7ème Ch Prud'homale
ARRÊT N°64/2023
N° RG 19/06394 - N° Portalis DBVL-V-B7D-QD2F
SAS SCHENKER FRANCE
C/
M. [O] [P]
Copie exécutoire délivrée
le :
à :
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE RENNES
ARRÊT DU 23 FEVRIER 2023
COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :
Président : Monsieur Hervé BALLEREAU, Président de chambre,
Assesseur : Madame Liliane LE MERLUS, Conseillère,
Assesseur : Madame Isabelle CHARPENTIER, Conseillère,
GREFFIER :
Madame Françoise DELAUNAY, lors des débats et lors du prononcé
DÉBATS :
A l'audience publique du 05 Décembre 2022
En principe de Madame [Y] [Z], médiateur judiciaire
ARRÊT :
Contradictoire, prononcé publiquement le 23 Février 2023 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats
****
APPELANTE :
SAS SCHENKER FRANCE
[Adresse 8]
[Localité 3]
Représentée par Me Bruno CARRIOU de la SCP IPSO FACTO AVOCATS, Postulant, avocat au barreau de NANTES
Représentée par Me LUCAS, Plaidant, avocat au barreau d'Angers
INTIMÉ :
Monsieur [O] [P]
[Adresse 1]
[Localité 2]
Représenté par Me Laurent BEZIZ de la SELARL LBBA, Plaidant/Postulant, avocat au barreau de RENNES substitué par Me SOFTLY, avocat au barreau de RENNES
EXPOSÉ DU LITIGE
M. [O] [P] a été embauché par la SAS Schenker France selon un contrat à durée indéterminée en date du 07 mars 2007. Il exerçait les fonctions de conducteur livreur.
Les relations entre les parties étaient régies par la convention collective des transports routiers.
Par courrier en date du 30 mai 2017, la société a convoqué M. [P] à un entretien préalable à une éventuelle mesure de licenciement.
Par courrier recommandé en date du 26 juin 2017, le salarié s'est vu notifier son licenciement pour 'motif personnel constitutif d'une cause réelle et sérieuse', la société lui reprochant d'avoir adopté une attitude dangereuse en usant de la force pour se soustraire au contrôle de son chargement.
***
M. [P] a saisi le conseil de prud'hommes de Rennes par requête en date du 25 juin 2018 afin de voir :
- Dire et juger que le licenciement notifié le 26 juin 2017 est dépourvu de cause réelle et sérieuse,
- Condamner la société Schenker France à verser à Monsieur [P] la somme de 19 944 euros net à titre d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,
- Ordonner l'exécution provisoire du jugement sollicité,
- Condamner la société Schenker France à verser à Monsieur [P] la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamner la société Schenker France aux entiers dépens.
Par jugement en date du 04 septembre 2019, le conseil de prud'hommes de Rennes a :
- Dit que le licenciement de M. [P] est sans cause réelle et sérieuse.
- Condamné la SAS Schenker France à verser à M. [P], avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement :
- la somme de 19 944,00 euros au titre de l'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse.
- Condamné la SAS Schenker France à payer à M. [P] la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
- Débouté la SAS Schenker France de sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
- Condamné la SAS Schenker France aux dépens y compris les frais éventuels en cas d'exécution forcée de la présente décision.
***
La SAS Schenker France a interjeté appel de cette décision par déclaration au greffe en date du 23 septembre 2019.
En l'état de ses dernières conclusions transmises par son conseil sur le RPVA le 28 mai 2020, la SAS Schenker France demande à la cour d'infirmer le jugement entrepris, de débouter Monsieur [P] de l'ensemble de ses demandes et de le condamner à lui payer la somme de 3500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
La société Schenker France fait valoir en substance que :
- Le règlement intérieur est opposable à M. [P] ; il a été adressé pour avis à la DIRECCTE le 6 février 2013 ; il a été soumis à l'avis du CHSCT le 12 avril 2013 ainsi qu'au comité central d'entreprise les 24 et 25 avril 2013 ; il a été notifié à la DIRECCTE le 6 mai 2013 et au conseil de prud'hommes le 10 mai 2013 ; il a été affiché dans l'établissement de Rennes, ce dont attestent plusieurs salariés ;
- L'employeur tire son pouvoir de licencier de l'article L1231-1 du code du travail et non du règlement intérieur ; l'obligation pour le salarié de respecter les directives de l'employeur est inhérente au contrat de travail ; en qualité de conducteur du groupe 3, M. [P] était soumis aux dispositions conventionnelles relatives au respect du code de la route, des règles de sécurité et des consignes données par la hiérarchie ;
- M. [P] était tenu d'une obligation de sécurité qu'il n'a pas respectée ;
- Il s'agissait d'un refus réitéré de contrôle de son camion ; le salarié a adopté une attitude dangereuse en ne réduisant pas sa vitesse à la vue du contrôleur qui lui demandait de s'arrêter ; il a en outre poussé ce dernier avec le véhicule ; les faits sont confirmés par la vidéosurveillance ; le système de vidéosurveillance a été déclaré à la CNIL et des panneaux d'affichage informaient de sa présence sur le site.
