RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE PARIS
Chambre 1-5DP
RÉPARATION DES DÉTENTIONS PROVISOIRES
DÉCISION DU 02 Septembre 2024
(n° , 5 pages)
N°de répertoire général : N° RG 23/12416 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CH7H4
Décision contradictoire en premier ressort ;
Nous, Jean-Paul BESSON, Premier Président de chambre, à la cour d'appel, agissant par délégation du premier président, assisté de Florence GREGORI, Greffière, lors des débats et de Victoria RENARD, Greffière, lors de la mise à disposition, avons rendu la décision suivante :
Statuant sur la requête déposée le 17 Juillet 2023 par M. [X] [W]
né le [Date naissance 1] 1981 à [Localité 5] (COTE D'IVOIRE), demeurant [Adresse 2] ;
Comparant et assisté de Me Sevim KASAY, avocat au barreau du Val de Marne ;
Vu les pièces jointes à cette requête ;
Vu les conclusions de l'Agent Judiciaire de l'Etat, notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les conclusions du procureur général notifiées par lettre recommandée avec avis de réception ;
Vu les lettres recommandées avec avis de réception par lesquelles a été notifiée aux parties la date de l'audience fixée au 13 Mai 2024 ;
Entendu Me Sevim KASAY représentant M. [X] [W],
Entendu Me Ali SAIDJI de la SCP SAIDJI & MOREAU, substitué par Me Divine ZOLA DUDU, avocat représentant l'Agent Judiciaire de l'Etat,
Entendue Mme Martine TRAPERO, Avocate Générale,
Les débats ayant eu lieu en audience publique, le requérant ayant eu la parole en dernier ;
Vu les articles 149, 149-1, 149-2, 149-3, 149-4, 150 et R.26 à R40-7 du Code de Procédure Pénale ;
* * *
M. [X] [W], né le [Date naissance 1] 1981, de nationalité ivoirienne, a été mis en examen du chef de viol commis sur un mineur de 15 ans par un juge d'instruction du tribunal judiciaire de Créteil le 13 août 2021, puis placé en détention provisoire le même jour à la maison d'arrêt de Fresnes par un juge des libertés et de la détention de cette même juridiction.
Par ordonnance du 16 décembre 2021, le magistrat instructeur a ordonné la remise en liberté du requérant qu'il a placé sous contrôle judiciaire.
Par décision du 17 février 2023, le juge d'instruction du tribunal judiciaire de Créteil a rendu une ordonnance de non-lieu à l'égard de M. [W].
Le requérant a produit un certificat de non appel en date du 13 mai 2024 de la décision du magistrat instructeur qui a un caractère définitif à son égard et la décision elle-même a été versée aux débats.
Le 17 juillet 2023, M. [W] a adressé une requête au premier président de la cour d'appel de Paris en vue d'être indemnisé de sa détention provisoire, en application de l'article 149 du code de procédure pénale.
Il sollicite dans celle-ci, soutenue oralement,
- que sa requête soit déclarée recevable,
- le paiement des sommes suivantes :
* 30 000 euros au titre de son préjudice moral,
* 24 355,36 euros au titre de son préjudice matériel,
* 3 600 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Dans ses écritures, déposées le 01er décembre 2023 et développées oralement, l'agent judiciaire de l'Etat demande au premier président de :
A titre principal,
- Constater l'irrecevabilité de la requête de M. [W],
A titre subsidiaire,
- Rejeter la demande indemnitaire de M. [W] au titre de son préjudice matériel,
- Fixer la juste indemnisation du préjudice moral de perte de revenus de M. [W] à la somme de 12 000 euros,
- Réduire à de plus justes proportions la somme sollicitée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Le procureur général, reprenant oralement à l'audience les termes de ses conclusions déposées le 29 mars 2024 conclut à :
A titre principal,
- L'irrecevabilité de la requête faute d'apporter la preuve du caractère définitif de l'ordonnance de relaxe et de production de pièces justificatives,
A titre subsidiaire,
- La recevabilité de la requête pour une détention de 126 jours,
- Au rejet de la réparation du préjudice matériel dans les conditions indiquées,
- La réparation du préjudice moral dans les conditions indiquées.
Le requérant a eu la parole en dernier.
SUR CE,
Sur la recevabilité
Au regard des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R.26 du code de procédure pénale, la personne qui a fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit, à sa demande, à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention. Il lui appartient dans les six mois de cette décision, de saisir le premier président de la cour d'appel dans le ressort de laquelle celle-ci a été prononcée, par une requête, signée de sa main ou d'un mandataire, remise contre récépissé ou par lettre recommandée avec accusé de réception au greffe de la cour d'appel.
