RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Chambre 1-5DP
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 02 Septembre 2024
(n° , 5 pages)
N°de répertoire général : N° RG 23/07665 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHQTQ
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Florence GREGORI, Greffière, lors des débats et Victoria RENARD, Greffière, lors de la mise à disposition, avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 28 Avril 2023 par M. [B] [Y]
né le [Date naissance 1] 1982 à [Localité 6] (MALI), demeurant chez Monsieur [P] [W] - [Adresse 2] ;
Non comparant et représenté par Me Karim MORAND - LAHOUAZI, avocat au barreau de Paris
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 13 Mai 2024 ;
Entendu Me Karim MORAND - LAHOUAZI, substitué par Me Valentin GUEGAN représentant M. [B] [Y],
Entendu Me Bruno MATHIEU de la SELAS MATHIEU ET ASSOCIE, avocat représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat,
Entendue Mme Martine TRAPERO, Avocate Générale,
Les débats ayant eu lieu en audience publique, le conseil du requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [B] [Y], né le [Date naissance 1] 1982, de nationalité malienne, a été mis en examen des chefs de transport, détention, acquisition et importation de produits stupéfiants, puis placé en détention provisoire à la maison d'arrêt de [5] le 26 octobre 2021 et ce, jusqu'au 07 avril 2022, date à laquelle il a été libéré et placé sous contrôle judiciaire par le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Bobigny.
Le 29 novembre 2021, le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Bobigny a rendu une ordonnance de renvoi de M. [Y] devant le tribunal correctionnel des chefs précités.
Par jugement en date du 03 novembre 2023, la 13e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Bobigny a renvoyé M. [Y] des fins de la poursuite et cette décision est définitive à son égard comme en atteste le certificat de non-appel du 31 janvier 2023.
Le 28 avril 2023, M. [Y] adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.
Il sollicite dans celle-ci, soutenue oralement :
- Constater que M. [Y] a fait l'objet d'une décision définitive de relaxe
- Dire recevable M. [Y] en sa requête aux fins d'indemnisation de la détention provisoire injustifiée ;
- Accorder à M. [Y] la somme de 15 000 euros en réparation du préjudice moral ;
- Accorder à M. [Y] la somme de 4 000 euros en réparation du préjudice matériel ;
- Accorder à M. [Y] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses écritures, déposées le 02 octobre 2023 et développées oralement, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président de :
- Rejeter la demande formulée par M. [Y] au titre de son préjudice matériel lié à ses frais de défense ;
- Réduire à de plus justes proportions qui ne sauraient excéder 2 000 euros l'indemnité au titre de son préjudice matériel lié à la perte de chance d'exercer un emploi rémunéré ;
- Réduire à de plus justes proportions qui ne sauraient excéder la somme de 12 000 euros l'indemnité au titre de son préjudice moral ;
- Réduire à de plus justes proportions qui ne sauraient excéder la somme de 800 euros la demande formulée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Le procureur général, reprenant oralement à l'audience les termes de ses conclusions déposées le 02 avril 2024 à :
- La recevabilité de la requête pour une durée de 171 jours ;
- La réparation du préjudice moral dans les conditions indiquées ;
- La réparation du préjudice matériel dans les conditions indiquées.
Le requérant a eu la parole en dernier.
SUR CE,
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel.
Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.
M. [B] [Y] a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 28 avril 2023, dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de relaxe est devenue définitive, et justifie du caractère définitif de cette décision par la production du certificat de non appel en date du 31 janvier 2023 du jugement de la 13e chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Bobigny.
Sa requête est donc recevable pour un durée de 171 jours de détention.
Sur l'indemnisation
- Sur le préjudice moral
M. [Y] considère qu'il a subi un choc carcéral violent car il s'agissait de sa première incarcération, son casier judiciaire ne portant trace d'aucune condamnation. Il évoque aussi la durée de sa détention, 163 jours, qui a été un facteur d'aggravation de son choc carcéral. Le fait qu'il soit de nationalité malienne et ne parlant pas la langue française, a entraîné une barrière linguistique qui a accentué son préjudice moral comme cela est attesté par le rapport de 2018 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Il fustige aussi ses condition de détentions à la maison d'arrêt de [Localité 4] où il existe une surpopulation qui est d'ailleurs citée dans un rapport de l'Observatoire International des Prisons publié en 2023. C'est pourquoi, il sollicite l'allocation d'une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral.