En l'état de ses dernières conclusions transmises par son conseil sur le RPVA le 06 mars 2020, M. [P] demande à la cour d'appel de :
- Débouter la société Schenker France de l'ensemble de ses demandes,
- Confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 4 septembre 2019 par le conseil de prud'hommes de Rennes ;
Y ajoutant,
- Condamner la société Schenker France à lui payer la somme de 1500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile dans le cadre de la procédure d'appel,
- Assortir l'ensemble des condamnations prononcées des intérêts au taux légal à compter de la date de saisine du conseil de prud'hommes de Rennes, soit à compter du 25 juin 2018,
- Condamner la société Schenker France aux entiers dépens d'appel.
M. [P] fait valoir en substance que :
- L'employeur ne produit pas les avis du CHSCT sur le règlement intérieur et il ne prouve pas son affichage dans l'entreprise à une place aisément accessible ainsi qu'à la porte des locaux où s'effectue l'embauche ; le grief tiré du refus de se soumettre au contrôle de marchandises est donc inopposable au salarié ;
- La sanction est disproportionnée au regard des faits reprochés ; à sa prise de poste, le camion n'était toujours pas chargé et il a dû aider l'agent de quai à effectuer le chargement pour tenter de rattraper le retard cumulé ; il n'a pu quitter le dépôt qu'à 7h40 alors que la livraison chez le client Leroy Merlin était prévue à 7h30 ; il ne peut être reproché au salarié d'avoir tout mis en oeuvre pour livrer l'un des principaux clients de l'entreprise en temps et en heure ; son collègue M. [I] n'a pas été sanctionné dans une situation similaire ;
- La vidéosurveillance démontre qu'il a réduit son allure à l'approche de M. [X]; il a dû braquer sur la droite pour éviter ce dernier qui s'est placé délibérément au-devant du véhicule ; il n'a pas sciemment mis en danger la vie de M. [X] ; la videosurveillance dément également le fait qu'il aurait poussé M. [X] à l'aide du véhicule.
***
La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du conseiller de la mise en état le 25 octobre 2022 avec fixation de la présente affaire à l'audience du 05 décembre 2022.
Conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie, pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, à leurs dernières conclusions régulièrement signifiées.
MOTIFS DE LA DÉCISION
1- Sur la contestation du licenciement
L'article L 1232-1 du Code du travail subordonne la légitimité du licenciement à l'existence d'une cause réelle et sérieuse.
La cause doit ainsi être objective, exacte et les griefs reprochés doivent être suffisamment pertinents pour justifier la rupture du contrat de travail.
Aux termes de l'article L4122-1 alinéa 1er du code du travail, conformément aux instructions qui lui sont données par l'employeur, dans les conditions prévues au règlement intérieur pour les entreprises tenues d'en élaborer un, il incombe à chaque travailleur de prendre soin, en fonction de sa formation et selon ses possibilités, de sa santé et de sa sécurité ainsi que de celles des autres personnes concernées par ses actes ou ses omissions au travail.
En l'espèce, la lettre de licenciement du 26 juin 2017 qui fixe les limites du litige est ainsi rédigée :
'(...) Vous occupez la fonction de conducteur livreur sur notre agence de Rennes et disposez d'une ancienneté au 07 mars 2007.
Le lundi 15 mai 2017, j'ai été alerté par M. [X], contrôleur SFERES diligenté par la société DB Schenker, de votre refus de contrôle de chargement et de l'adoption d'une attitude dangereuse à son égard.
En effet, M. [X] à 7h40 vous a invité à vous arrêter lors de votre départ en tournée. Il était positionné non loin de la sortie de notre site, sur votre trajectoire, et vous faisait signe de vous arrêter.