Cette requête doit contenir l'exposé des faits, le montant de la réparation demandée et toutes indications utiles prévues à l'article R.26 du même code.
Le délai de six mois ne court à compter de la décision définitive que si la personne a été avisée de son droit de demander réparation ainsi que des dispositions des articles 149-1,149-2 et 149-3 du code précité.
M. [W] a présenté sa requête aux fins d'indemnisation le 17 juillet 2023, qui est dans le délai de six mois suivant le jour où la décision de non-lieu est devenue définitive comme en atteste le certificat de non appel du 13 mai 2024. De plus, l'ordonnance de non-lieu rendue le 17 février 2023 par le magistrat instructeur a bien été produite aux débats. Cette requête a bien été signée de sa main et ne comporte aucun cas d'exclusion prévue par l'article 149 du code de procédure pénale. Dans ces conditions, la requête présentée par M. [W] est recevable.
Sa requête est donc recevable pour une durée de détention indemnisable de 126 jours.
Sur l'indemnisation
- Sur le préjudice moral
M. [W] considère qu'il a subi un choc psychologique important car il n'avait jamais connu de période d'incarcération préalablement à cette affaire. Or, il a dû s'adapter à un milieux carcéral violent, avec une absence presque totale d'intimité, des locaux sales et insalubres, des fouilles à corps fréquentes Il s'est par ailleurs séparé à ce moment là de son épouse qui n'a pas supporté le motif de son incarcération et qui était éloignée géographiquement de lui, étant restée en Cote-d'Ivoire. Il n'a pas pu bénéficier non plus de visites du reste de sa famille également dans le même pays. Son choc carcéral a été accentué par le fait qu'il a été incarcéré à la maison d'arrêt de [Localité 4] qui présente une surpopulation importante, des conditions de vie dégradées avec une promiscuité absolue, des locaux vétustes, un manque d'intimité et d'hygiène et des limitation aux différentes activités. Il expose également que son choc carcéral a été également accentué par le fait que M. [W] était incarcéré pour des faits de viol qui ont été connus de ses codétenus qui l'ont agressé. Mais il n'a pas osé signalé cette agression. C'est pourquoi M. [W] sollicite une somme de 30 000 euros en réparation de son préjudice moral.
L'agent judiciaire de l'Etat estime que la demande d'indemnisation du préjudice moral est fondée en son principe mais ne saurait être accueillie à hauteur de la somme sollicitée. Il y a lieu de tenir compte de l'absence de passé carcéral du requérant, de son âge de 41 ans et du fait qu'il était marié. Le requérant n'apporte aucun élément de preuve permettant de justifier qu'il a personnellement été victime de conditions de détention particulièrement difficiles. Il ne démontre pas d'avantage qu'il aurait été victime dune agression au sein de la maison d'arrêt de [Localité 4]. Sa famille demeurant en Cote-d'Ivoire, l'éloignement familial n'est donc pas en lien avec son placement en détention provisoire et l'angoisse liée à la gravité de l'infraction poursuivie ne pourra pas être retenue comme facteur d'aggravation de son préjudice moral. C'est ainsi que l'agent judiciaire de l'Etat propose l'allocation d'une somme de 12 000 euros en réparation du préjudice moral de M. [W].
Le procureur général considère qu'il y a lieu de prendre en compte le fait que le requérant n'avait jamais été incarcéré bien que son identité ne soit pas vérifiable par le service, de sorte qu'il a donc subi un choc carcéral important. S'agissant de ses conditions de détention, il ne démontre pas avoir souffert d'une surpopulation de la maison d'arrêt de [Localité 4] à l'époque où il s'y trouvait, dès lors que ces conditions difficile ne sont attestées par aucun rapport ni aucune pièce. Il n'est pas démontré que M. [W] se soit fait agresser en détention du fait qu'il était poursuivi pour une infraction de viol aggravé.
L'isolement familial ne peut pas non plus être pris en compte au titre de l'aggravation, car il ne justifie pas ni être marié, ni avoir divorcé, ni le fait que sa famille demeure en Cote-d'Ivoire.
Il ressort des pièces produites aux débats que M. [W] était âgé de 41ans au moment de son incarcération, était marié et sans enfant, en situation irrégulière sur le territoire national. Le bulletin numéro 1de son casier judiciaire ne porte trace d'aucune condamnations pénale. C'est ainsi qu'au jour de son placement en détention provisoire M. [W] n'avait jamais été incarcéré et son choc carcéral initial a été important.