L'agent judiciaire de l'Etat retient l'anbsence de passé carcéral de M. [Y] qui est élément de base du choc carcéral et non pas un facteur d'aggravation de ce choc.. S'agissant des conditions de détention, le rapport de L'OIP qui fait état de surpopulation et d'insalubrité de la maison d'arrêt de [Localité 4] date de janvier 2023, soit postérieurement au placement en détention provisoire du requérant et il ne peut en être tenu compte pour majorer son préjudice moral. S'agissant de la nationalité du requérant, il y a lieu de noter que ce dernier réside en France depuis 2009, ce qui veut dire qu'il était en France depuis 12 ans déjà lorsqu'il a été placé endétention provisoire. C'est ainsi que la barrière linguistique n'est pas démontrée. Concernant la durée de cette détention, elle n'est pas constitutive d'un facteur d'aggravation du choc carcéral mais un élément d'appréciation de ce dernier pour déterminer le montant de l'indemnisation.
C'est anisi que l'agent judiciaire de l'Etat propose d'allouer au requérant une somme de 12 500 euros en réparation de son préjudice moral;
Le procureur général partage l'analyse de l'agent judiciaire de l'Etat en considérant qu'il y a lieu de retenir le fait que le requérant n'avait jamais été incarcéré auparavant et que son casier judiciaire est vierge. S'agissant de ses conditions de détention, il ne démontre pas de conditions particulières qui lui soient propres mais évoque seulement un rapport de L'OIP qui est postérieur à son incarcération . Il convient enfin de tenir partiellement compte de la barrière linguistique car M. [Y] se trouve en France depuis 2009.
Il ressort des pièces produites aux débats que M. [Y] était âgé de 36 ans au moment de son incarcération et était marié, sans que l'on sache s'il avait des enfants. Le bulletin numéro 1de son casier judiciaire ne porte trace d'aucune condamnation pénale. C'est ainsi que le choc carcéral initial a été important.
La durée de la détention provisoire, 171 jours en l'espèce, n'est pas non plus un facteur aggravant du préjudice moral mais un élément d'appréciation de celui-ci.
S'agissant de ses conditions de détention, la surpopulation de la maison d'arrêt de [Localité 4] est évoquée par un rapport de l'Observatoire International des Prisons qui relève un taux d'occupation de 129,4 % date du mois de janvier 2023. Dans la mesure où M. [Y] a été incarcéré entre le 26 octobre 2021 et le 15 avril 2022, soit antérieurement à la publication de ce rapport, il ne peut en être tenu compte. C'est ainsi que le requérant échoue à démontrer l'existence de conditions particulières de détention qui lui sont propres.
Selon la jurisprudence de la Commission Nationale de Réparation des Détentions, le sentiment d'injustice ne peut être retenu comme un facteur aggravant du préjudice moral.
S'agissant de la barrière linguistique, il y a lieu de noter que M. [Y] est de nationalité malienne et était assisté par un interprète lors de l'audience devant la 13e chambre du tribunal correctionnel de Bobigny. Pour autant, le requérant est en France depuis 2009 et il y travaillait régulièrement. Il avait donc au moins quelques rudiments de la langue française. C'est ainsi que la barrière linguistique ne constituera que partiellement un facteur d'aggravation de son choc carcéral.
C'est ainsi qu'au vu de ces différents éléments, il sera alloué à M. [Y] une somme de 15 000 euros en réparation de son préjudice moral.
- Sur le préjudice matériel
- préjudice lié à la perte de chance d'exercer un emploi rémunéré :
M. [Y] considère qu'il a perdu une chance de pouvoir exercer une activité professionnelle rémunérée durant sa détention provisoire, alors qu'il a accompli des prestations au titre d'emplois intérimaires depuis son arrivée en France en 2015 et a repris une activité professionnelle dés sa sortie de prison en 2022. C'est ainsi que son incarcération pendant trois mois l'a empêché d'occuper un emploi rémunéré et de côtiser aux caisses de retraite et d'allocation chomage. C'est poyurquoi, il sollicite en réparation de ce préjudice l'allocation d'une somme de 4 000 euros.