Vous lui faisiez de grands signes pour qu'il se pousse et non seulement vous n'avez pas réduit votre allure, mais vous ne l'avez évité qu'au dernier moment.
Lorsque M. [X] s'est ensuite positionné à hauteur de votre fenêtre pour vous signifier son intention de vous contrôler, vous l'avez poussé en avançant votre camion et prétexté que vous n'aviez pas le temps car vous partiez avec 40 minutes de retard.
M. [X] nous a expliqué à la suite de cet incident que ce n'était pas la première fois que vous refusiez un contrôle et que vous entendiez être contrôlé que lorsque vous l'aviez décidé.
Lorsque je vous ai donc interpellé à votre retour le midi mais aussi au cours de l'entretien préalable, afin de vous demander des explications quant à votre refus de contrôle et votre attitude, vous n'avez montré aucun regret et ne vous êtes à aucun moment remis en question. Vous avez remis en cause le bien-fondé de ces contrôles et par conséquent vous les refusez. Vous vous êtes justifié de votre attitude dangereuse en argumentant que M. [X] n'était pas sur la zone piétonne.
Or, vous n'êtes pas sans ignorer que les contrôles de chargement sont une pratique courante au sein de notre entreprise depuis un grand nombre d'années. Ces procédures sont mises en place par la direction de l'entreprise et aucun salarié ne peut s'y soustraire, tel que précisé dans l'article 4-4 du règlement intérieur.
De plus, vous ne pouvez valablement pas mettre en avant votre départ en retard pour vous y opposer et encore moins avoir une attitude dangereuse vis-à-vis de qui que ce soit appartenant à l'entreprise ou non.
De par votre métier, vous vous devez d'avoir une attitude irréprochable dans la conduite de votre véhicule et toute attitude intentionnellement dangereuse ne peut être tolérée au sein de l'entreprise.
Par chance, M. [X] a pu réagir, mais s'il avait trébuché par exemple, vous n'auriez pu éviter un drame.
Afin de vérifier ses propos, j'ai visionné la vidéo-surveillance présent sur notre site. Les images que j'ai pu constater et que je vous ai présenté en entretien étaient choquantes.
Les explications fournies lors de l'entretien ne nous ont pas permis de modifier notre appréciation à ce sujet.
En conséquence, nous avons décidé de vous licencier pour un motif personnel constitutif d'une cause réelle et sérieuse.
La nature de la faute pourrait appeler à une sanction plus lourde, nous avons toutefois décidé de faire preuve d'indulgence. La période de mise à pied conservatoire vous sera donc rémunérée (...)'.
Il est constant que dès lors que les règles relatives à l'information, la loyauté et la proportionnalité ont été respectées, les films vidéo constituent des moyens de preuve licites, qu'il est possible de produire devant une juridiction prud'homale, étant toutefois précisé que les règles d'information ne sont pas applicables lorsque l'employeur installe une caméra de surveillance dans des locaux non affectés au travail, afin d'en assurer la sécurité, ce qui est le cas d'un parking.
En l'espèce, il est justifié de ce qu'une déclaration a été effectuée auprès de la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) le 5 mai 2011, quant à l'installation d'un système de vidéosurveillance destiné à 'sécuriser les personnels concernés, les bâtiments et les marchandises confiées par les clients, historique et traçabilité des colis transitant sur les quais'.
Il est également justifié de ce que le 25 mars 2011, les élus du comité d'établissement ont été consultés sur l'installation de caméras de vidéosurveillance sur les sites des quatre agences de [Localité 6], [Localité 7], [Localité 5] et [Localité 4], le site de [Localité 6] devant être équipé d'un dispositif doté de 48 caméras.
La société Schenker France verse aux débats un support numérique contenant un film de vidéosurveillance, dont il n'est pas utilement contesté par le salarié, qu'il est bien relatif aux faits visés dans la lettre de licenciement et sur lequel il s'appuie d'ailleurs pour contester la réalité d'un certain nombre des agissements qui lui sont reprochés dans la dite lettre.