S'agissant de ses conditions de détention, M. [W] n'apporte aucun justificatif sur les conditions particulièrement difficiles au sein de la maison d'arrêt de [Localité 4]. C'est ainsi qu'il n'est fait référence à aucun rapport du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, ni de l'Observatoire International des Prisons, ni du ministère de la justice attestant du fait que durant la période de sa détention provisoire, l'établissement pénitentiaire avait une surpopulation carcérale importante, que les lieux étaient sales et vétustes ou qu'il y avait un manque d'hygiène et d'intimité. Ces éléments ne peuvent donc pas constituer un facteur d'aggravation du choc carcéral. La rupture des liens familiaux et la séparation d'avec son épouse ne sont démontrés par aucun élément versé aux débats et ne peuvent donc pas constituer un facteur d'aggravation du choc carcéral non plus.
Il n'en est pas non plus démontré que M. [W] craignait une réaction de ses co-détenus qui le considéraient comme un 'pointeur' et l'auraient agressé en détention, dès lors que cet élément n'est confirmé par aucun rapport d'incident ou disciplinaire ni aucun certificat médical ou compte-rendu d'hospitalisation.
Par ailleurs, le fait que son épouse et sa famille n'ait pas pu lui rendre visite en détention ne peut constituer un facteur d'aggravation, dès lors que ces dernières demeuraient déjà en Cote-d'Ivoire antérieurement à son placement en détention provisoire.
C'est ainsi qu'au vu de ces différents éléments, il sera alloué à M. [W] une somme de 13 000 euros en réparation de son préjudice moral.
- Sur le préjudice matériel
Sur la perte de chance de pouvoir exercer un emploi :
M. [W] expose qu'il aurait dû percevoir un salaire brut mensuel de 1 353,07 euros avant son incarcération, mais qu'il a perdu cette chance car il a été placé en détention provisoire, alors qu'il effectuait par ailleurs les démarches pour obtenir un titre de séjour. Ce placement en détention l'a empêché de faire aboutir ses démarches de régularisation et d'obtenir un emploi. C'est pourquoi, il sollicite la somme de 24 355,36 euros.
L'agent judiciaire de l'Etat considère que M. [W] ne rapporte aucunement la preuve d'une quelconque recherche d'emploi, ni avant ni après sa détention provisoire, et pas plus pendant ou après son contrôle judiciaire. Le requérant justifie en vain cette absence de diligences par le fait que son absence de titre de séjour l'en aurait empêché.. Or, M. [W] ne rapporte aucune preuve de quelconques démarches accomplies en ce sens. La demande de M. [W] au titre d'une perte de chance de trouver un emploi sera rejetée, faute de justificatifs.
Le Ministère Public estime que le requérant ne fournit aucune pièce permettant d'établir le caractère sérieux de la perte de chance d'obtenir des revenus qu'il avance. Par conséquent, il convient d'écarter la perte de chance de percevoir des revenus de l'appréciation du préjudice matériel du requérant.
En l'espèce, il est établi et n'est pas contesté par les parties que M. [W], de nationalité ivoirienne, se trouvait en situation irrégulière sur le territoire national depuis 2017 et au jour de son placement en détention provisoire.
Le requérant reconnaît par ailleurs qu'il n'exerçait aucune activité professionnelle régulière. Il ne peut donc prétendre à l'indemnisation que d'une perte de chance de pouvoir travailler.
Il n'est par contre pas démontré que M. [W] ait perdu la totalité de ses documents justifiant de sa présence sur le territoire national lors de son placement en détention provisoire, car son appartement aurait été récupéré par le propriétaire et ses affaires auraient été détruites. Pour autant, il ne produit absolument aucun justificatif d'une quelconque activité professionnelle rémunérée avant son incarcération, en dehors d'un unique bulletin de paie pour le mois de juin 2021 en qualité de mécanicien pour la SAS [3] où il aurait perçu la somme de 329,47 euros. Il apparaît d'ailleurs qu'il était entré dans l'entreprise le 07 juin 2021. En outre, cette activité ne pouvait être déclarée en raison de sa situation irrégulière sur le territoire nationale et la jurisprudence indique de façon constante que la perte d'une activité professionnelle illicite n'est pas indemnisable. M. [W] ne produit aucun autre bulletin de paie établi antérieurement ou postérieurement à son incarcération. Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter la demande formulée à ce titre par M. [W].
Il est inéquitable de laisser à la charge de M. [W] ses frais irrépétibles et une somme de 1 500 euros lui sera allouée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS :
Déclarons la requête de M. [X] [W] est recevable,
Lui allouons les sommes suivantes :
- 13 000 euros en réparation de son préjudice moral,
- 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Déboutons M. [X] [W] du surplus de ses demandes.
Laissons les dépens à la charge de l'Etat.
Décision rendue le 02 Septembre 2024 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
LA GREFFI'RE LE MAGISTRAT DÉLÉGUÉ