Selon l'agent judiciaire de l'Etat, le requérant était sans emplo au jour d son placement e détention provisoire et son dernier emploi remonte au mois de mai 2021, mais il a repris une activité professionnelle le 07 avril 2022 lors qu'il a été remis en liberté. C'est ainsi qu'au titre de la perte de chance d'exercer un emploi rémunéré, l'agent judiciaire de l'Etat propose l'allocation d'une somme de 2 000 euros.
Le Ministère Public constate que le requérant était sans emploi depuis mai 2021, soit plus de 5 mois avant son placement en détention provisoire, mais a repris une activité professionnelle en mai 2022, moins d'un mois après sa remise en liberté. C'est ainsi qu'il a bien perdu une chance d'exercer un emploi rémunéré. Par contre, il n'a pas perdu de chance de pouvoir cotiser aux caisses de retraite et de chômage, dans la mesure où, selon la jurisprudence de la CNRD, les dispositions du code de la sécurité sociale font que le requérant ne perd, du fait de son placement en détention provisoire, aucun droit à indemnisation relatif à la période d'assurance au régime de retraite de base.
Il ressort des pièces produites aux débats que M. [Y] a travaillé en qualité de manoeuvre en intérim de façon irrégulière jusqu'au mois de mai 2021, soit 5 mois avant son plcamenet en détention provisoire le 26 octobre 2021. A compter de sa libération le 07 avril 2022, le requérant a retravaillé en qualité de manoeuvre pour la société [3], du mois de mai au mois de novembre 2022, puis en tant que manutentionnaire pour la société [7] en décembre 2022.
C'est ainsi que M. [Y] a perdu une chance sérieuse de pouvoir exercer un emploi rémunéré durant la période où il se trouvait en détention provisoire qui peut être évaluée 60%. Le requérant a perçu en mai 2022 un salaire de 1 078,33 euros net mensuel. Il a été placé en détention provisoire pendant 171 jours, soit près de 5 mois. Cela donne le calcul suivant 1078, 33 euros x 5 x 60% = 3 234,99 euros qui lui sera donc alloué à ce titre.
- Sur les frais de défense :
S agissant des frais de défense, M. [Y] sollicite l'allocation d'une somme de 3 000 euros au titre des frais conséquents qu'il a engagés, corrélatifs à sa défense et exclusivement liés à son incarcération .
Selon l'agent judiciaire de l'Etat et le Ministère public, aucune facture n'étant produite aux débats, il y a lieu de rejeter la demande du requérant.
Selon la jurisprudence de la Commission Nationale de la Réparation des Détentions (CNRD) , les frais d'avocat ne sont pris en compte au titre du préjudice causé par la détention qu si ils rémunèrent des prestations directement liées à la privation de liberté et aux procédures engagées pour y mettre fin, et qu'il appartient au demandeur d'en justifier par la production de facture ou de compte établi par son défenseur.
M. [Y] a versé aux débats une facture en date du 14 mars 2022 de son conseil faisant état de différentes diligences pour un montant total de 3 600 euros. C'est ainsi que l'assistance lors de l'instruction devant le tribunal judiciaire de Bobigny, l'assistance à l'interrogatoire au fond, l'assistance devant la chambre de l'instruction ( premier président et audience au fond) ne sont pas des diligences en lien exclusif avec le contentieux de la détention provisoire. Par contre, les demandes de mise en liberté et l'assistance pour le débat devant le juge des libertés et de la détention le sont. Pour autant, dans la mesure où l'avocat n'a pas individualisé le coût de chacune des diligences et a prévu une somme globale et forfaitaire de 3 000 euros HT pour l'ensemble des diligences, il n'est donc pas possible de calculer le coût des seules diligences en lien exclusif avec le contentieux de la détention.
Faute d'individualisation, la demande au titre des frais de défense sera rejetée et aucune somme ne sera allouée à M. [Y] à ce titre.
Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [Y] ses frais irrépétibles et une somme de 1 500 euros lui sera allouée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
Déclarons la requête de M. [B] [Y] recevable,
Lui allouons les sommes suivantes :
- 15 000 euros en réparation de son préjudice moral,
- 3 234,99 euros en réparation de son préjudice moral lié à la perte de chance d'avoir un emploi rémuéré
- 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboutons M. [B] [Y] du surplus de ses demandes,
Laissons les dépens à la charge de l'Etat.
Décision rendue le 02 Septembre 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
LA GREFFI'RE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