La séquence muette montre de façon très nette un camion quittant un quai de chargement, le chauffeur entreprenant de rejoindre la sortie du parking à une allure manifestement inadaptée eu égard aux circonstances de lieu. Lorsqu'un agent de contrôle vêtu d'un gilet jaune de sécurité fait signe avec les bras afin que le chauffeur stoppe son véhicule, celui-ci ne ralentit pas et se déporte vers sa droite pour éviter la personne, après quoi un dialogue manifestement vif, au vu des gestes effectués par le contrôleur, s'instaure, tandis que le chauffeur qui n'a pas quitté son poste de conduite persiste à avancer à allure cette fois réduite avec le camion pour rejoindre progressivement la sortie de l'entreprise.
Cette séquence de vidéosurveillance, captée dans des conditions dont la légalité et l'opposabilité au salarié ne sont pas utilement contestées par ce dernier, est corroborée par l'attestation de M. [X], contrôleur d'évaluation auprès de la société SFERES qui témoigne de ce qu'il 'a invité le chauffeur [P] à son départ en tournée à s'arrêter pour contrôle' et que 'l'affaire s'est tout de suite mal présentée puisqu'avant d'être arrivé à ma hauteur, il m'invitait à m'écarter à grands renforts de gestes dans sa cabine. Cette fois encore il n'avait pas le temps et qu'il partait avec 40 minutes de retard (...) M. [P] n'a pas hésité à me pousser avec son camion. J'ai réellement senti la pression du véhicule. Chance que je n'ai pas trébuché'.
Un tel comportement est radicalement contraire aux règles élémentaires de sécurité, d'ailleurs rappelées par l'accord du 16 juin 1961 annexé à la convention collective des transports routiers, que ne pouvait ignorer un salarié comptant plus de dix ans d'ancienneté dans la fonction de chauffeur-livreur.
Ces règles sont par ailleurs rappelées dans le règlement intérieur de l'entreprise que M. [P] ne peut sérieusement prétendre avoir ignoré, alors que son contrat de travail y fait expressément référence et qu'il est justifié par la société appelante de ce que, contrairement à ce que soutient l'intéressé, les dispositions du dit règlement intérieur en ce qui concerne précisément la réglementation en matière d'hygiène et de sécurité, ont été soumises au CHSCT le 12 avril 2013 et dûment affichées dans les locaux de l'entreprise, ainsi que cela ressort de diverses attestations de salariés versées aux débats, corroborées par des photographies des locaux et de leurs abords.
Il est notamment stipulé à l'article 2-4 de ce règlement intérieur que 'les salariés devront circuler avec prudence sur les voies autorisées dans l'enceinte de l'entreprise et respecter les panneaux de circulation ou tout autre mode de signalisation.
Le personnel roulant devra se conformer strictement aux stipulations législatives et réglementaires concernant la circulation et apporter toute prudence et soins voulus à la conduite du véhicule (...)'.
Il est établi que M. [P] n'a pas respecté ces règles lors des faits qui se sont déroulés le 15 mai 2017, étant encore observé que dans son attestation, M. [X] précise qu'il avait précédemment été confronté à d'autres refus de contrôle de chargement manifestés par ce même salarié, ce qui l'avait conduit le jour des faits objet du licenciement à anticiper 'un énième refus' en se positionnant 'un peu plus devant le camion pour qu'il s'arrête (...) L'intéressé n'entend être contrôlé que lorsque lui-même en a décidé (...)'.
L'attestation de M. [I] dont se prévaut le salarié pour soutenir que le licenciement serait une sanction disproportionnée au regard d'un refus de contrôle, est dénuée de la portée que lui prête l'intimé, dès lors que les faits reprochés à M. [P] ne sont pas seulement relatifs au refus de respecter les directives de l'employeur quant au contrôle de chargement, mais également et surtout au fait d'avoir mis en danger les tiers et singulièrement M. [X], en violant ainsi ses obligations professionnelles telles que rappelées par la convention collective et le règlement intérieur.
Au résultat de l'ensemble de ces éléments, le licenciement de M. [P] repose sur une cause réelle et sérieuse et le salarié doit être débouté de sa demande de dommages-intérêts.
Le jugement entrepris sera en conséquence infirmé.
2- Sur les dépens et frais irrépétibles
En application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, M. [P], partie perdante, sera condamné aux dépens de première instance et d'appel.
L'équité commande de ne pas faire application, au cas d'espèce, des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour,
Infirme le jugement entrepris ;
Déboute M. [P] de toutes ses demandes ;
Dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Déboute en conséquence la société Schenker France de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne M. [P] aux dépens de première instance et d'appel.
Le Greffier Le Président