qu'il savait dans une situation extrêmement précaire. Il affirme enfin souffrir d'un diabète de type 3 développé suite à sa détention et au stress occasionné. Il demande à ce titre une somme globale de 8 450 euros.
Agé de 30 ans lors de son incarcération, marié et père d'un enfant de deux ans, M. [J], qui n'avait jamais connu l'univers carcéral, en dépit de deux condamnations à son casier judiciaire, a subi un choc psychologique certain aggravé par l'isolement et la séparation d'avec sa famille qui vivait à [Localité 3], étant observé qu'il était seul à subvenir aux besoins de celle-ci.
Du fait de la nature des faits reprochés, le choc carcéral a été aggravé par des conditions d'incarcération difficiles ainsi qu'une mesure d'isolement et de surveillance renforcée au sein de la maison d'arrêt de [Localité 5], dont la surpopulation et les mauvaises conditions d'hygiène corrélatives, impactant nécessairement le quotidien de chaque détenu, sont problématiques au regard de l'obligation de respect des droits fondamentaux et de la dignité des personnes incarcérées dans cet établissement.
En revanche, il ne produit aucune pièce démontrant qu'il aurait développé un diabète à la suite de son incarcération.
Son préjudice moral sera évalué à la somme de 7 800 euros.
- Le préjudice matériel
M. [J] allègue de la perte de chance de retrouver un emploi d'intérimaire, des frais de transports de son épouse, et de ses frais de transport à la levée d'écrou.
Lors de son incarcération, M. [J] travaillait en qualité d'intérimaire. Au soutien de sa demande, il produit un contrat de travail et deux avenants pour la période du 9 mai au 7 juillet 2017, des bulletins de salaire au titre des mois de juin 2017 à novembre 2017, une attestation Pôle emploi pour la période comprise entre juillet 2016 et septembre 2021, un certificat de travail d'avril à septembre 2018 et un certificat de travail d'octobre 2020 à novembre 2021.
Ces éléments montrent qu'il a travaillé 105,50 heures en juin 2017, 83,67 heures en juillet 2017, 121 heures en août 2017, 54 heures en septembre 2017, deux jour en octobre 2017 et 8,5 heures en novembre 2017. Ils sont corroborés par l'attestation Pôle emploi, datée du 23 juin 2022, qui montre qu'il a travaillé quelques heures chaque mois de juillet 2016 au 1er juillet 2017. Il justifie également avoir de nouveau travaillé plusieurs jours comme intérimaire dès sa sortie de détention soit entre le 16 avril 2018 et le 18 septembre 2018.
Il justifie ainsi d'une perte de chance sérieuse de trouver un emploi comme intérimaire laquelle doit être indemnisée à hauteur de 70%.
Selon son avis d'imposition 2018, son salaire moyen n'était pas de 837,74 euros par mois comme indiqué par l'agent judiciaire de l'Etat, mais de 1300 euros. Il lui sera donc alloué une somme de 1450 euros à ce titre.
Concernant les frais de transport, ceux engagés par le demandeur pour permettre à son épouse de lui rendre visite en prison constituent des dépenses liées à la détention.
Cependant, M. [J], qui est marié sous le régime de la communauté légale, comme en atteste la copie de son livret de famille, n'est pas fondé à se prévaloir d'un préjudice personnel à hauteur de la moitié des frais engagés dès lors que ceux-ci, comme les frais de transport engagés lors de sa levée d'écrou, n'ont pas été acquittés par lui-même ou son épouse mais par sa mère, or l'aide financière fournie par des proches ne constitue pas un préjudice personnel du requérant.
En outre, les pièces produites ne permettent pas de déterminer l'usage des mandats adressés à l'intéressé par sa mère, alors que ne sont indemnisables que des frais engagés à raison de la détention qu'un maintien en liberté n'aurait pas entraînés, ce qui exclut des frais d'entretien courant.
Concernant les frais d'avocats, M. [J] produit une convention d'honoraires détaillant de façon générale les missions assurées par son conseil, portant à la fois sur la défense au fond et sur la privation de liberté, ainsi qu'une 'note pour frais et honoraires récapitulatives et détaillées' concernant l'ensemble des diligences effectuées dans le dossier. Comme relevé par l'agent judiciaire de l'Etat, seule l'audience devant le juge des libertés et de la détention est en lien direct avec la détention provisoire, de sorte que la somme de 525 euros (210 x 2,5) lui sera allouée à ce titre.
Son préjudice matériel sera évalué à la somme globale de 1 975 euros.
Enfin, il convient de lui allouer la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
Déclarons la requête de M. [N] [J] recevable.
Allouons à M. [N] [J] les sommes suivantes :
- 7 800 euros au titre du préjudice moral ;
- 1 975 euros au titre du préjudice matériel ;
- 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Laissons des dépens à la charge de l'Etat.
Décision rendue le 12 Décembre 2022 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